Organisation d’ensemble de la philosophie - III - ORGANISATION D’ENSEMBLE DE LA PHILOSOPHIE AVERTISSEMENT Cet essai s’appuie sur quelques extraits fondamentaux des œuvres philosophiques de Thomas d’Aquin. Il ne s’agit toutefois ni de traduction, bien que souvent la lettre soit très proche du texte latin, ni encore moins d’une composition personnelle. Nous considérons ce travail comme une sorte de "rewriting" et de mise en ordre des passages en question, afin de présenter au plus près de la pensée de l’auteur, l’organisation générale de la philosophie, ainsi que ses différents sujets et modes de procédés. Il s’agit d’un genre peu fréquent et un peu hybride, et nous laissons le lecteur libre de son appréciation. Nous avons retenu les textes suivants : - Commentaire du De l’Interprétation, Livre 1, leçon 1 - Commentaire des Seconds Analytiques, Livre I, leçon 1 ; Livre II, leçon 20 - Commentaire des Physiques, Livre I, leçon 1 ; Livre II, leçon 3 - Commentaire du Du Ciel, Livre I, leçon 1 - Commentaire du De la Génération, Livre I, leçon 1 - Commentaire du Des Météorologiques, Livre I, leçon 1 - Commentaire du De l’Âme, Livre I, leçon 1 et 2 - Commentaire du Du Sens, Livre I, leçon 1 - Commentaire de l’Ethique à nicomaque, Livre I, leçon 1 à 3 - Commentaire des Politiques, Livre I, leçon 1 et 2 - Commentaire des Métaphysiques, Livre I, leçon 1 à 3 - Commentaire du Livre des Causes, Livre I, leçon 1 - Commentaire du De la Trinité, (Livre III), leçon 5 et 6 © Grand Portail Thomas d’Aquin www.thomas-d-aquin.com 2 ORGANISATION D’ENSEMBLE DE LA PHILOSOPHIE 4°) – La science rationnelle – Analogie du terme "rationnel" Un mode de procéder intellectuel est dit rationnel en trois sens différents. 1. Du côté des principes, lorsque pour prouver quelque chose, on se sert de concepts logiques, comme le genre, l’espèce, l’opposé, etc. On appelle ainsi rationnel, le mode employé par une science qui utilise des propositions relevant de la logique, mais que cette dernière manipule pour son enseignement magistral. Cette façon de faire ne peut toutefois véritablement convenir aux sciences particulières dans le domaine du faillible, qui doivent procéder de principes propres ; mais elle est parfaitement adaptée à la métaphysique et à la logique, parce que ces deux sciences sont communes et ont en quelque sorte le même sujet. 2. Du côté du terme final. L’objectif ultime où doit conduire la recherche rationnelle est l’intelligence des principes qui permettent de porter un jugement. Et lorsque se produit une telle conclusion, on ne parle plus de méthodologie, ni de preuve naturelle, mais bien de démonstration. Quelquefois cependant, l’inquisition de la raison ne conduit pas au terme, mais s’arrête en chemin où demeure une alternative. C’est le cas lorsqu’on utilise des arguments probables, propres à forger une opinion ou une conviction, mais non pas une science. Le mode rationnel se distingue alors du démonstratif. On peut donc procéder rationnellement en toute science, lorsqu’on prépare, grâce à des probabilités, la voie aux conclusions nécessaires. C'est là un autre aspect de la logique au service des sciences démonstratives, non plus comme doctrine mais comme instrument. 3. Du côté de la faculté. Lorsque le processus scientifique suit le mode naturel de connaissance de l’âme rationnelle. Celle-ci, en effet, abstrait, à partir de la sensibilité des choses qui est plus accessible à notre connaissance, la compréhension de l’intelligibilité du réel, plus conforme à la nature des choses. Elle conduit ainsi des démonstrations fondées sur un signe ou un effet. Ce processus est également dénommé rationnel parce qu’il passe d’une chose à une autre, de l’effet à la cause, concrétisés par deux objets numériquement distincts, et non pas d’une essence à sa propriété, où l’intelligence demeure au sein d’une unique réalité physique. – Division de la logique En première approche comprenons que la logique est dite science rationnelle. Sa considération porte donc sur ce qui touche aux trois opérations de la raison. L'intelligence des concepts simples, qui concerne la première est traitée par Aristote dans son livre des Catégories. L'énonciation affirmative ou négative, qui regarde la seconde, est étudiée dans le traité De l’Interprétation. Ce qui a trait à la troisième enfin, est