Lorsque les institutions colonisent. L`offensive missionnaire des

Socio-anthropologie
17-18 | 2006
Religions et modernités
Lorsque les institutions colonisent
L’offensive missionnaire des Jésuites sur le Chaco au XVIIIe siècle
Nicolas Richard
Édition électronique
URL : http://socio-
anthropologie.revues.org/464
ISSN : 1773-018X
Éditeur
Publications de la Sorbonne
Édition imprimée
Date de publication : 15 avril 2006
ISSN : 1276-8707
Référence électronique
Nicolas Richard, « Lorsque les institutions colonisent », Socio-anthropologie [En ligne], 17-18 | 2006, mis
en ligne le 16 janvier 2007, consulté le 02 octobre 2016. URL : http://socio-
anthropologie.revues.org/464
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Lorsque les institutions colonisent
L’offensive missionnaire des Jésuites sur le Chaco au XVIIIe siècle
Nicolas Richard
1 Les champs du religieux et des identités ethniques connaissent, en Amérique Latine, une
profonde recom position. La transformation de ces phénomènes rend leur compréhension
difficile à la lumière des catégories conceptuel les qui ont traditionnellement servi à
analyser le fait religieux et les identités indiennes dans le continent. Cette différence tient
moins au contenu des discours qu’à leur sociologie, c’est-à-dire, à la nature des
institutions sur lesquelles elles se fondent et aux articulations sociologiques qu’ils
mobilisent. Elle concerne moins leurs champs internes de représentation que celui de la
morphologie des institutions qui assurent localement leur inscription sociale. Ce sont les
institutions, en tant que lieux d’agencement local de ces dynamiques, qui ont modif
leurs logiques et leurs modes d’organisation. Le contournement des dispositifs étatiques,
la prééminence relative de l’organisation en réseaux, la salarisation des agents locaux ou
le dépassement du cadre d’action national bouleversent, dans les deux cas, la
physionomie du paysage institutionnel sur lequel s’agençaient localement les discours du
religieux et des identités indiennes. En ce sens, comprendre ces transformations nous
oblige à passer le cadre traditionnel d’une analyse des « représentations » (religieuses
ou indiennes, théologiques ou cosmovisionnelles) et à avancer dans le sens d’une
anthropologie des institutions capable d’identifier et d’analyser les mutations à l’œuvre
dans l’organisation locale des champs institutionnels1.
2 Dans le monde indien du Chaco, cette transformation est flagrante2. Le retrait progressif
des dispositifs de médiation étatique et le redéploiement massif des Organisations Non-
Gouvernemen-tales (ONG) ainsi que des projets de financement international redessinent
localement les logiques de médiation qui articulaient traditionnellement la relation entre
les sociétés indiennes et la société globale. Ce bouleversement n’est pas sans
conséquences sociologiques. Ici comme ailleurs, des nouvelles classes dirigeantes
émergent et déplacent, non sans conflits, celles qui assuraient auparavant la médiation et
le relais avec les institutions religieuses ou étatiques, militaires ou civiles. Des nouvelles
élites, des nouveaux discours, des nouvelles conditions salariales, une nouvelle relation à
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l’État et aux agents de l’État, des nouvelles expectatives pour les jeunes nérations, des
nouveaux parcours biographiques, des nouvelles compétences linguistiques et sociales
jalonnent l’accès au pouvoir local et redessinent les sociétés indiennes en les travaillant
de l’intérieur. Une analyse à la fois historique et comparative est alors nécessaire pour
comprendre la façon dont ces logiques institutionnelles se succèdent et se transforment
dans le temps. Une analyse comparée de la façon dont se sont agencés localement, au sein
des sociétés indiennes, à des moments différents, les missions catholiques ou les partis
politiques, les avant-postes militaires ou les églises évangéliques, l’école nationale ou les
ONG internationales. Car dans chaque cas, selon des modalités distinctes, des nouvelles
élites et des nouveaux agents ont vu le jour et ont assuré la médiation entre leur contexte
local et la scène globale que ces institutions dessinaient.
3 Or, s’il y t un dispositif qui marqua de façon paradigma-tique l’espace de ces
diations, ce fut celui qu’ont déployé les Jésuites au XVIIIe siècle. Non seulement parce
que ces missions ont été les premières à pénétrer l’espace indien et à instituer une
diation effective entre la scène locale des sociétés indiennes et un espace global de
circulations économiques, symboliques et culturelles. Non seulement parce que ces
missions, distinctes sous plusieurs angles de celles que les Jésuites ont établies dans le
Paraguay colonial ou dans la Bolivie orientale, ont constitl’avant-garde d’un dispositif
missionnaire qui se trouvait alors en pleine évolution. Mais aussi, parce qu’il s’agit en
quelque sorte d’un dispositif matriciel dans l’analyse duquel s’illuminent les futures
logiques d’agencement institutionnel. L’échec relatif de l’avancée jésuite sur le Chaco
permet de mieux comprendre les conditions de possibilité – ou d’impossibilité qui
président à l’agencement local durable d’une nouvelle strate de médiations
institutionnelles. En ce sens, l’expérience jésuite contient déjà les clés pour une analyse
des procédés de « colonisation institutionnelle » actuellement en œuvre dans le Chaco.
