L’humanisme musulman : une réponse au défi postmoderne
d’un espace religieux pluriel ?
Leçons d’Abū āmid al-Ġazālī
Bochum – Anawati Stiftung
30 octobre 2013
À la fois philosophie, projet et mouvement de pensée issu de la Renaissance,
l’humanisme place l’homme au cœur de tout, un homme humanisé grâce aux humanités, ces
savoir vivants qui rompent avec le psittacisme de la scholastique. On connaît la formule
célèbre de Pic de la Mirandole dans son discours De dignitate hominis qu’il rédigea en 1486
« On ne peut rien voir de plus admirable dans le monde que l’homme ». Initialement,
l’humanisme n’a rien d’antireligieux. Lorsque Gargantua écrit à son fils Pantagruel, que
« science sans conscience n’est que ruine de l’âme », il en conclut qu’il doit par conséquent
« servir, aimer et craindre Dieu, à mettre en Lui toutes [ses] pensées et tout [son] espoir, et,
par une foi faite de charité, [s’]unir à Lui de manière à n’en être jamais séparé par le péché »
1
.
Cependant, si l’homme est au cœur de l’humanisme, Dieu n’encourt-il pas le risque
d’être relaà la périphérie, voire dans l’obscurité insalubre des faubourgs l’humaniste ne
veut plus aller. C’est la version athée de l’humanisme tant décrié par le Père de Lubac, et qui
trouve son expression la plus achevée au dix-neuvième siècle sous la plume d’Ernest Renan
dans L’Avenir de la science : « Ma conviction intime, écrit-il, est que la religion de l’avenir
sera le pur humanisme, c’est-à-dire le culte de tout ce qui est de l’homme, la vie entière
sanctifiée et élevée à une valeur morale. Soigner sa belle humanité sera alors la Loi et les
Prophètes, et cela sans aucune forme particulière, sans aucune limite qui rappelle la secte et la
confraternité exclusive… La science large et livre, sans autre chaîne que celle de la raison,
sans symbole clos, sans temples, sans prêtres, vivant bien à son aise dans ce qu’on appelle le
monde profane, voilà la forme des croyances qui seules désormais entraîneront l’humanité ».
L’humanisme est devenu la religion sans Dieu.
Vu sous cet angle, l’humanisme est totalement étranger à l’islam. Il l’est bien sûr sous
sa forme athée, mais aussi sous sa forme primitive, celle promue par Erasme, Montaigne,
Mélanchton et autres auteurs de la Renaissance. En effet, l’islam n’est pas la religion de
l’Incarnation. Il n’est pas la religion du Verbe fait chair, le Christ, le Fils de Dieu, est
l’homme parfait, accompli, « mesure du véritable humanisme » selon l’expression du pape
Benoît XVI
2
. Lorsque Maurice Zundel écrit « l’hostie, c’est l’homme, car ce n’est pas pour
être dans un tabernacle que le Seigneur demeure parmi nous. C’est pour être le ferment qui
1
François R
ABELAIS
, Pantagruel, Chapitre 8
ème
.
2
Benoît XVI dans un message adressé aux Académies pontificales en 2005.
nous divinise et qui nous transforme en lui. Le seul tabernacle, c’est l’homme »
3
, il expose
une théologie qui tire toutes les conséquences de l’Incarnation et qui sacralise l’homme en
tant qu’il est non seulement image de Dieu mais plus encore, en tant qu’il est habité par Dieu.
Ce double aspect qui fonde l’humanisme dans une perspective chrétienne ne se
retrouve pas en islam. L’islam n’est pas la religion de l’homme, fût-il l’homme parfait (al-
insān al-kāmil). L’islam est la religion du monothéisme absolu (tawḥīd), de la toute-puissance
et de la transcendance de Dieu. Allāh ne parle à l’homme que par « révélation ou derrière un
voile » (S. 42, 51). Ce qu’il révèle à l’homme, ce sont ses Noms, ses Attributs mais non
l’intimité de sa Vie. Par miséricorde, Il se fait proche de l’homme, sa créature, au point d’être
« plus proche de lui que sa veine jugulaire » (S. 50, 16), mais l’homme n’est qu’une créature
et Dieu proche ou voisin n’habite pas en lui. L’homme n’est pas le tabernacle de Dieu.
