La sociologie des religions indiennes en France et en Allemagne au

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Revue germanique internationale
7 | 2008
Itinéraires orientalistes
La sociologie des religions indiennes en France et
en Allemagne au début du XXe siècle : Essai sur le
régime des castes de Célestin Bouglé (1900-1908)
et Hindouisme et bouddhisme de Max Weber
(1916-1917)
Isabelle Kalinowski
Éditeur
CNRS Éditions
Édition électronique
URL : http://rgi.revues.org/411
DOI : 10.4000/rgi.411
ISSN : 1775-3988
Édition imprimée
Date de publication : 15 mai 2008
Pagination : 201-214
ISBN : 978-2-271-06692-3
ISSN : 1253-7837
Référence électronique
Isabelle Kalinowski, « La sociologie des religions indiennes en France et en Allemagne au début du
XXe siècle : Essai sur le régime des castes de Célestin Bouglé (1900-1908) et Hindouisme et bouddhisme
de Max Weber (1916-1917) », Revue germanique internationale [En ligne], 7 | 2008, mis en ligne le 15
mai 2011, consulté le 02 octobre 2016. URL : http://rgi.revues.org/411 ; DOI : 10.4000/rgi.411
Ce document est un fac-similé de l'édition imprimée.
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La sociologie des religions indiennes
en France et en Allemagne
au début du XXe siècle :
Essai sur le régime des castes de Célestin Bouglé
(1900-1908) et Hindouisme et bouddhisme
de Max Weber (1916-1917)
Isabelle Kalinowski
Dans une perspective comparative, on rapprochera dans ce qui suit deux
études sur l’Inde parues en France et en Allemagne au début du XXe siècle : l’Essai
sur le régime des castes de Célestin Bouglé (1900-1908) et Hindouisme et bouddhisme de Max Weber (1916-1917) 1. L’une et l’autre furent dans un premier temps
publiées sous la forme d’un article de revue, dans L’Année sociologique pour la
première 2, l’Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik pour la seconde. Toutes
deux pouvaient se réclamer d’une discipline constituée, la « sociologie religieuse » :
une rubrique de comptes rendus portant ce nom figure dans L’Année sociologique
à partir de 1898 ; Max Weber, de son côté, commence à mener à bien, juste avant
sa mort (1920), le projet de réunir l’ensemble de ses articles sur le rapport entre
pratiques religieuses et pratiques économiques dans une série de trois volumes
expressément dénommés « Sociologie de la religion ».
Dans le cas de ces deux études sur l’Inde, et bien que Weber (1864-1920)
1. Dans cet article, nous aurons recours aux abréviations suivantes : [ERC] pour Célestin
Bouglé, Essai sur le régime des castes, PUF, Quadrige, 1993 ; [H&B] pour Max Weber, Hindouisme
et bouddhisme, trad. I. Kalinowski, Flammarion, Champs, 2003 ; [EP] pour Max Weber, L’Éthique
protestante et l’esprit du capitalisme, trad. I. Kalinowski, Flammarion, Champs, 2000 ; [SR1] pour
Max Weber, Sociologie des religions, choix de textes et trad. par J.P. Grossein, Gallimard, 1996 ;
[SR2] pour Max Weber, Sociologie de la religion (Économie et Société), trad. I. Kalinowski, Flammarion, Champs, 2006.
2. L’étude de C. Bouglé parut pour la première fois sous le titre « Remarques sur le régime
des castes », Année sociologique, t. IV, 1900, p. 1-64. Une deuxième version parut en 1908 sous le
titre « Essais sur le régime des castes ».
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Itinéraires orientalistes
fasse état d’une lecture de l’essai de Bouglé (1870-1940) dans la bibliographie
d’Hindouisme et bouddhisme, le phénomène de transfert le plus significatif s’opère
sans doute moins d’un pays à un autre que d’une discipline à une autre : les deux
savants importent dans une science en voie d’établissement institutionnel, la sociologie, des données puisées dans les recherches des indianistes. Ni l’un ni l’autre
ne s’appuie sur des enquêtes empiriques qu’il aurait personnellement menées ;
aucun n’a foulé le sol de l’Inde, aucun n’est un spécialiste de ce pays et tous deux
fondent leurs argumentations sur une base commune, constituée par les principaux
travaux anglais, français et allemands consacrés à la civilisation indienne, aussi
bien savants que profanes. De ce point de vue, on n’observe aucune évolution
significative entre la posture scientifique adoptée par Bouglé et celle que privilégie
Weber quinze ans plus tard. Chacun manifeste son intérêt pour les démarches de
terrain, mais les délègue plus souvent qu’il ne les accomplit lui-même 3. De cette
caractéristique découle, dans les deux cas, le traitement de la question des castes
selon une méthode qui ne prétend pas apporter une contribution empirique
nouvelle : il s’agit d’exploiter un matériau existant pour faire avancer la théorie
sociologique. Bouglé et Weber entendent moins présenter des hypothèses sur
l’Inde que sur le fonctionnement général des sociétés, et c’est à l’aune de leur
apport dans ce domaine que leurs études peuvent être évaluées, même si les
connaissances de l’Inde sur lesquelles ils s’appuient sont depuis longtemps
« dépassées ».
Élaborés à partir de sources souvent identiques, les travaux respectifs de
Bouglé et de Weber sur l’Inde partagent un grand nombre d’observations et de
conclusions. Pour saisir ces éléments de convergence et, le cas échéant, les nuancer,
nous examinerons successivement plusieurs points chargés d’enjeux sensibles : le
rapport aux théories évolutionnistes (I), la question de la définition de la société
comme un « système » et la relation au matérialisme historique (II) et, pour finir,
le rapport aux sciences philologiques (III). Le thème des « religions de l’Inde »
offre ici un terrain de comparaison d’autant plus précieux qu’il n’existe guère
d’autre objet d’investigation placé comme celui-ci à la charnière de la sociologie
religieuse de l’école durkheimienne et de la sociologie religieuse wébérienne.
