La sociologie des religions indiennes en France et en Allemagne au

Revue germanique internationale
7 | 2008
Itinéraires orientalistes
La sociologie des religions indiennes en France et
en Allemagne aubut du XXe siècle : Essai sur le
régime des castes de Célestin Bouglé (1900-1908)
et Hindouisme et bouddhisme de Max Weber
(1916-1917)
Isabelle Kalinowski
Édition électronique
URL : http://rgi.revues.org/411
DOI : 10.4000/rgi.411
ISSN : 1775-3988
Éditeur
CNRS Éditions
Édition imprimée
Date de publication : 15 mai 2008
Pagination : 201-214
ISBN : 978-2-271-06692-3
ISSN : 1253-7837
Référence électronique
Isabelle Kalinowski, « La sociologie des religions indiennes en France et en Allemagne au début du
XXe siècle : Essai sur le régime des castes de Célestin Bouglé (1900-1908) et Hindouisme et bouddhisme
de Max Weber (1916-1917) », Revue germanique internationale [En ligne], 7 | 2008, mis en ligne le 15
mai 2011, consulté le 02 octobre 2016. URL : http://rgi.revues.org/411 ; DOI : 10.4000/rgi.411
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Tous droits réservés
La sociologie des religions indiennes
en France et en Allemagne
au début du XXesiècle :
Essai sur le régime des castes
de Célestin Bouglé
(1900-1908) et
Hindouisme et bouddhisme
de Max Weber (1916-1917)
Isabelle Kalinowski
Dans une perspective comparative, on rapprochera dans ce qui suit deux
études sur l’Inde parues en France et en Allemagne au début du XXesiècle : l’Essai
sur le régime des castes de Célestin Bouglé (1900-1908) et Hindouisme et boudd-
hisme de Max Weber (1916-1917) 1. L’une et l’autre furent dans un premier temps
publiées sous la forme d’un article de revue, dans L’Année sociologique pour la
première 2,l’Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik pour la seconde. Toutes
deux pouvaient se réclamer d’une discipline constituée, la « sociologie religieuse » :
une rubrique de comptes rendus portant ce nom figure dans L’Année sociologique
à partir de 1898 ; Max Weber, de son côté, commence à mener à bien, juste avant
sa mort (1920), le projet de réunir l’ensemble de ses articles sur le rapport entre
pratiques religieuses et pratiques économiques dans une série de trois volumes
expressément dénommés « Sociologie de la religion ».
Dans le cas de ces deux études sur l’Inde, et bien que Weber (1864-1920)
1. Dans cet article, nous aurons recours aux abréviations suivantes : [ERC] pour Célestin
Bouglé, Essai sur le régime des castes, PUF, Quadrige, 1993 ; [H&B] pour Max Weber, Hindouisme
et bouddhisme, trad. I. Kalinowski, Flammarion, Champs, 2003 ; [EP] pour Max Weber, L’Éthique
protestante et l’esprit du capitalisme, trad. I. Kalinowski, Flammarion, Champs, 2000 ; [SR1] pour
Max Weber, Sociologie des religions, choix de textes et trad. par J.P. Grossein, Gallimard, 1996 ;
[SR2] pour Max Weber, Sociologie de la religion (Économie et Société), trad. I. Kalinowski, Flam-
marion, Champs, 2006.
2. L’étude de C. Bouglé parut pour la première fois sous le titre « Remarques sur le régime
des castes », Année sociologique, t. IV, 1900, p. 1-64. Une deuxième version parut en 1908 sous le
titre « Essais sur le régime des castes ».
fasse état d’une lecture de l’essai de Bouglé (1870-1940) dans la bibliographie
d’Hindouisme et bouddhisme, le phénomène de transfert le plus significatif s’opère
sans doute moins d’un pays à un autre que d’une discipline à une autre : les deux
savants importent dans une science en voie d’établissement institutionnel, la socio-
logie, des données puisées dans les recherches des indianistes. Ni l’un ni l’autre
ne s’appuie sur des enquêtes empiriques qu’il aurait personnellement menées ;
aucun n’a foulé le sol de l’Inde, aucun n’est un spécialiste de ce pays et tous deux
fondent leurs argumentations sur une base commune, constituée par les principaux
travaux anglais, français et allemands consacrés à la civilisation indienne, aussi
bien savants que profanes. De ce point de vue, on n’observe aucune évolution
significative entre la posture scientifique adoptée par Bouglé et celle que privilégie
Weber quinze ans plus tard. Chacun manifeste son intérêt pour les démarches de
terrain, mais les délègue plus souvent qu’il ne les accomplit lui-même 3. De cette
caractéristique découle, dans les deux cas, le traitement de la question des castes
selon une méthode qui ne prétend pas apporter une contribution empirique
nouvelle : il s’agit d’exploiter un matériau existant pour faire avancer la théorie
sociologique. Bouglé et Weber entendent moins présenter des hypothèses sur
l’Inde que sur le fonctionnement général des sociétés, et c’est à l’aune de leur
apport dans ce domaine que leurs études peuvent être évaluées, même si les
connaissances de l’Inde sur lesquelles ils s’appuient sont depuis longtemps
« dépassées ».
