Un carrefour devenu frontière

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12 Archipels
LE SPECTACLE DES RESPONSABILITÉS
Un carrefour devenu frontière
Par Geoffroy d’Aspremont
Si la Méditerranée apparaît aujourd’hui comme une frontière, et même une barrière, elle a pourtant été, depuis
que l’homme navigue, un lieu d’échanges culturels,
humains et commerciaux qui font qu’il y a tant de traits
culturels communs entre toutes ses rives, trop souvent
méconnus. Geoffroy d’Aspremont revient sur l’histoire de
la construction de l’espace méditerranéen comme carrefour des cultures entre Afrique, Asie et Europe.
Dans un premier temps, cet article rappellera brièvement l’histoire de ces civilisations qui ont permis les
échanges non seulement commerciaux mais aussi culturels et humains. Ensuite, il montrera comment la décolonisation et la création de nouveaux États d’une part,
et des communautés européennes devenues Union
européenne d’autre part modifièrent les relations et
les échanges dans ce qui deviendrait l’espace euroméditerranéen. Ces tentatives de coopération pour faciliter les échanges et la coopération ne se sont pas avérées
être à la hauteur des espoirs qu’elles ont suscités.
L’espace méditerranéen concentre en son sein un foisonnement de cultures et d’influences. Si elle donne
parfois l’impression de constituer l’une de ses faiblesses, cette diversité est pourtant et surtout un gage de
richesse et de fortes synergies et interactions potentielles entre ces riverains.
Des Phéniciens à la colonisation
Si, pendant le Néolithique, la pratique du commerce
par mer s’est exclusivement concentrée sur les rives
orientales de la Méditerranée, les échanges se diversifieront et s’étendront à tout le bassin au cours de
l’Antiquité. Les premiers à étendre leurs activités
seront les Phéniciens grâce à leurs techniques de navigation : peuple de marchands, ils fonderont des comptoirs dans l’ensemble de la Méditerranée. À partir
du VIIe siècle av. J.-C., les Grecs commencent à leur tour
leur colonisation du bassin méditerranéen. Ils s’inspirent du modèle phénicien et fondent des comptoirs et
des ports marchands dans leurs colonies. Les matériaux et les produits finis circulent dans la région
entière. Cependant, le cœur des échanges en
Méditerranée orientale se déplacera petit à petit
d’Athènes à Alexandrie.
Ces puissances orientales sont bientôt dépassées par
celles apparues plus à l’ouest, Carthage d’abord, Rome
ensuite. C’est sous la Pax Romana que le commerce
maritime et les échanges connaissent leur apogée dans
la Mare Nostrum. Et c’est en Judée, sur la côte orientale
de la Méditerranée, que naît le christianisme, qui se
répand dans tout l’empire. Si la moitié occidentale de
l’empire s’émietta au cours du Ve siècle, la partie orientale perdura, sauvegardant les savoirs et les technologies
de l’Antiquité. Son hellénisation et sa christianisation
donnèrent l’empire byzantin.
Une nouvelle puissance allait cependant ébranler l’empire byzantin, lui enlever ses terres à blé – l’Égypte et la
Syrie – et lui couper ses routes commerciales. Cette puissance à la fois religieuse et guerrière, l’Islam, balaya tout
le Moyen-Orient, l’Afrique du Nord et l’Espagne, coupant
définitivement ces pays du reste de ce qui avait été l’empire romain, et entraînant un bouleversement complet
des échanges dans le bassin méditerranéen. À l’ouest, le
Maroc et l’Espagne connurent un développement autonome et donnèrent naissance à l’une des sociétés les plus
avancées de l’époque.
Désormais, c’est en Orient que se concentrera la
majeure partie des échanges. Jouissant de sa position privilégiée au croisement de deux mers et de deux continents, l’empire romain d’Orient maintint ses activités
commerciales, notamment en lien avec les routes de
l’ambre et de la soie. Les croisades auront finalement raison de la puissance économique et militaire de cet
empire. Mais avant d’expirer, celui-ci aura eu le temps de
transmettre les connaissances et la philosophie antiques
d’une part aux Arabes et d’autre part à l’Italie, où elles
nourriront le Quattrocento.