vu dans Les Premiers Analytiques et les livres suivants, où sont abordés le © Grand Portail Thomas d’Aquin www.thomas-d-aquin.com 3 ORGANISATION D’ENSEMBLE DE LA PHILOSOPHIE syllogisme en lui-même, ses différentes espèces, et les diverses formes d'argumentation grâce auxquelles la raison avance pas à pas. Conséquence de ce triple ordre évoqué, le traité des Catégories est ordonné à celui de l'Interprétation, luimême ordonné aux Premiers Analytiques et aux suivants. Développons de façon plus précise, à partir de ce principe qu’il faut conformer la division de la logique à la diversité des actes rationnels, au nombre de trois, dont deux l'identifient à l'intelligence. Le premier offre la compréhension des concepts indivisibles grâce auxquels elle saisit l'être des choses. A cette opération de la raison, Aristote destine la théorie de son livre sur les Catégories. La seconde opération de l'intelligence compose et divise les concepts pour y trouver le vrai et le faux, et Aristote nous livre dans son traité De l’Interprétation l’apport théorique nécessaire. Le troisième acte regarde ce qui est propre à la raison : passer d'un point à un autre, afin de découvrir ce que l'on ignore en s'appuyant sur ce que l'on sait déjà, à l'aide des autres livres de la logique. Notons tout de même que les actes de la raison sont assimilables jusqu'à un certain point à des actes naturels. L’art imite la nature dans une large mesure, et nous trouvons trois types d'actes naturels. Certains sont de toute nécessité et la nature n'y peut faire défaut. D'autres sont très fréquents, quoiqu'ils puissent parfois être détournés ; de sorte que de tels actes offrent nécessairement deux possibilités : un cas général comme la génération d'un animal normal à partir d'une semence par exemple, et un cas où la nature ne parvient pas à sa perfection en engendrant un monstre à partir de cette même semence, à cause de la dégradation d'un gène. Or on retrouve cette triplicité dans les actes de la raison. Un des processus rationnels conduit à la nécessité et ne peut tromper sur la vérité ; il mène la raison à la certitude scientifique. Un autre donne une conclusion vraie en général, sans pourtant avoir ce caractère de nécessité. Le troisième détourne la raison du vrai à cause d'une erreur de principe repérable dans le raisonnement. Le chapitre de la logique traitant du premier processus est dit «outil de jugement», car le jugement a la sûreté de la science. Or un jugement ne peut être certain qu'en résolvant un fait dans ses premiers principes, aussi nomme-t-on cette partie de la logique : «analytique», c'est à dire résolutoire. La résolution dans un jugement certain s'obtient par la seule forme du syllogisme, sujet des Premiers Analytiques ou par la matière dont sont tirées des propositions nécessaires, et dont traitent les Seconds Analytiques à propos de la démonstration. Le second processus rationnel utilise cette partie de la logique dénommée «outil de recherche», car l'investigation n'est pas toujours certaine, et ce que l'on découvre a besoin d'un jugement lui conférant quelque sûreté. La régularité des événements naturels est sujette à gradation : plus la force naturelle est puissante, moins ses effets risquent d'être aberrants, et de même, un raisonnement discutable approche plus ou moins de la certitude. A défaut de scientificité, ce processus donne une idée ou une opinion, car devant une alternative, la probabilité des arguments de base obtient l'assentiment de la raison pour l'une des deux éventualités, malgré une hésitation pour l'autre. C'est ce dont traitent les Topiques ou Dialectique, car le syllogisme dialectique abordé dans ces Topiques procède d'hypothèses probables. © Grand Portail Thomas d’Aquin www.thomas-d-aquin.com 4 ORGANISATION D’ENSEMBLE DE LA PHILOSOPHIE Mais il arrive parfois qu'on ne puisse même se faire une opinion. Tout au plus avons-nous quelque sentiment, et bien que nous ne prenions pas vraiment parti, nous inclinons vers une conclusion plutôt qu'une autre. Cet état d'esprit constitue l'objet de la Rhétorique. D'autres fois enfin, nous préférons telle partie d'un débat contradictoire pour la présentation qui nous en est faite, de la même façon que nous savourons un met pour l'art avec lequel il est dressé. Tel est l'objet de la Poétique, car la