Le Prophète de l`islam serait

publicité
Revue des sciences religieuses
87/2 | 2013
Christianisme et islam
Le Prophète de l’islam serait-il irreprésentable ?
François Bœspflug
Éditeur
Faculté de théologie catholique de
Strasbourg
Édition électronique
URL : http://rsr.revues.org/1185
DOI : 10.4000/rsr.1185
ISSN : 2259-0285
Édition imprimée
Date de publication : 1 avril 2013
Pagination : 139-159
ISSN : 0035-2217
Référence électronique
François Bœspflug, « Le Prophète de l’islam serait-il irreprésentable ? », Revue des sciences religieuses
[En ligne], 87/2 | 2013, mis en ligne le 01 avril 2015, consulté le 01 octobre 2016. URL : http://
rsr.revues.org/1185 ; DOI : 10.4000/rsr.1185
Ce document est un fac-similé de l'édition imprimée.
© RSR
MEP_RSR 2013,2_Intérieur 18/03/13 14:35 Page139
Revue des sciences religieuses 87 n° 2 (2013), p. 139-159.
LE PROPHÈTE DE L’ISLAM
SERAIT-IL IRREPRÉSENTABLE ?
Six ans après l’affaire des caricatures de Muhammad 1, l’ampleur
de la désinformation du public est à son comble en ce qui concerne la
figuration du Prophète de l’islam et sa supposée interdiction en raison
de sa supposée dimension blasphématoire. Il est grand temps de
mener la lutte, sur ce point précis, contre une mémoire tronquée de
l’islam, autrement que par la publication d’une BD, fût-elle ou se
voulût-elle « très sérieuse », adossée à une documentation solide et à
de « longues recherches » dans la sîra, la chronique de la vie du
Prophète 2. On se demande ce qu’attendent les croyants musulmans,
et/ou les islamologues de toute bure, pour publier un livre de référence à ce sujet. Tout se passe comme si ce sujet était tabou. Comment
l’expliquer, sinon par la peur et l’inculture ? La paresse s’en mêle-telle ? Il est vrai que la question n’est pas des plus simples, et tout
indique qu’elle est même des plus complexes, ceci expliquant sans
doute cela. Quoi qu’il en soit, on tolérera, « faute de mieux », qu’un
non spécialiste s’en mêle.
On se contente de faire ici une esquisse de l’édifice historique et
iconographique solidement construit qu’une telle question attend et
mérite. Il paraît en tout cas impossible de l’aborder sans remonter
jusqu’à l’interdiction des images cultuelles dans le Décalogue juif,
dont l’islam a hérité, et dont il aura cru devoir tirer certaines conséquences, variables selon les temps, les lieux, les genres d’art et les
1. Fr. BŒSPFLUG, Caricaturer Dieu ? Pouvoirs et dangers de l’image, Paris,
Bayard, 2006 ; Id., « Caricaturer Dieu ? Se moquer du Prophète ? Liberté d’expression
et respect du sacré », Bulletin du Centre Protestant d’Études [Genève], 60/1-2, mars
2008, p. 25-47 ; « Laughing at God. The Pictorial History of Boundaries Not to be
Crossed », dans H. GEYBELS, W. VAN HERCK (éd.), Humour and Religion. Challenges
and Ambiguities, Londres/New York, 2011, p. 204-217 ; D. AVON (éd.), La Caricature
au risque des autorités politiques et religieuses, Rennes, Presses universitaires de
Rennes, 2010.
MEP_RSR 2013,2_Intérieur 18/03/13 14:35 Page140
140
FRANÇOIS BOESPFLUG
destinataires, en ce qui concerne non seulement la représentation
d’Allah, mais encore celle du Prophète et des prophètes en général.
