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SURMA
L'ASSYRO-CHALDEENNE
(1883-1975)
Dans la tourmente de Mésopotamie
Peuples et cultures de l'Orient
Collection dirigée par Ephrem-Isa Yousif
Il Y a au Proche-Orient des peuples, porteurs d'un riche
patrimoine culturel, qui ont joué un rôle important dans
l'histoire de la civilisation: les Arméniens, les AssyroChaldéens, les Coptes, les Géorgiens, les Maronites, les
Melchites
et les Syriaques occidentaux.
Hélas,
aujourd'hui, ils sont peu connus en Occident. Les Éditions
L'Harmattan ouvrent encore plus largement leurs portes à
tous ces peuples, communautés, pour que leur patrimoine
soit valorisé.
Déjà parus
Raymond LE COZ, Les chrétiens dans la médecine arabe.
Ephrem-Isa YOUSIF, Une chronique mésopotamienne.
Ephrem-Isa YOUSIF, Les syriaques racontent les croisades.
Daniel S. LARANGÉ, Poétique de la fable chez Khalil
Gibran.
Raymond LE COZ, Les médecins nestoriens au MoyenÂge.
Claire WEIBEL YACOUB
SURMA
L'ASSYRO-CHALDEENNE
(1883-1975)
Dans la tourmente de Mésopotamie
L'Harmattan
@ L'HARMATTAN, 2007
5-7, rue de l'École-Polytechnique;
75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
[email protected]
harmattan [email protected]
ISBN: 978-2-296-02926-2
EAN : 9782296029262
A mes parents, Berthe et Jean-Claude, à ma famille,
cette biographie, fruit d'une histoire d'amour,
qui commença un jour à Lyon,
entre une Alsacienne et un Assyro-Chaldéen,
des rives du Rhin aux rives du Tigre...
Un grand merci à Joseph, mon époux, à Rita-Elisabeth, sœur de Béthanie,
à Sargina y ohanan, nièce de notre héroïne et aux hommes et femmes
assyro-chaldéens rencontrés ces dernières années.
Remarque: Nous employons indistinctement les termes d'Assyriens et
d'Assyro-Chaldéens, car il s'agit du même peuple, en sachant que le
vocable Assyriens montagnards s'applique mieux aux Assyro-Chaldéens
du Hakkari, qui étaient connus sous ce nom à la période qui nous
intéresse. Tous appartiennent à la même Eglise de l'Orient, qui remonte à
l'apôtre Thomas, et parlent le Syriaque.
PROLOGUE
On a dit que l'Histoire commence en Mésopotamie. Mais elle.ne s'y arrête pas.
En ce début de siècle avec l'invasion américaine de l'Irak, la question de
Mossoul resurgit à nouveau. Avec elle refait surface l'autonomie pour les
Assyro-Chaldéens, une minorité oubliée. Ce n'est pas la première fois. Surma,
l'assyro-chaldéenne, avait plaidé cette cause sa vie durant du Hakkari turc à
Bagdad.
Voici la biographie d'une personnalité du XXe siècle que les événements récents
d'Irak rendent très actuelle. Il s'agit de l'épopée d'une femme, descendante de
l'antique Ninive et adepte du message évangélique originel. A première vue,
cela paraît invraisemblable. Pourtant, elle a bel et bien existé et fait partie d'un
monde, oh combien contemporain! Du sud-est de la Turquie, elle se dirigea
d'abord vers le nord-ouest de la Perse, à Salamas et Ourmiah, puis vers l'Irak,
fuyant ses assaillants turcs et kurdes, parcourant à pied plus de mille trois cents
kilomètres à travers des chemins méandreux et semés d'embûches entre
Kotchanès et Bakouba. Cette route de l'exode, avec ses Assyriens montagnards,
elle la vécut au milieu d'un quotidien dramatique. Ce n'est que bien plus tard,
que Chypre constitua son île d'Elbe, avant que la Grande-Bretagne, et
finalement les Etats-Unis, ne l'accueillent.
Surma l'Assyro-Chaldéenne, retrace la tragique trajectoire d'un peuple, de ses
chefs et surtout d'une femme dont le destin fut intimement mêlé aux graves
vicissitudes mondiales du XXe siècle. Fille de l'Assyrie, chantre de l'Eglise
d'Orient dite nestorienne, mais aussi, proche parente des Patriarches de cette
Eglise, autrefois rayonnante, Surma d'Bet Mar Shimoun fut un temps la lumière
de son peuple.
Au-delà, ce livre narre une période trouble de l'histoire de Mésopotamie où
l'accouchement d'un nouvel Irak s'est fait dans la violence et la douleur. Or,
avec l'occupation américaine, depuis le 9 avril2003, ce pays est rattrapé par une
actualité brûlante. Les canons tonnent et les fanatismes s'exacerbent. L'Irak
risque l'éclatement. Hier comme aujourd'hui, la province de Mossoul, cette
Assyrie naguère chrétienne, se retrouve .au cœur des enjeux. Son pétrole
également. Un nouveau Sykes-Picot est-il déjà prêt dans les tiroirs des grandes
puissances? Quel sera le sort de cette province? Intégrera-t-elle un Kurdistan
élargi ou un Irak unifié? Quelle sera alors la place des minorités chrétiennes?
