Dossier Favoriser le bien-être au travail « Un matin d’hiver… », un conte à rebours La dernière création théâtrale d’« En compagnie des oliviers » aborde le thème des risques psychosociaux dans les entreprises. Donnée pour la première fois à Vesoul, le 4 novembre 2014, la pièce est une commande de la MSA de Franche-Comté. Un sujet épineux traité sans pincettes mais avec force. 16 janvier 2015 le bimsa sonne du public qui ne peut s’empêcher de verbaliser un « c’est pas des trucs vieillots au moins, des années 1960 ? », en découvrant l’accoutrement un chouïa vintage ou austère des comédiennes. Qu’elle se rassure. Qu’on se rassure ! Oyez plutôt : en plus d’être un auteur, Jean-Pierre George est un bateleur. On se souvient peut-être, depuis la préface de Cromwell de Victor Hugo, que le drame, « qui fond sous un même souffle […] la tragédie et la comédie », puise sa force dans « l’harmonie des contraires ». « Aider le blessé et le blessant » Jean-Pierre Valera, médecin du travail à la MSA de Franche-Comté. Il revient sur le travail effectué avec Jean-Pierre George en amont, sur sa propre réception de la pièce et sur la prise en charge des risques psychosociaux (RPS). « Le théâtre est un canal pour véhiculer les messages de prévention. Sur la base de cas concrets, avec l’aide d’une psychologue clinicienne spécialisée dans la victimologie, Isabelle Paris, nous avons décortiqué les comportements, démonté les mécanismes, extrait ce qui en était symptomatique. Nous avons partagé le fruit de ce travail avec Jean-Pierre George. Nous l’avons aiguillé vers des personnes directement concernées par la problématique des RPS. L’important, c’est de faire prendre conscience des comportements toxiques que nous véhiculons tous au quotidien. On voit, avec le personnage d’Olga, qu’on peut aussi bien être victime que porteur de RPS. Les spectateurs le perçoivent-ils ou ne vont-ils que rigoler dessus ? Parfois, avec un peu de bienveillance, de prise en compte de la © Gildas Bellet/Le Bimsa J ean-Pierre George écrit. Et il assure comme une bête. Perché « plus haut que les Alpes », la devise de Forcalquier — son antre situé entre la montagne de Lure et le L ­ ubéron —, le sympathique colosse sexagénaire travaille méthodiquement. Il transforme le matériau brut collecté dans la réalité de ce bas monde pour en faire du théâtre social : en démiurge, il malaxe. Sa dernière création, commandée par la MSA de Franche-Comté, s’intitule Un matin d’hiver… Univers du conte ? Beau matin d’hiver ou matin d’hiver terni par les événements, points de suspension ? Mais un élément déclencheur qui lance l’action à coup sûr. Et quelle action ! La fin d’une vie. Sur les planches, deux sœurs portent le deuil. « Pourquoi notre frère Bertrand, garçon intelligent, sensible — trop peutêtre — cultivé, et avec ce que l’on appelle une bonne situation, en est-il arrivé à se supprimer ? », interroge Sarah, l’aînée des deux. Qu’est-ce qui pousse un fils de chevriers, ingénieur dans un organisme para-agricole, passionné par le vivant, à paradoxalement se donner la mort en se tailladant les veines dans sa baignoire un beau matin, comme on dit ? Tout. Ce qui ne saurait satisfaire des proches qui ont décidé de fouiller pour en savoir davantage. Un supérieur hiérarchique qui a du mal à compartimenter vie professionnelle et vie privée ? Un cas de harcèlement au travail qui vire au cauchemar ? On est sur la piste. Simple avertissement avant d’aller plus loin : toute coïncidence ou ressemblance avec des personnages réels n’est ni fortuite ni involontaire, bien au contraire. C’est même la marque de fabrique de ce type de théâtre produit par la troupe « En compagnie des oliviers », qui s’est notamment fait connaître par son travail sur des sujets sensibles : les aidants familiaux (Griottes et coccinelles), les agriculteurs en difficulté (Semailles d’automne), la solitude et le célibat (Le mariage de François), la santé (Il y a un os…), etc. Et là, vous subodorez le truc larmoyant, limite ch…, à l’instar de cette jeune per- sensibilité d’autrui, on pourrait améliorer les choses facilement. Il faut comprendre que ce genre de situation nécessite une prise en charge des deux côtés : blessé et blessant sont