Béatrice HIBOU (CNRS-CERI)
Maroc : d’un conservatisme à l’autre
Un observateur extérieur ne peut qu’être frappé par la prégnance, dans le Maroc
actuel, de certaines compréhensions et imaginaires politiques directement issus de la longue
durée, et plus particulièrement de la période qui précède la colonisation. Dans le langage
quotidien, le Makhzen416 est constamment évoqué, avec ses harkas (ces campagnes militaires
que le Sultan entreprenait au 19ème siècle pour soumettre les tribus en rébellion ou pour lever
l’impôt), ses manifestations d’autorité et sa capacité à imposer ses normes417. La fiscalité, par
exemple, continue à être perçue non comme un instrument économique et financier, mais
comme un signe de soumission et d’obéissance, comme une amende ou une expression de la
domination politique418. Les mots qui expriment la relation au pouvoir sont étonnamment
416 Littéralement, le Makhzen est l’« entrepôt ». Jusqu’au Protectorat, il désignait la maison royale puis l’appareil
d’Etat de l’Empire chérifien. Aujourd’hui, le Makhzen représente « un mode de gouvernement des hommes »
(Alain Claisse), mais aussi et surtout « une manière d’être et de faire, qui habite les mots, épice les plats, fixe le
cérémonial des noces, tisse les habits de circonstance et détermine le rituel de référence qui fixe la forme et le
contenu de la relation entre gouvernants et gouvernés » (M. Tozy, « Les enjeux de pouvoir dans les ‘champs
politiques désamorcés’ au Maroc » in M. Camau (dir.), Changements politiques au Maghreb, Paris, Editions du
CNRS, 1991). Voir également R. Cherifi, Le Makhzen politique au Maroc. Hier et aujourd’hui, Casablanca,
Afrique-Orient, 1988.
417 M. Tozy, « Le Roi Commandeur des croyants » in D. Basri, A. Belhaj, M.J. Essaïd, A. Laroui, A. Osman et
M. Rousset (dir.), Edification d’un Etat moderne. Le Maroc sous Hassan II, Paris, Albin Michel, 1986, pp. 50-
69 ; R. Bourqia, « The cultural legacy of power in Morocco » in R. Bourqia and S. Gilson Miller (eds.), In the
Shadow of the Sultan. Culture, Power, and Politics in Morocco, Cambridge, Center for Middle Eastern Studies,
1999, pp. 243-258.
418 A. Laroui, Esquisses historiques, Casablanca, Centre cultural arabe, 1992 ; B. Hibou, « Fiscal Trajectories in
Morocco and Tunisia » in S. Heydemann (ed.), Networks of Priviledge in the Middle East. The Politics of
Economic Reform Revisited, New York, Palgrave MacMillan, 2004, pp. 201-222. Faddul Gharnit, vizir du 19ème
siècle aimait à dire : « On doit plumer le contribuable comme le poulet, si on le laisse s’enrichir, il se rebelle »,
cité par A. Ben Mlih, Structures politiques du Maroc colonial. D’un ‘Etat’ sultanien à un ‘Etat sédimental’,
thèse pour le doctorat d’Etat en sciences politiques, Paris, Université de Paris II, miméo, p. 150.