I. LA PLACE DU DÉCALOGUE DANS LE CORAN ET LES HADITHS
1. Dans le Coran
Le rapport est étroit, à certains égards (pour le contenu, sinon pour
la forme littéraire) entre la Bible et le Coran. Ce dernier est truffé de
réminiscences et d’allusions bibliques, augmentées, entre autres, de
versets des apocryphes et de textes talmudiques. Parmi les vingt-cinq
personnages cités ayant rang de prophète, vingt et un sont d’origine
biblique, dont Adam, Abraham et Moïse, celui qui est le plus souvent
cité (81 fois), jusqu’à Marie 3 et Jésus. L’étude historico-critique du
Coran, de sa « réception » par le Prophète et de la vie de ce dernier,
n’en est encore qu’à ses débuts 4. L’islamologie des savants occidentaux non musulmans y aura grandement contribué. Mais les islamologues prennent désormais le relais – témoin le récent Dictionnaire du
Coran 5.
2. CHARB-ZINEB, La Vie de Mahomet, Ier Partie : « Les débuts d’un prophète »,
hors-série de la revue Charlie-Hebdo, janvier 2013 (Charb est le nom du dessinateur,
et Zineb, « sociologue des religions », signe l’Avant-propos). Cette BD est présentée
par Charb dans Charlie-Hebdo n° 1072, du 2 janvier 2013, p. 9, où l’on trouve également une interview, par Charb, d’Abdennour Bidar. Nous sommes d’autant moins
suspect de mépriser le 9e art que nous avons salué avec éloge la publication du gros
« beau-livre » qui lui est consacré aux Éditions Citadelle & Mazenod sous le titre
L’art de la Bande dessinée (Le Figaro et vous, lundi 29 octobre 2012, p. 38, interview
par Olivier Delcroix). Mais enfin le débat public, qui n’a rien à perdre à l’existence
de cette BD relevant d’un acte de subversion « athée, laïque, universaliste et antiraciste », a aussi besoin d’autre chose… dans le prolongement de A. S. MELIKIAN-CHIRVANI, « L’islam, le verbe et l’image », dans Fr. BŒSPFLUG, N. LOSSKY (éd.), Nicée II,
787-1987. Douze siècles d’images religieuses, Paris, 1987, p. 89-117, et en dernière
date de O. HAZAN, J.-J. LAVOIE (dir.), Le Prophète Muhammad. Entre le mot et
l’image, Montréal [Québec], 2011. Je n’ai pas accédé à P. SOUCEK, « The Life of the
Prophet : Illustrated Versions », dans P. SOUCEK (éd.), Content and Context of Visual
Arts in the Islamic World, The Pennsylvania State University Press, 1988, p. 193-217,
ni à Chr. GRUBER, « Between Logos (Kalima) and Light (Nur) : Representations of the
Prophet Muhammad in Islamic Painting », Muqarnas, 26, 2009.
3. Un mémoire de master a été soutenu à Strasbourg sous ma direction, celui
d’Ameer Jajé, o.p., sur « Marie dans le Coran ».
4. Tilman NAGEL, Muhammad. Zwanzig Kapitel über den Propheten der
Muslime, Oldenburg, 2010 ; tr. fr. par Jean-Marc Tétaz, Mahomet. Histoire d’un
Arabe, invention d’un Prophète, Genève, 2012.
5. Mohammad Ali AMIR-MOEZZI (dir.), Dictionnaire du Coran, Paris, Robert
Laffont, « Bouquins », 2007 ; Michel CUYPERS, La composition du Coran. Nazm alQur‘an, Paris, Gabalda, « Rhétorique sémitique », 2012.
MEP_RSR 2013,2_Intérieur 18/03/13 14:35 Page141
LE PROPHÈTE DE L’ISLAM SERAIT-IL IRREPRÉSENTABLE ?
141
Sur les 6236 versets coraniques, 214 contiennent des lois religieuses. Comme elles ne pouvaient pas à elles seules constituer une
législation ordonnancée, il a fallu procéder à la codification des principes juridiques de l’islam, en fixant des règles d’interprétation, en
élevant le Hadith (« récit », « tradition » : recueil des actes et paroles
du Prophète) au rang de seconde source de la Loi religieuse et en
introduisant, en plus du Coran et du Hadith, deux sources complémentaires, l’avis unanime des savants (ijmâ) et le raisonnement par
analogie (qiyâs) 6.