3. Max Weber mena cependant à bien une véritable enquête de terrain, réalisée trois mois
durant dans l’usine de textile d’Elberfeld, dont il publia les résultats dans la Psychophysique du travail
industriel (1908). Quant à Célestin Bouglé, il fut dans l’entre-deux-guerres un promoteur actif de
l’envoi « sur le terrain » des jeunes sociologues, au sein du Centre de Documentation Sociale de
l’École Normale Supérieure, avec l’appui de la Fondation Rockefeller (voir Johan Heilbron, « Les
métamorphoses du durkheimisme, 1920-1940 », Revue française de sociologie XXVI, 1985, pp.
203-237, ici p. 229 sq.)
La sociologie des religions indiennes
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Bouglé, Weber et l’évolutionnisme
Reconnaissance de la spécificité historique du régime des castes
Dans un passage du début de l’Essai sur le régime des castes, Célestin Bouglé
se demande si le régime des castes est un phénomène spécifiquement indien ou
s’il représente, au contraire, la survivance d’un état par lequel seraient passées
d’autres civilisations, et qui aurait laissé sa marque jusque dans le temps présent :
« Jusque dans notre civilisation occidentale contemporaine (...) se rencontrent
l’horreur des mésalliances et la crainte des contacts impurs. (...) Certains quartiers,
certains cafés, certaines écoles sont fréquentés exclusivement par certaines catégories de la population » [ERC, p. 5]. La suite de l’exposé apporte néanmoins
une réponse négative à la question de l’éventuelle universalité de l’existence des
castes ; celle-ci constitue, selon Bouglé, une réelle spécificité de la société hindoue :
Sur trois points – spécialisation héréditaire, organisation hiérarchique, répulsion
réciproque – le régime des castes se rencontre, autant qu’une forme sociale peut se
réaliser dans sa pureté, réalisé en Inde. Du moins descend-il, dans la société hindoue,
à un degré de pénétration inconnu ailleurs. Il garde une place dans les autres civilisations ; ici il envahit tout. Et en ce sens, on peut soutenir que le régime des castes
est un phénomène propre à l’Inde (ibid., p. 25).
Plus précisément, le sociologue français a recours à une métaphore organique
pour désigner le régime des castes comme la branche unique et sans ramifications
d’une évolution qui, partie d’éléments et de « tendances universelles », ne peut
être observée ailleurs qu’en Inde. « La caste hindoue n’est à nos yeux, écrit-il, que
la synthèse d’éléments partout présents, le prolongement et comme l’achèvement
de lignes partout ébauchées, l’épanouissement unique de tendances universelles »
(ibid.). La singularité du régime indien réside selon lui non dans la présence de
tendances « répulsives » entre différents groupes de population, que l’on retrouve
ailleurs, mais dans les obstacles particulièrement massifs qui, dans ce pays, entravent toute velléité de mobilité individuelle : la haine des parvenus, des « évadés »
(ibid., p. 16) et autres « métis » (ibid., p. 3) atteint là son point culminant, n’autorisant que des formes collectives de mobilité.
Dans la section I.5 d’Hindouisme et bouddhisme, Max Weber insiste lui aussi
sur la spécificité de la notion de « caste ». La caste se distingue de la tribu en ce
qu’elle n’occupe pas un territoire délimité, n’est pas unie par le devoir de
vengeance du sang, et ne regroupe pas « des gens de tous les rangs sociaux » [H
& B, p. 113]. Elle ne se confond pas davantage avec la guilde ou la corporation,
dans la mesure où ces dernières « ne connaissaient pas de barrières rituelles entre
les différentes guildes et les artisans, à l’exception de la petite couche des “gens
privés d’honneur”, (...) comme les équarisseurs et les bourreaux, (...) qui étaient
sociologiquement proches des castes impures de l’Inde » : « [Au Moyen Âge,] il
existait de fait des barrières matrimoniales entre des métiers qui ne jouissaient pas
de la même considération, mais non les barrières rituelles qui sont absolument
essentielles pour la caste ; quant aux barrières rituelles de commensalité, fondamentales pour les différences de castes, elles faisaient entièrement défaut – à
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Itinéraires orientalistes
l’intérieur du cercle des gens “honorables” » [H & B, p. 117-118]. La notion
allemande de Stand se rapproche davantage de celle de caste, au sens où elle
définit un certain type « d’honneur ou de privation d’honneur social » [H & B,
p. 123], le plus souvent assorti de barrières matrimoniales ; cependant, bien que
la caste puisse être définie comme une sorte de « Stand fermé », la différence tient,
là encore, au caractère religieux de la définition sociale de la caste. « La “caste”
signifie, du point de vue du Stand, résume Max Weber, le renforcement et la
transposition de cette exclusion sociale sur le terrain religieux ou bien plutôt
magique » [H & B, p. 127].
Une civilisation figée au « stade religieux » ?
Les deux auteurs s’emploient ainsi l’un comme l’autre à prévenir toute confusion entre les fonctions de la caste et celles d’autres groupements sociaux exclusifs.
Ils s’accordent également à aller chercher dans la religion le principe générateur
du régime des castes : la singularité de la société indienne tient à ce qu’elle reste
pour une large part une société hindoue. L’avènement du bouddhisme, tout en
produisant un certain nombre de bouleversements dans l’ordre religieux, n’a pas
contribué à modifier sensiblement cette situation : la prégnance du régime des
castes est restée écrasante. L’interprétation de cette prédominance inentamée du
facteur religieux soulève cependant une difficulté théorique pour les deux auteurs :
dire que le régime des castes est une spécificité indissociable de l’hindouisme ne
revient-il pas à figer, ne serait-ce que de manière implicite, la vision de l’Inde dans
un « stade religieux » que cette civilisation, à la différence d’autres civilisations
« modernes », n’aurait jamais « dépassé » ? Célestin Bouglé associe, en effet,
l’absence de sécularisation de la société indienne à un trait de « primitivité », et
il est ainsi amené à retrouver le modèle évolutionniste dont il avait dans un premier
temps récusé la validité pour l’analyse du régime des castes. Il conclut la première
partie de son étude, « Les racines du régime des castes », sur les considérations
suivantes :
Les sociétés les plus complexes et les plus unifiées aujourd’hui ont passé elles
aussi par le régime des clans : on trouverait à leur origine de petits groupes juxtaposés
dont la religion fait la cohésion intérieure, et dont cette même religion défend la
fusion.