Les amalgames entre chrétiens orientaux et chrétiens occidentaux augmentent à
la défaveur des premiers. La peur et l'insécurité s'installent. Ces antiques
autochtones, ne risquent-ils pas d'être à nouveau les grands oubliés, comme le
furent jadis les Assyriens montagnards du Hakkari, pays de Surma?
En conséquence, cette biographie prend toute son importance et contribue à
saisir un présent incertain.
I
SURMA D'BET MAR SIDMOUN
AU HAKKARI DERNIER FIEF ASSYRIEN
(Janvier 1883 - Septembre 1915)
Ma Chère Mère (...) Nous avons été honorés cette semaine par la visite
de son Altesse, la princesse Surma qui fut reçue avec grand honneur par
la population locale exprimant ainsi sa loyauté vis à vis de la maison des
Mar Shimoun (..) C'est une très belle petite fille(..) Elle porte un
magnifique manteau, une sorte de veste zouave, aux manches en velours
violet et brodés de fils d'argent(...) L'Eglise Mart Maryam était pleine
cet après-midi avec la présence de nombreuses dames.
Extrait d'une lettre de Sœur Ellen Joanna,
Sœur anglicane de Béthanie, Mission d'Ourmiah, 1894
l-KOTCHANES
L'ASSYRIENNE
CHRETIENNE
Le Hakkari: une montagne-refuge
Dans le fond de la vallée, s'étalait la petite ville de Djoulamerk, ses maisons et
ses petits bosquets clairsemés. Bornée d'un côté par une montagne immense et
des autres par des pentes plus douces, son château perché en ruine, vestige des
princes kurdes de Kalé Bawé, et son ancienne mosquée fortifiée, témoignaient
d'un passé mouvementé. Les eaux dévalaient des monts en petits torrents qui se
rejoignaient pour mieux disparaître dans des gorges étroites et rocailleuses.
En ce mois de mai 1908, rien ne semblait pouvoir troubler la quiétude de cette
belle et fraîche matinée printanière. Mulets et chevaux jouissaient des caresses
voluptueuses du soleil. Tandis que Sargon abreuvait les bêtes pour mieux
préparer l'ascension du col qui les séparait de Kotchanès, l'ouïe aguerrie de
Dinkha repéra un bruit dans les fourrés. Une perdrix grise cacabait de son nid
au creux du sol. Dinkha claqua des mains; le pauvre gallinacé rondelet, affolé
courut vite la tête haute, puis s'envola en lâchant un caquètement d'excitation.
Trop tard, notre homme venait déjà d'armer son fusil. Le coup de feu partit et
arrêta net l'animal dans sa fuite. Son écho surprit Georges Reed alors que ses
pensées vagabondaient bien au-delà de cette région située aux confins de
l'Empire ottoman près de la frontière persane. Un mois plus tôt, il quittait son
Angleterre natale pour rallier la mission anglicane d'Ourmiah, au nord-ouest de
la Perse, comme trésorier laïc. Agé de vingt-quatre ans, élancé, athlétique et
passionné de langues orientales, il eut tôt fait d'apprendre quelques bases
d'arabe, de persan et de syriaque à l'université. Le voilà désormais en stage
pratique et en compagnie de ces deux intrépides montagnards au beau milieu des
sommets quasi impénétrables du Hakkari. Quant au Révérend William Ainger
Wigram, ces scènes lui étaient familières. Ce prêtre anglican, impressionnant
par sa grande stature et sa longue barbe drue, par sa grosse voix et ses yeux
perçants, parcourait ces régions, marche frontière de deux puissances régionales,
depuis plus de quatre ans. Côtoyant Kurdes, Assyriens, Yézidis, il se forgea un
statut quasi légendaire de marcheur infatigable parmi ces populations rompues
aux rudes épreuves. Chargé par l'évêque de Cantorbéry de la mission anglicane
auprès des Assyriens montagnards, il n'avait qu'une idée en tête, servir au mieux
ce peuple oublié, ces survivants au passé prestigieux.
- Mon cher Georges, déclara-t-il d'un ton prophétique, la vie de ces montagnards
ne cessera de vous surprendre. Je vous laisserai découvrir de vous-même lieux
et personnages. Sachez que derrière cette rudesse, liée aux soucis quotidiens de
survie, se cachent des trésors insoupçonnés. Mais ne nous égarons pas dans des
discussions précoces, le temps presse, la route est encore longue et éprouvante,
il faut que nous prenions le chemin du départ.
Nos deux montagnards, reconnaissables à leurs chapeaux coniques et à leurs
vêtements bleus et rouges, harnachèrent les montures et vérifièrent le bon état de
leurs tromblons. Reed frissonna et regarda ces armes avec une certaine
inquiétude. Il se rappela l'assassinat de l'orientaliste Schultz de l'université
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Giessen envoyé en mission au Hakkari par le gouvernement français, et qui y
perdit sa vie au milieu du siècle dernier lors d'une embuscade. Cet épisode
renforça la "légende noire du Hakkari" et celles de ses étranges tribus
chrétiennes mêlées aux tribus kurdes. Bêtes et hommes gravirent prudemment ce
relief difficile parsemé de rochers et de pierres éboulés. Leurs regards croisèrent
plusieurs cimetières abandonnés, symbolisant une présence humaine fort
ancienne. Plus le sommet approchait, plus le sentier était escarpé. Buissons et
touffes de genévriers cédaient la place aux rocs et à de nombreux chardons
parés de feuilles et de tiges épineuses. Encore quelques semaines et leurs
bourgeons perceront en de minuscules fleurs rouges cardinalices qui donneront à
la montagne un air de fête. Après maints efforts, la cime fut atteinte. Le
halètement des respirations se fit plus fort, mais le panorama qui s'ouvrait à eux
leur fit oublier la raideur de la montée. A trois mille mètres d'altitude, un vaste
amphithéâtre de crêtes et de pics arides s'offrait à leurs yeux, qui peinaient à
entrevoir à travers les vallées et gorges effilées quelques signes de vie humaine.