Il n’y a pas trace du deuxième commandement du Décalogue
(« Tu ne te feras pas d’image… » : Ex 20,4 et Dt 5,6) parmi les lois
religieuses coraniques (pas plus, d’ailleurs, qu’il n’en est explicitement question dans les évangiles) 7. À la différence de la Bible, le
Coran ne porte pas d’interdiction explicite des images de Dieu 8 – un
indice indirect de ce silence est l’absence d’article « image » dans le
récent Dictionnaire du Coran : il y a en revanche un article « Idoles,
idolâtrie », ce qui n’autorise pas à mettre les deux notions sur le même
plan. Le Livre est muet à ce sujet, et les spécialistes de l’islam se plaisent à souligner que si « le Coran ne contient aucun passage qui
prohibe expressément les images », à telle enseigne que l’on pourrait
parler avec pertinence d’aniconisme à son propos 9, « l’islam n’en est
pas moins fondamentalement hostile aux images 10 ». Et par « image »,
lorsqu’on en parle en rapport avec l’islam, il faut entendre spécifiquement « celles représentant des êtres vivants ayant un souffle vital
(rûh), donc les êtres humains et les animaux, les végétaux et les objets
inanimés ne rentrant généralement pas dans cette catégorie 11 », ce qui
met à l’abri les arbres et les fleurs, d’une part, et les édifices d’autre
6. M. REEBER, L’Islam, « Les Essentiels Milan », Paris, 2005, p. 16 (très claire
double page sur l’élaboration du droit islamique, p. 16-17).
7. C’est redit avec toute la clarté souhaitable par S. BASALAMAH, « Le paradoxe
de la représentation du prophète Muhammad entre éducation spirituelle et monothéisme radical », dans O. HAZAN, J.-J. LAVOIE, p. 19-42 (23).
8. R. PARET, « Textbelege zum islamischen Bildverbot », dans Das Werk des
Künstlers, Mélanges Hubert Schrade, Stuttgart, 1960, p. 36-48 ; « Das islamische
Bildverbot und die Schia », dans E. GRÄF (éd.), Festschrift Werne Caskel zum
70. Geburtstag, Leyde, 1968, p. 224-232 ; « Die Entstehungszeit des islamischen
Bildverbots », Kunst des Orients, 2, 1977, p. 155-181 ; « Bildverbot, III. Islam »,
Lexikon des Mittelalters, 1981, t. II, col. 152. Je n’ai pas pu consulter Mazhar Sevket
IPSIROGLU, Das Bild im Islam : ein Verbot [ ?] und seine Folgen, Munich, 1971.
9. P. LORY, « L’aniconisme en Islam », Le discours psychanalytique – Revue de
l’Association Freudienne, n° 2 (octobre 1989), « aniconisme », dans J. et D. SOURDEL,
Dictionnaire historique de l’Islam, Paris, PUF, 1996.
10. P. HEINE, « Images », Dictionnaire de l’Islam, Turnhout, 1995.
11. S. NAEF, Y a-t-il une « question de l’image » en islam ?, Genève, 2003, p. 13.
MEP_RSR 2013,2_Intérieur 18/03/13 14:35 Page142
142
FRANÇOIS BOESPFLUG
part, dont on comprend par conséquent qu’ils apparaissent souvent
comme motifs décoratifs dans les architectures musulmanes. L’historien des idées anthropologiques et théologiques, comme celui des
images, sont évidemment frustrés en raison du caractère abrupt de
cette distinction et de l’absence de toute documentation la concernant
comme de tout débat théologique tendant à la légitimer ou à l’infirmer : on est ici, typiquement, devant une affirmation qui, pour un
occidental non islamologue, paraît située dans la zone mitoyenne
entre tradition orale (respectable) et rumeur (discutable voire à
déconstruire, du point de vue de l’historien). Mais il s’avère que ce
qui « fait » l’orthodoxie sunnite est précisément le consensus de la
communauté (ijmâ) : c’est lui qui ratifie l’interprétation du Coran et
instaure le hadith comme source de droit et de foi. Or ce consensus
n’est pas prononcé par les savants uniquement, il émane de façon
informelle et progressive de toute la communauté. La « rumeur » est
donc un élément actif de l’élaboration de nouveaux consensus, parfois
sur des points de foi importants 12.