L’expression « humanisme musulman » semble même contradictoire : le musulman met Dieu
au centre, l’humanisme y met l’homme.
Cependant, revenir à l’exhorte de l’Oratio de Pic de la Mirandole n’est pas sans
surprise : « Legi, Patres colendissimi, in Arabum monumentis, interrogatum Abdalam
Sarracenum, quid in hac quasi mundana scaena admirandum maxime spectaretur, nihil
spectari homine admirabilius respondisse », autrement dit : « Très vénérables Pères, j’ai lu
dans les écrits des Arabes que le Sarrasin ‘Abdallah, comme on lui demandait quel spectacle
lui paraissait le plus digne d’admiration sur cette sorte de scène qu’est le monde, répondit
qu’il n’y avait à ses yeux rien de plus admirable que l’homme ».
La restitution exacte de la citation révèle que son auteur n’est point Pic de la
Mirandole. Notre humaniste n’en est que le rapporteur, mais la citation est en réalité d’un
arabe, ou plus exactement, d’un sarrasin, d’un musulman donc. Sans entrer dans la difficile
question de savoir qui est ce fameux ‘Abdallah, cette citation ne serait-elle pas l’indice d’une
réelle dimension humaniste au sein de l’islam et que celle-ci aurait même nourri les
humanistes de la Renaissance ?
Il convient donc de scruter les sources musulmanes et de s’interroger sur la vision de
l’homme qui est promue dans le Coran et chez certains penseurs musulmans pour dessiner les
contours de l’« humanisme musulman ». Il conviendra aussi de préciser la nature de cet
humanisme : relève-t-il d’une dimension ontologique de l’homme ou bien est-il
communautariste ? Autrement dit, l’humanisme musulman met-il au cœur de sa réflexion
l’homme ou l’homme musulman seul ? Les solidarités humaines, les devoirs à l’égard des
hommes sont-ils fondés et justifiés en raison de la nature de l’homme – sa dimension
ontologique –, ou en raison de son appartenance à l’umma, à la communauté musulmane ?
L’enjeu de la question n’est pas sans importance alors même que la mondialisation
accélère les relations entre les cultures et les religions. Il en va du fondement et de la
possibilité d’une « convivencia postmoderna », véritable défi pour de nombreuses villes
européennes, pensons à Bruxelles, Rotterdam, Marseille, Berlin et bien sûr Leicester.
Ce travail d’interrogation, de scrutation, de recherche de l’humanisme en islam a été
une des missions de l’IDEO. Les contributions du Père Anawati dans le Mideo ou dans ses
3
Maurice Z
UNDEL
, Vivre Dieu, Presses de la Renaissance, 2007.
ouvrages, celles aussi de Serge de Beaurecueil ou de Jacques Jomier l’attestent. Tous trois ont
recherché dans le Coran pensons à l’ouvrage de Jomier, Dieu et l’homme dans le Coran
mais aussi chez les mystiques, les théologiens, les philosophes musulmans la place qu’il
revenait à l’homme en islam. Suivant leur méthode, ils ont ciblé leur recherche sur l’âge d’or
de l’islam. Nous voudrions poursuivre leur réflexion en axant notre questionnement sur un de
ces penseurs et non des moindres Abū Ḥāmid al-Ġazālī (m. 1111), à la fois philosophe,
théologien, soufi et surnommé « Huğğat al-islām », la Preuve de l’islam et dont le re
Anawati aimait à dire qu’il est « le saint Thoma d’Aquin de l’islam ». Cité aujourd’hui aussi
bien par les wahhabites, les frères musulmans, les soufis ou les nouveaux penseurs, al-Ġazālī
est de fait incontournable. Or, il s’avère que l’étude de sa Somme spirituelle, l’Ihya’ ‘ulūm al-
dīn, réserve d’étonnantes surprises.
Les fondements coraniques de l’humanisme musulman
Remarques étymologiques
Dans le Coran, l’homme est désigné à partir de deux termes : insān (65x) et bašar
(36x). Les lexicographes insistent sur le fait que bašar s’applique sans distinction de genre et
de nombre. Il désigne la femme comme l’homme, un individu comme plusieurs. Dans son
sens premier, bašar signifie épiderme, chair, ce qui est visible et palpable. Il y a dans ce terme
une dimension charnelle, et donc mortelle. Souvent, bašar est employé par opposition aux
anges (malak), êtres spirituels (S. 12, 31).
