L`Introduction du marxisme en France. Philosoviétisme et sciences

82
Comptes
rendus
/
Sociologie
du
travail
58
(2016)
80–114
L’Introduction
du
marxisme
en
France.
Philosoviétisme
et
sciences
humaines
(1929-1939),
I.
Gouarné.
Presses
universitaires
de
Rennes,
Rennes
(2013).
290
pp.
Comme
l’admet
Isabelle
Gouarné
dans
l’introduction
de
son
ouvrage,
parler
d’«
introduction
du
marxisme
en
France
»
à
propos
des
années
1920
et
1930
a
de
quoi
surprendre,
la
pensée
de
Marx
et
d’Engels
étant
alors,
et
de
longue
date,
une
référence
centrale
du
mouvement
ouvrier
franc¸ais.
C’est,
explique-t-elle,
qu’intervient,
durant
l’entre-deux-guerres,
une
double
inflexion
dans
la
réception
franc¸aise
des
idées
de
Marx.
Longtemps
restées
cantonnées
au
champ
politique,
celles-ci
gagnent
le
champ
académique
;
les
programmes
de
recherche
qu’elles
définissent
sont
désormais
médiatisés
par
le
monde
communiste
et
la
diffusion
des
travaux
des
scientifiques
soviétiques.
Pour
rendre
compte
de
cette
séquence,
I.
Gouarné
prend
pour
objet
la
commission
scientifique
(CS)
du
Cercle
de
la
Russie
neuve
(CRN).
Maillon
de
la
diplomatie
culturelle
de
l’URSS,
la
CS
réunit
quarante
des
principaux
importateurs
des
nouvelles
lectures
de
Marx
proposées
par
la
science
soviétique.
Elle
se
révèle
en
outre
un
observatoire
privilégié
des
rapports
des
intellectuels
franc¸ais
de
l’époque
à
l’URSS
et
au
communisme.
En
combinant
une
importante
enquête
sur
archives
avec
le
dépouillement
des
revues
intellectuelles
d’avant-garde,
et
l’analyse
des
écrits
biographiques
des
membres
de
la
CS,
l’étude
propose
une
histoire
sociale
des
idées
politiques
et
des
savoirs,
attentive
à
leurs
contextes
de
production
et
à
leurs
modalités
de
circulation
et
d’appropriation.
La
première
partie
du
livre
étudie,
à
partir
des
trajectoires
des
membres
actifs
de
la
CS
du
CRN,
les
ressorts
de
ce
que
l’auteur
appelle
le
«
philosoviétisme
»,
à
savoir
«
l’ensemble
des
attitudes
favorables
et
des
rapports
positifs
envers
le
communisme
soviétique
»
(p.
12).
Le
premier
chapitre
est
centré
sur
les
avant-gardes
littéraires
et
artistiques
(revue
Clarté,
groupe
Philosophies,
groupe
des
surréalistes).
L’auteur
y
met
en
évidence
la
fac¸on
dont
l’idéal
révolutionnaire
communiste
entre,
au
sein
de
ces
groupes,
en
résonance
avec
les
stratégies
de
rupture
mises
en
œuvre
dans
le
domaine
esthétique,
et
qui
peuvent
constituer
le
moyen
de
faire
carrière
tout
en
restant
fidèle
à
des
origines
modestes.
Le
deuxième
chapitre
porte
sur
les
universitaires
et
scientifiques
présents
au
sein
de
la
CS.
Selon
I.
Gouarné,
ceux-ci
trouvent
dans
l’engagement
communiste
le
moyen
de
«
compenser
l’ésotérisme
du
travail
scientifique
»
en
s’appuyant
sur
une
doctrine,
le
marxisme,
qui
cultive
«
un
rapport
intellectualisé
au
politique
»
en
accord
avec
leurs
dispositions
(p.
59).
La
deuxième
partie
est
consacrée
à
la
CS
du
CRN
et
à
sa
fonction
dans
la
constitution
d’un
marxisme
académique
franc¸ais.
Il
y
est
rendu
compte,
conjointement,
des
contraintes
pesant
sur
les
intellectuels
philosoviétiques
franc¸ais
et
de
leurs
marges
d’autonomie.