Des renvois au Décalogue parfois développés se trouvent dans
plusieurs sourates (ainsi dans la sourate al-A‘râf, 7, 143-151), mais
sans aucune mention explicite du deuxième commandement sous
l’une ou l’autre de ses versions, ce qui pourrait s’expliquer par l’absence probable de toute traduction de la Bible en arabe avant le VIIIe
siècle 13. « Les quelques réminiscences bibliques qui se trouvent dans
le Coran et les textes fondateurs de l’islam peuvent avoir leur source
dans les paraphrases en langue vulgaire qui accompagnaient la lecture
du texte sacré dans les synagogues et les églises 14. »
La lettre du Coran ne condamne explicitement que les idoles
préislamiques 15 et bien sûr, par avance, toute autre forme d’idolâtrie 16.
12. Je dois d’avoir pris conscience de cette problématique à mon collègue et ami
Pierre Lory, que je remercie pour sa relecture. J’en profite pour remercier aussi de leur
attention Mgr Pierre Boz, Ralph Stehly, Évelyne Martini et Françoise Bayle.
13. « Versions anciennes de la Bible : versions arabes », dans Dictionnaire encyclopédique de la Bible, Turnhout, 1987 ; voir D. GIMARET, Dieu à l’image de
l’homme. Les anthropomorphismes de la sunna et leur interprétation par les théologiens, Paris, Les Éditions du Cerf, 1997 p. 126 : il parle d’une ignorance pure et
simple du texte écrit de la Bible et d’une connaissance plutôt floue de données
bibliques circulant par oral.
14. Chr. ROBIN, « Les religions de l’Arabie avant l’islam », Le Monde de la Bible,
n° 129 (« L’Orient, de Jésus à Mahomet »), sept.-oct. 2000, p. 29-33 (33).
15. Cor V, 92 : « Pierres dressées (Ansâb) et flèches divinatoires sont une souillure et une œuvre de Satan, évitez-les » ; VI, 74 : il est question des idoles dont s’est
détourné Abraham en révolte contre son père qui continue de les adorer (et qui en
fabrique : Terah).
MEP_RSR 2013,2_Intérieur 18/03/13 14:35 Page143
LE PROPHÈTE DE L’ISLAM SERAIT-IL IRREPRÉSENTABLE ?
143
Il devait s’agir le plus souvent, dans l’Arabie pré-islamique, qui était
polythéiste (mais avec une forte présence de communautés juives et
chrétiennes monophysites 17) de statuettes ou de simples pierres
levées, ou peut-être de reliefs de fabrication gréco-romaine. « Le
Coran leur donne plusieurs noms : tamâthîl (pluriel de timthâl :
image, effigie, ressemblance, figure, statue), ansâb (pluriel de nasb :
pierre dressée), awthân (pl. de wathan, idole, de awthana : être
nombreux), asnâm (pluriel de sanam, idole, surtout de métal). C’est
en le situant dans le cadre de la lutte contre le polythéisme qu’il faut
comprendre le verset du Coran le plus souvent cité comme ayant pu
conduire à une interdiction des images : “Ô vous qui croyez ! Le vin,
les jeux de hasard, les pierres dressées (ansâb) et les flèches divinatoires sont une abomination et une œuvre du démon. Évitez-les !” (V,
90) […] Le mot sûra, qui signifie “image, forme, silhouette” en
arabe 18, n’apparaît d’ailleurs qu’une seule fois dans le Coran, à propos
de la création de l’homme : “car il l’a composé dans la forme (sûra)
qu’il a voulue”. Le terme est dérivé de la même racine que le verbe
sawwara, qui signifie façonner, former une chose de telle ou telle
façon, lui donner une forme, créer, un verbe que l’on trouve quatre
fois dans le Coran pour désigner l’action créatrice de Dieu (III, 6 ; VII,
11 ; XL, 64 ; LXIV, 3) 19 ». Mais à la différence de la Bible, le Coran
ne porte pas d’interdiction explicite contre des images de Dieu 20.
