Pour mieux connaître le Père Pierre Ceyrac

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Pour mieux connaître le Père Pierre Ceyrac :
Le jésuite missionnaire Pierre Ceyrac est mort
Le P. Pierre Ceyrac est mort mercredi matin 30 mai à 98 ans à Madras. Le jésuite a
traversé l’histoire de l’Inde et du Cambodge sans jamais dévier de sa ligne : le service des
plus pauvres
Corinne SIMON/CIRIC
Le P. Pierre Ceyrac, lors d'une célébration en l'église Saint-Sulpice, à paris, le 29
janvier 2006.
Avec cet article
P. Ceyrac : « Le grand désir de l'Inde, c'est la vision de Dieu »
Paul de Sinety : « Sa foi était visible dans ses actes »
Ceux qui ont eu la chance de croiser ce prophète du XXe siècle à Loyola College, la grande
université jésuite de Madras où Pierre Ceyrac s’était installé depuis 1952, sont restés
frappés par son inlassable bonté. « Il ne peut garder la moindre roupie plus de quelques
minutes », disait de lui un de ses frères jésuites, habitué à voir la frêle silhouette du P.
Ceyrac engloutie sous une nuée d’enfants souriants et de mendiants en haillons à chaque
fois qu’il franchissait le portail de l’université. Le vieux jésuite donnait tout ce qu’il avait en
poche.
Ceux-là n’ont pu oublier non plus la manière dont il célébrait l’Eucharistie, invitant l’hôte du
jour à se joindre à son intercession fervente pour le monde et sa misère. Tout Pierre Ceyrac
était là, dans cette infatigable prière et ce don total de lui-même, sans réserve ni calcul.
Comme un enfant. « L’Inde nous remet en contact avec notre âme d’enfant, comme s’il était
un temps où, avant d’être chrétiens, nous étions tous hindous », avait-il l’habitude de dire
pour expliquer son attachement profond à l’âme de l’Inde depuis plus de soixante-dix ans.
C’est en 1937, en effet, qu’il était arrivé à Madras (aujourd’hui Chennai) comme
missionnaire jésuite débutant. Né le 4 février 1914 à Meyssac (Corrèze), dans une famille
bourgeoise catholique – son frère, François Ceyrac , fut patron du CNPF –, Pierre Ceyrac
avait choisi, après sa scolarité au collège jésuite de Sarlat, d’entrer à 17 ans dans la
Compagnie de Jésus. Il souhaitait marcher sur les traces de son oncle jésuite, Charles
Ceyrac.
Mal à l’aise avec une Église qui paraît riche et divisée
Aussitôt arrivé à Madras (pour son scolasticat), il apprend le tamoul (langue parlée dans
l’État du Tamil Nadu) et le sanskrit (langue des textes sacrés de l’hindouisme) et se
passionne pour la culture indienne. Tant il lui semble qu’un missionnaire doit avant tout «
s’incarner », « renaître » dans la culture de son pays d’adoption. Après son ordination
sacerdotale (1945) et son « troisième an » en France (1947), celui que l’on appelle
désormais « Father Ceyrac » est nommé aumônier du collège Saint-Joseph de
Tiruchirapalli, dite « Trichy » (Tamil Nadu), puis aumônier général des étudiants catholiques
de l’Inde, à la tête du All India Catholic University Federation (AICUF), poste qu’il occupera
jusqu’en 1967.
Pendant toutes ces années, il sillonne le pays, du Kerala au Bengale, à moto, en 204
Peugeot bâchée ou en train-couchettes, découvrant comme il l’écrira en 1960 dans King’s
Rally , revue des étudiants (1), « cette Inde du XXe siècle confrontée aux problèmes
gigantesques de 400 millions d’habitants ». Son objectif n’est pas de « faire grandir l’Église
» en Inde mais de sauver l’homme, quel qu’il soit.