Seulement, pour la plupart des sociétés civilisées, cette phase est toute transitoire. La religion primitive se heurte à des puissances nouvelles, qui réduisent ses
attributions et triomphent de ses scrupules ; des unités politiques plus vastes englobent les premiers groupes familiaux et peu à peu les absorbent ; les anciennes barrières, abaissées d’abord sur un point, puis sur un autre, sont enfin renversées pour
jamais.
C’est à ce nivellement unificateur que la civilisation hindoue a répugné, avec
une force de résistance extraordinaire ; aucune unité politique n’est venue triompher,
chez elle, de l’opposition mutuelle des groupes primitifs ; les exigences de la religion
primitive ont continué de gouverner sans conteste toute l’organisation sociale ; elles
ont imposé leur forme même à ces groupements d’origine économique que suscitait
La sociologie des religions indiennes
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l’industrie. Une sorte d’arrêt de développement sociologique caractériserait ainsi la
civilisation hindoue. Elle a prolongé indéfiniment une phase que les autres civilisations n’ont fait que traverser – ou plutôt elle a développé elle aussi les germes
premiers, mais en sens inverse du sens général. Ce qui s’est dissout chez les autres
s’est ossifié chez elle. Où les autres civilisations unifiaient, mobilisaient, nivelaient,
elle a continué de diviser, de spécialiser, de hiérarchiser. [ERC, p. 65-66].
Si le cas de l’Inde ne confirmait pas les hypothèses évolutionnistes, il ne
fallait pas en conclure, pour Bouglé, que celles-ci étaient erronées, mais que l’Inde
représentait une exception, et s’était immobilisée dans un stade que d’autres civilisations avaient dépassé.
Max Weber, de son côté, pouvait sembler, au premier abord, partager des
observations du même type. Le propos même d’Hindouisme et bouddhisme
n’était-il pas de comprendre pourquoi l’Inde n’avait pas connu de développement
du capitalisme avant la colonisation ? Le choix de cette problématique n’autorisait-t-il pas à résumer l’analyse de Weber en disant que la permanence des structures sociales instaurées par l’hindouisme avait entraîné une résistance à la
« rationalisation » moderne ? C’est en tout cas une telle lecture qui eut cours aux
États-Unis, où l’ouvrage de Weber, traduit dans les années 1950 par Hans
H. Gerth et Don Martindale, fut enrôlé, dans le sillage des travaux de Talcott
Parsons, au service d’une réflexion sur les obstacles à franchir pour faire avancer
l’Inde, avec le soutien de la puissance américaine, sur la voie de la modernité 4.
Pourtant, la comparaison avec l’analyse du régime des castes de Célestin
Bouglé et plus particulièrement avec le long passage qui vient d’être cité fait
ressortir, au contraire, tout ce qui sépare l’étude sociologique de Weber de la
perspective unifiante d’une téléologie de la « sécularisation » et de la « rationalisation ». Comme le note très explicitement Weber à la fin d’Hindouisme et bouddhisme, après l’avoir déjà fait dans les dernières pages de L’Éthique protestante,
l’avènement de la rationalisation capitaliste à l’échelle du monde entier ne résulte
en rien d’une loi d’évolution qui serait inhérente au devenir de toutes les grandes
civilisations, mais bien plutôt d’un facteur politique, économique et culturel spécifique à un petit nombre de pays : le capitalisme s’impose aux autres nations de
l’extérieur, sous l’effet de l’expansion « impérialiste » des quelques puissances qui
l’ont développé 5. L’immense chantier comparatif construit par Weber aboutit,
tout à l’inverse des conclusions de Bouglé, au constat que la rationalisation capi4. Voir Roland Lardinois, « Préface », in : Max Weber, Hindouisme et bouddhisme, Flammarion, Champs, 2003, p. 60 sq. R. Lardinois cite la préface de H. H. Gerth et D. Martindale à leur
traduction intitulée The Religion of India. The Sociology of Hinduism and Buddhism, Glencoe, The
Free Press, 1958 : « Dans cet ouvrage et dans les autres études que Weber a consacrées aux pays
que l’on décrit aujourd’hui comme étant des “pays en voie de développement”, la question centrale
est celle des obstacles à l’industrialisation et à la modernisation. Avec plusieurs décennies d’avance,
Weber a anticipé un problème qui est au-devant des préoccupations du monde de l’après-Seconde
Guerre mondiale. ».
5. Sur ce point, voir I. Kalinowski, « Pourquoi les politiques impérialistes ? Introduction aux
“Fondements économiques de ‘l’impérialisme’ de Max Weber” », accompagnée d’une traduction
partielle de ce texte, Agone 31/32, 2004, p. 155-165 (avec Reinhard Gressel).
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Itinéraires orientalistes
taliste ne constitue pas une règle mais une exception à l’échelle du monde, une
sorte d’excroissance proliférante dont l’émergence ne peut être expliquée par
aucune « loi » du « développement sociologique » mais par une somme de facteurs
historiques tout à fait singuliers. Ce postulat, dont Weber expose l’arrière-plan
épistémologique dans un des Essais sur la théorie de la science, qui exclut la
sociologie du cercle des sciences susceptibles d’énoncer des « lois d’évolution »
(Entwicklungsgesetze), trouve son prolongement dans le refus du sociologue de
reprendre à son compte la notion de « progrès », ou encore dans l’absence notable,
chez lui, du couple conceptuel « primitif/civilisé » 6.