Ici ou là, se dressaient des villages abrités par l'ombre de ces murailles
naturelles qui assuraient nourriture, asile et sécurité à ses habitants1.
Se grattant machinalement sa longue barbe, le Révérend Wigram exprima son
émotion à travers des paroles exaltées:
- Mes enfants, admirez la toute puissance de Notre Seigneur, quelle beauté,
quelle merveille... Georges, cette contrée s'ouvre à vous, à votre âme et à votre
travail. Voyez ce territoire, il est traversé par le grand Zab, un affluent du fleuve
Tigre, qui coule au fond de gorges humides et inhabitables. Sa longueur s'étale
sur environ quatre-vingts kilomètres d'est en ouest, sa largeur sur environ vingt
kilomètres. Les villages dispersés que l'on aperçoit, se fixent dans les hautes
vallées affluentes et forment de véritables îlots de vie humaine. Occupés par des
tribus quasi indépendantes, ils tirent leurs ressources quotidiennes des flancs
fertiles de ses bassins et de l'élevage du bétail. Ici habitent donc nos chrétiens,
les descendants de cette ancienne Eglise d'Orient, ces valeureux Assyriens que
le Tout-puissant a préservé d'une disparition annoncée. Le coeur de leur pays
est devant vous... Ces montagnes furent durant des siècles le secret de leur
résistance aux soubresauts de l'histoire. Un vrai miracle...
Sargon et Dinkha montrèrent certains signes d'impatience. Ces deux
montagnards se défmissaient à la fois comme Assyriens et chrétiens. Ils
habitaient le gros village de Zirine, isolé dans les montagnes Djelo, à l'est du
grand Zab. Froides, rocheuses et ingrates, elles abritaient leur tribu. Les hommes
vivaient pauvrement dans ce territoire le plus rude de la région qui les poussait à
1 Pour une géographie rétrospective de cette région voir :
-Michel Chevalier, les Montagnards chrétiens du Hakkari et du Kurdistan septentrional,
publication du département de géographie de l'Université Paris Sorbonne, n013, Paris, 1985, 418
p.
-Henry Binder, Au Kurdistan, en Mésopotamie et en Perse (Mission scientifique du ministère de
l'Instruction publique), Maison Quantin, Paris, 1887, 453 p.
-Basile Nikitine, Le système routier du Kurdistan (Le pays entre les deux Zab), Géographie, Paris,
1935, mai-juin, 1.LVIII, p.363-385.
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délaisser leurs maisons pour subsister. Cette tribu était reconnue pour la
fabrication et la vente de ses paniers tressés aussi bien en Perse dans la plaine
d'Ourmiah, qu'en Syrie, Palestine ou Asie mineure. Du fait de ces migrations,
les hommes parlaient un peu turc, arabe et persan. Le Révérend Wigram les
rencontra, une première fois, sur les marchés d'Ourmiah. Gagnant peu à peu leur
confiance, il leur demanda, moyennant rétribution, de l'accompagner dans ses
tournées estivales dans le Hakkari ottoman. Depuis lors, ces braves bougres ne le
quittaient plus.
La descente s'annonçait abrupte. Un phénomène singulier, ressemblant à une
moraine, s'observait sur quelques centaines de mètres. Le temps ne réussit pas à
effacer les traces de cet ancien glacier. Chevaux, mulets et voyageurs
s'engouffrèrent sur des pentes caillouteuses. Enfin, au loin se dressait une
véritable oasis au milieu, non du désert, mais d'un labyrinthe de monts élevés,
de bassins enfouis et de torrents sauvages. Kotchanès2, le coeur battant des tribus
assyriennes, se dévoilait aux visiteurs. Ce village était accolé vers le levant à un
rocher de plus de mille mètres de hauteur, qui dominait à pic une petite plaine
boisée et cultivée, délimitée de chaque côté par deux rivières qui s'enfonçaient
vers le grand Zab. Situés en dehors des territoires des tribus, à une vingtaine de
kilomètres au nord-est de Djoulamerk, Kotchanès et ses maisons disséminées,
s'étendaient sur un bassin suspendu à près de deux mille mètres d'altitude. Ce
bourg était très renommé au Hakkari car il hébergeait depuis des décennies le
patriarche de l'Eglise d'Orient ainsi que sa famille. A l'entrée des champs, près
de la rivière, un troupeau de moutons, à queues épaisses, paissait tranquillement.
