L
ES RITUELS DE
A
CHOURA À
N
ABATIYÉ
401
d’en faire couler le sang en mémoire de celui versé par Husayn au
combat. Pour le parti, le don véritable de soi, l’essence du sacrifice, ne se
trouve pas dans ce sang qui coule « pour rien » (hadir), mais dans celui
que les combattants versent sur le champ de bataille contre l’ennemi
sioniste. Il reprend à son compte l’un des arguments du sayyid Muhammad
Husayn Fadlallah, selon lequel les véritables disciples de Husayn sont les
résistants de la bande frontalière, non les flagellants de Nabatiyé. Le parti
se range surtout derrière la fatwa émise en 1994 par Ali Khamenei, le
Guide suprême de la République islamique d’Iran, condamnant ces
pratiques. Nous décelons, derrière cette polémique, deux modèles rituels
qui renvoient à des sociabilités et des stratégies politiques parallèles. Le
premier s’enracine dans une histoire et une société locales, le second
s’inscrit dans la continuité de la révolution iranienne, de l’activisme et du
réformisme chiites contemporains. L’évolution des rituels à Nabatiyé
montre en tout cas que la dichotomie entre réforme, révolution et tradition
n’est pas nouvelle. Elle émerge au début du
XX
e siècle
3
et s’accentue à
partir des années 1960, qui marquent le déclin des familles politiques
traditionnelles, parrains initiaux du rituel, et la montée en puissance des
partis de masse.
Élizabeth Picard rappelle à ce sujet les événements qui opposèrent, en
1970, des jeunes militants de gauche aux flagellants de la husayniyya. Elle
souligne que « les militants de gauche, en particulier ceux du PCL et de
l’OACL, les syndicalistes qui s’efforçaient d’implanter la CGTL dans le
milieu des planteurs de tabac, ne devaient pas manquer de reconnaître
dans la célébration de Achoura, une manifestation proto-politique qui
n’avait pas encore trouvé sa cible
4
». C’est dans ce contexte que certains
militants participèrent au rituel de Nabatiyé en brandissant des banderoles
qui invitaient les gens à se dresser contre ces ennemis de classe qui utili-
saient la religion pour les maintenir dans un état de soumission. L’entre-
prise se solda par leur arrestation et ne fut suivie d’aucun changement.
Quatre ans plus tard, à Yâtir (Sud-Liban), Moussa Sadr prononce un
discours de Achoura qui emporte l’adhésion et signe la transformation du
rituel en un moyen de mobilisation politique. Élizabeth Picard explique
l’échec de la gauche et la réussite de l’imam par l’essoufflement du
Mouvement national
5
et le repli identitaire qu’amorcent les Libanais dans
le prolongement de la guerre civile. « Le message des perturbateurs n’est
3. Mervin, 2000, chap. VI.
4. Picard, 1983, p. 1009.
5. Organisation qui regroupait, au début de la guerre civile libanaise, la majorité des
partis progressistes et pro-palestiniens sous la houlette de Kamal Joumblatt.