Plus fondamentalement encore, c’est l’appréhension du rapport entre sécularisation et rationalisation qui, chez Weber, est orientée dans un sens résolument
distinct des tendances de Bouglé et de celles de l’école durkheimienne : l’horizon
de la « laïcité », certes présent dans les perspectives d’analyse du sociologue allemand, est cependant très loin de constituer un enjeu comparable à celui qu’il
représente pour l’école française. Tandis que la séparation de l’Église et de l’État,
en France, donne corps à l’idée d’un déclin de la puissance sociale de la religion,
le principe d’une sécularisation radicale ne trouve guère de promoteurs en Allemagne, y compris dans les universités, où les facultés de théologie occupent encore
une place qui n’est en rien négligeable. De par ses origines familiales et sa formation, qui l’amenèrent à fréquenter constamment des théologiens, Max Weber fut
toujours enclin à considérer comme une évidence le fait que le travail rationnel
de la science et la pensée religieuse n’étaient aucunement incompatibles. Tout en
affirmant n’avoir guère la foi, il ne remit jamais en cause une de ses convictions
les plus ancrées, en rupture avec les vulgates de l’Aufklärung : l’idée que la pensée
rationnelle ne s’était pas construite contre la théologie, mais dans le creuset de
cette dernière. Par suite, la représentation d’une civilisation comme l’Inde et de
la place qu’occupait la religion dans l’activité de ses écoles philosophiques n’était
absolument pas associée, pour Weber, à l’image d’une « culture primitive ». Bien
au contraire, le sociologue reconnaissait dans les traités sacrés indiens la marque
d’un « besoin rationaliste puissant » et soulignait les exceptionnelles avancées de
la logique indienne. Situant, de façon générale, le phénomène de la croyance au
cœur de toute vie sociale, y compris celle des sociétés modernes, Weber attribuait
paradoxalement les formes les plus poussées de « désenchantement du monde »
non à des pensées séculières, mais à des pensées religieuses comme celles du
judaïsme et du protestantisme. Le souci d’éradiquer la magie (Entzauberung) était
avant tout, dans son analyse, le projet de systèmes religieux puissants, portés par
des fidèles aux croyances fortes. Par suite, le modèle évolutionniste faisant succéder
un stade rationnel à un stade religieux ne pouvait que très difficilement s’ajuster
aux a priori de Max Weber.
6. Weber isole toujours le mot « progrès » en l’entourant de guillemets et omet presque
systématiquement le couple Naturvölker/ Kulturvölker. Lorsqu’il a recours, par exception, à l’une de
ces notions, il ne le fait que par convention, au sens où un Franz Boas peut écrire un traité sur
L’Art primitif tout en récusant l’existence de « primitifs ».
La sociologie des religions indiennes
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Le régime des castes et la notion de « système »
Le « système » des castes
Dans le bref texte qu’il rédigea pour préfacer l’Essai sur le régime des castes,
Louis Dumont constatait que le retard des traductions et les lenteurs de la communication scientifique internationale avaient eu pour effet paradoxal, dans le cas de
l’étude de Bouglé, d’introduire une salutaire contrepartie théorique dans une
période comme celle de l’après-Seconde Guerre mondiale, dominée, en ethnologie,
par les recherches empiriques de terrain : traduite en anglais plus d’un demi-siècle
après sa parution, l’étude avait connu une réception anachronique mais justement
fructueuse pour cette raison même. Selon Dumont, l’apport majeur de l’analyse
de Bouglé résidait dans la reconnaissance du caractère de « système » inhérent au
régime des castes :
Dans le domaine indien, l’anglais est inévitablement la langue savante principale
et, tandis que Hinduismus und Buddhismus de Max Weber ne dispose que depuis
peu d’une mauvaise traduction dans cette langue, l’ouvrage de Bouglé a souffert
dans son rayonnement du fait que, n’ayant pas été traduit, il a été pratiquement
ignoré des Indiens jusqu’en 1959, année où mon collègue David Pocock traduisit
l’Introduction et y ajouta un résumé commenté du reste des Essais. (...) On peut
constater un fait remarquable : alors que dans ce domaine l’enquête intensive sur le
terrain avait pris un grand essor depuis 1945, la tradition partielle de Bouglé en 1958
a exercé une action notable parmi les spécialistes : elle a ramené l’attention sur les
castes en tant que système, et contribué à faire rentrer dans ce système le réseau
villageois de division du travail qu’on avait eu tendance à laisser au-dehors. [ERC,
p. VIII-IX].
La généalogie établie par l’auteur de Homo hierarchicus (1966) entre les
recherches de Bouglé et ses propres travaux se cristallisait ainsi autour de l’idée
d’un « système » structural définissant les positions respectives des castes dans une
dynamique différentielle plutôt que dans les catégories d’une classification figée.
En réalité, la spécificité de Bouglé fut moins d’imposer directement la notion
de système 7 que d’hésiter entre cette notion dynamique et la vision plus statique
et plus traditionnelle d’une « hiérarchie » et d’une « échelle » des statuts. S’il eut
bien recours au concept [ERC, p. 58] et définit le « système » des castes comme
régi par une « polarité » par rapport aux brahmanes [ERC, p. 18], un mode
« d’attraction et de répulsion » gouvernant selon lui toute la société indienne
[ERC, p. 20] (« Nulle part il ne se fait une telle dépense de mépris et de
respects »), Bouglé laissa cependant indécidée la tension entre cette vision systématique et la conception d’une simple hiérarchie. En témoigne, par exemple, la
formule suivante, dont on notera l’ambiguïté : « Pratiquement l’élévation ou la
bassesse d’une caste se définit surtout par les rapports qui l’unissent à la caste
7. Le terme est déjà adopté par Emile Senart dans Les Castes dans l’Inde. Les faits et le
système, Paris, Leroux, 1896, p. 257, une référence présente chez Weber comme chez Bouglé.
Cependant, selon Dumont, l’idée du « système » des castes fait justement défaut chez Senart.
208
Itinéraires orientalistes
brahmanique » [ERC, p. 18 8]. Cette hésitation entre deux paradigmes, celui d’une
stratification verticale et celui d’une polarité de forces, ne fut jamais vraiment
tranchée dans la réflexion de Bouglé. Il n’ignorait pas que le système de polarités
se retrouvait partout, y compris au sein de la caste brahmanique, où « on respecte
le pandit tout autrement que le cuisinier » [ERC, p. 16], mais ne renonça jamais
complètement à la représentation d’un étagement hiérarchique.