Des béliers aux têtes et pattes noires, dont le long poil blanc du corps traînait
jusqu'à terre, fixèrent immobiles les arrivants. Quelques rires et cris d'enfants
résonnaient au loin avant que ne surgissent trois farouches gaillards aux grosses
moustaches, symboles d'honneur et de puissance, le fusil à la main. Leurs
paroles contrastèrent nettement avec leur aspect:
- Pschena, pschena tilokhun3... Mar Benyamin Shimoun vous souhaite la
2
De consonancearaméenne,Kotchanèsdérivedu terme araméenQudshaqui signifiesacré.
3 Expression araméenne en parlé soureth signifiant -Soyez les bienvenus- le soureth oriental étant
l'idiome parlé par ces chrétiens. De son aire primitive la Syrie, l'araméen langue sémitique,
s'étend dans tout le Proche-Orient. A partir du VIlle siècle av.J.C, elle supplante progressivement
tous les autres idiomes usités et devient langue diplomatique. Mais au Ne siècle av.J.C. Alexandre
le Grand conquit l'Orient. Le grec remplace alors difficilement l'araméen comme langue
officielle. L'araméen se brise en divers dialectes. Avec la conquête arabe, les parlés araméens
diminuent en impact. Cependant, ils continuent à être utilisés dans plusieurs endroits comme dans
ces montagnes du Hakkari, autour de Van, d' Amadyia, dans d'autres régions de Turquie comme le
Tour-Abdin (Mardin, Nisibe...), en Perse (Ourmiah, Salamas...), en Syrie (près de Damas, dans la
Djésireh...), en Irak (Kirkouk, Arbèle, la plaine de Mossoul, Bagdad, Bassorah...).
Pour une grammaire de la langue soureth en français, voir: P. Jacques Rhétoré, Grammaire de la
langue Soureth ou Chaldéen vulgaire, Imprimerie des Pères Dominicains, Mossoul, 1912,275 p.
Pour la littérature, voir: Jean-Baptiste Chabot, Les langues et les Littératures araméennes, Paris,
Paul Geuthner, 1910, 43 p.
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bienvenue, vous êtes ses hôtes4. Rabbis Docteur Browne vous attend aussi.
Après les salutations coutumières, la petite troupe traversa prairies et bois pour
rejoindre le hameau entouré d'arbres verts et fruitiers. La résidence patriarcale
était constituée de quelques maisons basses de pierre de taille, défendues par une
entrée voûtée et une tour de guet. Un peu à l'écart, près d'un précipice, se
dressait l'église patriarcale de Mar Shalita. Cette église préislamique abritait
jadis les cellules de nombreux et vénérables ermites. D'ailleurs, les chrétiens
assimilaient encore à l'un des fleuves du paradis le grand Zab, dont l'église de
Kotchanès dominait à pic les gorges. De cette croyance, s'expliqueraient
certaines formules utilisées par les patriarches dans leur correspondance, la plus
usitée étant celle-ci: "De ma cellule, sur la rivière dujardin d'Eden..."
Siège de l'ancienne Eglise d'Orient
Depuis le XVIIe siècle, le chef spirituel et temporel de ces communautés
chrétiennes assyriennes, résidait avec sa famille dans ce petit village perché du
Zab supérieur d'environ huit cents habitants. Ayant le titre de Patriarche de
l'Eglise apostolique d'Orient, il était le successeur d'une longue lignée
patriarcale remontant à Thomas l'apôtre lui-même et dépositaire d'une histoire
bimillénaire parsemée de phases glorieuses et d'éclipses prolongées.
En effet l'apôtre Thomas avec trois des soixante-dix disciples, Addaï, Aggaï et
Mari dirigèrent leur mission vers la Mésopotamie et la Perse pour y asseoir le
christianisme dès les premiers siècles. Selon la tradition, Mar Thomas prêcha
pendant six ans en Mésopotamie avant de se diriger vers les Indes via la Perse.
Mar Addaï fit du siège de Séleucie Ctésiphon le premier centre de l'Eglise
d'Orient mésopotamienne. A Séleucie, sur la rive droite du Tigre, s'érigea la
résidence patriarcale officielle dans la grande église de Kôké. Les patriarches de
l'Eglise d'Orient ne se disaient-ils pas les "bienheureusement assis sur le trône
de l'apôtre Addaï"? Successeur d'Addaï, Aggaï ordonna des évêques en Assyrie
et en Chaldée. Compagnon d'Aggaï, Mari parcourut la Mésopotamie pour
l'évangéliser et fut considéré comme le fondateur authentique de l'Eglise
d'Orient.
Progressivement les communautés chrétiennes s'organisèrent. A partir de 410 se
tinrent les premiers conciles de l'Eglise d'Orient à Séleucie Ctésiphon, au coeur
de la Mésopotamie, alors sous domination perse. Mar Isaac, l'évêque de cette
ville, réunit les divers diocèses pour former une province ecclésiastique. En 424,
