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COMPRENDRE
LA SOCIOLOGIE DE STEPHANE BEAUD
PAYS DE MALHEUR. UN JEUNE DE CITE ECRIT A UN SOCIOLOGUE
2004
La sociologie de Stéphane Beaud est originale dans le paysage français car elle associe des
approches habituellement jugées antagonistes. En s’appuyant sur les méthodes de l’ethnologie
comme l’observation participante, il utilise un niveau d’observation microsociologique, celui de
l’individu, de sa psychologie et de ses relations sociales, pour rendre compte d’un niveau
d’explication macrosociologique, celui des structures sociales, des classes et des rapports sociaux
de sujétion qui exprime la « dureté du social ». Il est le premier à avoir effectué un bilan
ethnographique, portant sur des individus « en chair et en os », des inégalités structurelles et
des clivages sociaux qui traversent la société française. Autant d’aspects de la mécanique sociale
habituellement étudiés d’un point de vue global à l’aide de statistiques désincarnées.
Le grand intérêt du travail de Stéphane Beaud, est, à mon idée, d’avoir éclairé la manière dont les inégalités
sociales se traduisent au niveau micro-sociologique, dans la vie réelle des individus. En décrivant des processus
sociaux à partir d’une « sociologie du petit », une sociologie des cas particuliers, il donne à voir les « inégalités se
faisant », c’est-à-dire les mécanismes temporels d’intériorisation de la domination. Il démonte les ressorts
concrets de l’habitus bourdieusien. Au-delà des corrélations statistiques qui montrent que les écarts sociaux de
réussite se maintiennent, c’est dans les situations singulières que se construit, au quotidien, la domination
sociale. Plus encore, les cas concrets décrits par Stéphane Beaud permettent d’illustrer les processus par lesquels
les structures sociales pénètrent les consciences individuelles et modèlent les destinées, ce que Pierre Bourdieu
appelait « l’intériorisation de l’objectivité ». A structure sociale donnée, structure mentale équivalente.
Les lycéens de cité ont en effet intériorisé leur position sociale de dominés et ils ont cette lucidité inconsciente qui
les incite à rester à leur place sociale (the sense of one’s place, dirait un autre sociologue, Erwing Goffman) et à
s’y enfermer volontairement par leur attitude défaitiste. « Doutant, au fond d’eux-mêmes de leur valeur
scolaire », ne se sentant pas à la hauteur, ils s’auto-excluent de la compétition scolaire par des conduites d’échec
et obéissent à ce que Pierre Bourdieu a appelé « l’adaptation
anticipée aux positions dominées ».
EXTRAIT DE : PAYS DE
Cette microsociologie des grandeurs atteint à mon sens son apogée
dans Pays de malheur, où un jeune de cité (bachelier et emploi-jeune
dans une bibliothèque), ému de se reconnaître plus vrai que nature
dans les personnages sociaux décrits par Stéphane Beaud, fait sa
propre socioanalyse dans un échange épistolaire avec le chercheur
qui devient véritablement l’accoucheur de sa vérité, via le courrier
électronique. « Mes souvenirs m’attaquent en traître, mes projets me
harcèlent et je n’ai plus de force » formule par exemple Younes. Ce
bachelier nous livre un regard réaliste, sans complaisance ni
misérabilisme, de l’emprise de la cité sur ceux qui y sont enfermés. Il
montre à quel point les jeunes de banlieue sont cernés, nécessités
par leur histoire et quelle énergie il leur faut pour s’en dégager :
« Mon principal souci maintenant, c’est de pouvoir être bien, de
connaître des gens intéressants, d’avoir une vie sociale digne de ce
nom. J’en ai marre de connaître que des gens comme moi… Pourtant,
c’est avec eux que je me sens le plus à l’aise ».
Malgré ses faux-semblants individualistes, cette sociologie s’inscrit
dans le courant théorique des sociologies de la reproduction et du
déterminisme social, de l’individu agi par des forces sociales, qui n’est
pas toute la sociologie. Dans le contexte actuel d’un pluralisme
sociologique, d’autres « écoles » de pensée, ni plus ni moins
légitimes, insisteront davantage sur la liberté individuelle et les
marges de manœuvres laissées aux personnes dans l’entrelacs des
contraintes sociales.
MALHEUR
« J’ai longtemps été raciste, pas
ce racisme minable qui consiste à
dire que sa race est meilleure.
Non, on a fait de moi un raciste à
force de privations, à force de
dégoût des Arabes qui se
transforme en haine des Français,
raciste pour se dire qu’on vaut
quelque chose. On était des
personnes en danger et personne
ne nous a porté assistance…
Maintenant je ne suis ni raciste, ni
autre chose. J’aimerais pouvoir
dévoiler les méfaits de leurs
basses œuvres (aux dominants),
avoir les outils intellectuels pour
expliquer pourquoi tant de jeunes
sont aigris, sans espoir. (…) Moi
je suis bien, je peux être lucide,
mais surtout acide, en fait j’ai la
haine mais pas une haine violente,
non, une haine réfléchie » (p.178-
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