Organisation d`ensemble de la philosophie - III

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Organisation d’ensemble
de la philosophie
- III -
ORGANISATION D’ENSEMBLE DE LA PHILOSOPHIE
AVERTISSEMENT
Cet
essai
s’appuie
sur
quelques
extraits
fondamentaux des œuvres philosophiques de
Thomas d’Aquin. Il ne s’agit toutefois ni de traduction,
bien que souvent la lettre soit très proche du texte
latin, ni encore moins d’une composition personnelle.
Nous considérons ce travail comme une sorte de
"rewriting" et de mise en ordre des passages en
question, afin de présenter au plus près de la pensée
de l’auteur, l’organisation générale de la philosophie,
ainsi que ses différents sujets et modes de procédés.
Il s’agit d’un genre peu fréquent et un peu hybride, et
nous laissons le lecteur libre de son appréciation.
Nous avons retenu les textes suivants :
- Commentaire du De l’Interprétation, Livre 1, leçon 1
- Commentaire des Seconds Analytiques, Livre I,
leçon 1 ; Livre II, leçon 20
- Commentaire des Physiques, Livre I, leçon 1 ; Livre
II, leçon 3
- Commentaire du Du Ciel, Livre I, leçon 1
- Commentaire du De la Génération, Livre I, leçon 1
- Commentaire du Des Météorologiques, Livre I,
leçon 1
- Commentaire du De l’Âme, Livre I, leçon 1 et 2
- Commentaire du Du Sens, Livre I, leçon 1
- Commentaire de l’Ethique à nicomaque, Livre I,
leçon 1 à 3
- Commentaire des Politiques, Livre I, leçon 1 et 2
- Commentaire des Métaphysiques, Livre I, leçon 1 à 3
- Commentaire du Livre des Causes, Livre I, leçon 1
- Commentaire du De la Trinité, (Livre III), leçon 5 et 6
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ORGANISATION D’ENSEMBLE DE LA PHILOSOPHIE
4°) – La science rationnelle
– Analogie du terme "rationnel"
Un mode de procéder intellectuel est dit rationnel en trois sens différents.
1.
Du côté des principes, lorsque pour prouver quelque chose, on se sert de
concepts logiques, comme le genre, l’espèce, l’opposé, etc. On appelle ainsi
rationnel, le mode employé par une science qui utilise des propositions relevant de
la logique, mais que cette dernière manipule pour son enseignement magistral.
Cette façon de faire ne peut toutefois véritablement convenir aux sciences
particulières dans le domaine du faillible, qui doivent procéder de principes
propres ; mais elle est parfaitement adaptée à la métaphysique et à la logique,
parce que ces deux sciences sont communes et ont en quelque sorte le même sujet.
2.
Du côté du terme final. L’objectif ultime où doit conduire la recherche
rationnelle est l’intelligence des principes qui permettent de porter un jugement.
Et lorsque se produit une telle conclusion, on ne parle plus de méthodologie, ni de
preuve naturelle, mais bien de démonstration. Quelquefois cependant, l’inquisition
de la raison ne conduit pas au terme, mais s’arrête en chemin où demeure une
alternative. C’est le cas lorsqu’on utilise des arguments probables, propres à
forger une opinion ou une conviction, mais non pas une science. Le mode
rationnel se distingue alors du démonstratif. On peut donc procéder
rationnellement en toute science, lorsqu’on prépare, grâce à des probabilités, la
voie aux conclusions nécessaires. C'est là un autre aspect de la logique au service
des sciences démonstratives, non plus comme doctrine mais comme instrument.
3.
Du côté de la faculté. Lorsque le processus scientifique suit le mode naturel de
connaissance de l’âme rationnelle. Celle-ci, en effet, abstrait, à partir de la
sensibilité des choses qui est plus accessible à notre connaissance, la
compréhension de l’intelligibilité du réel, plus conforme à la nature des choses.
Elle conduit ainsi des démonstrations fondées sur un signe ou un effet. Ce
processus est également dénommé rationnel parce qu’il passe d’une chose à une
autre, de l’effet à la cause, concrétisés par deux objets numériquement distincts, et
non pas d’une essence à sa propriété, où l’intelligence demeure au sein d’une
unique réalité physique.
