INTERVIEW
26. D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1327 du 7 au 13 avril 201626. Courrier international — no 1327 du 7 au 13 avril 2016
Les débats sur la nécessité de changements déchirent
les intellectuels du monde musulman. Dans un entretien
accordé au mensuel libanais, le philosophe Ali Harb
affiche une position plus que sceptique.
du christianisme et du judaïsme,
mais également des “religions ”
du XXe siècle, telles que le com-
munisme et le fascisme, prétend
détenir la vérité absolue.
Pareille approche dévoile un
potentiel terroriste bien réel inhé-
rent à l’islam, idée que Harb déve-
loppe dans son dernier ouvrage, “Le
terrorisme et ses créateurs: le pré-
dicateur, le tyran et l’intellectuel”*.
Il semble que la définition
implicite du terrorisme qui sous-
tend les thèses de votre livre est
assez large, qu’elle s’applique
autant à des actes de violence
qu’à des systèmes de pensée…
En effet, je pense que le terro-
risme est surtout une attitude
intellectuelle, celle de l’homme
qui se croit le seul possesseur de
la vérité absolue, le seul autorisé
à parler en son nom. Cette vérité
pourrait relever du domaine reli-
gieux, politique, social ou moral;
elle pourrait concerner Dieu, la
nation, le socialisme, la liberté ou
l’humanisme. Le terrorisme est
également une manière d’agir :
celui qui se croit l’unique posses-
seur de la vérité se comporte avec
l’autre, le différent ou l’opposant, en
recourant à une logique de l’exclu-
sion, que ce soit symboliquement
– le takfir et l’excom-
munication, la décla-
ration de quelqu’un
comme traître à la
patrie – ou physique-
ment – l’éradication,
le meurtre. La devise
du terroriste: pense
comme moi, sinon je t’accuse et
te condamne. C’est en ce sens que
le terrorisme est perpétré par le
prédicateur détenteur d’un projet
religieux, par le tyran porteur d’un
projet politique, ou par l’intellec-
tuel promoteur d’un projet révo-
lutionnaire pour transformer la
réalité. Le prédicateur excommu-
nie, le tyran condamne et déclare
quelqu’un coupable de trahison,
l’intellectuel théorise et le mili-
tant ou le djihadiste agit ou tue.
Le terrorisme islamiste a-t-il
subi l’influence de ces régimes
totalitaires ?
Les promoteurs des nouveaux
projets religieux ont sans doute
été influencés par les exemples de
Franco, de Hitler et de Mussolini,
par leurs moyens de gouverner et
leurs techniques pour contrôler
les hommes en les mobilisant et
en les remodelant pour en faire
un troupeau scandant inlassable-
ment un même slogan. Ce dualisme
du dirigeant déifié et de la foule
qui l’adore est une création assez
récente. Cependant, les régimes
totalitaires, malgré la modernité
et la laïcité de leurs projets, sont
une rémanence de la pensée reli-
gieuse, comme en témoigne la
sacralisation de leurs doctrines et
de la figure du dirigeant unique.
Dans quel sens dites-vous qu’un
musulman modéré et tolérant
est une chose qui n’existe pas ?
Toute religion monothéiste est
en soi, par sa définition même,
un réservoir inépuisable de pra-
tiques violentes. C’est l’une de ses
potentialités toujours présentes,
une sorte de virus logé au sein
de ses gènes culturels. Tant que
la religion est fondée sur l’exclu-
sion de l’autre, sur le dualisme du
croyant et de l’impie, du fidèle et
de l’apostat, il est impossible de
la comprendre autrement. Dans
l’islam, la violence est encore
accrue par un dualisme supplé-
mentaire, celui de la pureté et de
la souillure. C’est le scandale de
la pensée religieuse islamique :
le non- musulman est un être
souillé, impur ; c’est une des plus
viles formes de violence symbo-
lique. De là vient mon affirma-
tion qu’il n’y a pas de musulman
fidèle aux dogmes
et aux pratiques de
sa religion qui soit
modéré ou tolérant,
sauf s’il est hypo-
crite, ignorant de
sa doctrine ou en a
honte. L’exemple le
plus flagrant est la relation entre
sunnites et chiites. L’ouverture de
ces deux groupes, l’un vis-à-vis de
l’autre, ne s’est pas faite, après des
siècles de conflits et d’hostilité,
grâce à de prétendues valeurs de
modération et de tolérance qui
seraient inhérentes à leurs doc-
trines, mais en raison de leur inté-
gration dans les institutions de la
société moderne : l’école, l’uni-
versité, le marché économique,
l’entreprise… Et lorsque chacun
a régressé vers sa doctrine origi-
nelle, le conflit a éclaté de nou-
veau, mais d’une manière encore
plus cruelle et destructrice, ce qui
me fait dire que nous sommes en
présence de deux “religions” plus
hostiles entre elles qu’envers l’Oc-
cident ou Israël.
Monde musulman.
“L’islam ne peut pas
être réformé ”
moyen-
orient
—L’Orient littéraire
(extraits) Beyrouth
Q
uelle relation l’isla m
entretient- il avec le terro-
risme qui sévit actuelle-
ment partout dans le monde ?
Depuis les attentats du 11 sep-
tembre, cette question fait sou-
vent la une de la presse et déchaîne
des polémiques passionnées, voire
haineuses. Certains affirment que
le terrorisme est une aberration
n’ayant aucun rapport avec l’is-
lam en tant que tel ; ils sont traités
d’aveugles. D’autres pensent que
cette religion est fondamentale-
ment violente ; ils sont qualifiés
d’islamophobes.
Les deux camps font parfois réfé-
rence à tel ou tel verset du Coran,
espérant par ce moyen démon-
trer la barbarie de l’islam ou bien
sa nature tolérante. Mais procé-
der ainsi, c’est oublier qu’une reli-
gion ne peut jamais être réduite à
un livre fondateur, puisqu’elle est
avant tout une pratique millénaire
qui s’est cristallisée en une mul-
titude d’institutions et de formes
culturelles ; c’est comme ramener
tous les régimes communistes au
seul Capital de Marx.
C’est un tel retour aux textes fon-
dateurs pour y déterrer l’essence
d’une religion qu’Ali Harb refuse
de pratiquer. Selon cet écrivain et
philosophe libanais, une simple lec-
ture du Coran montre que celui-ci
dit tout et son contraire. Il fau-
drait donc adopter une méthode
différente, aborder l’islam sous un
autre angle : en tant que doctrine
du salut, c’est-à-dire comme un
système de pensée qui, à l’instar
“La religion est
évidemment de
retour, mais c’est
un retour terrifiant”
↙Dessin de Haddad
paru dans Al-Hayat, Londres.