Mal à l’aise avec une institution qui, sur place, paraît riche et divisée, il préfère s’engager
pour la justice, notamment à l’égard des « dalits », victimes de discriminations, y compris au
sein des paroisses catholiques. À l’instar de Mère Teresa et du Mahatma Ghandi qu’il a
rencontré (et admiré), le P. Ceyrac veut rendre leur dignité aux intouchables.
En 1967, il redevient simple missionnaire
Grâce à son réseau d’étudiants, il lance un premier projet (1957) pour accueillir les
miséreux des trottoirs de Madra, dans un village proche de Pondichéry. Des routes, des
maisons, des dispensaires, sont construits dans ce lieu baptisé « Cherian Nagar », où 20
000 hindous, musulmans, chrétiens vivaient au début des années 1980. C’est ainsi que
naissent « Les chantiers Ceyrac » (financés par des dons de l’étranger, de France) qui
permettront la construction de bien d’autres villages dans le sud de l’Inde, avec l’aide de
volontaires indiens et européens, venant en particulier de collèges jésuites ou de grandes
écoles.
Le P. Ceyrac vise aussi à contrecarrer l’influence des camps de jeunesse communistes. En
1964, il accueillera Paul VI venu parler aux étudiants de l’AICUF lors du congrès
eucharistique de Bombay. Durant ces années, Pierre Ceyrac devient aussi un missionnaire
itinérant, parcourant les continents pour enrôler les étudiants catholiques au service de leur
peuple.
En 1967, à sa demande, il redevient simple missionnaire et, alors qu’une famine sévit en
Inde, il achète un terrain dans une région aride du Tamil Nadu pour y implanter une ferme.
Dans cette ferme Ameidhi (« paix » en tamoul) de Manamadurai, on applique les
innovations scientifiques et techniques, ce qui permet une production agricole de qualité. Au
fil des ans, elle deviendra un pôle local de développement économique et social,
notamment après la création du Manamadurai Polio Children Center (Centre pour enfants
atteints de poliomyélite, ouvert en 1994).
« Homme du tiers monde, je n’accepte pas que des enfants meurent »
Le P. Ceyrac répond aussi à d’autres appels au secours. En 1977, des inondations ayant
ravagé la région de Gunthur (au nord de Madras), il s’y rend aussitôt et avec une équipe de
volontaires passe deux mois à rebâtir des villages. L’année suivante, il se rend auprès des
dalits de Villupurum (au sud de Madras) qui ont tout perdu dans des émeutes racistes. Il
retrouve là le très charismatique jésuite Anthony Raj, d’origine dalit, qui lutte contre le
régime des castes. Le P. Ceyrac le soutiendra dans son combat et en 1997, il fondera avec
lui, le centre de formation et d’éducation Doctor Ambedkar Cultural Academy (Daca) dont
l’objectif est d’« éradiquer l’intouchabilité et rendre leur dignité aux dalits ».
Ayant appris les besoins de volontaires pour travailler auprès des réfugiés cambodgiens
fuyant les Khmers rouges de Pol Pot et se réfugiant dans des camps de fortune à la
frontière thaïlandaise, il part pour le camp de Chonburi Phanat Nikkom. Cette mission «
Father Ceyrac » , composée de huit médecins et infirmiers et de quatre jésuites (dont
l’Américain John Bingham, qui deviendra son associé et ami), devait durer six mois. Il
restera treize ans dans les camps de Khao Dang, apaisant la détresse des réfugiés (il a
appris la langue khmère), plaidant leur cause auprès des personnalités occidentales
(notamment Bernard Kouchner, Claude Cheysson et Danielle Mitterrand), aplanissant les
obstacles pour les candidats à l’émigration…
« C’est très bien de nous objecter toujours les difficultés économiques (de la France), écrit-il
alors (1). Mais actuellement 20 % de la population mondiale possèdent plus de 80 % des
richesses mondiales ! Alors moi qui suis un homme du tiers monde, je n’accepte pas que
des enfants meurent ou ne puissent se développer parce que nous n’en voulons pas chez
nous. » Un accident de voiture en 1992, alors qu’il travaille avec un autre missionnaire
français, le P. François Ponchaud, le laisse très affaibli. Si bien que l’année suivante, il
retourne à Madras.