Nous voudrions identifier les principales caractéris tiques des missions du Chaco et les
distinguer de celles que la Compagnie de Jésus avait fondé un siècle auparavant au
Paraguay oriental. Nous tirerons ensuite les conséquences que cette différence suppose
pour la structuration locale des dynamiques dediation sociale.
4 Les missions jésuites du Grand Chaco constituent un dispositif institutionnel précis et à
maints égards, distinct de ceux qui ont caractérisé l’action de la Compagnie de Jésus dans
les basses-terres américaines lors des siècles précédents. Dans la généalogie du fait
missionnaire, elles participent d’une nouvelle strate, propre au XVIIIe siècle, dont la
spécificité tient fondamentalement au caractère non agricole et non dentaire des
populations indiennes concernées. Un paysage linguistique émietté, des groupes à très
basse densité démographique, des relations interethniques instables et dynamiques, des
économies non-excédentaires et des populations mobiles caractérisent un espace
sociologique et culturel qui obligera la Compagnie à redéfinir l’architecture économique,
politique et symbolique de son dispositif missionnaire. En effet, dès leur arrivée en
Amérique et jusqu’à la fin du XVIIe siècle, l’action missionnaire des Jésuites s’est
veloppée sur les marches de l’espace colonial au sein de populations à forte densité
mographique, articulées dans des vastes espaces linguistiques et aux économies
agricoles excédentaires. Les missions du Grand Chaco participent ainsi d’une nouvelle
génération dans l’évolution du fait missionnaire en Amérique espagnole s’annoncent
de nouvelles stratégies, de nouvelles méthodologies et une nouvelle conceptualisation du
monde indien.
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5 On peut distinguer trois moments dans l’évolution du dispositif missionnaire jésuite. Le
premier, qui va de 1600 à 1650, correspond aux premières fondations du pôle
missionnaire paraguayen3, à celles de Chiloé et de la Frontera au sud du Chili4 et aux
efforts missionnaires entrepris par la Compagnie à partir de Bogotá et de Cartagena de
Indias5. Les grands traits de l’institution missionnaire sont alors définis : excentrement
des missions par rapport aux foyers de colonisation espagnole (vocation frontalière du
dispositif), orientation productive des missions (manufactures, yerba mate, bétail), plan et
architecture de l’espace missionnaire (hiérarchisation du plan de la mission,
reconnaissance de l’autorité médiatrice des caciques, séparation des jeunes célibataires,
etc.), stratégies linguistiques (élaboration de vocabulaires et de grammaires indiennes,
traduction des textes évangéliques, utilisations de langues véhiculaires) et technologies
d’évangélisation (emphase sur la dimension rituelle, favorisation des processus
syncrétiques). À ce premier moment fondateur, dont la réussite des missions du Paraguay
assure une renommée mondiale, se succède un deuxième moment, dans la deuxième
moitié du XVIIe siècle, qui se caractérise par l’avancement du front missionnaire sur les
plaines qui s’étendent au-delà des derniers contreforts andins. Le front missionnaire
s’avance alors sur les plaines de l’Orénoque (1630), sur celles de Maynas (1637) à l’Est des
Andes équatoriens, à Mojos (1682) au nord des plateaux boliviens et sur celles de
Chiquitos (1692) à l’Est de Santa Cruz de la Sierra. En s’éloignant des centres coloniaux,
l’écoulement des excédents agricoles ou artisanaux devient plus difficile. L’isolement
géographique des nouvelles positions renforce l’autarchie économique des dispositifs
mission naires. En ce sens aussi, le passage des forêts du Chili méridional ou du Paraguay
oriental vers les plaines de Moxos ou de Chiquitos infléchit l’orientation économique des
missions. L’élevage devient une activité primordiale au triment de l’orientation
fondamen-talement agricole des premiers établissements. C’est un point important
puisque le bétail constituera un argument décisif lors des efforts missionnaires du XVIIIe
siècle parmi les populations non agricoles du Chaco ou parmi celles des steppes
ridionales de l’argentine. Ces derniers, entrepris à partir des premières années du
XVIIIe siècle, dessinent le troisième moment d’une néalogie que nous ne retraçons ici
que de façon très générale.