Chez Weber, la conception du régime des castes comme un « système » est
également présente, et articulée de manière sensiblement plus cohérente. La préférence pour la notion de Rangstellung ou « position de rang », notamment, traduit
le souci de penser le « rang » de façon différentielle (comme une « position »
relative) plutôt que comme le degré d’une échelle hiérarchique verticale. La
section I.5 d’Hindouisme et bouddhisme (« La position des brahmanes et la nature
de la caste ») offre une définition sans équivoque du régime des castes comme
système social organisé autour du pôle brahmanique. Weber y constate « la détermination tout à fait caractéristique du rang social des castes par la distance qui
les sépare des autres castes hindoues et, en dernière instance, du brahmane ».
« Tel est en effet, ajoute-t-il, le point décisif dans les rapports entre les castes
hindoues et les brahmanes : une caste hindoue peut rejeter autant qu’elle veut les
brahmanes comme prêtres, comme autorité doctrinale et rituelle ou comme
n’importe quoi d’autre – elle n’échappe pas à cette situation objective : en dernière
instance, son rang est déterminé par le type de relation, positive ou négative,
qu’elle entretient avec le brahmane » [H & B, p. 111-112]. Plus aboutie chez
Weber que chez Bouglé, la substitution d’une pensée « structurale » à la vision
traditionnelle des « hiérarchies sociales » est porteuse d’un enjeu qui dépasse largement le cadre de la sociologie de l’Inde : ce que les deux sociologues entrevoient
plus clairement qu’ailleurs à travers le fonctionnement du système des castes, c’est
la possibilité de penser les rapports sociaux en général, en Inde comme dans toute
société, comme un système de configurations évolutives ne se résumant pas à une
série d’oppositions entre un « haut » et un « bas », mais régi par des analogies et
des correspondances moins visibles, que la simple considération de la hiérarchie
des « places » ne pouvait mettre au jour. Pour s’en tenir à un unique exemple, le
sociologue français comme le sociologue allemand relèvent le rôle joué par une
certaine catégorie de brahmanes « déclassés » dans l’accréditation de basses castes
prétendant à un rang supérieur à leur rang traditionnel : alors que, si l’on s’en
tient au principe de contiguïté hiérarchique, rien ne permet d’expliquer la proximité entre ces basses castes et les brahmanes en question, dont elles sont socialement très éloignées, ni les raisons pour lesquelles ces derniers sont prêts à valider
la nouvelle « légende » de ces castes, la notion de « système de positions » est à
même de rendre compte de l’affinité entre deux groupes qui occupent des positions structurellement homologues dans deux régions non contiguës de l’espace
social. C’est ainsi que des brahmanes peuvent refuser de « toucher les aliments »
d’une basse caste comme les Sunris, tout en soutenant les efforts de ces derniers
8. Citons encore une autre proposition du même type : « Si ces groupements s’étagent, c’est
dans la mesure où ils se rapprochent ou s’éloignent de la caste sacerdotale. » [ERC, p. 55].
La sociologie des religions indiennes
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pour « être reconnus comme une caste pure ». On ne peut rendre raison d’un tel
paradoxe qu’en remarquant que « seuls les prophètes dégradés de l’hindouisme flattent cette ambition » [ERC, p. 19, note] 9. C’est leur position « négativement privilégiée » (Weber) au sein de la caste brahmanique qui fait de ces
derniers les alliés objectifs des castes « négativement privilégiées », et non une
quelconque proximité sociale positive avec celles-ci.
Fondements du prestige des brahmanes
La position dominante des brahmanes dans le système des castes – sur
laquelle insistait déjà Émile Senart – pose un problème théorique qui ne retient
pas seulement l’attention des deux sociologues en raison de leur intérêt pour
l’Inde, mais parce que cette question condense un faisceau d’enjeux spécifiquement vifs pour la sociologie. C’est d’abord la possibilité de définir celle-ci comme
distincte d’autres disciplines de nature diverse, comme l’anthropologie raciale ou
la théologie, qui doit être défendue ; en second lieu, c’est aussi le rapport de la
sociologie avec le « matérialisme historique » qui est ici en cause. La problématique
des « brahmanes » est un prisme à travers lequel peuvent se lire des proximités
et des différences entre deux acceptions de la science sociologique.
D’abord, et unanimement, les deux sociologues rejettent toute explication
« biologique » de la domination des brahmanes, aussi bien l’affirmation indigène
et théologique, par les brahmanes eux-mêmes, de la supériorité de leur « sang »,
que les théories de l’anthropologie raciale occidentale, défendues notamment par
Risley dans Tribes and Castes of Bengal (Calcutta, 1896) et par d’autres rédacteurs
britanniques du Census of India du début du XXe siècle. Bouglé rejette explicitement la « théorie suivant laquelle la hiérarchie des castes correspondrait exactement, aux Indes, à la superposition des races. M. Risley, après avoir mensuré plus
de 6 000 natifs du Bengale, arrive à cette conclusion : “C’est à peine une exagération d’établir comme une loi de l’organisation des castes dans l’Inde que le rang
social d’un homme varie en raison inverse de la largeur de son nez.” M. Senart
dénonçait déjà l’invraisemblance de ces concordances » [ERC, p. 61]. À son tour,
Weber refuse de reconnaître une quelconque primauté des facteurs « ethniques » :
« On n’est pas davantage en droit de penser que la caste est le produit de l’opposition entre différents types de races, d’une “répulsion raciale” qui serait “dans le
sang”, ou de différences de “dons” et d’aptitudes à exercer les différents métiers
de caste, qui seraient “dans le sang” » [H & B, p. 233-234]. Bien que « la confrontation de peuples de différentes races, en Inde, en l’occurrence – c’est là ce qui
importe d’un point de vue sociologique – de races dont les différences sont
manifestes dans leur type extérieur » [Ibid.], n’ait pas manqué d’exercer des effets,
comme le reconnaissent les deux savants, tous deux sont également enclins à tenir
9. Chez Weber, la question de l’accréditation des généalogies « légendaires » est traitée dans
H&B, p. 85-86.
