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Conclusion
La philosophie est du désir den savoir un peu plus,
elle est donc un certain savoir. C’est le savoir que jexiste.
Découvrir quil sagit de savoir, cest la clé, cest le sésame.
Constater quil sagit dune énigme ne provoque aucun blo-
cage. C’est un savoir énigmatique qui nest pas fait pour
être compris, mais pour être su. Il est fait de résonances.
Il ne s’apprend pas, il sécoute. La philosophie est loreille
pour cette écoute. Loreille na pas à être ne, il ny a pas
à éduquer son ouïe. Elle ne doit que sabandonner. Mon
existence vibre et moffre ainsi de quoi penser, moffre la
pensée. La vibration est créatrice. Un paysage qui vibre
produit de la beauté, un humain qui vibre produit de lhu-
manité, mon existence qui vibre produit de la pensée. La
philosophie nous pousse donc à dire « je ». Au fond, elle
dit toujours « je ». « On », « nous », « l’Être », « la pensée »,
sont des substituts du « je ». Mais elle nest pas de légo-
centrisme, ni de légotisme. Car il sagit de résonances, pas
de différences. Je suis différent de toi, mais ce nest pas
cela qui compte. Je voudrais juste vibrer comme toi ou je
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voudrais que tu vibres comme moi. Il ny a pas dexclu-
sivité de la résonance. Et pourtant elle mest plus propre,
cette résonance, que toute différence qui me distingue de
toi. Mais de ce qui mest le plus propre, tu nes pas exclu.
Nous sommes tous formés dune résonance qui a su ou
a pu sentretenir. Le lm de Marcel Trillat, 300 jours de
colère, raconte l’occupation de leur lieu de travail par les
123 salariés dune usine textile du groupe Mossley, en liqui-
dation judiciaire. Ils saccrochent désespérément à leur tra-
vail. Ils saccrochent aussi passionnément à un lieu. Un lieu
de bruits assourdissants qui se sont brusquement tus, de
machines infernales qui ne tournent plus. On y voit une
ouvrière qui revient à son poste de travail. Elle reproduit le
geste quelle devait faire des milliers de fois en une journée.
On imagine les cadences et le vacarme denfer. Elle évoque
les allergies, la poussière qui attaquait les yeux. Mais elle
ajoute : « Jai commencé là-dedans… Javais dix-sept ans
J’ai trouvé ça fascinant… C’était beau… » Elle ne veut pas
dire quelle trouvait ce travail « intéressant ». Elle veut dire
que ce travail, cétait son lieu, son point de joie et divresse,
son vertige inme à elle. Il pouvait être harassant, ininté-
ressant, dangereux peut-être, mais elle y trouvait sa réso-
nance, son énigme. Elle avait mis sa vie à lunisson d’une
impression première de beauté qui était sa découverte à
elle. Qui aurait imagiquil y eût de la beauté, en tout
cas cette beauté dont elle parle avec émotion ?
Comme cette ouvrière, nous nous sommes mis un jour
à vibrer. La source de cette vibration pouvait être une idée,
un lieu, une rencontre, une lecture, une musique. À cette
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occasion, nous avons surpris le monde, nous lui avons sur-
pris un aspect, un visage, un paysage. Une facette nétait
tournée que vers nous, parce quelle naissait de notre seule
présence, du seul et simple fait de notre existence. Il y a
toujours un moment nous saisissons dans les choses
une beauté à laquelle nous ne pouvions pas nous attendre.
Beauté surprise et qui nous surprend. Ainsi Swann, le per-
sonnage de Proust, capte un jour dans les traits dOdette
une ressemblance avec le visage d’une lle de Jéthro dans
la fresque de Botticelli. Il lui trouve alors une beauté quil
nattendait pas chez cette femme quil navait jamais trouvée
vraiment belle et qui nétait pas son genre. Comme Swann,
nous sommes tous les inventeurs dune forme insoupçon-
née de beauté. Nous ne savons vivre quà partir de notre
trouvaille à nous. Il ny a pas d’autre solution. La philo-
sophie est le résultat de cette absence absolue dalterna-
tive : on ne peut penser quen faisant vibrer notre trouvaille,
quen faisant reluire une beauté qui ne vient au monde que
par nous. C’est ce que Socrate cherche à dire à Alcibiade.