cette province promut le métropolite de Séleucie Ctésiphon au rang de
Catholicos inamovible. Aussi, cette Eglise se structura et s'affranchit
d'Antioche, de Byzance et de Rome. Rejetant le concile d'Ephèse en 431, elle
fut la première en Orient à se séparer de l'Eglise byzantine et à devenir
indépendante. On la qualifia d'Eglise "nestorienne". Sous les Perses sassanides
4 Mar veut dire Seigneur. Ce titre est réservé aux saints, aux évêques et aux patriarches.
5 Rabbi veut dire Maître.
16
(224-651), elle se développa malgré des persécutions récurrentes. De 410 à 775,
elle tint quatorze Synodes6. Entre le VIle et le xme siècle, elle élargit son
audience de la Mésopotamie vers l'Asie centrale, l'Inde, la Chine et jusqu'en
Indonésie actuelle. Mais l'arrivée des Mongols et notamment de Tamerlan en
1388 arrêta son influence. Dès lors, son déclin s'amorça et elle vécut dans un
environnement hostile. Le choix des patriarches par l'Eglise d'Orient au sein
d'une même famille était une tradition remontant à 1318, et adoptée par décret
en 1450 par Mar Shimoun IV Basidi (1437-1477). Cette question se transforma
en source de conflits lorsque le moine Soulaqa du monastère d'Alqosh se
souleva contre l'accession au patriarcat par dévolution héréditaire. Cette Eglise
« nestorienne» devint aussitôt un objet d'intérêt pour Rome qui ne tarda pas à
s'engager dans cette bataille. A l'appel d'évêques dissidents, Soulaqa fut élu
patriarche. Aussitôt, il fut décidé de l'envoyer à Rome en vue de s'unir à
l'Eglise catholique. En conséquence, un schisme éclata au sein de l'Eglise
d'Orient. En 1553, Soulaqa fut proclamé par le Pape Jules III, patriarche des
Chaldéens. L'unité de l'Eglise d'Orient fut brisée et naquit, en parallèle, l'Eglise
de Babylone des Chaldéens.
Mar Shimoun XIII Dinkha de la lignée héréditaire (1662-1700) fixa sa résidence
patriarcale dans ces montagnes du Hakkari à accès difficile, espérant pouvoir se
mettre à l'abri des missionnaires catholiques et préserver les traditions et la
culture de sa communauté. A l'époque, la convoitise de Rome sur cette Eglise
qui refusait infatigablement son rattachement était certaine. De nombreux
missionnaires Carmes, Capucins et Dominicains décrivirent dans leurs
Chroniques, la ténacité de cette Eglise à persister dans sa "croyance hérétique"
et dans son "nestorianisme". La latinisation tout azimut était le mot d'ordre des
religieux venus d'Occident qui avaient la conviction de détenir l'unique vérité et
de devoir ramener "ces brebis égarées" sur le bon chemin. Oubliant au passage,
sa longue tradition qui en faisait l'héritière directe de la prédication de l'apôtre
Thomas. Retranchée dans le Hakkari ottoman, l'Eglise d'Orient survivait
comme elle pouvait. L'accession à la fonction patriarcale se transmettait d'oncle
à neveu depuis plus de six cents ans, Kotchanès étant en ce début de XXe
siècle, son ultime siège patriarcal. De Mar Thomas à Mar Benyamin Shimoun,
les sièges fluctuèrent au gré des événements historiques. Les résidences
patriarcales migrèrent de Séleucie Ctésiphon vers Bagdad, puis de Bagdad vers
Mossoul, de Mossoul au couvent de Rabban Hormizd, pour fmalement se
retrancher à Kotchanès. Autant d'emplacements d'une existence agitée et
troublée, mais guidée par un souci de conservation et de transmission7.
6 Sur ces premiers synodes de l'Eglise d'Orient voir: Synodicum Orientale ou Recueil des
Synodes nestoriens, publié, traduit du Syriaque et annoté par Jean Baptiste Chabot, Paris,
Imprimerie nationale, C. Klincksieck, 1902, 695 p.
7 L'Eglise d'Orient nestorienne a connu plusieurs sièges patriarcaux dont certains de courte durée.
De Séleucie Ctésiphon (37-780), Mar Timothée le transféra à Bagdad. En 1281, le siège migra
pour une courte durée à Maragha, Arbèle, Karamlès puis vers Mossoul en 1345. En 1477, il
s'implanta à Djésirah, en 1510 au couvent de Rabban Hormizd et finalement en 1700 à
Kotchanès.
17
Malgré ces déconvenues, persistaient au moment de l'arrivée du Révérend
Wigram et de Georges Reed, deux cent vingt-trois églises réparties en six
diocèses et dix districts qui dépendaient de la juridiction du patriarche Mar
Benyamin Shimoun. Ses fidèles étaient dispersés à l'intérieur de différentes
zones géographiques; on les rencontrait évidemment en Turquie, dans la
province de Van, du Hakkari et de ses cazas de Djoulamerk, Albaq, Gawar, TaI,
Nordouz..., dans les districts de Bohtan, de Seert, de Dyarbékir, de Mardin, de
Tour Abdin, d'Ourfa, de Silopi... mais aussi en Perse particulièrement dans les
régions d'Ourmiah et de Salamas, à Tabriz, Ispahan, Djoulfa, Hamadan,
Téhéran... et en Mésopotamie à Mossoul, Kirkouk, Alqosh, Dohuk, Arbèle,
Bagdad, Bassorah8...
Un ermite anglican en pays assyrien
Al' approche des maisonnées, un personnage avec une longue barbe et des
cheveux tombant sur les épaules s'approcha.
- C'est notre cher Rabbi Browne, s'exclama joyeusement le Révérend Wigram.