Les musulmans sont réputés, à juste titre, pour être des monothéistes intransigeants. Rien n’est comparable à Dieu, pour eux, et
c’est une des raisons pour lesquelles une image de lui est par eux
exclue d’emblée. L’impiété majeure, l’extrême de l’idolâtrie, le péché
le plus grave de tous (kabâ’ir) 21, aux yeux de l’islam, est précisément
16. III, 43 ; VII, 133-134 ; XXII,31 ; XXV, 3-4. La sourate VII contient un récit
de la révélation de la Loi à Moïse et de l’épisode du Veau d’or (VII, 143-151) ;
T. FAHD, « Nusub », « Sanam », dans Encyclopédie de l’Islam, 2e éd., Leyde, t. 9,
1998 ; G. R. HAWTING, The Idea of Idolatry and the Emergence of Islam, Cambridge
University Press, 1999. A. Meddeb, dans Art Press, 2004, p. 19, signale encore la
sourate 34, 13, parlant des démons maîtres sculpteurs qui gouvernent l’atelier de
Salomon.
17. Markus HATTSTEIN, Peter DELIUS (dir.), L’islam. Arts et civilisation, Könemann, 2004, sp. les deux premiers chapitres.
18. J. WENSINCK [T. FAHD], « Sura », Encyclopédie de l’Islam, t. IX, 1997, p. 925199.
19. S. NAEF, p. 14-15. S’il n’y a pas de position très ferme du Coran en la
matière, ce serait, selon cet auteur, parce que le culte des images n’existait (presque)
pas en Arabie ; voir GIMARET, Dieu, p. 123 s..
20. Voir PARET.
21. REEBER, p. 19.
MEP_RSR 2013,2_Intérieur 18/03/13 14:35 Page144
144
FRANÇOIS BOESPFLUG
« l’association 22 » (shirk), c’est-à-dire le fait d’associer à Dieu, ne fûtce que mentalement, une forme, comme le font les païens polythéistes
qui associent à chaque dieu sa statue cultuelle, ou a fortiori une
personne, par exemple le « Fils », comme le font les chrétiens. Dieu
est radicalement distinct de toute forme, il est essentiellement Un et
unique : c’est la doctrine du tawhîd 23. Comme dans la première patristique chrétienne, on retrouvera à l’œuvre en islam le même type d’élaboration à des fins identitaires : « il s’avère que les auteurs musulmans
du IXe siècle, y compris Ibn al-Kalbî dans son Livre des idoles, ne
connaissaient sur le sujet que ce qu’ils en recomposaient eux-mêmes
à deux ou trois siècles de distance. Soucieux de souligner la radicale
nouveauté de l’Islam, ils voulaient plutôt illustrer littérairement la
polémique coranique contre “ceux qui donnent à Dieu des associés”
(al-mushrikûn). Il n’est même pas certain – il s’en faut même de beaucoup – que, dans la polémique coranique elle-même contre les mushrikûn, il s’agisse à tout coup d’idolâtres et de polythéistes : les Juifs et
les Chrétiens n’y sont-ils pas eux-mêmes qualifiés de mushrikûn ? 24 »
2. Les Hadiths
L’interdiction générale des « images vivantes » est post-coranique 25. Tiennent lieu d’interdiction autorisée de l’image au sens plastique du terme (donc de l’image à support matériel, non pas forcément
de l’image mentale ou de l’image onirique 26), toutefois, un petit
groupe 27 de hadiths. Dans la tradition musulmane, les hadiths vien22. L’associationnisme est le grief adressé par l’islam à toutes les autres religions, me semble-t-il, dans la mesure où il estime que l’idée pure de Dieu ne se trouve
qu’en Islam, les autres religions associant Dieu à ce qui n’est pas lui. Au jour du Jugement, seront regroupés et réclamés par l’Enfer trois sortes d’individus : « Tout individu ayant associé à Dieu d’autres divinités ; tout tyran violent ; et les dessinateurs »
(AMDOUNI, p. 286).
23. « Tawhid », dans Janine et Dominique SOURDEL, Dictionnaire historique de
l’islam, Paris, PUF, 1996.
24. Alfred-Louis DE PRÉMARE, Les Fondations de l’Islam. Entre écriture et
histoire, Paris, Seuil, 2002, p. 24.