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Itinéraires orientalistes
le facteur ethnique pour un facteur secondaire, davantage instrumentalisé au profit
d’autres facteurs sociaux que premier dans la chaîne des causes.
En revanche, les deux chercheurs ne s’intéressent pas à la question du prestige des brahmanes pour les mêmes motifs. L’un des attraits de l’exemple indien,
aux yeux de Bouglé, est d’autoriser une réfutation du « matérialisme historique »
en offrant le modèle d’une société dominée par un autre groupe que celui des
porteurs de capital économique. « L’examen sociologique de l’Inde, écrit-il, bien
loin d’apporter une confirmation aux thèses de la philosophie de l’histoire “matérialiste”, tendrait donc plutôt à confirmer ce que les plus récentes recherches
sociologiques démontrent de toute façon : le rôle prépondérant que joue la religion
dans l’organisation première des sociétés. » [ERC, p. 65]. « Né pour la fonction
religieuse, le Brahmane ne peut exercer directement les fonctions politiques. De
même, la caste brahmanique n’accumulera pas les richesses, comme font souvent
les classes sacerdotales ; elle ne possédera rien en propre. Les instruments du
sacrifice sont ses seules armes, mais avec ces armes elle se soumettra tout le monde
hindou. (...) Le rajah même ne doit-il pas son prestige moins à sa puissance
matérielle qu’à sa fidélité aux rites dont les Brahmanes sont les gardiens ? Leur
pouvoir est d’autant plus incontesté qu’il est tout spirituel ; (...) ils ne possèdent
rien et tout leur appartient » [ERC, p. 56-57]. Pour Bouglé, l’étude de l’Inde
apporte ainsi une contribution décisive à l’un des projets les plus durables de
l’école durkheimienne, le souci de démarquer la sociologie du « matérialisme ».
Chez Weber, au contraire, la place accordée à la sociologie des religions n’est
pas proportionnelle à l’intensité d’une ambition de réfutation des modèles marxistes. Le sociologue le déclare sans la moindre ambiguïté, dès 1905, dans les dernières lignes de l’étude qui inaugure sa série de travaux de sociologie religieuse,
L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme :
Bien que l’homme moderne ne soit généralement pas capable, même s’il y met
de la bonne volonté, de mesurer l’impact effectif qu’ont exercé les contenus de
conscience religieux sur les conduites de vie, la culture et le caractère d’un peuple,
nous n’avons cependant évidemment pas l’intention de substituer à une interprétation
causale unilatéralement “matérialiste” des faits culturels et historiques une interprétation causale tout aussi unilatéralement spiritualiste. L’une et l’autre sont également
possibles, mais l’une et l’autre, si elles ont l’ambition d’être le dernier mot d’une
recherche, et non un travail préparatoire, servent également peu la vérité historique
[EP, p. 303-304].
Max Weber n’entretenait pas avec le marxisme le rapport d’hostilité frontale
que lui ont voué bon nombre d’entreprises sociologiques, aussi bien en Allemagne
qu’en France, au début du XXe siècle comme dans les années 1960 et au delà 10.
Pour s’en tenir au cas de l’Inde, la séparation spécifiquement indienne entre
pouvoir spirituel, pouvoir temporel et pouvoir économique n’induisait pas, aux
yeux de Weber, la nécessité de conclure que les brahmanes aient été fondamentalement étrangers aux intérêts économiques. Le sociologue allemand soulignait
bien plutôt que le désintéressement effectif des brahmanes, qui ne pouvaient
10. I. Kalinowski, Leçons wébériennes sur la science et la propagande, Agone, 2005, p.191-240.
La sociologie des religions indiennes
211
recevoir de salaire en échange de leurs services rituels, mais seulement des
« dons », avait fortement contribué à leur enrichissement. Pour l’auteur de L’éthique protestante, la contradiction entre cette accumulation de richesse et la distance
des brahmanes à l’égard des intérêts matériels n’était qu’un paradoxe apparent :
de la même façon que les premiers promoteurs puritains du capitalisme avaient,
selon lui, trouvé le moteur de leur accumulation de capital dans l’ascèse, la frugalité
et l’épargne, les brahmanes bénéficiaient des profits associés à l’exhibition de leurs
dispositions à sublimer les préoccupations matérielles. Le même phénomène se
reproduisit, à en croire Hindouisme et bouddhisme, avec les moines mendiants du
bouddhisme ancien, dont la propagande était d’autant plus efficace qu’elle était
désintéressée, et eut paradoxalement pour effet d’entraîner leur enrichissement
(par les dons et legs de fidèles toujours plus nombreux) et l’établissement de
monastères fixes (Weber parle d’un « processus de prébendalisation ») 11. En
d’autres termes, la prédominance des intérêts spirituels sur les intérêts matériels
chez les représentants des religions indiennes n’induisait pas nécessairement une
contradiction entre les premiers et les seconds, et ne pouvait par suite livrer un
argument décisif pour la réfutation des théories « matérialistes ». Celle-ci ne faisait
pas partie des priorités intellectuelles de Max Weber.
Quelle que fût, cependant, la position adoptée par chacun des deux sociologues à l’égard du marxisme, tous deux s’accordaient à reconnaître dans le prestige des brahmanes une forme de prestige social qui ne dérivait pas de la possession
d’un capital économique. Dès lors qu’ils se refusaient également à admettre, on
l’a vu, toute référence à une supériorité de « sang » ou de « race », restait à
comprendre les raisons de la déférence universellement manifestée, dans la culture
indienne, à l’égard des brahmanes. Pour Célestin Bouglé, le prestige de ces derniers
devait en fin de compte être rapporté à leurs fonctions de « sacrificateurs » et au
caractère magique des sacrifices qu’ils étaient les seuls à pouvoir célébrer.