Quant à l’étymologie d’insān, elle est plus complexe. La racine a d’ailleurs donné lieu
à diverses interprétations. Certains ont considéré – et ils sont majoritaires – que a.na.sa
exprime l’idée de civilité, d’affabilité. Le verbe signifie « être poli », « entretenir des liens de
familiarité ». Insān renvoie aussi à la pupille de l’œil : l’homme est l’être qui distingue les
choses, notamment par le langage. Dans une troisième interprétation, certains exégètes
relèvent la correspondance entre insān et nusyān, oubli. Le Dictionnaire de langue arabe
d’Ibn Manẓūr (1233-1312), cite cette étymologie d’après Ibn Abbas : « L’homme est appelé
insān parce qu’il reçoit l’alliance de Dieu, puis il oublie (fa-nasiya) ». Cette interprétation
fantaisiste repose cependant sur une affinité mise en lumière par le Coran : « En effet, Nous
avons auparavant fait une recommandation à Adam ; mais il oublia ; et Nous n’avons pas
trouvé chez lui de résolution ferme » (S. 20, 115).
Si bašar s’opposait au monde spirituel constitué par les anges, insān est employé par
opposition au monde animal – ayawān. Sa signification est plus large et renvoie aux diverses
dimensions de l’homme, créature à la fois spirituelle, matérielle, mortelle et immortelle. Mais
qu’est-ce qu’un homme ? De quoi est-il créé ?
L’existence humaine n’est pas le fruit du hasard ou de l’évolution, mais de la volonté
divine. Si l’on existe, c’est parce que Dieu l’a voulu. En conséquence, il revient à chaque
homme de remercier Dieu de ce don de l’existence, et l’expression de cette gratitude est
l’obéissance à ses Lois.
La dimension ontologique commune à tout homme est affirmée dans le Coran : « Ô
hommes ! Craignez votre Seigneur qui vous a créés « d’une âme unique » (min nafsin
wāḥidatin), et a créé de celui-ci son épouse, et qui de ces deux-là a fait répandre [sur la terre]
beaucoup d’hommes et de femmes. Craignez Dieu au nom duquel vous vous implorez les uns
les autres, et craignez de rompre les liens du sang. Certes Dieu vous observe parfaitement »
(S. 4, 1).
Ce verset est fondamental puisqu’il affirme que l’unité du genre humain, au-delà des
races, des conditions sociales, des religions, découle de cette âme unique.
Créé d’une boue putride (min alṣāl min amā’ masnūn) (S.15, 26), l’homme n’est pas
dépourvu d’un certain nombre de faiblesse ontologique : c’est une créature angoissée (S. 70,
19-21) ; s’il est heureux, il craint que ce bonheur le quitte et s’il est malheureux, il n’a pas la
patience de supporter ce mal. Par ailleurs, il manifeste une réelle ingratitude (S. 10, 12). Il a
peur et manque de confiance en Dieu. Il est avide des choses matérielles et s’enquiert
constamment de sa nourriture. L’abandon qui suscite la quiétude (sukūn) et la tranquillité
(uma’nīna) du cœur n’est pas son fort. Selon al-Ġazālī, il existe même une dégénérescence
spirituelle de l’homme au cours de l’histoire : l’âge d’or n’est pas devant nous, il n’est pas
aujoud’hui, mais il appartient au passé. Ainsi écrit-il :
« Les hommes se répartissent selon ces quatre catégories : sur cent individus, quatre-vingt-
dix sont attachés aux causes secondes ; parmi les dix restants, sept vivent dans des lieux
peuplés et s’exposent ainsi – par leur présence et leur notoriété – aux causes secondes. Les
trois derniers sont ceux qui se rendent dans les lieux déserts ; deux parmi eux éprouvent de
la rancune alors qu’un seul, le troisième, parvient avec succès à la proximité de Dieu. Ces
chiffres correspondent probablement aux générations précédentes alors qu’aujourd’hui,
pas même un individu sur dix milles ne se sépare des causes secondes »
4
.