tâche du poète est de faire aimer la vertu en l'ornant comme elle le mérite. Ces démarches intellectuelles relèvent toutes de la science rationnelle, car le propre de la raison est de faire avancer la connaissance. Le troisième processus fait l'objet d'un chapitre logique intitulé Sophistique et dont traite Aristote dans son livre sur les arguments fallacieux. © Grand Portail Thomas d’Aquin www.thomas-d-aquin.com 5 ORGANISATION D’ENSEMBLE DE LA PHILOSOPHIE 5°) – les sciences pratiques et pragmatiques – Art et nature Aristote enseigne au deuxième livre des Physiques que l'art se modèle sur la nature. Les opérations et les effets entretiennent entre eux des relations identiques, toutes proportions gardées à celles de leurs principes respectifs. Or l'intelligence humaine, auteur des artefacts, jouit d’une certaine filiation avec l'intelligence divine, source des œuvres naturelles, en raison de leur ressemblance. Par conséquent, les procédés artificiels ne peuvent qu'imiter les opérations naturelles. De fait, lorsqu'un maître exerce son art, l’apprenti qui veut s'y initier doit porter son attention sur cette pratique, afin d'œuvrer de la même façon. Voilà pourquoi l'homme, dont l'intelligence reçoit sa lumière de l'intelligence divine, doit conformer ses actes à l'observation des œuvres de la nature, afin de faire de même. D'où cette phrase du philosophe : pour faire œuvre naturelle, l’art procéderait comme la nature, et inversement, la nature produirait des œuvres artificielles comme le fait l'art lui-même. Mais la nature ne porte jamais un artefact à son achèvement. Elle se borne à en préparer certains principes et à en illustrer la méthode. Parallèlement, l’artiste peut observer les œuvres de la nature et s'en inspirer pour la sienne propre, il ne peut cependant réaliser entièrement une œuvre naturelle. Il est donc clair que la raison humaine ne peut que connaître ce qui est naturel, alors qu'elle connaît et produit ce qui est artificiel. Les sciences naturelles seront par conséquent spéculatives et les sciences portant sur les réalisations humaines seront pratiques et se conformeront à la nature. Or une opération naturelle va du simple au complexe. La raison pratique passe donc, elle aussi, du simple au complexe et de l'imparfait au parfait. Par conséquent, la caractéristique de la philosophie morale, qui nous occupe présentement, est d'analyser les actes humains dans leurs relations mutuelles, et face à leurs fins. Pour cette raison, elle se divise en trois parties : la morale personnelle qui porte sur la finalité des actes individuels, l’économie domestique qui traite des activités familiales, et la politique qui étudie la vie sociale. – La fin ultime des actions humaines Avant de développer son sujet, Aristote doit parler de la nécessité de la fin et des rapports qu’entretiennent avec elle les actes et les pratiques. Il existe, dans les actions humaines, une fin ultime, motif du désir de toutes les autres, et que nous ne voulons pas pour autre chose. Elle est par conséquent préférable à toute autre. Il est dès lors nécessaire à l'homme de connaître cette fin, et tout ce qu'il lui faut savoir à son sujet. Parce qu’elle est préférable à toute autre, elle doit être connue pour l’importance qu'elle tient dans toute la vie, et pour l'aide immense qu'apporte ce savoir. L'homme en effet, ne peut se préparer à quoi que ce soit s'il ne connaît le but assigné à son action. L'archer par exemple, ne peut tirer qu'après avoir visé la cible vers laquelle il pointe sa flèche. Et de même, toute notre vie doit être tendue vers la meilleure et la plus haute des fins humaines. Il faut donc la © Grand Portail Thomas d’Aquin www.thomas-d-aquin.com 6 ORGANISATION D’ENSEMBLE DE LA PHILOSOPHIE connaître, car la philosophie de la nature démontre que les étapes intermédiaires se fixent en fonction de la fin elle-même. Essayons donc de voir quelle est cette fin excellente, et à quelle science théorique ou pratique appartient son étude. Aristote emploie le mot discipline pour désigner la science théorique, et le mot vertu pour la science pratique qui est en quelque sorte un principe d'action. Il dit aussi : essayer de savoir pour nous alerter sur la difficulté de cette recherche, comme de toutes celles portant sur les causes les plus élevées. Il ajoute enfin qu'il