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SAMEDI 16 MAI 2015 éclairages|15
Migrants | par sergueï
POLITIQUE |CHRONIQUE
par françoise fressoz
La raison contre la peur
Etrange quinquennat qui néglige cette
donnée essentielle qu’est la pédagogie ! Il
aura fallu que se coagule une dangereuse
coalition de mécontents, venus des rangs de la
droite, mais aussi un peu de ceux de la gauche,
de cinq syndicats, mais aussi d’intellectuels qui
ne sont pas tous des « pseudo », pour que Fran-
çois Hollande sonne la mobilisation autour de
la réforme du collège et prenne la défense de la
ministre de l’éducation nationale, Najat Vallaud-
Belkacem, devenue la cible de critiques peu ra-
goûtantes.
Assiégée, la gauche redécouvre que l’éduca-
tion a toujours fait partie de ses grandes ba-
tailles et que celle-ci est d’autant plus impor-
tante à mener qu’elle rejoint l’objectif prioritaire
que s’était fixé le candidat Hollande pendant la
campagne : la jeunesse. Que la bataille soit per-
due, et ce sera l’échec personnel du président.
Le gouvernement le comprend, il est prêt à se
battre, à faire front, à ériger camp contre camp la
grande bataille éducative. Mais quel retard à l’al-
lumage ! Quel défaut de pédagogie pour vendre
cette réforme cathédrale qui prétend faire bou-
ger tous les paramètres en même temps : le
mode de fonctionnement du collège, les prati-
ques éducatives, les programmes, et ce en un
temps record, puisque tout doit être opération-
nel à la rentrée 2016.
FANTASMES DE LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE
Le « mammouth » avait bien travaillé, tout était
prêt, mais il manquait le sens général et, entre-
temps, toutes les peurs, tous les fantasmes qui
taraudent la société française se sont incrustés,
révélateurs spectaculaires de la crise d’identité
et de la peur du déclassement qui rongent le
pays : l’élite républicaine a manifesté son refus
d’être sacrifiée sur l’autel de la massification, les
classes moyennes ont dit leur crainte d’être ti-
rées vers le bas.
Et comment leur en tenir rigueur, vu l’état ac-
tuel du collège, qui non seulement fabrique des
inégalités, mais conduit l’ensemble du système à
l’échec ? Simplement, il aurait fallu prendre la
peine d’expliquer en quoi l’autonomie accrue des
établissements et le suivi personnalisé des élèves
peuvent être l’occasion de changer la donne.
Là-dessus se greffent d’autres peurs bien plus
difficiles à combattre, car elles touchent à l’im-
migration, rejoignent le fantasme du « grand
remplacement », se nourrissent de la crainte de
l’islam, complaisamment agitée par le FN et re-
layée par l’UMP. Si on met les critiques bout à
bout, tout serait conçu pour que l’enseignement
de l’islam détrône celui de la chrétienté, que le
latin et le grec deviennent des langues vraiment
mortes, que l’allemand disparaisse.
Et, comme par hasard, cette opération de liqui-
dation serait menée par une ministre qui porte
le nom de Belkacem et que Nicolas Sarkozy com-
pare à Christiane Taubira dans le « combat ef-
fréné pour la médiocrité ». Cela s’appelle de la xé-
nophobie rampante, et cela préfigure la grande
bataille de l’identité qui se jouera en 2017.
C’est pourquoi les jours à venir sont cruciaux
pour la gauche : elle doit parvenir à déminer les
fantasmes, raisonner les esprits, expliquer sa ré-
forme et convaincre. Une nouvelle bataille des
Lumières, mais dans les pires conditions.
MÉDIATEUR
pascal galinier
L’islam, encore l’islam, toujours l’islam…
Luz, le dessinateur de Charlie Hebdo,
n’entend pas « passer sa vie à dessiner
Mahomet ». Certains lecteurs aussi aimeraient
tourner la page, « face à un risque d’emballe-
ment dont nous devons nous prémunir », re-
doute Francis Demigneux, de Saint-Julien-les-
Villas (Aube). « Un peu comme si nous étions
tous à bout de tolérance comme on peut être à
bout de souffle », résume Raoul Bareiss, de
Saint-Amarin (Haut-Rhin).
Quatre mois après les tueries de janvier, alors
que les « anti-Charlie » retrouvent de la voix,
un titre de « une » a interpellé les lecteurs, celui
du 30 avril, « Les jupes longues des musulma-
nes, nouvelle fracture à l’école », sur cette collé-
gienne de Charleville-Mézières rappelée à l’or-
dre laïque par la direction de son collège. « C’est
prendre les lecteurs pour des voyeurs incul-
tes… », assène Michel Martel (Maillezais, Ven-
dée). « Cela permet à de petits provocateurs de
se prendre pour ce qu’ils ne sont vraiment pas »,
estime Michel Denizart, de La Fère (Aisne).