– Division de la logique
En première approche comprenons que la logique est dite science rationnelle.
Sa considération porte donc sur ce qui touche aux trois opérations de la raison.
L'intelligence des concepts simples, qui concerne la première est traitée par Aristote
dans son livre des Catégories. L'énonciation affirmative ou négative, qui regarde la
seconde, est étudiée dans le traité De l’Interprétation. Ce qui a trait à la troisième
enfin, est vu dans Les Premiers Analytiques et les livres suivants, où sont abordés le
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syllogisme en lui-même, ses différentes espèces, et les diverses formes
d'argumentation grâce auxquelles la raison avance pas à pas. Conséquence de ce triple
ordre évoqué, le traité des Catégories est ordonné à celui de l'Interprétation, luimême ordonné aux Premiers Analytiques et aux suivants.
Développons de façon plus précise, à partir de ce principe qu’il faut conformer
la division de la logique à la diversité des actes rationnels, au nombre de trois, dont
deux l'identifient à l'intelligence. Le premier offre la compréhension des concepts
indivisibles grâce auxquels elle saisit l'être des choses. A cette opération de la raison,
Aristote destine la théorie de son livre sur les Catégories. La seconde opération de
l'intelligence compose et divise les concepts pour y trouver le vrai et le faux, et
Aristote nous livre dans son traité De l’Interprétation l’apport théorique nécessaire.
Le troisième acte regarde ce qui est propre à la raison : passer d'un point à un autre,
afin de découvrir ce que l'on ignore en s'appuyant sur ce que l'on sait déjà, à l'aide des
autres livres de la logique.
Notons tout de même que les actes de la raison sont assimilables jusqu'à un
certain point à des actes naturels. L’art imite la nature dans une large mesure, et nous
trouvons trois types d'actes naturels. Certains sont de toute nécessité et la nature n'y
peut faire défaut. D'autres sont très fréquents, quoiqu'ils puissent parfois être
détournés ; de sorte que de tels actes offrent nécessairement deux possibilités : un cas
général comme la génération d'un animal normal à partir d'une semence par exemple,
et un cas où la nature ne parvient pas à sa perfection en engendrant un monstre à partir
de cette même semence, à cause de la dégradation d'un gène.
Or on retrouve cette triplicité dans les actes de la raison. Un des processus
rationnels conduit à la nécessité et ne peut tromper sur la vérité ; il mène la raison à la
certitude scientifique. Un autre donne une conclusion vraie en général, sans pourtant
avoir ce caractère de nécessité. Le troisième détourne la raison du vrai à cause d'une
erreur de principe repérable dans le raisonnement.
Le chapitre de la logique traitant du premier processus est dit «outil de
jugement», car le jugement a la sûreté de la science. Or un jugement ne peut être
certain qu'en résolvant un fait dans ses premiers principes, aussi nomme-t-on cette
partie de la logique : «analytique», c'est à dire résolutoire. La résolution dans un
jugement certain s'obtient par la seule forme du syllogisme, sujet des Premiers
Analytiques ou par la matière dont sont tirées des propositions nécessaires, et dont
traitent les Seconds Analytiques à propos de la démonstration.
Le second processus rationnel utilise cette partie de la logique dénommée
«outil de recherche», car l'investigation n'est pas toujours certaine, et ce que l'on
découvre a besoin d'un jugement lui conférant quelque sûreté. La régularité des
événements naturels est sujette à gradation : plus la force naturelle est puissante,
moins ses effets risquent d'être aberrants, et de même, un raisonnement discutable
approche plus ou moins de la certitude. A défaut de scientificité, ce processus donne
une idée ou une opinion, car devant une alternative, la probabilité des arguments de
base obtient l'assentiment de la raison pour l'une des deux éventualités, malgré une
hésitation pour l'autre. C'est ce dont traitent les Topiques ou Dialectique, car le
syllogisme dialectique abordé dans ces Topiques procède d'hypothèses probables.
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Mais il arrive parfois qu'on ne puisse même se faire une opinion. Tout au plus
avons-nous quelque sentiment, et bien que nous ne prenions pas vraiment parti, nous
inclinons vers une conclusion plutôt qu'une autre. Cet état d'esprit constitue l'objet de
la Rhétorique.