faut en avoir une idée plausible et vraisemblable, conformément à l'apprentissage qui convient aux choses humaines. – La méthode en Ethique Le maître, quelle que soit sa spécialité, doit adapter son argumentation au sujet de sa science. La réflexion ne peut aboutir à une égale certitude partout, et on ne doit pas la rechercher universellement. L’industrie humaine est-elle uniforme ? L'artisan n'adapte-t-il pas son savoir-faire à la variété des matériaux dont il se sert : terre, fer ou glaise ? Or les questions morales sont telles qu'elles ne se prêtent pas à une certitude complète. Il s'agit principalement des actes de vertu ou de justice comme les nomme Aristote en pensant surtout à la politique. Et les hommes n'ont pas à leur sujet de préceptes certains, mais beaucoup de jugements très différents, et chargés d'erreurs. Selon le lieu, l’époque ou la personne, un même acte est juste ou injuste, honorable ou ignominieux. Ce qui est réprouvé dans tel pays, et par telle génération, ne l'est pas ailleurs ou par autrui. Cette constatation a même conduit certains à penser que les critères de justice et d'honneur n'ont aucun fondement naturel, mais relèvent seulement de décisions légales. Mais le sujet de la morale, ce sont aussi les biens extérieurs que l'homme utilise pour parvenir à ses fins. Et à leur propos, on retrouve la même erreur, car leurs effets ne sont pas les mêmes pour tous. Ce qui sert à l'un peut nuire à l'autre. A cause de leurs richesses par exemple, beaucoup d'hommes sont morts assassinés par des voleurs. D'autres se sont dangereusement exposés pour avoir inconsidérément présumé de leurs forces. Incontestablement, les problèmes moraux sont divers et variés, et ils n'offrent pas de certitude uniforme. En bonne logique, les principes doivent être conformes aux conclusions. Par conséquent, pour traiter de réalités si variables et rester homogène, il vaut mieux d'abord établir des vérités grossières en appliquant des principes simples et universels à des actes singuliers et complexes. Car toute science pratique doit procéder par composition, contrairement aux sciences spéculatives qui ont à opérer des résolutions en divisant un complexe en ses principes simples. On a ensuite intérêt à illustrer la vérité pour la rendre vraisemblable, et c'est là se servir des principes propres à notre science. La morale traite en effet des actes volontaires, et la volonté n'est pas motivée seulement par le bien, mais aussi par ce qui lui ressemble. Enfin, nous parlons d’événements à occurrence fréquente car l'acte volontaire n'est pas nécessaire, mais suit une inclination de la volonté plutôt d'un côté que d'un autre, et là encore, les principes dont nous nous servirons devront correspondre à la conclusion. © Grand Portail Thomas d’Aquin www.thomas-d-aquin.com 7 ORGANISATION D’ENSEMBLE DE LA PHILOSOPHIE L'élève doit accepter ce mode de procéder de la morale conformément à la matière. L'homme cultivé et instruit ne recherche dans chaque domaine que le degré de certitude inhérent à la nature des choses. Or il ne peut y en avoir autant au sujet de questions variables et contingentes qu'à propos de matières nécessaires et immuables. Aussi l'étudiant bien formé ne doit-il pas demander plus de preuves que n'en offre chaque chose, ni se contenter de convictions insuffisantes. C'est presque une faute morale de faire de l'arithmétique avec des arguments rhétoriques, et d'attendre de l'orateur des démonstrations aussi rigoureuses qu'un raisonnement de mathématicien. Dans les deux cas, on se sert d'une méthode inadaptée au sujet. Les mathématiques traitent d'une matière en tous points certaine, tandis que la rhétorique dispute de problèmes politiques très changeants. Certains disciples ne sont donc pas encore à niveau, d'autres ne le seront jamais, d'autres enfin conviennent. Mais au préalable, il faut savoir qu'on ne peut bien juger que de ce que l'on connaît. La bonne connaissance d'une matière permet d'avoir des avis à son sujet, et une instruction suffisamment universelle permet de trancher de tout. Par conséquent, la jeunesse est un inconvénient pour s'initier à la science politique et à ses aspects moraux. L'élève doit apprécier ce qu'il entend pour n'en retenir que ce qu'il y a de bon. Il doit donc avoir déjà une certaine connaissance de ce qu'on