25. T. NAGEL, « Die religionsgeschichtlichen Wurzeln des sogenannten Bilderverbotes im Islam », dans H. J. KLIMKEIT, Götterbild in Kunst und Schrift, Bonn,
1984, p. 93 s.
26. Pierre LORY, Les rêves dans la culture musulmane, Paris, 2000 ; Le Rêve et
ses interprétations en Islam, Paris, Albin Michel, 2003 ; La Vision de Dieu dans l’onirocritique musulmane médiévale, Paris, 2 vol. 2009 ; sur les six principaux sens du
mot « image » en française, voir Fr. BŒSPFLUG, La Pensée des images. Entretiens sur
Dieu dans l’art, avec Bérénice Levet, Paris, Bayard, 2011, sp. p. 53-57.
27. PARET ; P. HEINE, « Images », Dictionnaire de l’islam, soutient qu’ « un grand
nombre de paroles attribuées au Prophète se rapportent au rejet des images et mettent
en garde contre le danger de l’idolâtrie liée aux représentations figurées ». A. Meddeb,
MEP_RSR 2013,2_Intérieur 18/03/13 14:35 Page145
LE PROPHÈTE DE L’ISLAM SERAIT-IL IRREPRÉSENTABLE ?
145
nent hiérarchiquement tout de suite après le Coran. On désigne par là
les « paroles » reconnues comme provenant du Prophète, et donc chargées d’autorité ; il s’en constitua de vastes collections dès les IIe et IIIe
siècles de l’Hégire ; des faux circulèrent ; sunnites et chiites (courant
le plus ancien de l’islam, appelé shi’a Ali, les partisans d’Ali, cousin
et gendre du Prophète 28) constituèrent leurs propres canons de référence et ne reconnaissent donc pas exactement les mêmes. Six
recueils canoniques, rédigés entre IXe et Xe siècle, s’établirent chez les
sunnites (le texte le plus couramment utilisé chez eux est celui de
Bukhârî, al-Sahîh 29 ; il contient environ 7300 hadiths, parfois à peine
différents les uns des autres à l’intérieur d’un même chapitre thématique – ils sont en effet classés en 97 chapitres thématiques, dont
aucun n’est consacré à la question des images) ; et quatre livres (alkutub al-arba’) composés entre le Xe et le XIe siècle, chez les chiites
duodécimains (qui croient aux douze imams descendants d’Ali et
successeurs légitimes du Prophète ; le douzième a disparu mais va
faire son retour sur terre et il est attendu 30). Très souvent, les contenus
sont sensiblement les mêmes – c’est le cas pour les principaux
passages concernant les images (il n’y a pas, sur ce point, une doctrine
sunnite et une autre, chiite 31, même si l’art figuratif semble s’être
épanoui davantage en pays chiite – pour d’autres raisons que doctrinales). La question des images apparaît en divers chapitres, ceux
concernant la prière, le vêtement, etc.
La conception très négative, presque diabolisante des images
véhiculée par les hadiths s’imposa après la disparition du Prophète et
eut bientôt – peut-être pas au début de l’Hégire 32 – force de loi. La
dans Art Press, 2004, p. 19, parle d’« un chapitre consacré à l’image » : « celle-ci est
pensée comme habitée par un manque que rien ne répare. D’où le réflexe : autant ne
pas faire d’image. Quelle est la nature de ce manque ? C’est le mouvement. L’image
ne peut pas entrer en mouvement. On ne peut pas lui insuffler la vie, donc l’esprit. »
A. Meddeb y voit la reprise, en plus narratif, d’un élément de philosophie platonicienne qui serait exprimé dans la République : la mimèsis crée du mensonge.
28. Muhammad-Ali AMIR MOEZZI, Christian JAMBET, Qu’est-ce que le
shi’isme ?, Paris, Fayard, 2004 ; courte et claire présentation dans Amin MAALOUF, Le
Dérèglement du monde, Paris, 2009.
29. R. STEHLY, Le Sahîh de Bukhârî, texte arabe avec versions parallèles,
traduction et commentaire des hadiths 1 à 25, contribution à l’étude du hadith, Lille,
Presses Universitaires du Septentrion, 1998, 2 vol.