D'autres fois enfin, nous préférons telle partie d'un débat contradictoire pour la
présentation qui nous en est faite, de la même façon que nous savourons un met pour
l'art avec lequel il est dressé. Tel est l'objet de la Poétique, car la tâche du poète est de
faire aimer la vertu en l'ornant comme elle le mérite. Ces démarches intellectuelles
relèvent toutes de la science rationnelle, car le propre de la raison est de faire avancer
la connaissance. Le troisième processus fait l'objet d'un chapitre logique intitulé
Sophistique et dont traite Aristote dans son livre sur les arguments fallacieux.
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5°) – les sciences pratiques et pragmatiques
– Art et nature
Aristote enseigne au deuxième livre des Physiques que l'art se modèle sur la
nature. Les opérations et les effets entretiennent entre eux des relations identiques,
toutes proportions gardées à celles de leurs principes respectifs. Or l'intelligence
humaine, auteur des artefacts, jouit d’une certaine filiation avec l'intelligence divine,
source des œuvres naturelles, en raison de leur ressemblance. Par conséquent, les
procédés artificiels ne peuvent qu'imiter les opérations naturelles.
De fait, lorsqu'un maître exerce son art, l’apprenti qui veut s'y initier doit porter
son attention sur cette pratique, afin d'œuvrer de la même façon. Voilà pourquoi
l'homme, dont l'intelligence reçoit sa lumière de l'intelligence divine, doit conformer ses
actes à l'observation des œuvres de la nature, afin de faire de même. D'où cette phrase
du philosophe : pour faire œuvre naturelle, l’art procéderait comme la nature, et
inversement, la nature produirait des œuvres artificielles comme le fait l'art lui-même.
Mais la nature ne porte jamais un artefact à son achèvement. Elle se borne à en préparer
certains principes et à en illustrer la méthode. Parallèlement, l’artiste peut observer les
œuvres de la nature et s'en inspirer pour la sienne propre, il ne peut cependant réaliser
entièrement une œuvre naturelle. Il est donc clair que la raison humaine ne peut que
connaître ce qui est naturel, alors qu'elle connaît et produit ce qui est artificiel. Les
sciences naturelles seront par conséquent spéculatives et les sciences portant sur les
réalisations humaines seront pratiques et se conformeront à la nature. Or une opération
naturelle va du simple au complexe. La raison pratique passe donc, elle aussi, du simple
au complexe et de l'imparfait au parfait.
Par conséquent, la caractéristique de la philosophie morale, qui nous occupe
présentement, est d'analyser les actes humains dans leurs relations mutuelles, et face à
leurs fins. Pour cette raison, elle se divise en trois parties : la morale personnelle qui
porte sur la finalité des actes individuels, l’économie domestique qui traite des
activités familiales, et la politique qui étudie la vie sociale.
– La fin ultime des actions humaines
Avant de développer son sujet, Aristote doit parler de la nécessité de la fin et des
rapports qu’entretiennent avec elle les actes et les pratiques. Il existe, dans les actions
humaines, une fin ultime, motif du désir de toutes les autres, et que nous ne voulons pas
pour autre chose. Elle est par conséquent préférable à toute autre. Il est dès lors nécessaire
à l'homme de connaître cette fin, et tout ce qu'il lui faut savoir à son sujet. Parce qu’elle
est préférable à toute autre, elle doit être connue pour l’importance qu'elle tient dans toute
la vie, et pour l'aide immense qu'apporte ce savoir. L'homme en effet, ne peut se préparer
à quoi que ce soit s'il ne connaît le but assigné à son action. L'archer par exemple, ne peut
tirer qu'après avoir visé la cible vers laquelle il pointe sa flèche. Et de même, toute notre
vie doit être tendue vers la meilleure et la plus haute des fins humaines. Il faut donc la
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connaître, car la philosophie de la nature démontre que les étapes intermédiaires se fixent
en fonction de la fin elle-même.
Essayons donc de voir quelle est cette fin excellente, et à quelle science
théorique ou pratique appartient son étude. Aristote emploie le mot discipline pour
désigner la science théorique, et le mot vertu pour la science pratique qui est en
quelque sorte un principe d'action. Il dit aussi : essayer de savoir pour nous alerter sur
la difficulté de cette recherche, comme de toutes celles portant sur les causes les plus
élevées. Il ajoute enfin qu'il faut en avoir une idée plausible et vraisemblable,
conformément à l'apprentissage qui convient aux choses humaines.