lui dit, et ce n'est pas le cas des jeunes à propos de la morale. Dire par exemple que la libéralité consiste à donner plus aux autres qu'à soi-même semble souvent faux au novice inexpérimenté. Il en est de même pour tout ce qui concerne la vie sociale. C'est donc clair que l'adolescent n'est pas un élève convenable en politique. En outre d'autres interlocuteurs y seront hermétiques car la morale enseigne aux hommes à suivre leur raison et à se détourner de l'inclination de passions comme la jouissance ou la colère. Or on peut s'adonner à la passion en satisfaisant ses appétits de propos délibéré, comme le jouisseur ou en succombant à leur pression malgré l'intention de s'abstenir de plaisirs nocifs, comme le faible. Le jouisseur écouterait cet enseignement vainement et sans profit, et ne le ferait pas suivre d'effet pour poursuivre une fin authentique. Car le but de cette science n'est pas seulement de connaître, ce que même notre individu peut faire, mais d'agir en homme comme pour toute science pratique. Or le jouisseur ne peut parvenir à l'acte de vertu. De ce point de vue, il n'y a pas de différence entre le jeune et l'être sensuel, qui est adolescent par le caractère. De même que l’âge juvénile empêche de parvenir à la connaissance éthique, de même, l’immaturité de la volonté fait obstacle à l'action morale. Celle-ci n'est pas une question de temps, mais provient d'une vie de passion vouée à toutes les tentations. Pour elle, la connaissance de la morale est inutile, comme elle l’est pour le faible qui ne traduit pas en actes la science qu'il possède. Enfin, l’élève convenable est celui qui gouverne ses désirs et ses actes d'après l'ordre de la raison. A celui-là, la connaissance de la morale est très profitable. – Primauté de la politique Aussi Aristote poursuit-il en révélant à quelle science convient l'étude de cette fin. La meilleure des fins appartient à la première et la plus haute des sciences. Et l'on a vu que la science ou l'art qui aboutit à l'acte final chapeaute ceux qui y concourent. © Grand Portail Thomas d’Aquin www.thomas-d-aquin.com 8 ORGANISATION D’ENSEMBLE DE LA PHILOSOPHIE Il faut donc que ce soit la première dans la hiérarchie des sciences qui traite de cette fin ultime, qu'elle donne la priorité à son existence, et qu'elle fasse converger vers elle toutes les autres actions. Or cela semble bien être l'affaire de la science sociale. Deux traits caractérisent la science la plus élevée : d'abord, elle fixe aux disciplines et aux arts qui lui sont subordonnés ce qu'ils doivent faire, comme le fait l'équitation pour la bourrellerie. Ensuite, elle s'en sert pour atteindre sa propre fin. La première caractéristique convient à la politique (ou science sociale), vis à vis des sciences tant théoriques que pratiques, quoique de façon différente pour les unes et pour les autres. La politique décide pour les autres sciences pratiques et de l'opportunité ou non d’intervenir, et des modalités de cette intervention. Par exemple, elle ne commande pas seulement au forgeron d'user de son art, mais aussi de le faire de façon à obtenir telles sortes de lames, car les deux aspects regardent la vie humaine. Mais elle n'intervient dans les sciences théoriques que pour leur seule mise en œuvre, et les laisse souveraines dans les modalités de leur activité. La politique désigne les professeurs et les étudiants en géométrie, car cet acte volontaire relève de la morale, comme tous ceux de ce genre, et contribue à la finalité de la vie humaine. Mais elle ne dicte pas à la géométrie ses conclusions sur le triangle, car cela ne dépend pas de la volonté, mais résulte de la nature même des choses. C'est pourquoi Aristote ajoute que la politique prévoit quels sont les enseignements théoriques et pratiques à prodiguer dans la cité, qui devra les apprendre et pendant combien de temps. Cette autre propriété de la science maîtresse, qui consiste à se servir de ses inférieurs, ne caractérise la politique qu'envers les sciences pratiques. Aussi, ajoute Aristote, voit-on les arts les plus précieux et les métiers les plus nobles, tels que la défense militaire, l’économie ou les communications sociales se soumettre à la politique, et servir sa propre fin, le bien commun de la cité. En conclusion, d'une part, la politique se sert des autres sciences