30. « Imamisme duodécimain », dans J. SOURDEL, D. SOURDEL, Dictionnaire
historique de l’islam, Paris, 1996.
31. NAEF, p. 22, cite T. Arnold qui avait souligné ce point dès 1928.
32. Sous les Ommeyades, la représentation des « êtres ayant une âme » ne semble
pas avoir fait l’objet d’une condamnation stricte ; voir Françoise MICHEAU, Les débuts
de l’Islam. Jalons pour une nouvelle histoire, 2012, Paris, Tétraèdre (le couverture de
ce livre reproduit deux faces humaines).
MEP_RSR 2013,2_Intérieur 18/03/13 14:35 Page146
146
FRANÇOIS BOESPFLUG
fabrication d’images (d’êtres dotés de souffle) fut considérée comme
l’une des fautes les plus graves qui soient 33, aussi bien ad intra qu’ad
extra — d’où l’iconoclasme musulman, jusqu’à nos jours. Des
mesures draconiennes furent prises contre les images de type portrait,
censées susciter un culte ou l’exprimer. Avant même la crise iconoclaste byzantine (730-843), par exemple, vers 695, « les monnaies
arabes abandonnent […] les portraits des souverains et les remplacent
par des inscriptions aniconiques invoquant le nom du Dieu unique ; et
en 721, le calife Yazid II ordonna que l’on fît disparaître de tous les
bâtiments du territoire toute représentation d’être vivant 34 », y
compris à l’intérieur des églises. On se demande, dans ces conditions,
par quel miracle les mosaïques de l’abside et les plus anciennes icônes
de l’église du monastère Sainte-Catherine-du-Sinaï, qui datent du
règne de Justinien (milieu du VIe siècle), ont pu échapper à la destruction. L’interdiction aurait dû s’appliquer en toutes circonstances
puisqu’elle paraît indépendante du sujet représenté, du support de la
représentation comme de sa fonction. En réalité, ce furent les statues
(les images « ayant une ombre 35 ») et les images religieuses susceptibles de susciter un culte qui seules firent l’objet d’une réprobation
unanime (sans pour autant que l’on se soit préoccupé, jusqu’à plus
ample informé, d’en dresser la liste ou d’en forger le concept : l’on ne
connaît pas en islam des traités équivalents à ceux des iconodules
byzantins, de Jean Damascène à Théodore Studite). « Quand les
images ne jouissent d’aucun respect, elles deviennent licites 36 ». Les
autres, les images qui n’ont pas d’ombre ou ne risquent pas d’être
vénérées (par exemple les dessins et broderies sur coussins ou tapis,
ou les figures de pavements, et même les peintures et mosaïques
murales) ont parfois été l’objet d’une certaine tolérance. Et les fatwas
formulées par les théologiens n’ont pas empêché le développement
d’« une grande histoire de l’image en terre d’islam 37 », en particulier
dans les milieux princiers. « À l’époque des Omeyyades, furent bâties
33. Le Prophète aurait dit : « Les gens qui auront les châtiments les plus durs sont
les dessinateurs » (QARADHAWI, p. 112) ; « Le fait de dessiner sur les vêtements, les
murs, sur les pierres, sur la monnaie » est le « quarante-huitième péché majeur »
(AMDOUNI, p. 285) ; R. STEHLY, « Un problème de théologie islamique : la définition
des fautes graves (kabâ’ir)”, Revue des Études Islamiques, 1979, p. 185-201 ; Abderrazak MAHRI, Les Grands Péchés selon le Coran et la Tradition, Paris, Ennour, 2002,
p. 141 et suiv.
34. BELTING, Image et culte, tr. fr., Paris, 1998, p. 186 (avec renvois bibliographiques).
35. QARADHAWI, p. 114.
36. QARADHAWI, p. 117.
37. MEDDEB, Art Press, p. 19.
MEP_RSR 2013,2_Intérieur 18/03/13 14:35 Page147
LE PROPHÈTE DE L’ISLAM SERAIT-IL IRREPRÉSENTABLE ?