– La méthode en Ethique
Le maître, quelle que soit sa spécialité, doit adapter son argumentation au sujet de
sa science. La réflexion ne peut aboutir à une égale certitude partout, et on ne doit pas la
rechercher universellement. L’industrie humaine est-elle uniforme ? L'artisan n'adapte-t-il
pas son savoir-faire à la variété des matériaux dont il se sert : terre, fer ou glaise ? Or les
questions morales sont telles qu'elles ne se prêtent pas à une certitude complète. Il s'agit
principalement des actes de vertu ou de justice comme les nomme Aristote en pensant
surtout à la politique. Et les hommes n'ont pas à leur sujet de préceptes certains, mais
beaucoup de jugements très différents, et chargés d'erreurs. Selon le lieu, l’époque ou la
personne, un même acte est juste ou injuste, honorable ou ignominieux. Ce qui est
réprouvé dans tel pays, et par telle génération, ne l'est pas ailleurs ou par autrui. Cette
constatation a même conduit certains à penser que les critères de justice et d'honneur n'ont
aucun fondement naturel, mais relèvent seulement de décisions légales.
Mais le sujet de la morale, ce sont aussi les biens extérieurs que l'homme
utilise pour parvenir à ses fins. Et à leur propos, on retrouve la même erreur, car leurs
effets ne sont pas les mêmes pour tous. Ce qui sert à l'un peut nuire à l'autre. A cause
de leurs richesses par exemple, beaucoup d'hommes sont morts assassinés par des
voleurs. D'autres se sont dangereusement exposés pour avoir inconsidérément
présumé de leurs forces. Incontestablement, les problèmes moraux sont divers et
variés, et ils n'offrent pas de certitude uniforme.
En bonne logique, les principes doivent être conformes aux conclusions. Par
conséquent, pour traiter de réalités si variables et rester homogène, il vaut mieux
d'abord établir des vérités grossières en appliquant des principes simples et universels
à des actes singuliers et complexes. Car toute science pratique doit procéder par
composition, contrairement aux sciences spéculatives qui ont à opérer des résolutions
en divisant un complexe en ses principes simples. On a ensuite intérêt à illustrer la
vérité pour la rendre vraisemblable, et c'est là se servir des principes propres à notre
science. La morale traite en effet des actes volontaires, et la volonté n'est pas motivée
seulement par le bien, mais aussi par ce qui lui ressemble.
Enfin, nous parlons d’événements à occurrence fréquente car l'acte volontaire
n'est pas nécessaire, mais suit une inclination de la volonté plutôt d'un côté que d'un autre,
et là encore, les principes dont nous nous servirons devront correspondre à la conclusion.
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L'élève doit accepter ce mode de procéder de la morale conformément à la matière.
L'homme cultivé et instruit ne recherche dans chaque domaine que le degré de certitude
inhérent à la nature des choses. Or il ne peut y en avoir autant au sujet de questions
variables et contingentes qu'à propos de matières nécessaires et immuables. Aussi l'étudiant
bien formé ne doit-il pas demander plus de preuves que n'en offre chaque chose, ni se
contenter de convictions insuffisantes. C'est presque une faute morale de faire de
l'arithmétique avec des arguments rhétoriques, et d'attendre de l'orateur des démonstrations
aussi rigoureuses qu'un raisonnement de mathématicien. Dans les deux cas, on se sert d'une
méthode inadaptée au sujet. Les mathématiques traitent d'une matière en tous points
certaine, tandis que la rhétorique dispute de problèmes politiques très changeants.
Certains disciples ne sont donc pas encore à niveau, d'autres ne le seront jamais,
d'autres enfin conviennent. Mais au préalable, il faut savoir qu'on ne peut bien juger que
de ce que l'on connaît. La bonne connaissance d'une matière permet d'avoir des avis à
son sujet, et une instruction suffisamment universelle permet de trancher de tout.