Profitant de l’affaiblissement des Byzantins par les
Occidentaux suite aux croisades, les Ottomans conquirent
Constantinople en 1453 et mirent un terme définitif à
l’empire byzantin. Les Ottomans étendirent leur pouvoir
sur l’Anatolie, la Grèce, les Balkans et une grande partie de
l’Afrique du Nord, excepté le royaume des Saadiens au
Maroc. Les prouesses navales des puissances européennes
coalisées leur permirent d’arrêter l’expansion des
Ottomans en Méditerranée à la bataille de Lépante où la
flotte ottomane fut écrasée, laissant les mers au libre commerce des Italiens et progressivement des Espagnols.
Archipels 13
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Le développement de la navigation océanique réduisit fameux Partenariat euro-méditerranéen dont les objectifs
peu à peu les échanges en Méditerranée et la ambitieux étaient de créer un espace unique de paix, de
Méditerranée, qui fut pendant des siècles le cœur des stabilité et de prospérité en y incluant des volets culturels
échanges mondiaux, commença à jouer un rôle de second et humains.
Ce partenariat est complété par la politique européenne
plan alors que l’empire ottoman déclinait.
Au XIXe siècle, les États du Nord de l’Europe étaient de voisinage datant de 2004 et réactualisé en 2011, suite
devenus les puissances mondiales et se mirent à coloniser au « Printemps arabe ». Trois principes régissent le foncla Méditerranée : la France conquit l’Algérie à partir de tionnement de cette politique de voisinage : différentia1830, puis fit de la Tunisie un protectorat en 1881. La tion, le fameux « plus pour plus » (more for more) et
Grande-Bretagne prit le contrôle de l’Égypte en 1882. bilatéralisme. En 2008 est également lancée l’Union pour
L’empire ottoman s’écroula au cours de la Première la Méditerranée, dont l’objectif est de travailler conjointeGuerre mondiale et ses possessions au Levant furent par- ment sur des projets spécifiques communs.
Malheureusement, ces politiques n’ont pas été un réel
tagées entre la France et la Grande-Bretagne.
Tous ces protectorats et colonies obtinrent finalement succès, et ce pour diverses raisons, tels la perpétuation du
leur indépendance entre les
années 1920 et 1960. Dans un
Nous voyons la société de l’autre
contexte de guerre froide, de natiocomme traditionnelle, clanique, sous-développée
nalisme arabe et de conflit israélopalestinien, il s’agit alors pour tous
et sommes nous-mêmes perçus
les États du bassin de retrouver une
comme individualistes, athées voire décadents.
nouvelle façon d’échanger et de
coopérer.
conflit israélo-palestinien, la désunion et le manque de
coopération qui prévaut entre les pays du Sud et de l’Est
Le Partenariat euro-méditerranéen
de la Méditerranée, l’incurie des gouvernements, la monet son échec
dialisation incontrôlée, les écarts de développement ou
Alors que les communautés européennes se mettent encore le désintérêt… Cependant, il est une raison bien
timidement en place et que de nombreux États européens plus profonde à cet échec : nos gouvernements ont toujours eu tendance à privilégier les relations commerciales,
accueillent des immigrants venus du Maghreb ou de
Turquie pour relancer leur machine industrielle, les les intérêts économiques à court terme, au détriment des
échanges entre les rives de la Méditerranée restent très relations culturelles et humaines.
En effet, il y a tout d’abord un manque de connaissance
déséquilibrés, le Sud ne parvenant pas à atteindre le
mutuelle entre les rives de la Méditerranée. Nous,
développement économique du Nord.