Une grossière robe noire, un haut bonnet de feutre conique blanc entouré d'un
turban de soie noire, des sandales en tresses de laines et un long bâton courbé en
crosse, tels étaient désormais les biens vestimentaires du pasteur anglican
William Henry Browne. Cet ancien membre du clergé de la paroisse St
Colomban de Londres demeurait à Kotchanès depuis 1887. Lors de sa première
visite, il rencontra Rabban9 Yonan connu aussi sous le nom de "l'ermite de
Kotchanès". Ce solitaire, fidèle à la vieille tradition de l'anachorétisme oriental,
symbolisait le dernier moine de sa lignée. Etait-ce donc cette rencontre qui
marqua notre pasteur et qui le persuada de rester sur ces terres lointaines? Il est
vrai que Rabban Yonan partagea sa vie entre des retraites dans la montagne et
une petite cellule attachée tout d'abord à l'église de Mar Péthion à Tkhouma,
puis de Mar Shalita à Kotchanès. Son crédit de sainteté et de savoir se répandit
sur l'ensemble des montagnes du Hakkari et bien au-delà. Se nourrissant
d'herbes, il était réputé comme prophète, visionnaire et faiseur de miracles.
Après avoir perdu l'espoir de sauver l'Eglise d'Orient de sa destruction, il
employait son temps à instruire le futur patriarche, à donner des cours aux
enfants du village et à recopier de vieux manuscrits syriaques. La copie au
calame des manuscrits s'avérait, depuis des siècles, indispensable à une Eglise
qui ne disposait pas d'ouvrages imprimés. Soucieux de sa communauté, cet
ermite accueillit avec espoir le pasteur Browne. Malheureusement, il ne vécut
8 Sur I'histoire de l'Eglise d'Orient, voir:
-Eugène Tisserant et Emile Amman, «Nestorienne» (l'Eglise), Dictionnaire de Théologie
Catholique (DTC), Paris, 1931, T. XI, col. 157-323.
-David Wilmshurst, The ecclesiastical organisation of the Church of the East: 1318-1913, coll.
Corpus scriptorium christianorum orientalum, Leuwen, Peeters, 2000, 855 p.
-Joseph Yacoub, Babylone chrétienne, Géopolitique de l'Eglise de Mésopotamie, Desclée de
Brouwer, Paris, 1996, 334 p.
9 Rabban veut dire moine, religieux célibataire.
18
plus que trois semaines après son arrivée. Emporté par une crise cardiaque
foudroyante, sa mort signa la fm du monachisme assyrien... Le pasteur Browne
pensa-t-il alors à le ressusciter? En tout cas, sa destinée fut irrémédiablement
fixée à l'histoire de cette ancienne Eglise.
Mais les premiers contacts de l'Eglise anglicanelo avec ces Assyriens
montagnards ne remontaient pas à la présence du pasteur Browne. Déjà au
début du XIXe siècle, différentes publications suscitèrent un nouvel intérêt pour
cette contrée et ses habitants. En 1820, Calud James Rich, travaillant à Bagdad
pour la compagnie indienne orientale britannique, visita l'ancienne Ninive et
décrivit dans ses recueils de voyages sa rencontre avec une église indépendante
de Rome. De même, le célèbre Joseph Wolff lors de son périple en Orient fut
amené en 1825 à rencontrer Mar Yohannan, évêque d' Ounniah. La même année,
le chapelain de l'ambassade d'Angleterre à Constantinople, Robert Walsh, parla
d'une église indépendante dans différentes gazettes littéraires. En 1838, la
Société royale géographique et la Société pour la propagation de la foi
organisèrent une expédition commune dont le but spécifique était le Kurdistan et
ses chrétiens. William Francis Ainsworth, médecin et géologue, y participa et
s'en fit le narrateur. Un double résultat en découla: le développement en
Occident de la curiosité pour cette Eglise d'Orient, et pour les chrétiens
orientaux, l'existence d'une source possible de soutien. En 1842, avec l'accord
de l'archevêque de Cantorbéry, débuta la mission anglicane. Le pasteur et
docteur en théologie Georges Percy Badger fut envoyé dans cette région. Il
fallut encore un certain nombre d'années, plusieurs voyages et quelques
tentatives infructueuses avant de pouvoir constituer une mission assyrienne
organisée sur une base pennanente et satisfaisante. L'archevêque de Cantorbéry
décida de n'épargner aucun effort pour y parvenir et fonda la future mission sur
deux caractéristiques. En premier, œuvrer auprès d'une population qui avait
réclamé sa présence en se limitant aux seuls services que cette population
exigerait. En second, envoyer une élite de son clergé pour en faire profiter
l'Eglise d'Orient. Dès 1868 une pétition, signée par cinquante-trois personnalités
assyriennes dont des évêques, des prêtres, des diacres et des chefs tribaux, fut
reçue par l'archevêque de Cantorbéry. Elle éclaira sa démarche. Car cette
pétition décrivait les causes de la régression de l'Eglise d'Orient et exprimait
une demande éducative précise. Après une période florissante, un déclin
accompagné d'une pauvreté spirituelle s'était en effet amorcé pour cette Eglise.