Par conséquent, la jeunesse est un inconvénient pour s'initier à la science
politique et à ses aspects moraux. L'élève doit apprécier ce qu'il entend pour n'en
retenir que ce qu'il y a de bon. Il doit donc avoir déjà une certaine connaissance de ce
qu'on lui dit, et ce n'est pas le cas des jeunes à propos de la morale. Dire par exemple
que la libéralité consiste à donner plus aux autres qu'à soi-même semble souvent faux
au novice inexpérimenté. Il en est de même pour tout ce qui concerne la vie sociale.
C'est donc clair que l'adolescent n'est pas un élève convenable en politique.
En outre d'autres interlocuteurs y seront hermétiques car la morale enseigne
aux hommes à suivre leur raison et à se détourner de l'inclination de passions comme
la jouissance ou la colère. Or on peut s'adonner à la passion en satisfaisant ses appétits
de propos délibéré, comme le jouisseur ou en succombant à leur pression malgré
l'intention de s'abstenir de plaisirs nocifs, comme le faible. Le jouisseur écouterait cet
enseignement vainement et sans profit, et ne le ferait pas suivre d'effet pour
poursuivre une fin authentique. Car le but de cette science n'est pas seulement de
connaître, ce que même notre individu peut faire, mais d'agir en homme comme pour
toute science pratique. Or le jouisseur ne peut parvenir à l'acte de vertu. De ce point
de vue, il n'y a pas de différence entre le jeune et l'être sensuel, qui est adolescent par
le caractère. De même que l’âge juvénile empêche de parvenir à la connaissance
éthique, de même, l’immaturité de la volonté fait obstacle à l'action morale. Celle-ci
n'est pas une question de temps, mais provient d'une vie de passion vouée à toutes les
tentations. Pour elle, la connaissance de la morale est inutile, comme elle l’est pour le
faible qui ne traduit pas en actes la science qu'il possède.
Enfin, l’élève convenable est celui qui gouverne ses désirs et ses actes d'après
l'ordre de la raison. A celui-là, la connaissance de la morale est très profitable.
– Primauté de la politique
Aussi Aristote poursuit-il en révélant à quelle science convient l'étude de cette
fin. La meilleure des fins appartient à la première et la plus haute des sciences. Et l'on
a vu que la science ou l'art qui aboutit à l'acte final chapeaute ceux qui y concourent.
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Il faut donc que ce soit la première dans la hiérarchie des sciences qui traite de cette
fin ultime, qu'elle donne la priorité à son existence, et qu'elle fasse converger vers elle
toutes les autres actions. Or cela semble bien être l'affaire de la science sociale.
Deux traits caractérisent la science la plus élevée : d'abord, elle fixe aux disciplines
et aux arts qui lui sont subordonnés ce qu'ils doivent faire, comme le fait l'équitation pour la
bourrellerie. Ensuite, elle s'en sert pour atteindre sa propre fin. La première caractéristique
convient à la politique (ou science sociale), vis à vis des sciences tant théoriques que
pratiques, quoique de façon différente pour les unes et pour les autres. La politique décide
pour les autres sciences pratiques et de l'opportunité ou non d’intervenir, et des modalités de
cette intervention. Par exemple, elle ne commande pas seulement au forgeron d'user de son
art, mais aussi de le faire de façon à obtenir telles sortes de lames, car les deux aspects
regardent la vie humaine. Mais elle n'intervient dans les sciences théoriques que pour leur
seule mise en œuvre, et les laisse souveraines dans les modalités de leur activité. La
politique désigne les professeurs et les étudiants en géométrie, car cet acte volontaire relève
de la morale, comme tous ceux de ce genre, et contribue à la finalité de la vie humaine.
Mais elle ne dicte pas à la géométrie ses conclusions sur le triangle, car cela ne dépend pas
de la volonté, mais résulte de la nature même des choses. C'est pourquoi Aristote ajoute que
la politique prévoit quels sont les enseignements théoriques et pratiques à prodiguer dans la
cité, qui devra les apprendre et pendant combien de temps.
Cette autre propriété de la science maîtresse, qui consiste à se servir de ses
inférieurs, ne caractérise la politique qu'envers les sciences pratiques. Aussi, ajoute
Aristote, voit-on les arts les plus précieux et les métiers les plus nobles, tels que la
défense militaire, l’économie ou les communications sociales se soumettre à la
politique, et servir sa propre fin, le bien commun de la cité.
