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Les rituels de Achoura à Nabatiyé :
institutionnalisation et rivalités politiques
Michel T
ABET
À l’ombre de la domination politique et culturelle du Hezbollah,
l’analyse ethnographique nous montre de quelle manière le pouvoir de ce
parti se trouve aux prises avec des forces et des leaderships locaux qui
limitent son hégémonie. La ville de Nabatiyé, située au cœur du Jabal
‘Âmil, nous fournit l’exemple d’une institution, la husayniyya
1
, qui lui
dispute l’influence sociale et religieuse dans l’agglomération. Ce partage
s’explique par l’existence d’une « société rituelle » dirigée par une lignée
de clercs, la famille Sâdiq, qui se trouve à la tête des affaires religieuses de
la ville depuis trois générations. La prédominance de ce clan repose ainsi
sur une position édifiée bien avant la montée en puissance du parti. Elle
s’appuyait, jusqu’au déclenchement de la guerre civile libanaise en 1975,
sur une répartition du pouvoir entre la famille religieuse et les za‘îm
traditionnels. On pouvait donc parler d’un monopole cultuel et culturel,
avec lequel les partis chiites, Amal et le Hezbollah, sont entrés en concur-
rence à partir des années 1980. Pour ces deux organisations, la distribution
du pouvoir local entre autorité politique et autorité religieuse était
dépassée. Toutes deux puisent dans l’imaginaire chiite, principalement
dans la tragédie de Karbala, une partie de leur légitimité et de leur capacité
de mobilisation. Leur emprise sur la société repose ainsi sur leur aptitude à
1. Lieu de culte dédié aux commémorations de Achoura, les cérémonies religieuses
célébrées en mémoire du martyre de l’imam Husayn.
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s’approprier les schèmes religieux et à remodeler les institutions à leur
image et à leur profit. Toutefois, à Nabatiyé, le prestige et la prospérité des
structures en place ont abouti à un statu quo entre les forces émergentes et
l’ordre établi. Ce partage du territoire se caractérise toutefois par des
tensions qui s’inscrivent dans le cadre d’une stratégie de rapprochement et
de distanciation qui évolue au gré des circonstances.
Cet article, qui résulte d’une étude de terrain conduite entre 2006 et
2010, interroge ces tensions au prisme des cérémonies de Achoura à
Nabatiyé. Leur importance s’avère d’autant plus cruciale qu’elles commé-
morent un événement et un symbole emblématiques de l’identité chiite.
La mise en évidence du jeu de pouvoir à l’œuvre à Nabatiyé réfute donc la
thèse d’une communauté chiite verrouillée et entièrement soumise au
contrôle des partis politico-religieux et confessionnels. Elle démontre la
pérennité de certaines structures locales qui ont réussi à transformer leurs
traditions en un vecteur de communication leur permettant de se
démarquer du groupe dominant. L’analyse de l’organisation institution-
nelle et de la mise en scène des cérémonies de Achoura nous permet de
prendre la mesure de ce jeu d’identification et de différenciation.
Généalogie des rituels dans la ville
Les cérémonies de Achoura commémorent le martyre de l’imam
Husayn, le petit-fils du prophète Muhammad, en 680, à Karbala en Irak.
D’une durée de dix jours, elles se déclinent en une multiplicité de rituels.
Certains se retrouvent à travers tous les mondes chiites
2
tandis que
d’autres s’inscrivent plutôt dans des traditions locales et nationales. Quatre
d’entre eux forment l’armature de Achoura à Nabatiyé : les rituels de
flagellation et de saignement (darib et tatbîr), la pièce de théâtre
(masrahiyya), séances de déploration (les majlis ‘azâ) et les processions.
La société rituelle de Nabatiyé se caractérise, et c’est l’un des prin-
cipaux points de distinction avec celle du Hezbollah, par la promotion et
la valorisation du tatbîr, geste consistant à s’entailler le haut du crâne afin
2. L’expression est empruntée à Sabrina Mervin qui, dans l’introduction de l’ouvrage
collectif Les mondes chiites et l’Iran (2007), explique de quelle manière elle
permet, par opposition à la notion de « croissant chiite », d’insister sur la diversité
et la multiplicité des situations plutôt que sur le fantasme d’une unité idéologique
et politique qui s’étendrait de l’Iran khomeiniste jusqu’au Liban.