« Ceux-ci ne manient-ils pas, quand ils entrent dans le “bac” qui fait passer du
monde profane au monde sacré, des forces ambiguës, fluides à la fois les plus
dangereux et les plus bienfaisants de tous ? Ils en restent chargés d’une électricité
particulière. » [ERC, p. 64]. De là découlait, aux yeux du sociologue français, une
caractéristique capitale de l’hindouisme : le primat des rites et de la pratique sur
le dogme et la théologie. Il notait ainsi : « Lorsqu’on veut définir en termes de
dogmatique la vraie religion des Hindous, on se trouve fort embarrassé ; elle ne
connaît pas, à vrai dire, d’orthodoxie, elle se définit par les rites plutôt que par
les dogmes, par les pratiques plutôt que par les idées ; en somme, le respect des
Brahmanes, uni à l’observance des coutumes de la caste, est l’essentiel de l’hindouisme » [ERC, p. 59]. Selon Bouglé, cette particularité expliquait pour une
bonne part la remarquable pérennité de l’hindouisme et le fait que cette religion
avait su résister aux assauts de la « révolution bouddhique », en raison même de
sa plasticité dogmatique. La capacité de l’hindouisme à venir à bout de ses concurrents tenait avant tout à la tolérance qu’il savait manifester à l’égard des innovations
11. Voir I. Kalinowski, « “Ils ne songent pas à désirer le nirvana”. La sociologie des intellectuels dans Hindouisme et bouddhisme de Max Weber », in : Coll., Pour une histoire des sciences
sociales. Hommage à Pierre Bourdieu, Fayard, 2004.
212
Itinéraires orientalistes
idéelles, mais aussi rituelles (celles des sectes, notamment), en contrepartie d’un
respect indéfectible de la structure du régime des castes.
Par bien des aspects, Max Weber semblait partager cette analyse. Il observait
ainsi dans un passage consacré aux Veda : « La reconnaissance de l’autorité du
Veda, telle qu’elle est exigée de l’hindou, est une “fides implicita” dans un sens
beaucoup plus fondamental encore que dans l’Église catholique. (...) En pratique,
elle implique simplement que soient reconnues l’autorité de la tradition hindoue
qui se rattache au Veda et qui poursuit l’interprétation de son image du monde,
ainsi que la position sociale de ceux qui en sont les porteurs, à savoir : les brahmanes » [H & B, p. 110]. Tout comme Bouglé, Weber mettait ainsi l’accent sur
un phénomène social spécifique, la reconnaissance de l’autorité des brahmanes,
qui ne dérivait pas d’un acte d’adhésion rationnelle à certains dogmes théologiques.
Le contenu intellectuel des Veda était tout à fait secondaire par rapport à cet acte
d’obéissance sociale et personnelle ; l’existence des Veda matérialisait la frontière
sociale entre brahmanes et non-brahmanes, entre ceux qui avaient accès aux livres
sacrés et ceux à qui un tel accès était défendu, et la permanence d’une telle
frontière constituait un enjeu plus fondamental que l’approbation d’un quelconque
contenu dogmatique. De ce point de vue, les brahmanes se distinguaient par un
usage proprement magique du savoir, qui avait pour fin de tracer autour d’eux
une barrière rituelle. Mais cela ne signifiait pas – Weber se séparait ici nettement
de l’analyse de Bouglé – que le prestige des brahmanes ait seulement été le produit
de leurs prérogatives de « magiciens » et de sacrificateurs : selon le sociologue
allemand, leur propriété la plus significative n’était justement pas celle-ci, mais
plutôt celle de s’être imposés comme des « porteurs de savoir », par opposition à
la corporation de magiciens dont ils étaient originellement issus. Ce qui était vénéré
dans le brahmane, c’était, avant toute compétence rituelle, le savoir intellectuel en
tant que tel, même si son usage pouvait être qualifié de magique. On trouve là
une des thèses les plus originales d’Hindouisme et bouddhisme.
Le rapport aux sciences philologiques
Dans la deuxième partie de son étude sur l’Inde, Max Weber désigne les
représentants de l’hindouisme et du bouddhisme comme des « intellectuels » :
« orthodoxes » ou « hétérodoxes », ils ont en commun de manier des « savoirs »
théologiques, de façon parfois « virtuose », même s’ils ne contribuent pas ou guère
à leur diffusion auprès des laïcs. Si le lien qu’ils entretiennent avec ce public
profane s’établit principalement à travers l’exécution de rites, cela n’ôte rien, loin
s’en faut, à l’importance que revêt aux yeux des fidèles la possession de tels
savoirs : ceux qui en sont dépossédés les vénèrent aussi. Le sociologue est ainsi
conduit à constater un phénomène d’efficacité symbolique de la possession du
savoir indépendamment de sa transmission : le porteur de savoir n’a pas besoin
de diffuser celui-ci pour se voir reconnaître une autorité. Telle est, pour Weber,
l’origine de la considération manifestée en Inde à l’égard des brahmanes. En
prenant appui sur le cas indien pour mettre au jour un phénomène sociologique
selon lui universel, l’existence d’un prestige magique des intellectuels, Weber
s’écartait considérablement des conclusions d’un Bouglé, qui ne voyait dans la
La sociologie des religions indiennes
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vénération des brahmanes qu’un trait relativement « primitif », attaché à une civilisation encore toute pénétrée de religion, et de magie. Pour le sociologue allemand, l’usage du savoir comme mode de domination pouvait être observé dans
toutes les civilisations, notamment la sienne : c’est l’un des thèmes clé de la conférence La science, profession et vocation.
Dans le même temps, Weber prenait également ses distances avec un autre
présupposé implicite de son collègue français : l’idée que l’examen de la fonction
sociale de la religion hindoue et le constat du rôle rempli par celle-ci dans la
« domestication des masses » [H & B, p. 391] reléguait au second plan, d’un point
de vue scientifique, l’intérêt d’une étude du contenu des textes sacrés des religions
indiennes. C’est toute la configuration des rapports entre sociologie, théologie et
philologie qui était ici en cause. Weber n’allait pas moins loin que Bouglé dans
l’analyse de la religion comme phénomène social ; mais il n’entendait pas renoncer
pour autant à l’analyse de la religion comme phénomène intellectuel. Son objectif
– qu’il l’ait ou non atteint – était d’articuler les deux au lieu de désigner un de
ces deux modes d’analyse comme l’antithèse de l’autre.