« Tout ce qui n’est pas donné est perdu »
Infatigable, le P. Ceyrac lance le mouvement « Mille puits » pour résorber les problèmes
d’approvisionnement en eau dans les villages : en 2004, 1 200 puits auront été creusés
grâce à cette initiative. Peu après, pour venir en aide à un Indien Kalai Veeramani, qui lui
explique qu’il ne peut nourrir les 38 orphelins dont il a la charge, le P. Ceyrac lance le
mouvement Les mains d’amour qui prend en charge aujourd’hui près de 40 000 enfants pris
en charge par des jeunes indiennes ayant fini leurs études. Certains proches du jésuite se
sont souvent inquiétés de la gestion de ce mouvement par Kalai, mais le P. Ceyrac l’a
toujours défendu.
En 2003, à peine opéré de la hanche, le voilà à Kaboul (Afghanistan) poser la première
pierre d’un hôpital pour femmes et enfants. Tout au long de sa vie, le missionnaire français
n’aura donc pas cessé de lancer des mouvements, de créer des écoles, des centres
médicaux et des foyers pour les plus pauvres dont il se sentait frère. Surtout, il n’aura pas
cessé d’aimer, fidèle à la maximequ’il avait vue inscrite en sanskrit dans une léproserie où il
a beaucoup travaillé et qu’il choisira pour titre d’un ses ouvrages : Tout ce qui n’est pas
donné est perdu (DDB, 2000).
(1) Cité dans Une vie pour les autres, l’aventure du Père Ceyrac, de Jérôme Cordelier,
Claire Lesegretain
"Il faut rêver des rêves ",
La Montagne
Pascal Ratinaud
"Il faut rêver des rêves ", disait le père Ceyrac. Le sien était de faire reculer la pauvreté. Il
est allé la traquer, toute son existence durant, là où elle se présente dans sa plus cruelle
nudité. Au sud-est de l'Inde où, chez le plus grand nombre, la vie n'est que haillons.
Autour de la ferme de Manamaduraï, un projet échafaudé avec un réseau d'étudiants au
sud du Tamil Nadu, le père Ceyrac a donné amour, travail et nourriture au petit peuple des
intouchables.
Un peuple orphelin aujourd'hui de cette grande figure de l'humanitaire chrétien qui affirmait
pourtant, avec l'humilité qui était sienne : " C'est la pauvreté du peuple de l'Inde qui m'a
sauvé ".
Le père Ceyrac s'est éteint hier à l'âge de 98 ans. Il s'en est allé rendre des comptes au
créateur. L'échange a dû être bref. Sa place était sans doute réservée aux côtés de l'abbé
Pierre, mère Teresa et soeur Emmanuelle, les autres soldats des " sans-rien ", partis avant
lui. Pour qui avait rencontré ce missionnaire jésuite parti très jeune à Madras, c'est son
extrême bonté, la douceur de son regard, cette aura qui illuminait son visage, cette émotion
à fleur de peau qui sautaient aux yeux.
Pierre Ceyrac était un homme rare, qui affirmait : " Tout ce qui n'est pas donné est perdu ",
titre d'un de ses livres paru en 2000. Il disait aussi, juste après le tsunami qui avait ravagé
la région de Madras : " Les pauvres n'ont rien et ils ne se plaignent jamais ".
Un message pour relativiser nos petites misères qu'il avait délivré lors de son ultime retour
en Corrèze, en juin 2005. Cette Corrèze, elle l'avait vu naître, fils d'une fratrie de six du côté
de Meyssac. Une fratrie aux riches destins.
François fut le patron des patrons à la tête du CNPF pendant dix ans?; Charles, fondateur
des Plus beaux villages de France, fut président du Conseil général.
Pierre, lui, avait choisi la voie religieuse, comme son oncle, un autre Charles, lui-même
missionnaire en Inde. Le père Ceyrac sera d'ailleurs inhumé à ses côtés.
La Montagne s'associe à la douleur de sa famille et de ses proches et leur présente ses
sincères condoléances.