En conclusion, d'une part, la politique se sert des autres sciences pratiques, et
d'autre part, elle légifère sur ce qu'il convient de faire ou de ne pas faire. Sa finalité est
la clé de voûte qui coiffe et articule les autres objectifs. La fin de la politique est donc
le bien de l'homme, et la meilleure parmi les choses humaines. C'est surtout du fait de
la nature même de sa fin que la politique tient la préséance sur les autres. La
puissance d'une cause surpasse d'autant celle des autres, qu'elle provoque plus d'effets.
Cela vaut aussi pour la cause finale qu'est le bien. Or si le bien d'un seul homme est le
même que celui de toute une société, il est évidemment bien préférable d'assurer
l'obtention et la conservation du bien de la cité tout entière que d'un individu. Il est
plus surhumain encore de la garantir à l'ensemble des nations et des peuples de la
terre. Si cela est louable pour une seule société, c'est quasiment divin pour l'humanité
entière, car un tel acte ressemble à Dieu, qui est la cause de tout bien. Ce bien qui est
commun à une ou plusieurs sociétés requiert l'usage d'une méthode, d'un savoir-faire,
qualifié de social, à qui il revient d'analyser la fin ultime de la vie. C'est pourquoi
celui-ci est le premier parmi les arts.
On ne dira pas cependant que la politique est universellement première. Elle
ne l'est que vis à vis des sciences pratiques traitant des choses humaines, et dont le but
final relève de la politique. Car la fin ultime de tout l'univers est l'objet de la science
de Dieu, première de toutes les sciences.
La politique ne dispose pas seulement de ce qui est utile à l'homme, mais des
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hommes eux-mêmes, dont le gouvernement est rationnel. Dans ces deux domaines,
elle va du simple au complexe : A partir de planches, elle construit un navire, à partir
de poutres et de pierres, elle bâtit une maison ou bien d’une pluralité d’hommes, elle
réalise une communauté. Mais parmi les divers ordres et classes qui constituent des
groupements d’hommes, la dernière est la société civile, organisée pour suffire par
elle-même à la vie humaine. De même que l'utilitaire est ordonné à l'homme comme à
une fin plus importante que ce dont il est fin, ainsi cette totalité constituée par la cité
est la plus importante des collectivités concevables et réalisables par la raison.
Retenons quatre thèmes de ce qui a été dit sur la science politique. Tout
d'abord la nécessité de cette science : Pour tout ce que la raison peut connaître, il y a
nécessairement un enseignement contribuant à la sagesse humaine, qu'on appelle
philosophie. Comme cette entité qu'est la cité est sujette à quelque jugement de la
raison, il est nécessaire à la plénitude de la philosophie de donner une doctrine sur la
cité, nommée politique c'est à dire science de la cité.
Ensuite le genre de cette science : Les sciences pratiques se distinguent des
sciences spéculatives par le fait que ces dernières sont destinées à la seule
connaissance scientifique de la vérité, alors que les premières visent à la réalisation
d'une œuvre. La science dont nous parlons appartient donc à la philosophie pratique
puisque la cité est une entité non seulement conçue, mais aussi réalisée par la raison.
De plus l'œuvre de la raison est tantôt la transformation d'une matière extérieure,
opération propre aux arts mécaniques comme la forge ou la construction navale, et
tantôt elle est un acte immanent à celui qui opère, comme conseiller, choisir, vouloir,
etc. tous actes relevant de l’éthique. Il est donc clair que la science politique, qui
considère l'organisation des hommes, n'appartient pas aux sciences de la production –
les arts mécaniques – mais à celles de l'action – les sciences morales.
La valeur de cette science, en outre, et sa place parmi les sciences pratiques :
La cité est l'œuvre la plus importante que la raison puisse réaliser. Toute autre
communauté humaine y fait référence. De plus, tout ce que les techniques produisent
d'utile à l'homme est ordonné à ce dernier comme à sa fin. Si donc une science est
plus importante parce que son sujet est plus élevé et plus parfait, la politique ne peut
qu'être la première des sciences pratiques, et leur clef de voûte, car sa considération
porte sur le bien le plus élevé et le plus parfait. Elle est, selon Aristote,
l’aboutissement de la philosophie de l’homme.
