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LE SPECTACLE DES RESPONSABILITÉS
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Dans un premier temps, cet article rappellera briève-
ment lhistoire de ces civilisations qui ont permis les
échanges non seulement commerciaux mais aussi cultu-
rels et humains. Ensuite, il montrera comment la déco-
lonisation et la création de nouveaux États d’une part,
et des communautés européennes devenues Union
européenne dautre part modifièrent les relations et
les échanges dans ce qui deviendrait lespace euro-
méditerranéen. Ces tentatives de coopération pour facili-
ter les échanges et la coopération ne se sont pas avérées
être à la hauteur des espoirs qu’elles ont suscités.
L’espace méditerranéen concentre en son sein un foi-
sonnement de cultures et dinfluences. Si elle donne
parfois limpression de constituer lune de ses fai-
blesses, cette diversité est pourtant et surtout un gage de
richesse et de fortes synergies et interactions poten-
tielles entre ces riverains.
Des Phéniciens à la colonisation
Si, pendant le Néolithique, la pratique du commerce
par mer sest exclusivement concentrée sur les rives
orientales de la Méditerranée, les échanges se diversi-
fieront et sétendront à tout le bassin au cours de
lAntiquité. Les premiers à étendre leurs activités
seront les Phéniciens grâce à leurs techniques de navi-
gation : peuple de marchands, ils fonderont des comp-
toirs dans lensemble de la Méditerranée. À partir
du VIIesiècle av. J.-C., les Grecs commencent à leur tour
leur colonisation du bassin méditerranéen. Ils s’inspi-
rent du mole phénicien et fondent des comptoirs et
des ports marchands dans leurs colonies. Les maté-
riaux et les produits finis circulent dans la région
entière. Cependant, le cœur des échanges en
Méditerranée orientale se déplacera petit à petit
d’Athènes à Alexandrie.
Ces puissances orientales sont bientôt dépassées par
celles apparues plus à l’ouest, Carthage d’abord, Rome
ensuite. Cest sous la Pax Romana que le commerce
maritime et les échanges connaissent leur apoe dans
la Mare Nostrum. Et c’est en Judée, sur la côte orientale
de la Méditerranée, que naît le christianisme, qui se
pand dans tout lempire. Si la moitié occidentale de
l’empire s’émietta au cours du Vesiècle, la partie orien-
tale perdura, sauvegardant les savoirs et les technologies
de lAntiquité. Son helnisation et sa christianisation
donnèrent l’empire byzantin.
Une nouvelle puissance allait cependant ébranler l’em-
pire byzantin, lui enlever ses terres à blé – l’Égypte et la
Syrie – et lui couper ses routes commerciales. Cette puis-
sance à la fois religieuse et guerrière, l’Islam, balaya tout
le Moyen-Orient, l’Afrique du Nord et l’Espagne, coupant
définitivement ces pays du reste de ce qui avait été l’em-
pire romain, et entraînant un bouleversement complet
des échanges dans le bassin méditerranéen. À l’ouest, le
Maroc et l’Espagne connurent un développement auto-
nome et donnèrent naissance à l’une des sociétés les plus
avancées de l’époque.
Désormais, cest en Orient que se concentrera la
majeure partie des échanges. Jouissant de sa position pri-
vilége au croisement de deux mers et de deux conti-
nents, lempire romain dOrient maintint ses activités
commerciales, notamment en lien avec les routes de
l’ambre et de la soie. Les croisades auront finalement rai-
son de la puissance économique et militaire de cet
empire. Mais avant d’expirer, celui-ci aura eu le temps de
transmettre les connaissances et la philosophie antiques
d’une part aux Arabes et d’autre part à l’Italie, où elles
nourriront le Quattrocento.
Profitant de laffaiblissement des Byzantins par les
Occidentaux suite aux croisades, les Ottomans conquirent
Constantinople en 1453 et mirent un terme définitif à
l’empire byzantin. Les Ottomans étendirent leur pouvoir
sur l’Anatolie, la Grèce, les Balkans et une grande partie de
l’Afrique du Nord, excepté le royaume des Saadiens au
Maroc. Les prouesses navales des puissances européennes
coalisées leur permirent darrêter lexpansion des
Ottomans en Méditerranée à la bataille de Lépante où la
flotte ottomane fut écrasée, laissant les mers au libre com-
merce des Italiens et progressivement des Espagnols.