Pascal Ratinaud
« Le grand désir de l'Inde, c'est la vision de Dieu »
P. Ceyrac
Propos recueilli par Laurence Monroe (La Croix du 20 février 1999)
Après cinquante ans passés en Inde et dix dans les camps du Cambodge, le Père Pierre
Ceyrac, jésuite, continue de se battre contre les injustices et pour la libération de l'homme,
au-delà des frontières culturelles et religieuses.
Pourquoi être parti en Inde ?
Pierre Ceyrac : Je suis entré dans la Compagnie de Jésus pour partir en Inde, comme
missionnaire. C'était en 1937. Pour porter la Bonne Nouvelle. C'est-à-dire à la fois chercher
le visage de Jésus-Christ, et refléter ce visage. C'est tout. Et c'est dans les pauvres que je
trouve le mieux ce visage.
Les deux plus grandes personnalités que j'ai rencontrées sont deux grands pauvres : le
Mahatma Gandhi qui ne possédait qu'un pagne, et Mère Teresa qui n'avait que deux saris.
Dans la pauvreté, l'homme est nu. Il ne lui reste que d'être homme. Pour moi, les
Béatitudes sont une hymne à la grandeur de l'homme. Mais la pauvreté, il faut aussi la
combattre pour qu'elle ne dérive pas vers la misère. C'est cela mon combat.
Annoncer l'Evangile c'est donc aller à la rencontre de la pauvreté ?
Le mot « évangélisation » est souvent très mal compris en Inde où on l'assimile au mot de «
conversion ». Dans l'Etat du Gujarat, des églises ont été brûlées à cause de cela.
L'extrémisme hindou s'est durci avec l'émergence d'un fanatisme musulman. Mais n'osant
pas s'attaquer directement aux musulmans, les fanatiques s'en prennent aux chrétiens là où
ils sont minoritaires. C'est pour moi un scandale que la religion divise au lieu d'unir. Mon
voeu pour le prochain millénaire est de voir la religion créer des liens au lieu de diviser.
C'est pour cela qu'il faut se méfier d'un mot comme « évangélisation »...
Dire la Bonne Nouvelle, c'est dire à des hindous, à des musulmans que Dieu les aime. Je
n'ai jamais demandé aux 20 000 enfants de nos centres s'ils sont hindous, musulmans ou
catholiques. Ils sont tous enfants de Dieu. On peut leur dire que Dieu les aime. L'immense
majorité des hommes n'a pas appartenu et peut-être n'appartiendra jamais à l'Eglise
catholique mais, j'en suis convaincu, ils seront sauvés. Des centaines de millions de
personnes en Inde n'entendront jamais le nom de Jésus-Christ. Mais ce sont des pauvres
dont le Christ dit : « Bienheureux les pauvres, le Royaume des cieux est à eux. »
Il n'est pas toujours facile en Inde de parler de Jésus-Christ...
Ce qu'il faut, c'est témoigner de Jésus-Christ. En révélant le visage de l'Amour. Le grand
désir de l'Inde, c'est la vision de Dieu. Mais l'Eglise en Inde, qui est solide, n'a pas toujours
projeté ce visage du Christ. On a trop parlé de « faire grandir l'Eglise ». Il n'y a rien de tel
pour effrayer les autres. Les peurs des hindous sont « économiques », numériques.
L'Eglise, elle, n'a rien à faire du nombre !
Un jour, je recevais la visite d'un théologien très connu aux Etats-Unis. Je l'ai emmené dans
un de nos centres dans les « slums » , les bidonvilles de Madras, où se manifestent le plus
la dignité, la vitalité de ce peuple. Sur 400 enfants, pas un n'a touché à la nourriture avant
que le dernier ne soit servi. Alors, devant un bambin préoccupé de l'assiette vide de sa
voisine, ce grand théologien m'a dit : « Ça, c'est l'Eglise du prochain millénaire ! » Cet
amour dans la pauvreté, voilà un christianisme qui unit au lieu de diviser.
Un christianisme hors les murs ?