Dans la ligne de mire, la photo de la jeune Sa-
rah tout sourire sous son voile aussi noir que
sa jupe, à l’épaule un sac à main rose d’ado de
son âge. « Cela la rend plus vulnérable auprès
des islamistes radicaux qui doivent être ravis de
tout le bruit fait autour de cette affaire », pré-
vient Muriel Herrenschmidt, d’Emerainville
(Seine-et-Marne). « En toute cohérence, Sarah
aurait dû refuser sa publication, admet Chris-
tine Traxeler (Paris). Vous avez raison de mettre
face à face les crispations ridicules de certains
fonctionnaires et le but provocateur de ces
choix vestimentaires. Mais vous auriez dû en ti-
rer les conséquences et donner à ce prurit une
importance proportionnée dans vos colonnes. »
Jean-Pierre Andry, d’Arnas (Rhône), en a, lui,
« ras la capuche et la casquette [de] cet accou-
trement que même les jeunes filles d’Alger ou de
Tunis répudient (un terme approprié) ». Ancien
enseignant, il aurait « évidemment réagi de la
même façon que la principale du collège ». Mais
les temps ont changé : « J’ai enseigné à des mil-
liers d’élèves de “toutes les couleurs”. Jamais l’ap-
partenance religieuse n’a été un problème. Ja-
mais revendiquée. Un seul lien : les mots “tra-
vail”, “amitié”, “courage”, “fraternité”. »
L’esprit du 11 janvier, on le voit, n’a pas dé-
serté le courrier de nos lecteurs. D’où les réac-
tions à une autre manchette, celle du 8 mai, re-
latant la fracture de la gauche provoquée par
l’après-« Charlie », avec le livre polémique
d’Emmanuel Todd et la réponse de Manuel
Valls dans nos colonnes. « L’imposture, c’est de
prétendre que nous avons défilé par haine de
l’islam ou pour affirmer la domination de la
race blanche. La réalité est beaucoup plus sim-
ple : nous avons défilé pour protester contre l’as-
sassinat d’hommes et de femmes », s’agace Phi-
lippe Niogret (Paris). « Ne faudrait-il pas que les
musulmans se félicitent d’être aussi libres de
pouvoir pratiquer en France leur religion ? », se
demande René Steverlinck, de Marcq-en-
Barœul (Nord). « Les quelques intellectuels cités
n’ont pas, heureusement, le pouvoir de fracturer
la gauche », veut se rassurer Christian Gilain,
de Fontenay-aux-Roses (Hauts-de-Seine).
LONG CHEMIN ESCARPÉ
« N’oubliez pas, M. Todd, dans les cités dites
“sensibles”, l’abandon par la République de
ceux et celles qui refusent le communauta-
risme. Ils (surtout elles) subissent un chantage
religieux d’une bêtise et d’une brutalité
écœurantes », lance Raoul Bareiss, qui se re-
vendique lui aussi de son expérience (de mé-
decin qui a, dit-il, « vu évoluer nos compatrio-
tes sur trois, voire quatre générations »). Lui
conseille de lire, plutôt que celui de M. Todd, le
livre d’Abdennour Bidar Lettre ouverte au
monde musulman (Les Liens qui libèrent, 64 p.,
5,80 €), qui prône la « [sortie] de la religion, non
pas en la bafouant, non pas en la rejetant, mais
seulement en déplaçant le curseur de son in-
fluence parce que le temps programmé est venu
de le faire ». Un pavé essentiel sur la route de
l’« islam des Lumières », en somme.
Un long chemin escarpé, si l’on observe « la
réalité quotidienne de la République française,
héritière des Lumières et fière de sa laïcité » dé-
crite dans notre éditorial du 7 mai, après l’af-
faire de la jupe et celle des élèves fichés par le
maire de Béziers. « Islam : une semaine ordi-
naire en France », soupirait notre titre… Yves Le
Dantec (Brest) soupire lui aussi dans sa longue
missive. « Quand une société en est arrivée à
mesurer la longueur des jupes à l’école et à les
mettre en relation avec une couleur de peau ou
une religion, on n’est plus au pays des droits de
l’homme, mais sur le chemin de la dictature de
la pensée », écrit ce lecteur de 67 ans, breton
« de culture laïque », mais converti à l’islam de-
puis treize ans. « Il est encore temps de réfléchir
et de réagir », veut-il croire.