Élaborés à partir de sources souvent identiques, les travaux respectifs de
Bouglé et de Weber sur l’Inde partagent un grand nombre d’observations et de
conclusions. Pour saisir ces éléments de convergence et, le cas échéant, les nuancer,
nous examinerons successivement plusieurs points chargés d’enjeux sensibles : le
rapport aux théories évolutionnistes (I), la question de la définition de la société
comme un « système » et la relation au matérialisme historique (II) et, pour finir,
le rapport aux sciences philologiques (III). Le thème des « religions de l’Inde »
offre ici un terrain de comparaison d’autant plus précieux qu’il n’existe guère
d’autre objet d’investigation placé comme celui-ci à la charnière de la sociologie
religieuse de l’école durkheimienne et de la sociologie religieuse wébérienne.
3. Max Weber mena cependant à bien une véritable enquête de terrain, réalisée trois mois
durant dans l’usine de textile d’Elberfeld, dont il publia les résultats dans la Psychophysique du travail
industriel (1908). Quant à Célestin Bouglé, il fut dans l’entre-deux-guerres un promoteur actif de
l’envoi « sur le terrain » des jeunes sociologues, au sein du Centre de Documentation Sociale de
l’École Normale Supérieure, avec l’appui de la Fondation Rockefeller (voir Johan Heilbron, « Les
métamorphoses du durkheimisme,1920-1940 », Revue française de sociologie XXVI, 1985, pp.
203-237, ici p. 229 sq.)
202 Itinéraires orientalistes
Bouglé, Weber et l’évolutionnisme
Reconnaissance de la spécificité historique du régime des castes
Dans un passage du début de l’Essai sur le régime des castes, Célestin Bouglé
se demande si le régime des castes est un phénomène spécifiquement indien ou
s’il représente, au contraire, la survivance d’un état par lequel seraient passées
d’autres civilisations, et qui aurait laissé sa marque jusque dans le temps présent :
« Jusque dans notre civilisation occidentale contemporaine (...) se rencontrent
l’horreur des mésalliances et la crainte des contacts impurs. (...) Certains quartiers,
certains cafés, certaines écoles sont fréquentés exclusivement par certaines caté-
gories de la population » [ERC, p. 5]. La suite de l’exposé apporte néanmoins
une réponse négative à la question de l’éventuelle universalité de l’existence des
castes ; celle-ci constitue, selon Bouglé, une réelle spécificité de la société hindoue :
Sur trois points – spécialisation héréditaire, organisation hiérarchique, répulsion
réciproque – le régime des castes se rencontre, autant qu’une forme sociale peut se
réaliser dans sa pureté, réalisé en Inde. Du moins descend-il, dans la société hindoue,
à un degré de pénétration inconnu ailleurs. Il garde une place dans les autres civi-
lisations ; ici il envahit tout. Et en ce sens, on peut soutenir que le régime des castes
est un phénomène propre à l’Inde (ibid., p. 25).
Plus précisément, le sociologue français a recours à une métaphore organique
pour désigner le régime des castes comme la branche unique et sans ramifications
d’une évolution qui, partie d’éléments et de « tendances universelles », ne peut
être observée ailleurs qu’en Inde.« La caste hindoue n’est à nos yeux, écrit-il, que
la synthèse d’éléments partout présents, le prolongement et comme l’achèvement
de lignes partout ébauchées, l’épanouissement unique de tendances universelles »
(ibid.). La singularité du régime indien réside selon lui non dans la présence de
tendances « répulsives » entre différents groupes de population, que l’on retrouve
ailleurs, mais dans les obstacles particulièrement massifs qui, dans ce pays, entra-
vent toute velléité de mobilité individuelle : la haine des parvenus, des « évadés »
(ibid., p. 16) et autres « métis » (ibid., p. 3) atteint là son point culminant, n’auto-
risant que des formes collectives de mobilité.