à aider. » Une version DVD du spectacle, diffusable dans le réseau des caisses, est à l’étude. www.lebimsa.fr Article de Jean-Pierre Valera et interview de Jean-Pierre George sur notre site. www.lebimsa.fr © Franck Rozé/Le Bimsa Olga, Sarah et Albine. De là déboule sur scène, depuis sa place occupée au premier rang du public en contrebas, comme une dégringolade à l’envers, un troisième personnage prénommé Olga : mais oui, « comme la chienne de Michel Drucker » ! L’olibrius est campé par la comédienne et metteur en scène Myriam Gauthier. Ses performances clownesques sont un régal. Cette fois-ci, elle a troqué son nez rouge contre une panoplie juste un peu plus chic que celles des Vamps, le duo comique. Olga est totalement désinhibée à tendance trash. Du théâtre réaliste Âme sensible, s’abstenir. « Vous verrez, tout ça c’est qu’un mauvais moment à passer, dégoise-t-elle dans une gouaille populaire teintée d’accent wallon. […] Mais que ça a dû en mettre du sang partout ! Ça devait plus ressembler à un abattoir qu’à une salle de bain. » Rien ne l’arrête. Elle enchaîne les bourdes : « Et vous êtes-t-y arrivées à récupérer le sol au moins ? Parce que le sang, si t’attends un peu et que tu l’laves à l’eau trop chaude, hé ben tu l’as dans l’cul Lulu ! Tu peux toujours courir pour l’avoir. » Avant de parachever, non sans une dose de bon sens, ses considérations de technicienne de surface déplacées devant les deux sœurs lessivées : « Vot’maman, disez-lui bien qu’après la pluie, vient le beau temps. » Douche écossaise, certes. Cependant, l’effet s’avère radical et instantané sur le public qui étouffe… mais de rire, quant à lui. On est en droit de s’interroger sur la réception Faire prendre conscience des comportements toxiques. d’un tel personnage — coqueluche pour les uns, greluche pour les autres — au regard de la visée utile initiale : la prévention des risques psychosociaux. Le Dr Jean-Pierre Valera est médecin du travail à la MSA de Franche-Comté. C’est lui qui a réactivé l’idée de ce spectacle financé par la prévention des risques professionnels. À l’issue de la première représentation, alors qu’il découvre le fruit du travail de Jean-Pierre George, il relève la dualité d’Olga : « Cette mouche du coche est à la fois victime et porteuse de risques psychosociaux. » Face à l­’interpellation d’un spectateur par notre histrionne, qu’elle n’hésite pas à joliment qualifier de « couillon », il se montre circonspect. Il met en garde : « De manière générale, au quotidien, on ne peut pas préjuger de la réaction de quelqu’un face à des blagues à deux balles ou à de l’ironie. » Pour lui, ce qui importe avant tout, c’est la prise de conscience de la « toxicité » de certains comportements. « Je voudrais être sûr que les gens vont percevoir ce message derrière le rire suscité par la pièce. » Plus tard, il dira : « C’est une pièce d’une extraordinaire richesse qui mériterait d’être introduite, avant chaque représentation, et suivie d’un débat pour amorcer une réponse aux nombreuses interrogations qu’elle a la perspicacité de susciter » (Lire page précédente). Inutile de se voiler la face : nous ne vivons pas non plus dans un monde de Bisounours. On ne fait pas du théâtre réaliste avec des bons sentiments ou sans mettre les pieds dans le plat. Le message est autant illustré en creux par les facéties d’Olga qu’en relief par les voix plus solennelles des deux sœurs ou les vidéos d’une interview d’un ancien collègue de Bertrand projetées par intervalle. « On n’est pas terrible parfois dans la vie », conclut la cadette, Albine, avec des trémolos. Aujourd’hui, le harcèlement professionnel est reconnu comme un délit par une loi de 2002. Un texte encore difficile à faire appliquer. Des prises de conscience s’avèrent nécessaires, justement par la présentation de cette pièce de théâtre. Et d’en appeler à la responsabilité de chacun. « Notre frère est mort parce que, quelque part, un responsable a manqué de couilles, lâche crûment Albine. Mais enfin où est la finalité : dans le travail ou dans les hommes ? » Si on se pose encore la question après la pièce, c’est qu’on est passé à côté de quelque chose. La vie, peut-être bien. — Franck Rozé le bimsa janvier 2015 17