Ainsi donc, l’homme, créé d’une boue fétide, est un être faible, peureux, angoissé,
ingrat. Pourtant, dans cette boue nauséeuse, Dieu a insufflé son souffle de vie. De cette vase,
Dieu a donné une forme harmonieuse si bien qu’il a demandé aux anges de se prosterner
devant elle (S.15, 26-33). Cette création de l’homme a pour conséquence la rébellion d’Iblīs et
par suite sa damnation qui entraîne son inimitié indéfectible pour l’homme. L’homme créé par
Dieu est initialement désigné par le terme insān, puis par celui de bašar. Or, c’est précisément
la bašariyya de l’homme, sa dimension plastique, matérielle qui est à l’origine de l’égarement
d’Iblīs. C’est en effet à la suite d’une erreur de jugement sur l’homme qu’il s’égare. Il n’a
considéré en l’homme que la matière qui le constituait, sa dimension sensible ce par quoi il
est bašar mais il a omis sa dimension spirituelle, ce en quoi il se différencie de l’animal.
Cette dignité ontologique conférée à l’homme est renforcée par une mission que Dieu lui
donne : la lieutenance.
4
Al-Ġazālī, Kitāb al-tawḥīd wa al-tawakkul (K. 35, p. 1631 ; fr. p. 145)
La lieutenance
De cette mission confiée à l’homme, nous avons le récit dans le verset S. 2, 30 :
« Lorsque ton Seigneur dit aux anges : ‘Je vais établir un lieutenant sur terre’, ils dirent :
‘‘Vas-tu y établir quelqu’un qui fera le mal et qui répandra le sang, tandis que nous
proclamons Tes louanges en Te glorifiant et que nous proclamons Ta Sainteté ? Le Seigneur
dit : ‘Je sais ce que vous ne savez pas’ ». Le terme fondamental est celui de alīf dont le
champ sémantique recouvre à la fois celui de succession, de substitution, de gouvernance,
d’administration, d’héritage. Pour l’historien exégète al-Tabarī (m. 923), ce verset indique
qu’il est confié à l’homme l’administration de la justice divine.
Pour autant, la racine est marquée par une ambiguïté sémantique, a.la.fa signifie en
effet à la fois suppléer, remplacer, succéder. L’homme est-il administrateur de la justice
divine ou successeur de Dieu sur terre ? S’il est successeur, alors il est au centre de la
création, maître du monde créé par Dieu. Idée contre laquelle s’est insurgée Ibn Taymiyya
(m.1328) parce qu’elle obstrue l’absolue transcendance divine. Idée cependant partagée par
des auteurs modernes et contemporains, qu’il s’agisse de Mohammad ‘Abdū ou Sayyid Qub
qui voient dans ce verset la lieutenance confiée à l’humanité entière, ou Bidar pour qui
l’homme, hériter de Dieu, est donc maître de son destin.
Dans ce cas, si le Coran fait de l’homme l’héritier de Dieu, il n’est plus un esclave qui
obéit servilement à son Maître ou se rebelle contre lui, il est un serviteur affranchi par la
volonté même du maître. Il est donc possible de conclure que le Coran rejoint l’affirmation du
‘Abdallah cité par Pic de la Mirandole : « rien de plus admirable sur terre que l’homme »
5
.
Admirable aussi cette perspective coranique puisqu’elle fonde un humanisme
universel qui rejoint, mais sous un autre angle, l’humanisme chrétien. Dans les deux cas une
dignité, une responsabilité est reconnue à l’homme d’un point de vue ontologique. Mais pour
que cette anthropologie puisse être féconde en termes de justice sociale, d’équité sociale au-
delà des appartenances religieuses, il reste à l’islam à la réaliser socialement. Or, la vision
communautariste de l’umma, la définition de droits spécifiques aux musulmans en tant qu’ils
sont musulmans a contribué historiquement à atténuer la valeur ontologique et universelle de
l’homme telle qu’elle est exposée dans le Coran.
L’humanisme musulman face au communautarisme de l’islam
L’umma : Communautarisme et Universalisme
La dimension communautaire de l’islam se manifeste par le rôle qu’occupe l’umma
dans la foi musulmane. Lumma désigne la communauté des croyants, une communauté
universelle au-delà des solidarités nationales. L’umma est la nation-mère qui réunit tous les
croyants musulmans qu’ils soient d’Egypte, d’Indonésie ou de France. Selon le Coran,
5
Abdennour B
IDAR
, L’islam sans soumission, Paris, Albin Michel, 2008.
1 / 12 100%