Une ambition nécessaire : repenser la gestion de l'islam de France L'impact des attentats terroristes islamistes est sans fin. C'est une lame de fond qui travaille le creuset de la société française aujourd'hui, dans ses strates les plus profondes et peut-être aussi les moins avouables, à propos de la vision que l'on a de l'islam et des citoyens français musulmans. Face aux événements tragiques, une nouvelle exigence se lève, parallèlement : celle de devoir faire entendre la voix de tous ceux qui refusent farouchement l'amalgame entre islam et islamisme. “Majorité silencieuse” qui souffre d'être essentialisée en permanence dans les tribunes politiques ou dans les propos des médias comme musulmans, en étant caricaturés ou piégés par les stéréotypes que ceux-ci véhiculent et qui leur collent parfois à la peau. Elle soulève également une question cruciale aujourd'hui concernant la gestion de l'islam de France, assurée jusque-là par l'institution du Conseil français du culte musulman, et à travers elle, par les pays d'origine des migrants installés en France, de sorte que les générations actuelles de Français musulmans ne se reconnaissent plus forcément en elle aujourd'hui. Elle impose enfin, plus que jamais, le souci de vouloir promouvoir un islam intrinsèquement lié aux valeurs fondamentales de la République, et capable d'endiguer les errements auxquels le radicalisme islamiste conduit certains jeunes. C'est de ces différents point dont la tribune des quarante-et-un Français musulmans témoigne à voix haute. La tribune des quarante-et-un “Français et musulmans” Le sentiment exprimé est celui que la parole n'est jamais donnée à des musulmans qui leur ressemblent mais à des “spécialistes” qui leur sont étrangers, ou à quelques rares représentants mis en avant par les politiques, pour servir de garde-fous. Suite à l'égorgement du prêtre catholique Jacques Hamel, sorte de violente résurgence de l'écho de l'assassinat des moines de Tibérine aux yeux de certains, les Français musulmans se sont, à nouveau, sentis tacitement sommés de devoir condamner haut et fort les attentats en tant que musulmans, pour échapper au poids pernicieux du soupçon et au poison de l'amalgame, tout en étant en même temps appelés à se montrer “discrets”, pour citer les propos de Jean-Pierre Chevènement. 1/7 Une ambition nécessaire : repenser la gestion de l'islam de France Quoi de plus intenable comme situation, que d'être soumis à l'injonction paradoxale du “Tais-toi quand tu parles !”, relève Amine Benyamina, psychiatre et signataire de la tribune “Français et musulmans” publiée le 31 juillet dernier dans le Journal du Dimanche. Au lendemain des attentats de Charlie Hebdo, le coup d'éclat de la tribune publiée le 22 janvier 2015 dans Libération, “Khlass”, avait déjà retenti comme une sonnette d'alarme, et lancé cet appel citoyen et républicain des Français musulmans mettant en garde contre les amalgames foireux, par le biais d'un message qui était de nature à rendre caduque toute velléité de réaction islamophobe. “D'une certaine manière, ce n'est pas agréable de parler comme musulman, mais maintenant on n'a plus le choix”, estime Hakim El Karoui, chef d'entreprise, et ancien conseiller de Jean-Pierre Raffarin à Matignon, qui est parmi les initiateurs de cette tribune. Il est en effet fini, le temps durant lequel la main-d'oeuvre laborieuse immigrée se réduisait d'elle-même au silence. Main d'oeuvre des générations précédentes, depuis toujours habituée à raser les murs et à se sentir illégitime. Ce dont la tribune “Français et musulmans” du Journal du Dimanche du 31 juillet dernier témoigne aujourd'hui, c'est du souci des générations actuelles de devoir incarner pleinement la légitimité de leur rôle citoyen dans leur engagement pour la France. Non pas en tant que représentants attitrés des musulmans, non pas en tant que groupe communautarisé, mais en tant que “génération témoin de la réalité qu'elle vit et qui aujourd'hui fait le constat d'un échec de la gouvernance” de l'islam en France, a tenu à souligner Abdel Rahmène Azzouzi, chef du service urologie du centre hospitalier universitaire (CHU) d'Angers, au journaliste du Monde. Repenser l'islam de France comme incluse dans la République Des citoyens avant tout, musulmans certes, pratiquants pour certains, et pour d'autres