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d’en faire couler le sang en mémoire de celui versé par Husayn au
combat. Pour le parti, le don véritable de soi, l’essence du sacrifice, ne se
trouve pas dans ce sang qui coule « pour rien » (hadir), mais dans celui
que les combattants versent sur le champ de bataille contre l’ennemi
sioniste. Il reprend à son compte l’un des arguments du sayyid Muhammad
Husayn Fadlallah, selon lequel les véritables disciples de Husayn sont les
résistants de la bande frontalière, non les flagellants de Nabatiyé. Le parti
se range surtout derrière la fatwa émise en 1994 par Ali Khamenei, le
Guide suprême de la République islamique d’Iran, condamnant ces
pratiques. Nous décelons, derrière cette polémique, deux modèles rituels
qui renvoient à des sociabilités et des stratégies politiques parallèles. Le
premier s’enracine dans une histoire et une société locales, le second
s’inscrit dans la continuité de la révolution iranienne, de l’activisme et du
réformisme chiites contemporains. L’évolution des rituels à Nabatiyé
montre en tout cas que la dichotomie entre réforme, révolution et tradition
n’est pas nouvelle. Elle émerge au début du
XX
e siècle
3
et s’accentue à
partir des années 1960, qui marquent le déclin des familles politiques
traditionnelles, parrains initiaux du rituel, et la montée en puissance des
partis de masse.
Élizabeth Picard rappelle à ce sujet les événements qui opposèrent, en
1970, des jeunes militants de gauche aux flagellants de la husayniyya. Elle
souligne que « les militants de gauche, en particulier ceux du PCL et de
l’OACL, les syndicalistes qui s’efforçaient d’implanter la CGTL dans le
milieu des planteurs de tabac, ne devaient pas manquer de reconnaître
dans la célébration de Achoura, une manifestation proto-politique qui
n’avait pas encore trouvé sa cible
4
». C’est dans ce contexte que certains
militants participèrent au rituel de Nabatiyé en brandissant des banderoles
qui invitaient les gens à se dresser contre ces ennemis de classe qui utili-
saient la religion pour les maintenir dans un état de soumission. L’entre-
prise se solda par leur arrestation et ne fut suivie d’aucun changement.
Quatre ans plus tard, à Yâtir (Sud-Liban), Moussa Sadr prononce un
discours de Achoura qui emporte l’adhésion et signe la transformation du
rituel en un moyen de mobilisation politique. Élizabeth Picard explique
l’échec de la gauche et la réussite de l’imam par l’essoufflement du
Mouvement national
5
et le repli identitaire qu’amorcent les Libanais dans
le prolongement de la guerre civile. « Le message des perturbateurs n’est
3. Mervin, 2000, chap. VI.
4. Picard, 1983, p. 1009.
5. Organisation qui regroupait, au début de la guerre civile libanaise, la majorité des
partis progressistes et pro-palestiniens sous la houlette de Kamal Joumblatt.
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pas passé en raison d’un recours abusif à une terminologie étrangère et à
des concepts empruntés. Au contraire, Mûsâ Sadr et les nouveaux leaders
chiites, auraient fait appel à un imaginaire propre à la communauté et à
une terminologie religieuse qui lui était familière. Ce qui est en cause, plus
profondément, c’est la compréhension par les intellectuels progressistes
de la culture dans laquelle ils baignent depuis la défaite de 1967
6
».
On pourrait penser que le succès de Moussa Sadr faisait le jeu des
autorités religieuses de Nabatiyé. Or, Son influence politique et sa popu-
larité leur faisaient ombrage, elles bouleversaient l’ordre rituel et la
position qu’elles avaient édifiée au fil du temps. Cette dernière reposait en
partie sur une alliance stratégique, parfois même matrimoniale, avec les
familles de notables locaux dont le sayyid contestait les privilèges. Le
rituel cristallise ainsi le différend entre chiisme politique et leadership
local. Pour Yves Gonzales Quijano, « dans ce type de société, et plus
encore dans une situation enclavée comme l’était celle de la population
chiite du Liban Sud avant les années 60, la commémoration du martyre de
Hussein à Karbala remplit une fonction essentiellement conservatrice »
7
.
