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Nous traversons, stupéfaits et hébétés, une
séquence de tous les dangers : le terrorisme est
désormais le problème majeur. La France a trop
de fois été victime de cette barbarie.
Le débat intellectuel qui s’est engagé cherche
désespérément à comprendre l’irrationnel :
assiste-t-on à une radicalisation de l’islam ou
bien à l’islamisation de la radicalité ? L’analyse
de ce terrorisme se revendiquant de l’islam reste
encore à faire tant la très grande majorité des
victimes de cette folie sont des musulmans. Si
les analyses divergent quant aux mécanismes,
au passage à l’acte, nul doute que l’origine de ces
attaques trouve leur source et leur légitimation
dans le fondamentalisme religieux et ses avatars.
Le monde musulman vit une sourance invisible
aux yeux de la majorité. En eet, la ligne de
démarcation ne se situe pas entre l’ « Orient » et l’
« Occident », mais bien au cœur même de l’islam.
Cette bataille, qui se joue au sein du monde
musulman et de ses diasporas, oppose
d’un côté l’islam traditionnel et spirituel, aux
mouvements intégristes de l’autre. Les cultures
d’islam sont un des enjeux de ce conflit.
J’ai l’intime conviction que le combat contre le
radicalisme qui gangrène et cherche à fracturer
notre société, ne pourra faire l’économie d’une
bataille culturelle d’envergure, adossée à un
contre-discours idéologique.
C’est dans ce contexte troublé que j’ai été élue
présidente de l’Institut des Cultures d’Islam
avec comme projet et ambition de mettre cet
équipement innovant au service d’une meilleure
connaissance des cultures d’islam tant auprès
de ceux qui se reconnaissent dans cette sphère
culturelle que des autres.
Parce que les savoirs, les arts, dessinent des
espaces de rassemblement, de dialogue et
d’émancipation, l’Institut des Cultures d’Islam
ÉDITO
BARIZA KHIARI
PRÉSIDENTE - INSTITUT DES CULTURES D’ISLAM
SÉNATRICE DE PARIS
doit être un vecteur de cette bataille culturelle
en permettant aux français de se (ré)approprier
les « œuvres de l’esprit » au cœur des cultures
d’islam. Face à la barbarie, faisons le pari de
la beauté, de l’intelligence et du débat, pour
faire rempart à l’obscurantisme et éteindre,
ensemble, l’incendie qui se propage.
À l’aune de ce constat et de cette feuille de route,
c’est un pari osé que d’imaginer, de concevoir, et
même de nommer une exposition autour du
grain de blé. Et pourtant ! Le blé est porteur de
sens et reste le socle de l’alimentation humaine.
Le pain, aliment de base en Méditerranée, n’est-
il pas l’instrument de la communion pour le
monde chrétien ?
Le couscous - appelé communément
graine- est au cœur du partage notamment
à l’occasion des fêtes et des célébrations
rituelles. Il fait partie d’un patrimoine culturel
et traditionnel commun à l’aire arabo-
musulmane et méditerranéenne. L’exposition
Sacrées Graines nous invite à un voyage qui
interroge les pratiques politiques, culturelles
et sociales autour d’une graine qui ne prend
toute sa valeur que par le travail qu’elle
nécessite. Cette transformation du grain de blé
en farine, son, semoule, boulgour ou couscous,
est essentiellement dévolue aux femmes.
Le regard et les performances des artistes
mettent en lumière les impensés de pratiques
devenues si usuelles qu’elles ne questionnent
plus, alors même qu’elles sont de plus en plus
chargées de tensions. Dans l’ache à l’honneur,
l’artiste Zoulikha Bouabdellah tient devant son
visage une passoire qui se transforme tant en
bouclier qu’en porte-voix, permettant ainsi à
son regard plein de défi et de sérénité, de faire
voler en éclats le projet politique d’une femme
réduite à la vie domestique. Cette création
intitulée « Ni, ni, ni » réinterprète le fameux
triptyque des « trois singes de la sagesse » qui
dénonce désormais la lâcheté humaine devant
l’insupportable.
Cette exposition, qui explore l’exil, l’immigration,
et le vivre-ensemble sur fond de mondialisation,
établit un lien entre la nourriture et la conscience
d’un mouvement citoyen qui ne cesse de
grandir en faveur d’une agriculture biologique
afin d’orir aux travailleurs de la terre un juste
revenu et aux consommateurs des produits
sains. C’est le sens du soutien apporté par la
Ville de Paris à la promotion des circuits courts,
mais cette approche nécessaire ne résume pas
tous les enjeux.
En eet, la graine de blé, si symbolique, subit
maintes contraintes qui risquent d’en altérer
son sens et sa place. Chacune des étapes -
production, transformation, commercialisation,
et consommation – soulève des
interrogations contemporaines – notamment
environnementales - tout en illustrant les
rapports ancestraux entre agriculture et culture.
Si l’une cultive la terre pour nourrir les corps,
l’autre cultive les âmes pour nourrir l’esprit ;
les deux se rejoignant quand la gastronomie
devient art de la table, convivialité et partage.
Orir, tel un plat à des invités de marque, ces
cultures en partage, telle est l’ambition de
cette saison culturelle riche de près de soixante
événements : passer de Muhammad Ali, figure
mythique de la boxe, musulman et militant
des droits civiques, à la découverte d’une
maître soufie du Kurdistan iranien, Malek Jân
Ne’Mati; se laisser surprendre par une chorale
venue de Nouvelle-Calédonie qui compte
dans son répertoire des chants de déportés,
notamment d'Algérie, transmis de génération
en génération… Sans pour autant oublier les
chants sacrés d'Abir Nasraoui à l’occasion du
Mawlid. Enfin, participer à un nouveau rendez-
vous de conférences-débats, intitulé Islams d’ICI
destiné à favoriser l’élaboration et l’émergence
d’un discours responsable et éclairé sur les
problématiques liées à l’islam aujourd’hui et ici.
Puissent cette exposition et cette saison
culturelle œuvrer en faveur d’une meilleure
connaissance des cultures du monde musulman
et en montrer toute la diversité et l’audace.
Puisse aussi l’Institut des Cultures d’Islam
contribuer à promouvoir tous ces « aventuriers
de la liberté » qui puisent leur inspiration dans
leur(s) histoire(s) afin de modeler les contours
d’une identité moderne qui donne toute sa
place à l’exercice de la citoyenneté.
Zoulikha Bouabdellah
Ni, ni, ni
© Zoulikha Bouabdellah