Dans la section I.5 d’Hindouisme et bouddhisme, Max Weber insiste lui aussi
sur la spécificité de la notion de « caste ». La caste se distingue de la tribu en ce
qu’elle n’occupe pas un territoire délimité, n’est pas unie par le devoir de
vengeance du sang, et ne regroupe pas « des gens de tous les rangs sociaux » [H
& B, p. 113]. Elle ne se confond pas davantage avec la guilde ou la corporation,
dans la mesure où ces dernières « ne connaissaient pas de barrières rituelles entre
les différentes guildes et les artisans, à l’exception de la petite couche des “gens
privés d’honneur”, (...) comme les équarisseurs et les bourreaux, (...) qui étaient
sociologiquement proches des castes impures de l’Inde » : « [Au Moyen Âge,] il
existait de fait des barrières matrimoniales entre des métiers qui ne jouissaient pas
de la même considération, mais non les barrières rituelles qui sont absolument
essentielles pour la caste ; quant aux barrières rituelles de commensalité, fonda-
mentales pour les différences de castes, elles faisaient entièrement défaut – à
203La sociologie des religions indiennes
l’intérieur du cercle des gens “honorables” » [H & B, p. 117-118]. La notion
allemande de Stand se rapproche davantage de celle de caste, au sens où elle
définit un certain type « d’honneur ou de privation d’honneur social » [H & B,
p. 123], le plus souvent assorti de barrières matrimoniales ; cependant, bien que
la caste puisse être définie comme une sorte de « Stand fermé », la différence tient,
là encore, au caractère religieux de la définition sociale de la caste. « La “caste”
signifie, du point de vue du Stand, résume Max Weber, le renforcement et la
transposition de cette exclusion sociale sur le terrain religieux ou bien plutôt
magique » [H & B, p. 127].
Une civilisation figée au « stade religieux » ?
Les deux auteurs s’emploient ainsi l’un comme l’autre à prévenir toute confu-
sion entre les fonctions de la caste et celles d’autres groupements sociaux exclusifs.
Ils s’accordent également à aller chercher dans la religion le principe générateur
du régime des castes : la singularité de la société indienne tient à ce qu’elle reste
pour une large part une société hindoue. L’avènement du bouddhisme, tout en
produisant un certain nombre de bouleversements dans l’ordre religieux, n’a pas
contribué à modifier sensiblement cette situation : la prégnance du régime des
castes est restée écrasante. L’interprétation de cette prédominance inentamée du
facteur religieux soulève cependant une difficulté théorique pour les deux auteurs :
dire que le régime des castes est une spécificité indissociable de l’hindouisme ne
revient-il pas à figer, ne serait-ce que de manière implicite, la vision de l’Inde dans
un « stade religieux » que cette civilisation, à la différence d’autres civilisations
« modernes », n’aurait jamais « dépassé » ? Célestin Bouglé associe, en effet,
l’absence de sécularisation de la société indienne à un trait de « primitivité », et
il est ainsi amené à retrouver le modèle évolutionniste dont il avait dans un premier
temps récusé la validité pour l’analyse du régime des castes. Il conclut la première
partie de son étude, « Les racines du régime des castes », sur les considérations
suivantes :
Les sociétés les plus complexes et les plus unifiées aujourd’hui ont passé elles
aussi par le régime des clans : on trouverait à leur origine de petits groupes juxtaposés
dont la religion fait la cohésion intérieure, et dont cette même religion défend la
fusion.
Seulement, pour la plupart des sociétés civilisées, cette phase est toute transi-
toire. La religion primitive se heurte à des puissances nouvelles, qui réduisent ses
attributions et triomphent de ses scrupules ; des unités politiques plus vastes englo-
bent les premiers groupes familiaux et peu à peu les absorbent ; les anciennes barriè-
res, abaissées d’abord sur un point, puis sur un autre, sont enfin renversées pour
jamais.
C’est à ce nivellement unificateur que la civilisation hindoue a répugné, avec
une force de résistance extraordinaire ; aucune unité politique n’est venue triompher,
chez elle, de l’opposition mutuelle des groupes primitifs ; les exigences de la religion
primitive ont continué de gouverner sans conteste toute l’organisation sociale ; elles
ont imposé leur forme même à ces groupements d’origine économique que suscitait
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