pratiques, et d'autre part, elle légifère sur ce qu'il convient de faire ou de ne pas faire. Sa finalité est la clé de voûte qui coiffe et articule les autres objectifs. La fin de la politique est donc le bien de l'homme, et la meilleure parmi les choses humaines. C'est surtout du fait de la nature même de sa fin que la politique tient la préséance sur les autres. La puissance d'une cause surpasse d'autant celle des autres, qu'elle provoque plus d'effets. Cela vaut aussi pour la cause finale qu'est le bien. Or si le bien d'un seul homme est le même que celui de toute une société, il est évidemment bien préférable d'assurer l'obtention et la conservation du bien de la cité tout entière que d'un individu. Il est plus surhumain encore de la garantir à l'ensemble des nations et des peuples de la terre. Si cela est louable pour une seule société, c'est quasiment divin pour l'humanité entière, car un tel acte ressemble à Dieu, qui est la cause de tout bien. Ce bien qui est commun à une ou plusieurs sociétés requiert l'usage d'une méthode, d'un savoir-faire, qualifié de social, à qui il revient d'analyser la fin ultime de la vie. C'est pourquoi celui-ci est le premier parmi les arts. On ne dira pas cependant que la politique est universellement première. Elle ne l'est que vis à vis des sciences pratiques traitant des choses humaines, et dont le but final relève de la politique. Car la fin ultime de tout l'univers est l'objet de la science de Dieu, première de toutes les sciences. La politique ne dispose pas seulement de ce qui est utile à l'homme, mais des © Grand Portail Thomas d’Aquin www.thomas-d-aquin.com 9 ORGANISATION D’ENSEMBLE DE LA PHILOSOPHIE hommes eux-mêmes, dont le gouvernement est rationnel. Dans ces deux domaines, elle va du simple au complexe : A partir de planches, elle construit un navire, à partir de poutres et de pierres, elle bâtit une maison ou bien d’une pluralité d’hommes, elle réalise une communauté. Mais parmi les divers ordres et classes qui constituent des groupements d’hommes, la dernière est la société civile, organisée pour suffire par elle-même à la vie humaine. De même que l'utilitaire est ordonné à l'homme comme à une fin plus importante que ce dont il est fin, ainsi cette totalité constituée par la cité est la plus importante des collectivités concevables et réalisables par la raison. Retenons quatre thèmes de ce qui a été dit sur la science politique. Tout d'abord la nécessité de cette science : Pour tout ce que la raison peut connaître, il y a nécessairement un enseignement contribuant à la sagesse humaine, qu'on appelle philosophie. Comme cette entité qu'est la cité est sujette à quelque jugement de la raison, il est nécessaire à la plénitude de la philosophie de donner une doctrine sur la cité, nommée politique c'est à dire science de la cité. Ensuite le genre de cette science : Les sciences pratiques se distinguent des sciences spéculatives par le fait que ces dernières sont destinées à la seule connaissance scientifique de la vérité, alors que les premières visent à la réalisation d'une œuvre. La science dont nous parlons appartient donc à la philosophie pratique puisque la cité est une entité non seulement conçue, mais aussi réalisée par la raison. De plus l'œuvre de la raison est tantôt la transformation d'une matière extérieure, opération propre aux arts mécaniques comme la forge ou la construction navale, et tantôt elle est un acte immanent à celui qui opère, comme conseiller, choisir, vouloir, etc. tous actes relevant de l’éthique. Il est donc clair que la science politique, qui considère l'organisation des hommes, n'appartient pas aux sciences de la production – les arts mécaniques – mais à celles de l'action – les sciences morales. La valeur de cette science, en outre, et sa place parmi les sciences pratiques : La cité est l'œuvre la plus importante que la raison puisse réaliser. Toute autre communauté humaine y fait référence. De plus, tout ce que les techniques produisent d'utile à l'homme est ordonné à ce dernier comme à sa fin. Si donc une science est plus importante parce que son sujet est plus élevé et plus parfait, la politique ne peut qu'être la première des sciences pratiques, et leur clef de voûte, car sa considération porte sur le bien le plus élevé et le plus parfait. Elle est, selon