Un carrefour devenu frontière
Par Geoffroy d’Aspremont
Si la Méditerranée apparaît aujourd’hui comme une fron-
tière, et même une barrière, elle a pourtant été, depuis
que lhomme navigue, un lieu déchanges culturels,
humains et commerciaux qui font qu’il y a tant de traits
culturels communs entre toutes ses rives, trop souvent
méconnus. Geoffroy d’Aspremont revient sur l’histoire de
la construction de l’espace méditerranéen comme carre-
four des cultures entre Afrique, Asie et Europe.
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Le développement de la navigation océanique réduisit
peu à peu les échanges en Méditerranée et la
Méditerranée, qui fut pendant des siècles le cœur des
échanges mondiaux, commença à jouer un rôle de second
plan alors que l’empire ottoman déclinait.
Au XIXescle, les États du Nord de lEurope étaient
devenus les puissances mondiales et se mirent à coloniser
la diterrae: la France conquit l’Algérie à partir de
1830, puis fit de la Tunisie un protectorat en 1881. La
Grande-Bretagne prit le contrôle de lÉgypte en 1882.
Lempire ottoman sécroula au cours de la Première
Guerre mondiale et ses possessions au Levant furent par-
tagées entre la France et la Grande-Bretagne.
Tous ces protectorats et colonies obtinrent finalement
leur indépendance entre les
années 1920 et 1960. Dans un
contexte de guerre froide, de natio-
nalisme arabe et de conflit israélo-
palestinien, il s’agit alors pour tous
les États du bassin de retrouver une
nouvelle façon déchanger et de
coopérer.
Le Partenariat euro-méditerranéen
et son échec
Alors que les communautés euroennes se mettent
timidement en place et que de nombreux États européens
accueillent des immigrants venus du Maghreb ou de
Turquie pour relancer leur machine industrielle, les
échanges entre les rives de la Méditerranée restent très
déséquilibrés, le Sud ne parvenant pas à atteindre le
développement économique du Nord.
La Communauté européenne mettra en place une poli-
tique de coopération au niveau méditerranéen par des
accords préférentiels bilatéraux avec certains pays, dans
le cadre de la Politique Méditerranéenne Globale (PMG).
Ces accords concernaient la coopération commerciale,
économique, financière. En 1990, cette politique est réno-
e et commence à inclure des notions de respect des
droits de l’Homme et de soutien à la société civile.
En 1995, il y a vingt-et-un ans, dans l’enthousiasme de
la signature des accords de paix d’Oslo entre Israéliens et
Palestiniens, fut lancé le processus de Barcelone. Le
fameux Partenariat euro-méditerranéen dont les objectifs
ambitieux étaient de créer un espace unique de paix, de
stabilité et de prospérité en y incluant des volets culturels
et humains.
Ce partenariat est complété par la politique européenne
de voisinage datant de 2004 et réactualisé en 2011, suite
au « Printemps arabe ». Trois principes régissent le fonc-
tionnement de cette politique de voisinage : différentia-
tion, le fameux « plus pour plus » (more for more) et
bilatéralisme. En 2008 est également lancée l’Union pour
la Méditerranée, dont l’objectif est de travailler conjointe-
ment sur des projets spécifiques communs.
Malheureusement, ces politiques n’ont pas été un réel
succès, et ce pour diverses raisons, tels la perpétuation du
conflit isrlo-palestinien, la désunion et le manque de
coopération qui prévaut entre les pays du Sud et de l’Est
de la Méditerranée, l’incurie des gouvernements, la mon-
dialisation incontlée, les écarts de développement ou
encore le désintérêt… Cependant, il est une raison bien
plus profonde à cet échec: nos gouvernements ont tou-
jours eu tendance à privilégier les relations commerciales,
les intérêts économiques à court terme, au détriment des
relations culturelles et humaines.