C’est aussi l’espoir de Francis Demigneux
dans son vibrant plaidoyer, « qui n’est ni le fait
d’un journaliste, ni d’un philosophe, ni d’un in-
tellectuel, seulement d’un Français moyen qui
souhaite pour ses enfants et ses petits-enfants
une France réunie et apaisée », tient-il à préci-
ser. « Que l’Etat fixe des limites claires et raison-
nables aux exigences d’une religion qui ne peut
pas se pratiquer en France de la même façon
qu’au Maghreb », pourquoi pas ? Mais c’est « en
faisant la part de ce qui est important et de ce
qui est accessoire », conclut-il, que « la société
française pourrait gagner, en termes d’intégra-
tion, ce qu’elle aurait perdu sous forme de laïcité
vestimentaire ».
De la « laïcité vestimentaire » à l’ « islam des
Lumières »… Non, chers lecteurs, Le Monde
n’est pas près de tourner la page…
Mediateur.blog.lemonde.fr
@pasgalinier
DANS LA LIGNE DE
MIRE, LA PHOTO
DE LA JEUNE
SARAH TOUT
SOURIRE SOUS
SON VOILE AUSSI
NOIR QUE SA JUPE
Entre « laïcité vestimentaire » et « islam des Lumières »
Fusillés célèbres
et anonymes
sous l’Occupation
LIVRE DU JOUR
marc-olivier bherer
Des libérateurs ? La libération par l’armée du
crime ! », clamait l’« affiche rouge » placar-
dée par l’occupant allemand et le régime de
Vichy pour dénoncer la Résistance. Les pho-
tos de dix des vingt-trois membres du réseau Francs-ti-
reurs et partisans de la Main-d’œuvre immigrée (FTP-
MOI) arrêtés en 1943 puis exécutés en 1944 y figurent.
Juive d’origine roumaine, Olga Bancic est la seule femme
du groupe dirigé par Missak Manouchian et n’apparaît
pas sur l’affiche.
Le destin de cette jeune femme, tuée le jour de son tren-
te-deuxième anniversaire, est raconté dans le diction-
naire biographique Les Fusillés (1940-1944), qui rassem-
ble 4 425 fusillés, guillotinés, suicidés pour échapper à
l’exécution, ou morts sous la torture pendant l’Occupa-
tion en France et en Alsace-Lorraine, alors annexée par
l’Allemagne. Plus de cent auteurs, sous la direction des
historiens Claude Pennetier, Jean-Pierre Besse, Thomas
Pouty et Delphine Leneveu, ont contribué à cette somme
impressionnante. Sans prétendre à l’exhaustivité, les
auteurs souhaitent que leur ouvrage encourage les re-
cherches pour mieux faire connaître ceux qui perdirent
leur vie aux mains de l’occupant.
RECOMPOSER LA MÉMOIRE
Ce dictionnaire fait le choix de restreindre la notion de
fusillés à ceux qui subirent d’abord un procès, pour les
distinguer de ceux qui furent victimes d’exécutions
sommaires. Comprise ainsi, la fusillade après condam-
nation n’est pas le moyen de mise à mort privilégié, mais
la publicité qui accompagne ces mises à mort et le fait
qu’elles se déroulent en France les distinguent. Elles
jouent à ce titre un « rôle fondamental dans la prise de
conscience de la nature criminelle du pouvoir nazi ».
Le travail de l’historien est de recomposer la mémoire
que les nazis ont voulu oblitérer en se débarrassant des
corps des suppliciés dans des fosses communes ou en les
enterrant de façon anonyme, afin d’empêcher les visites.
Les familles n’ont pas eu l’occasion de voir la dépouille de
leurs proches une dernière fois. Après la guerre, la recher-
che des tombes s’est avérée le plus souvent vaine.
Faire parler les archives et rassembler l’information re-
cueillie par les associations et par les musées se révèle
ainsi fort utile pour faire revivre des gens souvent
oubliés en dépit de leur courage. Olga Bancic n’est pas
tout à fait une inconnue, fort heureusement. Mais que
dire de Ric, fusillé le 28 mars 1944, selon les registres te-
nus par les Allemands, sans que l’on sache rien de plus
sur lui ? Une hypothèse s’impose pour expliquer le peu
d’informations dont nous disposons à son sujet : il
aurait refusé de parler sous la torture, voire de décliner
son identité, s’enfermant dans un mutisme héroïque
pour ne pas trahir ses compagnons d’armes.
Les Fusillés (1940-1944)
sous la direction de Claude
Pennetier, Jean-Pierre Besse,
Thomas Pouty
et Delphine Leneveu
éd. de l’Atelier, 1 952 pages, 30 €