Aristote, l’aboutissement de la philosophie de l’homme. La méthode de cette science, enfin, et son plan : Pour étudier un sujet, les sciences spéculatives partent de ce qu'elles savent des parties et des principes, et terminent leur étude du tout avec l’explication de ses propriétés et de ses opérations. De même la politique nous livre une connaissance de la cité en étudiant ses principes et ses parties, et jusqu'à la manifestation de ses propriétés et de ses opérations. Science pratique, cependant, elle doit, comme ses sœurs, donner jusqu'à la façon de poser chaque acte concret. © Grand Portail Thomas d’Aquin www.thomas-d-aquin.com 10 ORGANISATION D’ENSEMBLE DE LA PHILOSOPHIE 6°) – La sagesse métaphysique. – Objet de la métaphysique Tout ce qui précède permet d'aborder maintenant le propos ultime de toute la philosophie : la sagesse porte sur les causes. A ce qu'il semble, au vu de ce qui a été dit, cette science dénommée sagesse porte bien sur les causes premières et sur les premiers principes. On apparaît, en effet, d'autant plus sage qu'on progresse dans la connaissance des causes : l’expert est plus sage que l'intuitif, l’artiste plus que l'expert, les arts directeurs plus que les arts manuels, et parmi les arts et les sciences, les sciences spéculatives plus que les sciences pratiques. Il reste donc que la sagesse pure et simple porte sur les causes, en raisonnant un peu comme si l'on disait : plus un objet est chaud, plus il ressemble au feu, donc le feu comme tel n'est rien d'autre que la chaleur en soi. Rappelons que dans l’absolu, les causes premières sont en elles-mêmes les plus intelligibles. Elles sont en effet plus êtres et plus vraies, puisqu’elles sont la cause de l’être et de la vérité des autres ; elles demeurent toutefois moins accessibles et plus tardivement par nous, car notre intellect se comporte envers elles comme l’œil de la chouette face au soleil : il ne peut voir cette lumière qui l’éblouit. Néanmoins, le peu que l’on peut savoir à leur sujet, est plus aimable et plus noble que tout ce qu’on peut connaître sur le reste. Aussi l’intention des philosophes est-elle avant tout de parvenir à la connaissance des causes premières en considérant l’intégralité de tout le réel. Raison pour laquelle ils placent la science des causes premières à la fin du corpus des sciences, et aux derniers temps de la vie. Le débutant doit en conséquence étudier d’abord la logique, qui donne le mode des sciences. Ensuite, il se confrontera aux mathématiques car même les jeunes en sont capables. Puis il abordera la philosophie de la nature, qui demande du temps et de l’expérience. Puis la philosophie morale, dont l’apprentissage ne convient pas à la jeunesse. Enfin, il se consacrera à la science divine, qui considère les causes premières des êtres. – Science divine Pour comprendre parfaitement, il faut savoir quelle est la science qui doit être appelée divine. Toute science portant sur un genre de sujets donné, doit aussi considérer les principes de ce genre, puisque c’est là son point de perfection. Mais on rencontre deux sortes de principes : certains ne sont que principes en eux-mêmes, mais d’autres sont des réalités physiques au principe d’autres, comme les corps célestes envers les réalités sublunaires ou les corps simples envers les corps mixtes. Ils ne sont pas seulement considérés comme principes dans les sciences, mais encore comme étant eux-mêmes des objets scientifiques. Pour cette raison, non seulement les sciences consacrées aux réalités qui en proviennent doivent s’en préoccuper, mais en outre, ils font par eux-mêmes l’objet d’une spécialité autonome. Il existe par exemple une branche de la science naturelle qui s’intéresse aux corps célestes indépendamment © Grand Portail Thomas d’Aquin www.thomas-d-aquin.com 11 ORGANISATION D’ENSEMBLE DE LA PHILOSOPHIE des disciplines consacrées aux corps mixtes. Au contraire d’autres principes qui ne sont pas des choses en eux-mêmes, mais seulement les principes des natures, comme l’unité numérique, le point géométrique, la forme et la matière du corps physique. Ces derniers ne sont abordés que dans les sciences consacrées aux réalités dont ils sont l’origine. Comme en chaque genre donné, il y a des principes communs qui s’étendent à tous les principes du genre en question, de la même