Les signataires déploraient la perte des livres anciens, autrefois garants de leur
savoir et de sa transmission à leurs enfants. Ils se sentaient encerclés, à l'ouest,
par la poussée des missionnaires romains et à l'est, par celle de l'Islam. Ils
disaient perdre toutes références et n'étaient plus à l'abri d'une destruction
10Sur cette question, voir:
Athelstan Riley, Progress and Prospects of the Archbishop's mission to the Assyrian Christians,
London: Society for Promoting Christian Knowledge, 1889.
- lF. Coakley, Church of the East and Church of England. A History of the Archbishop of
Canterbury' s Assyrian Mission, New York, 1992, Clarendon Press, Oxford University Press, 422
pages.
-
19
comme le furent, jadis, les habitants de Sodome et Gomorrhe. Cet isolement
complet pesait de plus en plus sur leurs épaules. Et de conclure leur pétition par
cette phrase éloquente: "les Israéliens, après une captivité de 70 ans, sont
retournés sur leur Terre, notre captivité dure depuis 700 ans, plus personne ne
se souvient de nous alors que nous soulevons quotidiennement nos yeux vers les
montagnes pour y voir surgir une lumière"!!
.
Quelques années passèrent encore avant la réussite d'une implantation
missionnaire anglicane dans le Hakkari ottoman. Ce fut l'archevêque de
Cantorbéry, Edward White Benson (1883-1896), succédant à Archibald
Campbell Tait (1868-1882), qui refonda la mission et envoya un des premiers
volontaires, le pasteur Browne, dans cette région. Après une célébration d'adieu
à la chapelle de Lambeth Palace le mercredi 2 juin 1886, ce dernier partit pour
l'Orient.
Vingt-deux années plus tard, il accueillait à Kotchanès Wigram et Reed et était
heureux de pouvoir leur montrer la petite chapelle construite après de multiples
péripéties. La maison attenante était formée de deux pièces, la première pour
l'habitation, la seconde pour mettre en dépôt médicaments et pansements et pour
y recevoir les nombreux malades qui venaient le consulter. Ce travail médical,
auquel il avait été formé en Angleterre, lui prenait une bonne partie de ses
journées. Les heures, qu'il consacrait à la prière dans sa chapelle, occupaient
pratiquement le reste de son temps. Menant une vie de renoncement et
d'intercession, il circulait toutefois à l'intérieur des montagnes du Hakkari pour
visiter les écoles dans les villages. Proche voisin et fidèle ami de la famille
patriarcale, il partageait avec eux, heurs et malheurs.
Le tableau classique des demeures montagnardes consistait en un style de
construction très rudimentaire et simple formé d'une grande pièce servant à
différents usages: chambre, cuisine, salle de séjour et parfois même comme
étable. Cette partie vitale de la maison s'appelait béta!2 et communiquait, en
général, avec un garde-manger où s'entassaient les provisions. Les maisons
construites à l'aide de pierres brutes grossièrement assemblées sur au moins
soixante centimètres d'épaisseur, étaient coiffées de toits plats. Débordant de
l'ensemble, ils étaient soutenus par des perches de peuplier. Une échelle
intérieure reliait la ou les pièces du rez-de-chaussée à celle en grande partie
ouverte de l'étage, le bas servant de retraite chaude pendant l'hiver.
Seules
quelques décorations, tels des bouquets de fleurs séchées ou des cornes de
bouquetins, égayaient les façades de ces habitations. Cet ensemble laissa, à
certains voyageurs, l'impression d'une petite cour d'allure médiévale s'alliant à
la simplicité évangélique!3.
Il
Cf. Coakley, Church of the East and Church of England, A history of the Archbishop of
Canterbury's Mission, op. cit., p. 55-58.
12 Béta comme Bet veut dire Maison. Ce terme est attribué aussi à la famille: d'Bet Mar Shimoun,
de la maison des Shimoun.
13Cf. Isabella L. Bird Bishop, Journeys in Persia and Kurdistan, including a summer upper Karun
region and a visit to the Nestorian rayats, 1. Murray, London, 1891, pp. 281-283, 291.
20
Surma d'Bef Mar Shimoun, la Khanum
Sur ces entrefaites, une voix féminine douce et claire, mêlée d'un brin
d'autorité, se fit entendre.
- Pschena, pschena tilokhun... Que la paix de Notre Seigneur soit avec vous.
Soyez les bienvenues. Je remercie Dieu de vous avoir accompagné jusque chez
nous sans entraves, j'espère que vous avez fait bon voyage, Akhuni Patriarca14
Mar Benyamin Shimoun vous présente ses cordiales et sincères salutations. Son
retour est imminent. Vous êtes ses hôtes et il vous recevra ce soir autour de son
diwan. En attendant, je vous fais servir quelques mets et collations qui, je
l'espère, vous satisferont.
Tels furent les mots qui sonnèrent aux oreilles de Reed. Mais quelle surprise
pour lui de voir, une jeune femme s'exprimer dans un anglais parfait, au milieu
de ces montagnes isolées, bien souvent le domaine des hommes, avec une
assurance et une dignité peu commune. Devant lui se dressait une personnalité
d'une grande beauté physique, au regard magnétique et au charisme certain. Sa
coiffure attira son œil. Occupant une place principale, elle était formée d'un
châle de cachemire noué bas sur le front, en forme de toque plate, sur lequel
était fixé une pièce de tulle de soie brodée de fils d'or. Ce tissu léger retombait
délicatement sur ses épaules et pendait librement dans son dos laissant deviner
une chevelure noire, abondante et épaisse. Une veste tombante jusqu'au-dessous
des genoux, de velours rouge foncé et garnie de larges bordures dorées aux
motifs variés, recouvrait une blouse claire et une paire de pantalon très ample.