« C'est en vous aimant les uns les autres qu'ils reconnaîtront qui vous êtes », a dit le Christ.
J'ai rarement porté une croix sur moi. Mais dans les camps de réfugiés, à la frontière
thaïlandaise, où j'ai passé treize ans, pour ces 225 000 réfugiés, la plupart bouddhistes ou
musulmans, j'étais le « father » . En Inde, nos enfants ont tous adopté le Notre Père qui est
une prière universelle (le nom de Jésus n'y est pas prononcé). Proclamer Jésus-Christ, ce
n'est pas prendre un micro comme à Hyde Park ! Cela peut faire plus de mal que de bien !
Cela ne veut pas dire que le Christ n'est pas présent en Inde...
Le Christ est présent partout. Il fait route avec nous. Il est celui vers qui nous marchons
tous. « L'Esprit-Saint inspire tout homme qui vient dans ce monde », a dit saint Jean. Il
inspire toutes les cultures, en particulier les pauvres. Car c'est par le Verbe que le monde a
été créé.
On a déjà dû vous dire que vous avez fini par ressembler à un Indien...
Dans les camps de réfugiés, je disais toujours « nous, les réfugiés ». Aux 300 lépreux qui
viennent à Loyola College à Madras, chaque lundi, je dis « nous les lépreux », en les
touchant. Avec les dalits (intouchables), cela m'est arrivé de dire, « nous, les dalits » :
Gandhi lui-même cochait la case « intouchable » sur ses fiches d'identité... Mais je voudrais
tellement arriver à une société sans caste ! L'identification est une composante de l'amour,
avec le respect, et la tendresse. Jésus s'est toujours présenté comme « le Fils de l'homme
». Et c'est en s'identifiant à lui qu'il a conféré à l'homme son incroyable dignité.
Le combat contre « l'intouchabilité » a pris une place croissante dans votre vie...
À l'époque où j'étais aumônier national des étudiants de l'Inde, nous organisions des
chantiers de travail. Et le soir, par petites équipes, nous allions manger dans des familles
d'« intouchables ». Manger sous les ponts avec un clochard, ce n'est déjà pas facile, mais
manger la nourriture préparée par le clochard...
Même si l'« intouchabilité » a été supprimée, les « dalits » sont encore perçus, surtout dans
les campagnes, comme salis et salisssants.
Depuis dix ans, notre province jésuite a adopté l'option prioritaire pour les dalits. Je travaille
ainsi avec Antony Raj, un homme de colère, un prophète, l'un des fondateurs du
Mouvement pour la libération des dalits qui a beaucoup contribué à faire comprendre à
l'Eglise qu'il ne suffisait pas d'aider les intouchables de manière paternaliste.
Son grand combat est en amont des droits de l'homme : leur faire prendre conscience de
leur droit à être hommes. Cette approche fait son chemin et nous sommes aujourd'hui
passés du travail de « libération », c'est-à-dire de « conscientisation », au travail de
construction. Nous créons un hôpital qui sera dirigé par un dalit, et des centres pour former
des responsables. Il reste en effet une exploitation incroyable. Et devant certaines
persécutions, j'ai beau être gandhien, je comprends les tentations de violence !
Vous avez d'autres colères ?
Au Cambodge, j'ai protesté contre la torture au risque de me faire tuer ! J'ai dit « trop c'est
trop ! », quand on tuait les enfants, que l'on violait les femmes. En Inde je dis « pas assez,
c'est pas assez ! ». Il est important de ressentir ce « pas assez » pour aimer toujours «
davantage ». C'est le mot clé de saint François Xavier ou encore la réponse de saint
Vincent de Paul à Anne d'Autriche qui lui demandait : « Monsieur Vincent, que pouviezvous faire de plus ? » « Davantage Madame ! »
Qu'est-ce qui vous séduit le plus dans l'hindouisme ?