Aujourd’hui encore, et malgré la force sociale et politique que cons-
titue le Hezbollah, nous assistons à une stratégie similaire de contour-
nement de son pouvoir au moyen du rituel. Mais si nous pouvions parler,
dans les années 1960, d’une tension entre domination traditionnelle et
domination charismatique, l’équation sociale, quarante ans plus tard, a
changé. Les za‘îm ont disparu et les partis politiques dominent la scène.
Nous ne pouvons donc plus interpréter la pérennité de Achoura à Nabatiyé
au seul prisme de la conservation d’un modèle de société révolu, mais
également comme la préservation d’un legs et d’un capital religieux.
L’enjeu, pour les organisateurs de Achoura à Nabatiyé, a donc toujours
été de trouver les ressources et les moyens de maintenir leur position
d’acteurs incontournables tout en prenant acte des transformations
sociales. La consolidation de la tradition locale ainsi que les efforts
entrepris pour en défendre l’autonomie et la spécificité par rapport aux
partis politiques dominants visent donc à préserver la visibilité de la ville
afin d’y maintenir une position privilégiée.
6. Picard, 1983, p. 1013.
7. Gonzales Quijano, 1987, p. 8.
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Institutionnalisation des rituels de Achoura à Nabatiyé
1895 marque la naissance de Achoura à Nabatiyé. Jusque-là, les
habitants avaient réussi à conserver certains aspects de leurs rituels, mais
la plus grande partie avait disparu sous la pression des autorités ottomanes.
C’est l’Iranien Ibrâhîm al-Mirzâ, spécialiste en médecine traditionnelle,
qui obtint des autorités le droit pour les Iraniens de Nabatiyé de pratiquer
leur culte. Ils apportaient avec eux deux rituels principaux : le tatbîr et
le tachbîh. D’autres personnalités, comme Mûsâ Charâra, avaient introduit
au Jabal ‘Âmil de nouvelles pratiques relatives aux majlis
8
. Mais l’enjeu
principal à Nabatiyé était l’accession de ces rituels à l’espace public. Les
prémices de cette renaissance accompagnaient un renouveau doctrinal
incarné par une nouvelle élite d’oulémas formés en Irak et revenus au
pays. Les débats et les controverses allaient se multiplier au cours des
années à venir, inaugurés à Nabatiyé par l’opposition du sayyid Hassan al-
Makkî, alors imam de la ville, aux rituels iraniens.
Le rejet exprimé par al-Makkî n’empêcha pas les Arabes de Nabatiyé
de se joindre l’année suivante aux cortèges, en se faisant passer pour des
Iraniens, et les choses se poursuivirent ainsi jusqu’en 1906. C’est à ce
moment que le cheikh ‘Abd al-Husayn Sâdiq, qui avait un regard
nettement plus favorable à l’égard de ces pratiques, s’établit dans la ville
pour remplacer Hassan Yûsuf al-Makkî. Notons que le cheikh ‘Abd al-
Husayn était proche de la famille des As‘ad
9
, élément qui joua un certain
rôle dans les controverses qui l’opposèrent au sayyid Muhsin al-Amîn
10
.
Lorsque dans les années 1920 ce dernier condamna les rituels de Nabatiyé,
les assimilant à des suggestions sataniques au cœur de la religion
islamique
11
, on ne manqua pas de rappeler qu’il était proche de la famille
Zayn, rivale des As‘ad.
Le cheikh ‘Abd al-Husayn était une figure religieuse reconnue bien
avant d’arriver à Nabatiyé. En plus de ses compétences dans les sciences
islamiques classiques, principalement en fiqh, il s’illustra aussi par ses
talents de poète. Étudiant à Najaf, il avait évolué dans une atmosphère où
les rituels dédiés à la mémoire de l’Imam martyr connaissaient une
certaine renaissance
12
. Il apportait ce bagage avec lui et il allait progressi-
8. Mervin, 2000, p. 245.
9. Famille politique et féodale qui monopolisa la représentation chiite au Liban
jusqu’aux années 1960-1970.
10. Mervin, 2000, p. 257.
11. Al-Amin, 1996, p. 124.
12. Luizard, 1991. p. 220 et suivantes.
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