« Connais-toi toi-même » veut dire : « Cherche ce que tu
éveilles de beau dans le monde, cherche ta beauté, ta voie
en beauté. » Cette connaissance de soi a la forme d’un soin
de soi-même, comme Socrate le répète à plusieurs reprises
au jeune athénien. Veiller sur soi, cest entretenir ce que
lon a éveillé au monde en existant, entretenir la résonance.
Nous ne savons penser et affronter les questions quà l’unis-
son de cette résonance. La philosophie reproduit, rejoue
sans cesse cet attachement au monde qui vient d’un petit
bruit premier. Elle est un désir de savoir ce que deviendra
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cette petite rumeur au l de nos interrogations. Avec cette
petite rumeur se noue une intrigue : la nôtre. Penser, cest
être attentif au dénouement de cette intrigue.
Laide que la philosophie peut apporter est de l’ordre du
coup de pouce. Elle nest donc pas envahissante. Elle nest
pas un formatage de la pensée. Son intervention dans nos
vies est douce, à peine perceptible. C’est une chiquenaude
qui donne à nos facultés un regain dénergie. Un peu d’huile
dans les rouages, un peu d’oxygène pour penser. Elle est
lantidote de toutes les possessions intellectuelles. On peut
être possédé par des idées, par des machines à penser qui
nous tiennent à leur merci. Mais on nest pas libéré parce
quon se dote de nouvelles machines à penser pour vain-
cre des anciennes. La solution est d’alléger la réexion, de
laider à faire place nette, à trouver du champ, de lespace
vide. La sonance, cest l’espace libre. La philosophie est
linvitation à penser par soi-même, cest-à-dire à occuper
cet espace. Permanente incitation qui donne et redonne
conance. On ne reprend pas conance avec de nou velles
armes, mais en couvrant la possibilité de penser sans
armes. Penser sans armes, rééchir sans son armure, cest
la philosophie.
La philosophie est une joie de penser. Ce nest pas la joie
de penser en tant que telle, c’est une certaine joie. Nous
léprouvons tout à coup, sans que nous nous y attendions,
au détour de nos pensées. Cest une trouvaille. Elle est ana-
logue à la joie du mineur qui découvre un diamant dans
la mine abandonnée par lentreprise diamantaire, ou à la
joie de découvrir un lieu nouveau dans une ville que lon
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connaît par cœur. Elle s’accompagne d’une impression de
croissance intérieure, du sentiment d’une nouvelle donne.
Ne la confondons pas avec la crise mystique, la soudaine
révélation religieuse, ou le coup de foudre amoureux. La
joie philosophique ne bouleverse pas une vie. Elle natteint
jamais le stade de lémotion. Si elle bouleversait, elle per-
drait sa vertu deffervescence discrète. Elle ne serait plus
désir.
Le secret de la philosophie, cest quelle est au fond un
savoir joyeux. Je dis « au fond », car cela ne transparaît
nullement chez la plupart des penseurs, sauf chez les épi-
curiens, qui font de leur pensée lexpression d’un plaisir
de vivre, sauf aussi chez Nietzsche qui fait de sa philoso-
phie un « gai savoir ». Livresse et la joie socratiques sont
devenues souterraines chez la plupart des penseurs. Ils ne
voudraient tenir que des propos dégrisés, mais ils glissent
sur cette ivresse, ils sy ressourcent. Cela signie quils ne
savent parler que de livresse dexister et ne savent taire
quelle. Chacun est au bord de son problème intime, qui est
un problème obscène. Car ce qui les inspire nest que leur
existence, le fait purement contingent et banal dexister.
C’est lui qui vibre dans toutes leurs constructions intellec-
tuelles. Ils ne peuvent progresser dans leur réexion, sortir
de leurs perplexités, quen faisant vibrer une perplexité
fondamentale, qui est dexister. Si lon arrivait à faire la
généalogie de la prestigieuse philosophie de Platon, on
serait étonde constater quà la base il ny a rien d’autre
que ce plébéien Socrate et son joyeux savoir sans préten-
tion. De même, si lon pouvait faire la généalogie de chaque
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