Cela
suppose
de
resi-
tuer
la
CS
du
CRN
au
sein
de
la
diplomatie
culturelle
soviétique,
marquée
par
la
concurrence
entre
l’Internationale
communiste,
censée
s’adresser
prioritairement
aux
classes
populaires,
et
la
Société
panrusse
pour
les
relations
culturelles
avec
l’étranger
(VOKS),
dont
dépend
le
CRN
et
dont
la
fonction
est,
à
l’inverse,
d’introduire
le
marxisme
au
sein
des
élites
intellectuelles.
Comme
le
montre
le
chapitre
3,
l’activité
médiatrice
de
la
CS
dépend
toutefois
étroitement
de
la
capacité
de
ses
membres
à
s’approprier
les
travaux
soviétiques
en
fonction
de
la
position
qu’ils
occupent
au
sein
de
leur
espace
professionnel
d’appartenance.
En
témoigne
par
exemple
l’intérêt
rencontré
par
l’histoire
des
sciences
soviétique,
ressource
politique
pour
ces
partisans
d’une
plus
grande
professionnalisation
de
la
recherche
scientifique.
Le
chapitre
4
montre
notamment
comment
la
concurrence
entre
la
légitimité
académique
des
scientifiques
de
la
CS
et
la
légitimité
partisane
des
«
intellectuels
thoréziens
»
explique
la
relecture
philosophique
de
Marx
qui
s’impose,
via
les
relais
éditoriaux
du
Parti
communiste
franc¸ais
(PCF),
à
l’ensemble
du
champ
intellectuel
franc¸ais
durant
la
seconde
moitié
des
années
1930.
Cette
relecture
se
prolonge
dans
la
création
de
la
revue
Comptes
rendus
/
Sociologie
du
travail
58
(2016)
80–114
83
La
Pensée,
qui
fait
naître
une
position
nouvelle
au
sein
du
champ
intellectuel
franc¸ais,
baptisée
«
rationalisme
moderne
»
(chapitre
5).
Cela
passe
par
un
travail
de
mise
en
tradition
de
la
pensée
marxienne,
qui
fait
du
matérialisme
dialectique
la
forme
renouvelée
d’un
rationalisme
franc¸ais
dont
Descartes
serait
la
figure
fondatrice.
Comme
le
montre
I.
Gouarné,
l’enjeu
est
inséparable-
ment
intellectuel
et
politique.
Réponse
à
l’anti-positivisme
des
mouvements
spiritualistes
(qui
peuvent
notamment
se
réclamer
d’Henri
Bergson),
la
volonté
d’enraciner
le
canon
intellectuel
communiste
au
sein
d’une
tradition
franc¸aise
prolonge,
sur
le
terrain
intellectuel,
la
politique
de
«
main
tendue
»
mise
en
œuvre
par
le
PCF
dans
le
cadre
du
Front
populaire.
La
troisième
partie
porte
sur
les
programmes
de
recherche
issus
de
cette
première
réception
académique
du
marxisme.
Longtemps
opposées,
la
sociologie
durkheimienne
et
les
idées
de
Marx
sont
en
particulier
de
plus
en
plus
souvent
associées
durant
la
seconde
moitié
des
années
1930.
Ce
travail
d’hybridation
est
le
fait
d’intellectuels
qui,
comme
René
Maublanc,
ont
initialement
été
socialisés
au
sein
des
sciences
sociales
durkheimiennes
avant
de
s’engager
auprès
du
PCF.
Ce
dernier
est
ainsi
conduit
à
contester
l’étiquetage
conservateur
d’Émile
Durkheim
et
à
souligner
les
convergences
entre
sa
sociologie
et
le
matérialisme
historique
:
causalisme,
holisme,
refus
de
l’introspection,
matérialisme,
y
compris
dans
l’étude
des
idées.
Mis
en
manuel
par
Armand
Cuvillier,
ce
durkheimo-marxisme
se
décline
sous
différentes
formes
dans
les
études
folkloristes
d’André
Varagnac
ou
dans
les
enquêtes
statistiques
d’Henri
Mougin
sur
les
classes
moyennes.
