Trois ans après la chute de Ben
Ali, la Tunisie va enfin se doter
d’une Constitution. Discuté ar-
ticle par article depuis trois semai-
nes, le texte doit être voté au-
jourd’hui. La majorité des deux tiers
des 217 députés est requise. Une se-
conde lecture est prévue si cette ma-
jorité n’est pas atteinte, puis un réfé-
rendum en cas de nouvel échec. Le
texte est le fruit d’un compromis en-
tre islamistes et laïques. Le politolo-
gue Baudouin Dupret, directeur du
centre Jacques-Berque (CNRS, Ma-
roc), juriste et arabisant, analyse le
texte sous l’angle du lien entre droit
positif et loi islamique.
« Sud Ouest ». Le texte écarte la
notion de « charia » mais l’État se
déclare « protecteur du sacré ».
Quelles tensions cela révèle-t-il ?
Baudouin Dupret. À l’inverse de
l’Égypte, aucun texte en Tunisie ne
fait de la charia la source formelle du
droit. La Constitution de 1959 stipule
que « la Tunisie est un État libre, in-
dépendant et souverain, sa religion
l’islam, sa langue l’arabe, son régime
la République ». La formulation vi-
sait à surmonter les divergences au
sein de la première Constituante. Le
préambule invoquait l’islam, inter-
stice où s’est engouffrée la frange
conservatrice du pouvoir judiciaire
pour donner à la charia le statut de
source subsidiaire, notamment
pour le statut personnel.
Des tensions ont resurgi après la
chute du régime Ben Ali. Dans
l’avant-projet déposé en juin 2013, la
référence à l’islam est laconique,
bien que le sujet ait été longuement
débattu et ait suscité de violentes
controverses. Le fait est, qu’en Tuni-
sie et en Égypte, on note une faible
présence du référent islamique dans
les textes officiels malgré la polarisa-
tion de la scène politique autour de
l’opposition islamique-libéral.
Comment se sont conciliées les
deux tendances ?
Ennahda, principal tenant de l’isla-
mo-conservatisme, et qui a gouver-
né à l’issue des élections libres de
2011, a renoncé à mentionner la cha-
ria comme source de la législation.
Cela ne signifiait pas l’abandon du
projet de moralisation islamique de
la société et de l’État, mais seule-
ment, comme dans la Turquie d’Er-
dogan, la préférence d’une appro-
che gradualiste plutôt que d’actions
d’éclat. Ghannouchi, chef d’Ennah-
da, a dit le 26 mars 2012 : « Près de
90 % de nos lois et textes législatifs
ont pour source la charia. » Via l’im-
brication des articles du projet de
Constitution, l’islamité de l’État est
renforcée sans qu’il soit besoin de le
dire expressément. L’article 1er re-
prend la Constitution de 1959, disant
que la religion de la Tunisie est l’is-
lam. La formule est ambiguë, mais
l’article 141 le transforme en « religion
de l’État », excluant qu’une révision
puisse modifier cela. L’article 2 parle
d’« État civil » et l’article 6 charge l’État
de « protéger » la religion. Puisque
celle-ci est l’islam, cela revient à ga-
rantir le recours au référent islami-
que et à son corollaire, la charia, en
cas de besoin ou si le climat politi-
que le permet. Mais cela ne signifie
en aucun cas l’hégémonie islami-
que sur la vie politique et constitu-
tionnelle.
Qui, de l’Égypte ou de la Tunisie,
vous semble la mieux préparée à
sortir de l’autoritarisme ?
L’Égypte fait retour à l’autoritarisme.
La Tunisie, longtemps bloquée, veut
se doter d’une Constitution équili-
brée, sans l’hégémonie que la vic-
toire massive d’Ennahda aux élec-
tions avait fait craindre. Le coup
d’arrêt égyptien de juillet dernier a
servi d’avertisseur aux Tunisiens. Les
voies sont aujourd’hui divergentes :
l’évolution égyptienne, après avoir
été inspirée en 2011 par la tunisienne,
sert aujourd’hui de repoussoir aux
Tunisiens, surtout aux islamistes qui
ont senti le vent du boulet.
Recueilli par Cédric Baylocq
(correspondance spéciale)
(1) Il a dirigé l’ouvrage collectif « La Charia
aujourd’hui » (La Découverte, 2012).
Lors des débats, Lobna Jeribi, députée d’Ettakatol, et Mohamed Hamdi, secrétaire général de
l’Alliance démocratique, face à Sahbi Atig, président du groupe parlementaire d’Ennahda. PH. AFP
TUNISIE Vote historique demain à Tunis : la Constituante devrait adopter enfin la loi
fondamentale. Le politologue Baudouin Dupret y analyse le rôle de référent de l’islam
Avec l’islam en filigrane
Des apparences de
concessions à Kiev
UKRAINE Un calme tendu régnait
hier soir dans le centre de Kiev, où
continuaient de se faire face les for-
ces antiémeutes et des centaines
de manifestants. L’annonce par le
président ukrainien d’un remanie-
ment de son gouvernement, lors
d’une session extraordinaire du
Parlement convoquée la semaine
prochaine, a peu de chances de sa-
tisfaire les opposants. Même si Vik-
tor Ianoukovitch a également indi-
qué qu’il comptait faire libérer
tous les manifestants arrêtés et
amender les lois controversées
adoptées la semaine dernière pour
durcir, jusqu’à la prison ferme, les
sanctions contre les protestataires.