Sa recherche de Dieu, de la vision de Dieu, le « Darshan » en hindou. Et les trois voies de
délivrance. Celle du Shankara : la connaissance intuitive de Dieu, développée par les
sannyasis (les ermites itinérants). Voie où le P. Henri Le Saulx s'est engagé aussi loin qu'un
Occidental pouvait aller. Elle m'aide à prendre conscience de la présence de Dieu en moi.
Puis, la voie de la Bakti , proche du soufisme dans l'islam, celle de l'amour mystique. Enfin,
la voie du karma , illustrée par le grand récit mythologique de la Bagavad Gita , est celle de
l'action désintéressée qui, seule, libère. Car si un hindou agit dans l'espoir d'une
récompense, il sera contraint de renaître pour en jouir, de même qu'il lui faut renaître pour
expier une mauvaise action.
Vous dites parfois que l'Inde enrichit votre compréhension du christianisme...
Le christianisme a su assimiler la philosophie grecque, mais il n'a pas intégré toutes les
valeurs de l'Asie. Je crois que la Révélation ne sera complète que lorsqu'il aura engrangé
toutes ces valeurs. Comme l'avait pressenti le P. Monchanin, un très grand précurseur,
d'une intelligence lumineuse, qui s'est enfoui dans la culture indienne, faisant de sa vie une
véritable « kénose » (abaissement jusqu'à l'anéantissement), l'Inde peut nous aider à mieux
comprendre l'Esprit, et à développer une théologie de l'Esprit, alors que nous avons une
théologie très christocentrique. L'Esprit en Inde, c'est l'Atma , le reflet divin en nous.
D'ailleurs l'hindouisme désigne Dieu du beau nom de Satchitananda qui n'est pas une
trinité de personnes mais de modalités : l'Etre (Sat) , l'Esprit (Shit) , la béatitude (au sens de
l'amour) (Ananda) ...
Comme le P. Monchanin, vous rencontrez aussi des différences irréductibles entre
hindouisme et christianisme...
Oui et souvent ces différences m'aident à mieux comprendre et apprécier mon
christianisme. L'hindouisme n'inclut pas la notion de création. Pour la grande école du
Vedanta , surtout pour l'advaïta (la non-dualité) de Shankara , Dieu seul existe. Tout le
reste n'est qu'apparence, illusion, « maya » . Par contraste, j'ai mieux compris la valeur du
temps, de la matière, de la personne humaine.
Ainsi je redécouvre le premier chapitre de la Genèse où « Dieu vit que tout cela était bon
»... Je perçois combien l'existence mérite d'être transformée, combien chaque seconde est
infinie : elle ne repassera jamais. Rien n'est perdu, mais tout est engrangé par Dieu ; nos
bêtises seront emportées dans le courant trinitaire : nos limites sont la lumière de Dieu,
disait saint Bernard. Elles nous font grandir dans l'humilité, dans la vérité.
Avez-vous déjà vécu ce dépassement ?
En rentrant de Thaïlande, j'ai voulu m'occuper d'une enfant atteinte de poliomyélite. Mais le
chirurgien m'a dit : « Vous arrivez sept ans trop tard. » Nous avons répondu : « La
prochaine fois, nous n'arriverons pas sept ans trop tard ! » Alors je me suis lancé dans la
construction d'un centre pour enfants polios. Sur les cinq petites qui sortent d'opération,
deux marcheront sans béquilles. C'est pour moi une joie immense et je pense que c'est cela
l'Eglise qu'il faut bâtir : celle qui met l'homme debout. L'Eglise a trop insisté sur la morale et
pas assez sur la déification dont parlaient les Pères de l'Eglise. Nous sommes appelés à
devenir Dieu lui-même. C'est cela l'Incarnation pour les chrétiens.
Vous vivez en Asie depuis plus de soixante ans, comment voyez-vous l'Europe ?
Elle me semble parfois enfermée dans une forteresse. Il faudrait que l'Eglise s'ouvre
davantage aux cultures orientales et aux autres. Elle a besoin de grands théologiens
comme les PP. Teilhard et de Lubac, de penseurs qui avancent aussi loin que possible
dans la compréhension de l'autre.
Recueilli par Laurence Monroe (La Croix du 20 février 1999)
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