En effet, il y a tout d’abord un manque de connaissance
mutuelle entre les rives de la Méditerranée. Nous,
Européens, manquons bien trop souvent dempathie
pour les pays arabes que nous jugeons trop vite sur leurs
piètres performances économiques et politiques. Nous ne
connaissons que trop peu leur histoire, ce qui nous
emche, par exemple, de comprendre que la période
coloniale reste une plaie béante, source de rancœur, de
frustrations et d’humiliations prolongée aujourd’hui par
le conflit israélo-palestinien – conflit dans lequel les
Palestiniens sont victimes d’une injustice pourtant avérée
et reconnue par le droit international. Cette trop grande
emphase sur le passé colonial est malheureusement aussi
Nous voyons la société de l’autre
comme traditionnelle, clanique, sous-développée
et sommes nous-mêmes perçus
comme individualistes, athées voire décadents.
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entretenue par les régimes en place pour justifier leur
incapacité à apporter la prospérité à leur population.
Les perceptions erronées voire simplistes sont malheu-
reusement réciproques : depuis la rive Nord de la
diterrae, nous voyons la socté de l’autre comme
traditionnelle, clanique, sous-développée et sommes
nous-mêmes perçus comme individualistes, athées voire
décadents. De plus, l’immigration est désormais peue
comme une menace et l’Islam – dont la première image
que nous recevons est celle propagée par les extrémistes –
comme parfaitement incompatible avec nos valeurs.
Cette incapacité à comprendre l’autre a emché les
Européens de prévoir les bouleversements qui sont sur-
venus dans la région depuis 2010, incapables de perce-
voir quune jeunesse éduquée, informée et avide de
changements bouillonnait sur la rive sud de la
Méditerranée. Les réponses données par les régimes en
place à ces demandes ont engendré de nouveaux conflits
principalement en Syrie, en Libye et au Yémen. Quant à
la réponse européenne, elle s’est montrée hésitante, fri-
leuse et sans impact.
C’est dans ce contexte que s’inscrit également un facteur
que nous avons trop longtemps sous-estimé: la propaga-
tion d’une doctrine de haine et de rejet, se ptendant
apparentée à l’Islam, auprès de certains jeunes en manque
de repères et facilement influençables au sein de tout l’es-
pace euro-méditerranéen, et même par-delà.
Des actions sur le long terme
Dans ce contexte a priori très peu enthousiasmant, com-
ment relancer les échanges, et rendre à la Méditerranée
son rôle de carrefour des cultures ? Dire que la
Méditerranée doit être un espace commun de paix et de
prospérité partagée ne peut suffire en soi. Il convient de
décliner et de représenter cette aspiration par le dévelop-
pement d’initiatives intellectuelles, sociales et culturelles,
ou par la consolidation de la notion d’État de droit et de
société civile. Ce sont autant de points qu’il convient de
développer en pratique pour que la Méditerranée rede-
vienne cette zone d’échange et de carrefour des cultures
qu’elle a vocation à être. Mais cette tâche est longue et
ardue. Les citoyens attendent de leurs dirigeants une
vision et des actions sur le long terme, et non au nom de
quelques intérêts économiques. À côté d’une vraie poli-
tique étrangère visant à en finir avec les conflits qui
secouent la région, il s’agira de proposer des politiques de
mobili qui respectent l’humain, telles que la libre circu-
lation des personnes et la révision des politiques restric-
tives en matière d’octroi de visas. Ces changements doivent
être des priorités absolues, car elles ne peuvent que favori-
ser la tolérance et le respect de l’autre. Il en va de la cohé-
sion de nos sociétés, tant au Nord quau Sud de la
Méditerranée. La responsabilité de nos hommes politiques
est énorme, car le temps presse et une telle tâche dépasse
malheureusement le temps court d’un mandat électif.
• Geoffroy d’Aspremont est administrateur délégué de l’Institut
européen de recherche pour la coopération méditerranéenne
et euro-arabe, membre du conseil consultatif de lAssemblée
des citoyens et citoyennes de la Méditerranée.
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