Bouglé, Weber et l’évolutionnisme
Reconnaissance de la spécificité historique du régime des castes
Dans un passage du début de l’Essai sur le régime des castes, Célestin Bouglé
se demande si le régime des castes est un phénomène spécifiquement indien ou
s’il représente, au contraire, la survivance d’un état par lequel seraient passées
d’autres civilisations, et qui aurait laissé sa marque jusque dans le temps présent :
« Jusque dans notre civilisation occidentale contemporaine (...) se rencontrent
l’horreur des mésalliances et la crainte des contacts impurs. (...) Certains quartiers,
certains cafés, certaines écoles sont fréquentés exclusivement par certaines caté-
gories de la population » [ERC, p. 5]. La suite de l’exposé apporte néanmoins
une réponse négative à la question de l’éventuelle universalité de l’existence des
castes ; celle-ci constitue, selon Bouglé, une réelle spécificité de la société hindoue :
Sur trois points – spécialisation héréditaire, organisation hiérarchique, répulsion
réciproque – le régime des castes se rencontre, autant qu’une forme sociale peut se
réaliser dans sa pureté, réalisé en Inde. Du moins descend-il, dans la société hindoue,
à un degré de pénétration inconnu ailleurs. Il garde une place dans les autres civi-
lisations ; ici il envahit tout. Et en ce sens, on peut soutenir que le régime des castes
est un phénomène propre à l’Inde (ibid., p. 25).
Plus précisément, le sociologue français a recours à une métaphore organique
pour désigner le régime des castes comme la branche unique et sans ramifications
d’une évolution qui, partie d’éléments et de « tendances universelles », ne peut
être observée ailleurs qu’en Inde.« La caste hindoue n’est à nos yeux, écrit-il, que
la synthèse d’éléments partout présents, le prolongement et comme l’achèvement
de lignes partout ébauchées, l’épanouissement unique de tendances universelles »
(ibid.). La singularité du régime indien réside selon lui non dans la présence de
tendances « répulsives » entre différents groupes de population, que l’on retrouve
ailleurs, mais dans les obstacles particulièrement massifs qui, dans ce pays, entra-
vent toute velléité de mobilité individuelle : la haine des parvenus, des « évadés »
(ibid., p. 16) et autres « métis » (ibid., p. 3) atteint là son point culminant, n’auto-
risant que des formes collectives de mobilité.
Dans la section I.5 d’Hindouisme et bouddhisme, Max Weber insiste lui aussi
sur la spécificité de la notion de « caste ». La caste se distingue de la tribu en ce
qu’elle n’occupe pas un territoire délimité, n’est pas unie par le devoir de
vengeance du sang, et ne regroupe pas « des gens de tous les rangs sociaux » [H
& B, p. 113]. Elle ne se confond pas davantage avec la guilde ou la corporation,
dans la mesure où ces dernières « ne connaissaient pas de barrières rituelles entre
les différentes guildes et les artisans, à l’exception de la petite couche des “gens
privés d’honneur”, (...) comme les équarisseurs et les bourreaux, (...) qui étaient
sociologiquement proches des castes impures de l’Inde » : « [Au Moyen Âge,] il
existait de fait des barrières matrimoniales entre des métiers qui ne jouissaient pas
de la même considération, mais non les barrières rituelles qui sont absolument
essentielles pour la caste ; quant aux barrières rituelles de commensalité, fonda-
mentales pour les différences de castes, elles faisaient entièrement défaut – à
203La sociologie des religions indiennes