manière, tous les êtres, en tant qu’ils communiquent dans l’être, ont certains principes qui valent pour tous les êtres ; lesquels principes peuvent, d’après Avicenne, être appelés communs de deux manières : 1° Par prédication, comme lorsque je dis que la forme est commune à toutes les formes, parce qu’elle s’attribue à chacune; 2° Par causalité, comme nous disons qu’un soleil unique est le principe de toutes les choses générables. Or tous les êtres ont un principe commun non seulement suivant le premier mode : tous les êtres reçoivent analogiquement l’attribution de l’être pour principe, mais encore suivant le second mode, avec la présence d’une réalité autonome au principe de toutes choses. Les principes des accidents, par exemple, sont ramenés aux substances, ceux des substances corruptibles aux substances incorruptibles, et ainsi de suite. Degré après degré dans l’échelle de l’être, tous sont ainsi ramenés à certains principes. Mais le principe de l’existence de tout doit avant tout être un être. Ce principe doit en conséquence être parfaitement accompli, et pour cette raison se trouver pleinement en acte et totalement dénué de potentialité, parce que l’acte l’emporte sur la puissance. Il faut donc, pour cette raison, qu’il soit libre de matière, qui est puissance, et de mouvement, qui est l’acte de ce qui existe en puissance. Il s’agit des choses divines, parce que le divin existe pleinement dans l’immatérialité et l’immuabilité. Donc, les choses divines de ce genre, étant les principes de tous les êtres et néanmoins des réalités autonomes complètes, peuvent être traitées de deux manières : l’une à titre de principes communs de tous les êtres, l’autre à titre de choses en ellesmêmes. Mais ces premiers principes, quoique très intelligibles en soi, ne sont accessibles aux lumières naturelles de la raison, qu’en remontant à partir de leurs effets. C’est de cette manière que les philosophes y parviennent, raison pour laquelle ils ne peuvent traiter des choses divines qu’en leur qualité de principes de toutes choses. Cette étude donne naissance à la doctrine qui renferme tout ce qui est commun à tous les êtres, qui a pour sujet l’être en tant qu’être et que les philosophes nomment Science Divine. Il existe une autre manière de connaître ces réalités, non pas par la manifestation de leurs effets, mais parce qu’elles se montrent d’elles-mêmes. C’est de cela que parle l’Apôtre, (I Cor., II, 11) : "Il n’y a que l’Esprit de Dieu qui connaisse les choses de Dieu". Les choses divines sont alors regardées pour elles-mêmes, et non en qualité de principes des choses. La théologie ou science divine est donc de deux ordres : l’une considère les choses divines, non comme son sujet, mais comme les principes de son sujet ; cette théologie est celle que pratiquent les philosophes, et qui s’appelle autrement, Métaphysique. L’autre traite les choses divines elles-mêmes comme son sujet propre ; cette théologie est appelée Ecriture Sainte. L’une et l’autre © Grand Portail Thomas d’Aquin www.thomas-d-aquin.com 12 ORGANISATION D’ENSEMBLE DE LA PHILOSOPHIE roulent sur les réalités dont l’être est séparé de la matière et du mouvement, mais suivant les deux manières différentes d’en être exempt. D’abord parce qu’il est de la nature de certains de ne pouvoir en aucune manière participer à la matière et au mouvement – c’est en ce sens que Dieu et les anges sont dits immatériels. Certains autres ensuite, dont la nature serait, non pas d’être séparés de la matière et du mouvement, mais de pouvoir parfois se rencontrer sans l’une ni l’autre. Ainsi l’être, la substance, la puissance et l’acte sont dégagés de la matière et du mouvement, parce qu’ils n’en dépendent pas du point de vue de l’être, un peu comme le font les mathématiques vis-à-vis d’objets qui ne peuvent jamais exister sans matière, quoiqu’il soit possible de les concevoir sans la matière sensible. La théologie philosophique traite des choses séparées de la seconde manière, comme des principes du sujet. Au contraire, la théologie de l’Ecriture Sainte traite des choses séparées de la première manière, comme des sujets, quoiqu’elle étudie aussi certaines réalités matérielles et mobiles, pour satisfaire aux nécessités de la manifestation des choses divines. © Grand Portail Thomas d’Aquin www.thomas-d-aquin.com 13