non, ayant d'abord en tête et en commun leur appartenance aux valeurs républicaines car il s'agit d'abord “d'un engagement pour la France quand la maison France est en train de brûler”, affirme la sénatrice Bariza Khiari. D'autant plus qu'ils aimeraient que l'on mesure l'hétérogénéité des français musulmans, une communauté qui n'a rien du bloc auquel on tente trop souvent de la réduire, et que, sans se targuer d'être les représentants des musulmans de France, ils ont conscience que “ 2/7 Une ambition nécessaire : repenser la gestion de l'islam de France l'islam est devenu une affaire publique”, et qu'à ce titre, il fallait “une voix”, déclare Najoua Arduini-Elatfani, responsable du développement d'une entreprise de BTP. “Je ne suis pas pratiquant. J'aurais pu dire : l'organisation de l'islam, ce n'est pas mon sujet. Mais justement, pour cette raison, j'ai pensé qu'il fallait que je contribue, car je suis citoyen. Et l'objectif, c'est de mettre en place les dispositifs permettant à cette religion d'exister dans la République”, souligne de son côté Pap'Amadou Ngom, chef d'entreprise. Au pouvoir politique de l'Etat français de repenser en effet urgemment et lucidement sa gestion de l'islam de France, et de l'assumer clairement, désormais. Sachant que le terrorisme islamiste n'est pas un phénomène sans racines, même si les facteurs de son développement sont multiples, et autant structurels que conjoncturels. Le combat à mener contre le terrorisme islamiste n'est pas à mener exclusivement contre Daech, mais bien ici-même, sur le terrain de la République, puisque ce sont bien des Français commandités par l'EI qui en effet, en règle générale, frappent le pays. Le terreau sur lequel la radicalisation prolifère aujourd'hui parmi la jeunesse a profité largement de la déshérence dans laquelle ont été laissés en friche des espaces symbolique entiers de la nation, des perspectives sans issue, et de la dégradation des espaces de vie, au sens propre, qui ont souffert de la démission des politiques d'inclusion sociale au profit d'un glissement lent vers la relégation, et d'une sorte de déni tacite des fragilités laissées en héritage par le rendez-vous raté de la “Marche des Beurs”, initialement désignée comme “ Marche pour l'Egalité”. Chaque fois que l'islam a été évoqué en France, c'est dans le cadre de débats clivants nourris par des frictions et des tensions latentes, inaptes à générer un dialogue fructueux. Or la question qui se pose aujourd'hui est de taille : elle résume à elle seule une position, une vision politique lourde de sens. S'il y a un combat culturel à mener en France contre la radicalisation islamiste qui se sert aujourd'hui de la jeunesse comme d'un terreau idéal parce qu'influençable et manipulable à souhait, c'est avec les musulmans eux-mêmes qu'il doit être mené. Voilà le vrai ressort qui découle de l'engagement pris par la tribune des quarante-et-un “Français et 3/7 Une ambition nécessaire : repenser la gestion de l'islam de France musulmans”. “On ne fera pas l'impasse d'une entreprise culturelle de grande envergure adossée à un discours idéologique” , assène la sénatrice PS de Paris, Bariza Khiari. Mais “la jeunesse qui a grandi avec le traumatisme du 11-Septembre aurait eu grand besoin de ne pas être montrée du doigt mais incluse” , estime Marc Cheb Sun, directeur de la revue “D'ailleurs et d'ici”. Pour un islam de France géré par des Français musulmans Les attentats terroristes islamistes, comme tout séisme, ont le pouvoir d'entraîner des répliques qui interrogent les sous-couches de la structure et de l'histoire d'un pays, en allant ainsi gratter là où l'histoire fait mal, à savoir, en France, les “miasmes coloniaux” qui pèsent encore sourdement sur l'esprit des orientations politiques. La sénatrice PS Bariza Khiari en est, comme bien d'autres Français musulmans, très consciente, si la plupart des politiques ne parviennent pas, eux, de leur côté, à se l'avouer, ou préfèrent se murer dans une culpabilisation en demi-teinte plutôt que d'amener le pays à s'atteler énergiquement au travail structurant d'inclusion. Or “c'est tout le contraire qui s'est passé. Si ce qui fait votre colonne vertébrale, qui vous est si cher, est capturé par des gens qui en font un crime et que la société française vous désigne comme le problème, comment se construire ?”, interroge Marc Cheb Sun, directeur de la revue “D'ailleurs et d'ici”. L'inclusion est bien le seul rempart à dresser contre ceux qui profitent de la désolidarisation des liens et des valeurs d'une société pour y introduire le ferment de la radicalisation. Or si le fait d'inclure implique qu'il s'agit d'apprendre à reconnaître les siens, à établir la solidité des lien d'appartenance à la nation, il se trouve que la France n'a jamais voulu d'un islam de France, et s'était contenté de “sous-traiter” jusque-là la gestion du culte musulman aux Etats d'origine des migrants installés en France, au premier rang desquels figurent par exemple l'Algérie, le Maroc ou la Turquie. Elle l'a donc fait à travers l'institution du Conseil français du Culte musulman (CFCM) qui de par son fonctionnement, délégué à des pays étrangers, demeure le signe flagrant que l'islam obéit encore au statut d'une religion non incluse dans la République, alors que les chiffres indiquent pourtant que l'islam est la deuxième religion de France. “On nous dit : ces gens ne sont pas comme nous, ils n'arrivent pas à s'entendre, ils ont besoin qu'on les organise”, estime March Cheb Sun, car en effet le CFCM est paralysé par divers 4/7 Une ambition nécessaire : repenser la gestion de l'islam de France intérêts en conflit. A cette situation, les quarante-et-un “Français et musulmans” signatair es de la tribune offrent une parade imparable : ils répondent très simplement par la revendication de la création d'une Fondation de l'islam de France totalement émancipée des Etats d'origine, dans l'idée de parvenir à insuffler une vision porteuse des valeurs républicaines, et qui rassemblerait et fédèrerait tous les Français musulmans, en étant gérée par les Français musulmans eux-mêmes. Une initiative pensée notamment pour les jeunes, que les imams actuels formés à l'étranger et parlant parfois mal français ne parviennent pas à toucher de manière efficace. “Rebooter le logiciel de la gestion de l'islam de France”, s'il s'applique dans cette configuration-là, est un impératif qui saute aux yeux de Majid Si Hocine. “Je ne veux plus voir une seule âme étrangère rôder autour du CFCM. L'islam de France doit être géré par des Français uniquement. La maison commune, c'est la France, pas le Maghreb !” renchérit Abdel Rahmène Azzouzi. Leur désir : rejeter la tutelle des pays étrangers dans cette institution sans rejeter le rôle de l'Etat français pour autant, mais en souhaitant prendre en main désormais leur destin, dans l'esprit d'une démarche plus professionnelle. Engagés dans la promotion d'un islam conforme à la culture républicaine Les quarante-et-un signataires de la tribune “Français et musulmans” ont en effet l'ambition de donner une orientation nouvelle aux projets non seulement cultuels, mais également culturels, de recherche, utilisant davantage les outils de communication moderne pour sensibiliser directement les jeunes. Ils veulent également gérer de manière plus professionnelle les flux financiers liés à la construction de mosquées. Parmi eux, des universitaires, des médecins, des ingénieurs, des chefs d'entreprise, des cadres supérieurs, hommes et femmes, “prêts à assumer leurs responsabilités” dans la gestion de l'islam de France pour en finir avec le dispositif actuel, qui fonctionne selon eux à vide face à la gravité des enjeux qui menacent les jeunes. 5/7 Une ambition nécessaire : repenser la gestion de l'islam de France La diversité des Français musulmans, parmi lesquelles se trouvent ces nouvelles élites riches du savoir académique et acquis et du capital culturel accumulé, introduit une nouvelle façon d'envisager à ce titre le religieux en se montrant “plus critique, plus distanciée, plus universaliste et plus spiritualiste face à l'islam”. L'institution actuelle du CFCM semble, en outre, ne pas disposer d'impact social et politique suffisamment fort, “et de peu de légitimité auprès de ses mandants ”. Il lui est donc difficile, dans ces conditions, de jouer efficacement un rôle de porte-parole, “ne pouvant se rendre légitime que s'il est reconnu comme tel par les membres du groupe qu'il est censé représenter”, souligne le sociologue Hicham Benaïssa, dans un entretien au journal Le Monde. Aussi lorsque les dirigeants du CFCM condamnent systématiquement les attentats perpétrés, “tout