Dans ce contexte, la disparition
d’un militant très actif contre le
pouvoir, après la mort d’un autre,
qui avait été enlevé, alimente les
craintes d’une vague de répression
sanglante parmi les opposants. In-
trouvable selon ses collègues de-
puis mercredi soir, Dmytro Boula-
tov, 35 ans, est l’un des leaders
d’Automaïdan, mouvement de
manifestants en voiture, qui a or-
ganisé plusieurs actions spectacu-
laires devant la résidence de Vitkor
Ianoukovitch.
Les pays européens ont durci
leur position à l’égard de Kiev, dont
l’Allemagne et la France, notam-
ment, ont convoqué les ambassa-
deurs.
Les opposants mènent le bal en Autriche
Entre 6 000 et 10 000 manifestants ont protesté hier soir à Vienne contre
la tenue, au palais impérial de la Hofburg, du bal annuel organisé par le
parti d’extrême droite FPÖ, où Marine Le Pen avait été invitée il y a deux
ans. Quelques incidents mineurs se sont produits le long des trois défilés.
Russie : au tour de Lebedev d’être libéré
Il devait quitter en mai le camp de la région d’Arkhanguelsk où il était
détenu depuis plus de dix ans. Hier, les services pénitentiaires russes
ont annoncé la libération de Platon Lebedev, l’associé de l’ex-magnat
et opposant à Poutine Mikhaïl Khodorkovski, gracié en décembre.
Comme on pouvait s’y attendre, le
dialogue entre le régime de Damas
et ses opposants est mal parti. Il n’a
même pas eu lieu, hier, alors que,
pour la première fois, les deux délé-
gations devaient s’asseoir à la même
table pour un échange de vues arbi-
tré par Lakhdar Brahimi.
Le médiateur des Nations unies a
une tâche ingrate. Après avoir essayé
de convaincre la Coalition nationale
syrienne (CNS) d’entrer en réunion,
il a dû déployer ses talents de négo-
ciateur pour dissuader Walid
Mouallem, le ministre syrien des Af-
faires étrangères, de reprendre
l’avion pour Damas. C’est chose faite,
et les deux parties ont promis de se
retrouver ce samedi dans les locaux
de l’ONU pour tenter enfin de se par-
ler sérieusement.
Pour quel résultat ? Les diploma-
tes sont très, très sceptiques. Ils répè-
tent à l’envi que la simple présence
d’envoyés du régime Assad et de
l’opposition face à face est en soi une
victoire. On se contente de peu, car,
sur le terrain, les combats se pour-
suivent comme si de rien n’était.
Quant à la situation humanitaire,
elle est si dégradée qu’on a appris
hier que, dans le camp de réfugiés
de Yarmouk (au sud de Damas),
63 personnes – dont des femmes et
des enfants – étaient mortes de faim
et par manque de soins médicaux.
C’est peut-être par un compromis
autour de l’accès aux civils en dan-
ger de mort et des cessez-le-feu loca-
lisés que la négociation de Genève
pourrait parvenir à un premier ré-
sultat. Tel est l’espoir des observa-
teurs mais, pour l’instant, la lutte se
cristallise toujours autour du sort
de Bachar al-Assad dans la transition.
Et ce point est tellement conflictuel,
les positions sont si irréconciliables,
qu’aucun progrès n’aura lieu si on
ne parle pas d’abord d’autre chose.
« Un manque de sérieux »
Vieux routier de la diplomatie, Wa-
lid Mouallem a menacé de plier ba-
gage en dénonçant le « manque de
sérieux » d’une opposition qui per-
siste à vouloir lui faire avaler une
transition sans Bachar. Le ministre
syrien joue sur du velours, car la
feuille de route de la réunion de Ge-
nève, corédigée par les Américains
et les Russes, reste floue sur ce point
qui n’a jamais fait consensus, ni en-
tre les intéressés, ni entre leurs par-
rains respectifs.
« Les deux parties se réuniront,
personne ne partira demain (same-
di, NDLR), ni dimanche », a promis
Lakhdar Brahimi, qui promet que
la négociation fera enfin « un pas »
après le « demi-pas » d’hier.
Et pour que la réunion de ce same-
di ne se limite pas à un dialogue de
sourds, le médiateur en a appelé à
tous ceux – Américains, Russes, Eu-
ropéens, monarchies du Golfe – qui
ont quelque influence, pour « faire
avancer le processus ». Le problème
est que, depuis plusieurs semaines,
les pressions des uns et des autres
sur les acteurs syriens semblent de
moins en moins efficaces…
Christophe Lucet
SYRIE Hier, le premier
échange direct entre la
délégation du régime et
l’opposition a été annulé
La négociation de Genève 2 sous haute tension
Walid Mouallem à son arrivée.
PHOTO SALVATORE DI NOLFI/EPA
■ MALI
Onze djihadistes ont été tués et un
soldat français blessé lors d’une
opération des forces françaises
dans le nord du Mali. Les jours du
militaire ne sont pas en danger.
■ ÉGYPTE
Un attentat à la voiture piégée a
visé hier le siège de la police
du Caire, premier d’une série de
quatre attentats ayant fait six
morts dans la capitale égyptienne,
à la veille du troisième anniversaire
de la révolte qui avait chassé Hosni
Moubarak du pouvoir.
EN BREF