La Communauté européenne mettra en place une poli- Européens, manquons bien trop souvent d’empathie
tique de coopération au niveau méditerranéen par des pour les pays arabes que nous jugeons trop vite sur leurs
accords préférentiels bilatéraux avec certains pays, dans piètres performances économiques et politiques. Nous ne
le cadre de la Politique Méditerranéenne Globale (PMG). connaissons que trop peu leur histoire, ce qui nous
Ces accords concernaient la coopération commerciale, empêche, par exemple, de comprendre que la période
économique, financière. En 1990, cette politique est réno- coloniale reste une plaie béante, source de rancœur, de
vée et commence à inclure des notions de respect des frustrations et d’humiliations prolongée aujourd’hui par
droits de l’Homme et de soutien à la société civile.
le conflit israélo-palestinien – conflit dans lequel les
En 1995, il y a vingt-et-un ans, dans l’enthousiasme de Palestiniens sont victimes d’une injustice pourtant avérée
la signature des accords de paix d’Oslo entre Israéliens et et reconnue par le droit international. Cette trop grande
Palestiniens, fut lancé le processus de Barcelone. Le emphase sur le passé colonial est malheureusement aussi
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entretenue par les régimes en place pour justifier leur
incapacité à apporter la prospérité à leur population.
Les perceptions erronées voire simplistes sont malheureusement réciproques : depuis la rive Nord de la
Méditerranée, nous voyons la société de l’autre comme
traditionnelle, clanique, sous-développée et sommes
nous-mêmes perçus comme individualistes, athées voire
décadents. De plus, l’immigration est désormais perçue
comme une menace et l’Islam – dont la première image
que nous recevons est celle propagée par les extrémistes –
comme parfaitement incompatible avec nos valeurs.
Cette incapacité à comprendre l’autre a empêché les
Européens de prévoir les bouleversements qui sont survenus dans la région depuis 2010, incapables de percevoir qu’une jeunesse éduquée, informée et avide de
changements bouillonnait sur la rive sud de la
Méditerranée. Les réponses données par les régimes en
place à ces demandes ont engendré de nouveaux conflits
principalement en Syrie, en Libye et au Yémen. Quant à
la réponse européenne, elle s’est montrée hésitante, frileuse et sans impact.
C’est dans ce contexte que s’inscrit également un facteur
que nous avons trop longtemps sous-estimé : la propagation d’une doctrine de haine et de rejet, se prétendant
apparentée à l’Islam, auprès de certains jeunes en manque
de repères et facilement influençables au sein de tout l’espace euro-méditerranéen, et même par-delà.
Des actions sur le long terme
Dans ce contexte a priori très peu enthousiasmant, comment relancer les échanges, et rendre à la Méditerranée
son rôle de carrefour des cultures ? Dire que la
Méditerranée doit être un espace commun de paix et de
prospérité partagée ne peut suffire en soi. Il convient de
décliner et de représenter cette aspiration par le développement d’initiatives intellectuelles, sociales et culturelles,
ou par la consolidation de la notion d’État de droit et de
société civile. Ce sont autant de points qu’il convient de
développer en pratique pour que la Méditerranée redevienne cette zone d’échange et de carrefour des cultures
qu’elle a vocation à être. Mais cette tâche est longue et
ardue. Les citoyens attendent de leurs dirigeants une
vision et des actions sur le long terme, et non au nom de
quelques intérêts économiques. À côté d’une vraie politique étrangère visant à en finir avec les conflits qui
secouent la région, il s’agira de proposer des politiques de
mobilité qui respectent l’humain, telles que la libre circulation des personnes et la révision des politiques restrictives en matière d’octroi de visas. Ces changements doivent
être des priorités absolues, car elles ne peuvent que favoriser la tolérance et le respect de l’autre. Il en va de la cohésion de nos sociétés, tant au Nord qu’au Sud de la
Méditerranée. La responsabilité de nos hommes politiques
est énorme, car le temps presse et une telle tâche dépasse
malheureusement le temps court d’un mandat électif. ▲
• Geoffroy d’Aspremont est administrateur délégué de l’Institut
européen de recherche pour la coopération méditerranéenne
et euro-arabe, membre du conseil consultatif de l’Assemblée
des citoyens et citoyennes de la Méditerranée.
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