La méthode de cette science, enfin, et son plan : Pour étudier un sujet, les
sciences spéculatives partent de ce qu'elles savent des parties et des principes, et
terminent leur étude du tout avec l’explication de ses propriétés et de ses opérations.
De même la politique nous livre une connaissance de la cité en étudiant ses principes
et ses parties, et jusqu'à la manifestation de ses propriétés et de ses opérations.
Science pratique, cependant, elle doit, comme ses sœurs, donner jusqu'à la façon de
poser chaque acte concret.
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6°) – La sagesse métaphysique.
– Objet de la métaphysique
Tout ce qui précède permet d'aborder maintenant le propos ultime de toute la
philosophie : la sagesse porte sur les causes. A ce qu'il semble, au vu de ce qui a été dit,
cette science dénommée sagesse porte bien sur les causes premières et sur les premiers
principes. On apparaît, en effet, d'autant plus sage qu'on progresse dans la connaissance
des causes : l’expert est plus sage que l'intuitif, l’artiste plus que l'expert, les arts
directeurs plus que les arts manuels, et parmi les arts et les sciences, les sciences
spéculatives plus que les sciences pratiques. Il reste donc que la sagesse pure et simple
porte sur les causes, en raisonnant un peu comme si l'on disait : plus un objet est chaud,
plus il ressemble au feu, donc le feu comme tel n'est rien d'autre que la chaleur en soi.
Rappelons que dans l’absolu, les causes premières sont en elles-mêmes les
plus intelligibles. Elles sont en effet plus êtres et plus vraies, puisqu’elles sont la
cause de l’être et de la vérité des autres ; elles demeurent toutefois moins accessibles
et plus tardivement par nous, car notre intellect se comporte envers elles comme l’œil
de la chouette face au soleil : il ne peut voir cette lumière qui l’éblouit. Néanmoins, le
peu que l’on peut savoir à leur sujet, est plus aimable et plus noble que tout ce qu’on
peut connaître sur le reste.
Aussi l’intention des philosophes est-elle avant tout de parvenir à la
connaissance des causes premières en considérant l’intégralité de tout le réel. Raison
pour laquelle ils placent la science des causes premières à la fin du corpus des
sciences, et aux derniers temps de la vie. Le débutant doit en conséquence étudier
d’abord la logique, qui donne le mode des sciences. Ensuite, il se confrontera aux
mathématiques car même les jeunes en sont capables. Puis il abordera la philosophie
de la nature, qui demande du temps et de l’expérience. Puis la philosophie morale,
dont l’apprentissage ne convient pas à la jeunesse. Enfin, il se consacrera à la science
divine, qui considère les causes premières des êtres.
– Science divine
Pour comprendre parfaitement, il faut savoir quelle est la science qui doit être
appelée divine. Toute science portant sur un genre de sujets donné, doit aussi
considérer les principes de ce genre, puisque c’est là son point de perfection. Mais on
rencontre deux sortes de principes : certains ne sont que principes en eux-mêmes,
mais d’autres sont des réalités physiques au principe d’autres, comme les corps
célestes envers les réalités sublunaires ou les corps simples envers les corps mixtes.
Ils ne sont pas seulement considérés comme principes dans les sciences, mais encore
comme étant eux-mêmes des objets scientifiques. Pour cette raison, non seulement les
sciences consacrées aux réalités qui en proviennent doivent s’en préoccuper, mais en
outre, ils font par eux-mêmes l’objet d’une spécialité autonome. Il existe par exemple
une branche de la science naturelle qui s’intéresse aux corps célestes indépendamment
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ORGANISATION D’ENSEMBLE DE LA PHILOSOPHIE
des disciplines consacrées aux corps mixtes. Au contraire d’autres principes qui ne
sont pas des choses en eux-mêmes, mais seulement les principes des natures, comme
l’unité numérique, le point géométrique, la forme et la matière du corps physique. Ces
derniers ne sont abordés que dans les sciences consacrées aux réalités dont ils sont
l’origine. Comme en chaque genre donné, il y a des principes communs qui s’étendent
à tous les principes du genre en question, de la même manière, tous les êtres, en tant
qu’ils communiquent dans l’être, ont certains principes qui valent pour tous les êtres ;
lesquels principes peuvent, d’après Avicenne, être appelés communs de deux
manières :
1° Par prédication, comme lorsque je dis que la forme est commune à toutes les
formes, parce qu’elle s’attribue à chacune;
2° Par causalité, comme nous disons qu’un soleil unique est le principe de toutes
les choses générables.