se passe comme si leur parole n'avait pas l'impact suffisant”, précise-t-il. Et c'est cette voix institutionnelle-là, aussi peu audible que celle de la “majorité silencieuse”, que les “Français et musulmans” de la tribune du JDD veulent voir être remplacée, et repensée judicieusement pour y rassembler l'esprit et promouvoir les valeurs d'un islam conforme à la vision de tous ceux qui, comme eux, sont pétris de culture républicaine. Jean-Pierre Chevènement, pressenti pour présider la Fondation des oeuvres laïques de l'islam de France C'est pourquoi la Fondation de l'islam de France est en réalité une Fondation cultuelle chargée de promouvoir l'islam et censée oeuvrer pour une meilleure intégration de l'islam dans la République, à laquelle sera adossée la Fondation pour les oeuvres de l'islam de France, qui, elle, détient une vocation culturelle d'intérêt général. Elle devrait s'intéresser en priorité à la formation profane des imams pour leur transmettre les valeurs de la citoyenneté française, la connaissance de la langue, ainsi que des principes généraux du droit, tout en s'attachant également à promouvoir des projets culturels ayant pour vocation de mieux faire connaître la civilisation musulmane -qui a été “l'une des grandes matrices du monde moderne”, précise Jean-pierre Chevènement, pressenti pour en assurer la présidence- tandis que la création d'un institut de recherche -profane- en islamologie est à l'étude. Interrogé par le Parisien le 15 août dernier, Jean-Pierre Chevènement avait, rappelons-le, déjà 6/7 Une ambition nécessaire : repenser la gestion de l'islam de France lancé dès 1999, en tant que ministre de l'Intérieur, une vaste consultation sur une meilleure intégration de l'islam en France, mais l'entreprise n'avait pu aboutir à l'époque. Cet ardent défenseur de la laïcité, dont il a rappelé “qu'elle n'est pas tournée contre la religion, mais libère la spiritualité de toute emprise de l'Etat”, s'est déclaré prêt à assumer la présidence de la Fondation des oeuvres de l'islam de France en soulignant que sa création constitue “une bonne réponse à la poussée du terrorisme, conforme à l'intérêt des musulmans, aussi bien qu'à l'intérêt de la France.” Mais sous la condition que les financements étrangers soient prohibés “afin que tout se passe dans la plus grande transparence et que l'islam de France dépende d'un argent collecté en France”, d'une part, et qu'il n'ait pas à renoncer à sa liberté d'expression d'homme politique d'autre part. Si certaines voix pouvaient s'interroger sur la nature de son action, en tant que Français non musulman laïc, il rappelle qu'il n'entend nullement s'immiscer dans la sphère du religieux, puisque son action, en tant que républicain, s'inscrirait dans le cadre de la Fondation pour les oeuvres de l'islam de France, à vocation d'intérêt général, et non cultuelle. En revanche, le conseil de “discrétion” qu'il a donné aux musulmans “dans cette période difficile” a été source de polémique sur les réseaux sociaux, où ses propos se sont propagés comme une traînée de poudre. Une terrible maladresse quand on sait qu'il serait si utile de rappeler plutôt la légitimité des Français musulmans de faire entendre leur voix aujourd'hui dans le débat public, comme c'est le cas de ceux qui se sont engagés dans la tribune du JDD. Mais une réaction motivée plus vraisemblablement par la question que posent les récents débats sur le burkini, interdit par la mairie sur les plages de Cannes, qui témoignent du poids des représentations symboliques que l'idéologie religieuse salafiste ou du wahhabiste sont amenées à diffuser de manière détournée dans l'espace public. Car sur le reste, sur le désir d'unité nationale, sur le besoin d'en finir avec “l'islam des caves et des garages”, sur le combat à mener contre l'impasse suicidaire dans laquelle Daech et les “salafistes à la vue courte” poussent les jeunes, comme sur la nécessité de tenir “les Français de confession musulmane pour des Français comme les autres”, les visions sont raccord entre la voix de l'homme politique et celle des quarante-et-un “Français et musulmans” , pour que “ce soit la paix civile qui l'emporte”, à travers la dynamique positive qu'insufflera la création prochaine de la Fondation de l'islam de France et de la Fondation des oeuvres de l'islam de France. 7/7