6 Au début du XVIIIe siècle, les implantations missionnaires jésuites dans le grand bassin du
Río de La Plata constituent sans doute le centre de gravité du dispositif missionnaire de la
Compagnie en Amérique espagnole. Trois foyers missionnaires s’y trouvent fortement
implantés. 1) À l’est du Chaco, le complexe des missions guaranis, installé sur les rives des
fleuves Paraná et Uruguay. Véritable fleuron de l’action jésuite en Amérique, le complexe
missionnaire guarani compte en 1702 trente missions regroupant une population de
90 000 Indiens réduits. Dans les décennies suivantes, en dépit des épidémies (16 000
Indiens y sont morts en 1695), la population des missions Guarani atteindra 138 934
Indiens6. 2) Au nord du Chaco, le complexe des missions de Chiquitos sur les plaines
orientales de la Bolivie compte au début du siècle cinq missions fortes de 3 000 Indiens
réduits. Les premières fondations datant de 1692, ce complexe se trouve à l’aube du
nouveau siècle en plein essor et dans les décennies suivantes le nombre de missions
doublera et leur population atteindra les 15 000 Indiens7. 3) A l’ouest du Chaco, les
installations jésuites de l’axe Tarija-Tucumán, sur les contreforts andins du nord-ouest
argentin. L’action missionnaire dans la zone est difficile et les Jésuites n’avancent que
timidement sur les vallées de Calchaqui et sur celles, plus septentrionales, menant à
Tarija8.
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7 Les positions jésuites dans la région sont solidement établies en raison de l’indépendance
économique, militaire et politique dont jouit la Compagnie9. Indépendance économique
d’abord, puisque les Jésuites détiennent dans les missions une masse démographique
productive considérable qui est exempte du régime d’encomienda, c’est-à-dire du travail
for dans les établissements espagnols. Indépendance militaire, ensuite, puisque pour
assurer la défense de leurs positions face aux attaques des Paulistas portugais et à celles
des troupes d’« indios enemigos » qui assaillent fréquemment leurs établissements, la
Couronne a accordé aux Jésuites le droit de former des milices indiennes qui doivent en
outre prêter secours aux positions espagnoles menacées. Indépendance politique, enfin,
puisque sous contrôle de la hiérarchie vaticane, et jouissant d’un accès direct aux
principales cours européennes, les établissements jésuites disposent d’importantes
marges de mauvre face aux autorités coloniales.
8 Le Grand Chaco constitue le principal obstacle à l’intégration des différents foyers
jésuitiques. Flanqué à l’Ouest par les fronts missionnaires de Tucun et de Tarija, au
Nord par le noyau missionnaire de Chiquitos et à l’Est par celui du Paraguay, le Chaco
empêche toute communication directe entre les puissantes missions guaranis fortes de
ses 100 000 indiens et l’axe Chiquitos–Moxos qui compte pour sa part quelque 10 000
indiens. Or, les efforts des missionnaires pour pénétrer le Chaco se sont avérés jusqu’ici
stériles car isolés et sans continuité dans le temps. Une stratégie d’ensemble s’impose qui
puisse faire converger de façon cohérente les ressources humaines et économiques
disponibles sur les trois fronts. Les commentateurs jésuites insistent sur l’importance
cisive que l’« ouverture » du Chaco présente pour le dispositif régional de la Compagnie
10. Au début du siècle, le Supérieur provincial de l’ordre, Juan de Andreu, écrit « une
circulaire à toutes les réductions qui entourent le Chaco, pour que les missionnaires
entrent par les frontières respectives pour solliciter la conversion des indiens infidèles
parents ou amis de leurs néophytes»11. Entre 1700 et 1768, dates de l’expulsion de la
Compagnie des territoires espagnols, quelque vingt-cinq missions furent fondées sur le
Chaco. L’anneau missionnaire devait se resserrer progressivement jusqu’à ce que la
communication entre les différents fronts missionnaires puisse être définitivement
établie. Le projet d’évangélisation du Chaco se vit interrompu par le décret d’expulsion
des jésuites et la plupart des missions, reprises occasionnellement par les Franciscains,
furent désertées12.
9 On l’a dit, la spécificité de la stratégie missionnaire des Jésuites dans le Chaco tient
fondamentalement aux caractéristiques de l’espace indien sur lequel il intervient, et
notamment à sa situation historique13. Car si on comprend aisément les raisons qui ont
poussé les populations guaranis à gagner les réductions jésuites du Paraguay oriental, la
question est autrement difficile dans le cas du Chaco. Tout le long du XVIIe siècle, le
dispositif missionnaire jésuite profite de la pression que le front de colonisation européen
exerce sur les populations indiennes. Au Paraguay, menacées à la fois par les raids
esclavagistes des Portugais et par ceux des encomenderos espagnols, les populations
guaranis voient dans l’espace réductionnel jésuite une opportunité pour échapper à
l’emprise des rouages coloniaux. L’agencement des institutions jésuites profite de la force
de déstructuration qu’exerce l’avancée des frontières coloniales. La situation est
formellement équivalente dans le front missionnaire du Chili méridional ou dans celui
des piémonts andins de Maynas, Moxos ou Chiquitos. Or au Chaco la question se pose
autrement. Les armées coloniales ont échoué à asseoir leur supériorité militaire face à des
troupes d’indiens extrêmement mobiles ayant adop l’utilisation du cheval14. Ces
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