Or tous les êtres ont un principe commun non seulement suivant le premier
mode : tous les êtres reçoivent analogiquement l’attribution de l’être pour principe,
mais encore suivant le second mode, avec la présence d’une réalité autonome au
principe de toutes choses. Les principes des accidents, par exemple, sont ramenés aux
substances, ceux des substances corruptibles aux substances incorruptibles, et ainsi de
suite. Degré après degré dans l’échelle de l’être, tous sont ainsi ramenés à certains
principes. Mais le principe de l’existence de tout doit avant tout être un être. Ce
principe doit en conséquence être parfaitement accompli, et pour cette raison se trouver
pleinement en acte et totalement dénué de potentialité, parce que l’acte l’emporte sur la
puissance. Il faut donc, pour cette raison, qu’il soit libre de matière, qui est puissance, et
de mouvement, qui est l’acte de ce qui existe en puissance. Il s’agit des choses divines,
parce que le divin existe pleinement dans l’immatérialité et l’immuabilité.
Donc, les choses divines de ce genre, étant les principes de tous les êtres et
néanmoins des réalités autonomes complètes, peuvent être traitées de deux manières :
l’une à titre de principes communs de tous les êtres, l’autre à titre de choses en ellesmêmes. Mais ces premiers principes, quoique très intelligibles en soi, ne sont
accessibles aux lumières naturelles de la raison, qu’en remontant à partir de leurs
effets. C’est de cette manière que les philosophes y parviennent, raison pour laquelle
ils ne peuvent traiter des choses divines qu’en leur qualité de principes de toutes
choses. Cette étude donne naissance à la doctrine qui renferme tout ce qui est
commun à tous les êtres, qui a pour sujet l’être en tant qu’être et que les philosophes
nomment Science Divine.
Il existe une autre manière de connaître ces réalités, non pas par la
manifestation de leurs effets, mais parce qu’elles se montrent d’elles-mêmes. C’est de
cela que parle l’Apôtre, (I Cor., II, 11) : "Il n’y a que l’Esprit de Dieu qui connaisse
les choses de Dieu". Les choses divines sont alors regardées pour elles-mêmes, et non
en qualité de principes des choses. La théologie ou science divine est donc de deux
ordres : l’une considère les choses divines, non comme son sujet, mais comme les
principes de son sujet ; cette théologie est celle que pratiquent les philosophes, et qui
s’appelle autrement, Métaphysique. L’autre traite les choses divines elles-mêmes
comme son sujet propre ; cette théologie est appelée Ecriture Sainte. L’une et l’autre
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ORGANISATION D’ENSEMBLE DE LA PHILOSOPHIE
roulent sur les réalités dont l’être est séparé de la matière et du mouvement, mais
suivant les deux manières différentes d’en être exempt. D’abord parce qu’il est de la
nature de certains de ne pouvoir en aucune manière participer à la matière et au
mouvement – c’est en ce sens que Dieu et les anges sont dits immatériels. Certains
autres ensuite, dont la nature serait, non pas d’être séparés de la matière et du
mouvement, mais de pouvoir parfois se rencontrer sans l’une ni l’autre. Ainsi l’être, la
substance, la puissance et l’acte sont dégagés de la matière et du mouvement, parce
qu’ils n’en dépendent pas du point de vue de l’être, un peu comme le font les
mathématiques vis-à-vis d’objets qui ne peuvent jamais exister sans matière, quoiqu’il
soit possible de les concevoir sans la matière sensible.
La théologie philosophique traite des choses séparées de la seconde manière,
comme des principes du sujet. Au contraire, la théologie de l’Ecriture Sainte traite des
choses séparées de la première manière, comme des sujets, quoiqu’elle étudie aussi
certaines réalités matérielles et mobiles, pour satisfaire aux nécessités de la
manifestation des choses divines.
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