La
réussite
de
cette
synthèse
est
également
attestée
par
les
premiers
contacts
entre
les
fondateurs
de
l’école
des
Annales,
Marc
Bloch
et
Lucien
Febvre,
et
les
membres
de
la
CS
du
CRN.
D’abord
prudents,
ceux-ci
conduisent
progressivement
à
la
constitution
d’un
réseau
d’échanges
entre
l’équipe
des
Annales
et
la
CS
du
CRN
autour
de
l’histoire
et
de
la
sociologie
du
travail
et
des
techniques.
Ce
réseau
d’échanges
ne
survit
guère,
toutefois,
au
mouvement
de
fermeture
que
connaît
à
nouveau
le
PCF
à
partir
de
1938,
et
dont
témoigne
la
mise
en
cause
de
l’ouvrage
de
Georges
Friedmann,
De
la
Sainte
Russie
à
l’URSS1.
On
peut
regretter
que
l’entrée
par
les
trajectoires
individuelles
et
par
les
œuvres
conduise
sou-
vent
à
une
analyse
séparée
des
différents
membres
du
groupe.
Les
interactions
et
les
échanges
en
son
sein
(sociabilités
internes,
modalités
de
contrôle,
formes
d’interconnaissance
etc.)
sont
de
ce
fait
négligées,
la
commission
scientifique
pouvant
parfois
n’apparaître
que
comme
un
prétexte
justifiant
la
réunion
de
ces
auteurs
au
sein
d’une
même
étude.
C’est
toutefois
tout
l’intérêt
du
livre
que
de
proposer
un
découpage
de
l’histoire
intellectuelle
qui
ne
se
superpose
pas
aux
frontières
entre
disciplines
ou
entre
mouvements
intellectuels
constitués.
À
l’intersection
de
l’histoire,
de
la
sociologie
et
de
la
science
politique,
l’ouvrage
d’Isabelle
Gouarné
offre
ainsi
une
contribution
essentielle
à
plusieurs
domaines
de
recherche
en
cours.
À
la
sociologie
des
intellectuels
commu-
nistes,
tout
d’abord,
en
donnant
à
voir
la
genèse
de
modèles
d’intervention
encore
mal
définis
compagnons
de
route
»,
«
conseillers
du
prince
»2,
etc.),
ainsi
qu’un
premier
travail
de
codi-
fication
de
la
doctrine
thorézienne
relative
au
rôle
des
intellectuels.
Contribution
à
une
histoire
transnationale
des
savoirs,
l’ouvrage
démontre
ensuite
que
la
réception
franc¸aise
du
marxisme
soviétique
ne
saurait
être
dissociée
des
oppositions
qui
traversent
le
champ
intellectuel
sovié-
tique
et
des
modalités
concrètes
de
leur
circulation
(visites
des
intellectuels
franc¸ais
en
URSS,
dispositif
institutionnel
de
la
diplomatie
culturelle
soviétique,
etc.).
Enfin,
l’intérêt
du
livre
est
également
d’opérer
une
archéologie
de
classifications
intellectuelles
nouvelles
ou
renouvelées,
1À
propos
de
cette
mise
en
cause,
voir
Mazuy,
2004
2Sur
le
concept
de
«
conseillers
du
prince
»
appliqué
aux
intellectuels
communistes,
et
plus
largement
sur
les
différents
rôles
dont
ces
derniers
sont
investis
au
sein
du
PCF,
voir
Matonti,
2005.
84
Comptes
rendus
/
Sociologie
du
travail
58
(2016)
80–114
telles
les
oppositions
entre
«
matérialisme
»
et
«
spiritualisme
»,
«
mécanisme
»
et
«
dialectique
»,
ou
«
théorie
»
et
«
pratique
».
Nées
de
l’opposition
à
l’anti-positivisme
de
la
droite
littéraire
des
années
1930,
leur
fortune
s’est
révélée
beaucoup
plus
durable.
Références
Matonti,
F.,
2005.
Intellectuels
communistes.
Essai
sur
l’obéissance
politique.
La
Découverte,
Paris.