Ses traits fins et expressifs, son port altier, ses habits jusqu'à son chapelet noué
autour de son poignet et son pendentif orné de perles,
présageaient
l'importance de son rang.
Deux jeunes servantes déposèrent, à même le sol, sur un épais tapis de laine
recouvet d'un tissu rouge, différents mets sur des khouns, les fameux plateaux
locaux de forme oblongue et à bords soulevés. Des kiptis ou côtelettes de
viandes hachées se dressaient à côté de fèves et de haricots. Bien entendu le lait
caillé, communément appelé masta, et le pain de millet accompagnaient
l'ensemble. Ces galettes, de quinze à vingt centimètres de diamètre sur deux
centimètres d'épaisseur, pouvaient aussi être consommées avec du beurre rance
fondu et constituaient la nourriture de base de ces montagnards.
Sur ce, entra un robuste jeune homme qui glissa quelques mots furtifs à l'oreille
de la maîtresse des lieux. Cette dernière s'excusa et d'un pas vif et souple sortit
de la maisonnée. Ses hôtes, assis en rond autour des plats fumants, les
savourèrent après la bénédiction des prélats. L'appétit était naturellement au
rendez-vous, attisé par les longues heures de marche et l'air vivifiant de la
montagne.
- Il me semble que cette jeune femme vous intrigue Georges, releva Rabbi
14 Expression qui signifie mon frère le patriarche.
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Browne. Vous étiez en présence de Sunna Khanum d'Bet Mar Shimoun, la nièce
de l'ancien patriarche Mar Rouël Shimoun intronisé en 1861 et décédé en 1903.
Elle est également la sœur de l'actuel patriarche Mar Benyamin Shimoun.
Comme son nom l'indique, elle appartient à la Maison des Mar Shimoun,
l'illustre famille de la lignée patriarcale. La particule de Khanum rattachée à son
prénom marque le grand respect que tout un chacun exprime spontanément à son
égard. Khanum correspond au féminin du mot turc Khan, dérivant lui-même de
Khagan, le souverain suprême. Mais Khanum désigne surtout un titre relatif au
rang d'une personne au sein de sa communauté. Pour Sunna, on pourrait le
traduire par Princesse ou par la Grande Dame de la Maison des Shimoun ou
encore par la maîtresse de maison.
Visiblement, Rabbi Browne prenait beaucoup de plaisir à parler de cette femme
et de sa famille. Il poursuivit ses explications d'un ton allègre:
- Sunna est aussi la fille aînée du regretté Shamasha15 Ishaï et de sa femme
Asiat, heureux parents de huit enfants dont six beaux garçons. Mar Benyamin est
le second enfant de cette famille, sa sœur Romie le suit immédiatement puis
viennent ses cinq frères Paulus, David, Honnizd, Zaya et Ishaïah. Par sa proche
parenté avec plusieurs patriarches, elle est de ce fait confrontée depuis son
enfance aux différentes questions qui touchent sa communauté. Le principe
d'accession au patriarcat par dévolution héréditaire a également des
conséquences sur d'autres membres de la famille. Ainsi lorsque la mère du futur
patriarche est enceinte, elle est astreinte à mener une vie sainte où toutes
boissons enivrantes, tout vin et toute viande sont proscrits. Elle ne se nourrit que
de fruits et de légumes pour que même avant sa naissance, l'enfant suive le
régime du clergé. Si elle mettait au monde une fille, celle-ci était destinée à la
vie religieuse et astreinte aux mêmes conditions alimentaires. Ce fut le cas pour
Sunna qui vit le jour, ici à Kotchanès, le 27 janvier 1883. Ses neveux et nièces
ont été le plaisir et la fierté de Mar Rouël. Chaque jour, il les observait grandir
et s'instruire mais, je ne peux vous le cacher, ils furent aussi ma joie personnelle
pendant mes longues années dans ces montagnes.
- Par ailleurs, observa Rabbi Browne, Sunna fut aussi une élève brillante et
certainement la plus intelligente. J'ai eu le plaisir de l'éduquer aux diverses
disciplines littéraires et scientifiques dès son plus jeune âge. A mon arrivée, elle
avait à peine quatre ans et je me souviens encore comment, après quelques
mois, elle m'assaillait de questions les plus diverses. Sa grande curiosité et sa
capacité de compréhension m'encouragèrent à lui enseigner quotidiennement un
peu de mon savoir. Mais l'échange fut réciproque, elle m'apprit beaucoup sur les
siens. Une scène reste encore gravée dans ma mémoire. Je ne pourrai oublier ses
premiers mots, lorsqu'elle me déclara avec fierté et assurance: «Rabbi Browne,
c'est notre croyance à nous de dire que nous descendons du sang des anciens
Assyriens de Ninive ». Jamais, je n'avais entendu une telle déclaration faite
15 Shamasha veut dire diacre.
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