La construction des travaux sur l’Inde de Bouglé et de Weber fait ainsi
apparaître une différence majeure, au sujet de laquelle il importe de dissiper un
malentendu. Seul Max Weber consacre une partie spécifique de son analyse (la
deuxième partie d’Hindouisme et bouddhisme, qui en comprend trois) à un examen
des doctrines « intellectuelles » des religions étudiées 12 et aux questions de
« contenu » religieux. Célestin Bouglé n’isole pas une partie portant exclusivement
sur les doctrines théologiques indiennes ; l’étude de la religion, chez lui, n’est
jamais séparée de celle du système social. On aurait tort, pour autant, d’identifier
trop hâtivement dans la sociologie de Max Weber, par opposition au parti pris
de Bouglé, l’affirmation d’une autonomie des contenus religieux. Weber reconnaît
à ces derniers une logique intellectuelle propre, partiellement indépendante des
autres intérêts sociaux, mais constate tout aussi explicitement qu’il n’est pas possible de déduire de l’examen de doctrines théologiques savantes une quelconque
information sur les pratiques religieuses effectives des masses et sur la place de la
religion dans les pratiques sociales et économiques en général : comme il le résume
dans une formule saisissante de L’éthique protestante, « les théories de lettrés » ne
« bouleversent pas des vies » [EP, p. 98]. Avec insistance, il désigne justement
comme le véritable champ d’investigation de la sociologie religieuse le point de
jonction entre les doctrines savantes des « professionnels » de la spéculation et les
pratiques profanes de la masse des fidèles. Toute la démonstration d’Hindouisme
et bouddhisme vise à établir que les secondes, loin de se laisser déduire des
premières, sont au contraire capables d’infléchir celles-ci et même de produire des
bouleversements dans l’ordre religieux 13. Le degré élevé de réflexivité atteint par
12. Le plan général qui fait se succéder une présentation du système social concerné (partie I)
et une analyse plus précise des « doctrines » religieuses se retrouve dans plusieurs études de sociologie
religieuse de Weber, à commencer par L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme.
13. Sur cette question, voir I. Kalinowski, « Frontière du sacré et frontière du savoir dans
Hindouisme et bouddhisme de Max Weber », in : Denis Pelletier, Charles Suaud et Nathalie VietDepaule (éds), Corps d’Eglise, corps rebelles. Les religions face aux contestations internes : des conflits
de fidélité, à paraître.
214
Itinéraires orientalistes
Weber dans son analyse des rapports entre les religions comme systèmes de contenus théologiques et les religions comme systèmes de contraintes sociales pratiques
interdit donc de construire une opposition entre une sociologie « déterministe »
qui serait celle du durkheimien Bouglé et une sociologie « idéaliste » dans laquelle
Weber postulerait une autonomie des contenus religieux.
La place accordée par Weber – à la différence de Bouglé et, plus largement,
des autres sociologues de la religion de l’école durkheimienne – aux doctrines
religieuses lettrées reflète l’ambition particulière de son projet de sociologie religieuse, qui visait à situer d’emblée la sociologie au niveau précédemment atteint
par la philologie et la théologie allemandes. Saisir la dynamique sociale des religions sans renoncer en rien aux acquis de ces sciences jusque-là exclusivement
focalisées sur la dimension la plus savante du phénomène religieux, ou, pour
risquer une formule synthétique, parvenir à tenir la religion par les deux bouts,
la magie et le savoir : tel était l’objectif précis de Max Weber. Son horizon de
référence était celui d’une discipline récente, la sociologie, mais il ne quittait pas
des yeux celles qui étaient traditionnellement habilitées à étudier la religion, en
particulier la théologie.
Une telle orientation épistémologique (sous-tendue par l’idée d’une unité des
« sciences de la culture » et d’une appartenance de la sociologie à ces dernières),
qui avait pour fin de préserver la sociologie de toute régression en deçà des
résultats atteints par les sciences du texte (profane et sacré), était confortée par
une des hypothèses sociologiques fondamentales de l’approche wébérienne des
religions : l’idée que les « grandes » religions ou « religions mondiales », les Weltreligionen, celles qui avaient su trouver une large audience au-delà de leur périmètre
initial, devaient en partie cette puissance de diffusion à une qualité particulière
de systématicité et de cohérence. Seule cette dernière permettait d’articuler autour
de quelques modèles spécifiques d’explication du monde des systèmes éthiques
régissant les pratiques de groupes de fidèles incomparablement plus étendus que
le cercle des érudits religieux susceptibles d’en énoncer les fondements théoriques.
Bien que la logique, pour Weber, ne soit pas en elle-même dotée d’une force
d’imposition sociale, dans la mesure où les démonstrations dans lesquelles elle
s’énonce ne sont accessibles qu’à une minorité « d’intellectuels » formés aux
virtuosités de son maniement, les « grandes religions » et leurs modèles éthiques
semblent avoir la propriété d’autoriser le déploiement de systèmes de pratiques
relativement cohérents à partir d’un très petit nombre de dogmes qui en forment
l’assise logique 14.
14. Weber distingue soigneusement l’adhésion à une religion, d’une part, qui lui apparaît
comme un acte fondamentalement « irrationnel » – au sens où le fidèle, en dernière instance, n’a pas
à en « rendre raison » et croit même « justement parce que c’est absurde », selon la maxime latine
que Weber attribue à Saint Augustin, « Credo non quod, sed quia absurdum » (voir SR1, p. 450) –
et, d’autre part, l’existence, dans chaque religion, de « contenus rationnels » élaborés par les théologiens (« Précisément à cause de cette tension qui paraît irréconciliable, la religion, tant prophétique
que sacerdotale, ne cesse d’entretenir des rapports intimes avec l’intellectualisme rationnel » [SR1,
p.448]).
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