Mazuy,
R.,
2004.
Des
voyages
aux
doutes
:
Georges
Friedmann
en
URSS.
In:
Grémion,
P.,
Piotet,
F.
(Eds),
Georges
Friedmann
:
un
sociologue
dans
le
siècle,
1902-1977.
CNRS
Éditions,
Paris,
pp.
21-28.
Mathieu
Hauchecorne
Centre
de
recherches
sociologiques
et
politiques
de
Paris
(CRESPPA-LabTop),
UMR
7217
CNRS,
Université
Paris
8
Vincennes
Saint-Denis,
Université
Paris
Ouest-Nanterre,
59-61,
rue
Pouchet,
75849
Paris
Cedex
17,
France
Adresse
e-mail
:
Disponible
sur
Internet
le
16
janvier
2016
http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2015.12.003
Du
temps
acheté.
La
crise
sans
cesse
ajournée
du
capitalisme
démocratique,
W.
Streeck.
Gallimard,
Paris
(2014).
400
pp.
Spécialiste
allemand
reconnu
des
relations
professionnelles
et
de
l’analyse
des
institutions
du
capitalisme,
Wolfgang
Streeck
présente
dans
cet
ouvrage
un
diagnostic
fouillé
et
pessimiste
de
la
crise
actuelle
de
l’Union
européenne,
vue
comme
exemplaire
de
la
rupture
des
liens
entre
capita-
lisme
et
démocratie.
Tiré
des
conférences
Adorno
prononcées
en
20121,
le
livre
met
en
exergue
dès
son
titre
l’influence
délétère
et
la
résilience
de
la
financiarisation
du
monde
:
«
Du
temps
acheté
»,
c’est-à-dire,
au-delà
de
la
dynamique
du
crédit,
la
fuite
en
avant
d’échec
en
rebond.
Sous
l’égide
d’institutions
non
démocratiques,
au
premier
rang
desquelles
figure
la
Banque
centrale
euro-
péenne,
l’Union
monétaire
est
en
train
de
détruire
la
dimension
sociale
de
l’Europe
et
d’entériner
la
dictature
des
marchés
financiers
tout
comme
la
domination
de
l’Allemagne
néo-libérale.
La
voie
de
sortie
selon
W.
Streeck,
en
l’absence
d’une
perspective
crédible
d’approfondissement
démo-
cratique
de
la
construction
européenne,
serait
une
réforme
de
l’Euro
autorisant
les
dévaluations
et
redonnant
par
même
des
marges
de
manœuvre
aux
États-nations.
Le
livre
comprend
en
fait
trois
documents
:
le
texte
principal,
chronique
raisonnée
des
avatars
de
l’État
national
et
supranational
en
Europe
des
années
1960
à
nos
jours
;
la
postface,
réponse
aux
critiques
formulées
par
Jürgen
Habermas
à
l’édition
allemande
originale
de
2013
;
et
les
notes
de
bas
de
page,
copieuses
et
souvent
polémiques,
qui
apportent
des
compléments
substantiels
à
l’argumentation.
Les
apports
de
l’ouvrage
tiennent
à
sa
puissance
synthétique
et
à
sa
hauteur
de
vue.
Rassemblant
en
trois
chapitres
trois
versions
successives
de
l’État
l’État
fiscal,
l’État
débiteur
apparu
à
l’occasion
de
la
crise
commencée
en
2007,
et
l’État
de
consolidation
cherchant
à
rembourser
ses
dettes
—,
la
narration
montre
le
jeu
des
enchaînements
qui
ont
conduit
en
Europe
d’une
situation
«
fordienne
»
et
«
keynésienne
»
à
une
situation
«
hayékienne
»
domine
la
loi
des
«
gens
du
1Les
«
Frankfurter
Adorno
Vorlesungen
»
ou
«
Conférences
Adorno
»
sont
organisées
annuellement
depuis
2002
par
l’Institut
Für
Sozialforschung
(IFS)
de
Francfort
en
collaboration
avec
les
éditions
Suhrkamp
:
http://www.ifs.uni-frankfurt.de/veroeffentlichungen/adorno-vorlesungen.
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