147
des salles de réception et des bains dans un petit château (Quçayr
‘Amrâ’ en Jordanie actuelle), qui sont ornés de fresques. Ces fresques
appartiennent à deux types d’iconographie : une iconographie politique impériale, où le calife est représenté recevant l’allégeance d’autres princes, des Byzantins, des Perses […], et une iconographie
hédonique chantant les plaisirs qu’abrite l’ombre des palais […]
Toutes les grandes dynasties de l’Islam possédaient […] des palais
ornés de peintures monumentales, et ce jusqu’aux Kajars qui ont
régné en Iran au XIXe siècle 38 » : d’où un grand déploiement de scènes
de chasse, ou de bains, ou de réjouissances auliques, avec danseurs,
musiciens, jongleurs, athlètes et femmes de la haute société.
II. LE PROPHÈTE ET SON IMAGE
1. La rumeur d’une interdiction coranique
Muhammad est de toute évidence la figure la plus vénérée en
Islam. C’est « le sceau de la prophétie ». Un autre de ses titres est : « le
beau modèle ». Le Prophète lui-même, devinant la vénération dont il
commençait d’être l’objet et désireux de prévenir tout risque d’idolâtrie, a souvent rappelé qu’il n’était qu’un homme. L’interdiction de le
représenter est encore une manière de lui obéir, sauf s’il s’avère
qu’elle est vécue comme une extension subreptice à sa personne de
l’interdiction de toute image de Dieu, auquel cas cette interdiction
devient elle-même tacitement idolâtrique.
En tout état de cause, il faut dénoncer les rumeurs : on a pu lire à
l’occasion de l’affaire des caricatures (fin 2005 et 2006), dans des
organes de presse réputés sérieux, et encore à l’occasion d’affaires
plus récentes 39, que le Coran interdirait la figuration du Prophète. Il
n’en est rien. Le Coran ne comporte aucun passage dirimant sur cette
question. L’interdiction de l’image du Prophète est d’ailleurs loin de
faire l’unanimité parmi les musulmans 40. Il est vrai que « les juristes
38. MEDDEB, Art Press, p. 19.
39. Contentons-nous de mentionner Persépolis, la bande dessinée autobiographique de Marjane Satrapi dont s’est inspiré un long métrage (2007) présenté à
Cannes et interdit de diffusion au Liban et en Tunisie, et surtout celle qu’a déclenchée
Innocence of Muslims, la vidéo anti-islam américaine produite en 2012, sans parler
des effets provoqués par les réactions de Charlie-Hebdo.
40. Normalement, les bandes dessinées religieuses, nombreuses en Islam, ne
représentent pas le Prophètes, ni les autres prophètes, ni même les grands Compagnons (‘Alî). Mais il se pourrait qu’il faille nuancer. M. SIFAOUI, L’Affaire des caricatures, Paris, 2006, p. 53-55, apporte une utile mise au point, sous la plume d’un
journaliste qui se déclare musulman (p. 15) : « Afin d’éviter l’idolâtrie, certains
courants ont décidé qu’il était strictement interdit de représenter le prophète
MEP_RSR 2013,2_Intérieur 18/03/13 14:35 Page148
148
FRANÇOIS BOESPFLUG
des IXe et Xe siècles » ont formulé des condamnations en s’appuyant
sur la Sunna, et que le caractère foncièrement impensable de la figuration d’Allah semble avoir été parfois étendu à son Prophète 41. Mais
il n’est pas besoin d’être grand clerc ou théologien érudit pour s’aviser
du caractère foncièrement discutable de cette extension. Ce positionnement de l’islam a sans doute revêtu le caractère d’une affirmation
identitaire face au monde chrétien byzantin, considéré comme de plus
en plus polythéiste et idolâtre au sortir de la Querelle des images 42.
Quoi qu’il en soit, cette première jurisprudence explique que
Muhammad – en dépit du fait que son allure physique avait été précisément décrite 43, et de la nature iconique ou plutôt « iconotrope » de
bien des épisodes de sa vie 44 –, a été peu représenté pour lui-même,
même dans l’art de l’enluminure persane, sauf quand il est « en
action », ou « en mouvement », dans une série d’épisodes de sa vie
dont la liste, limitée, est relativement facile à dresser – au total, pas de
portrait, hormis des images de lui en bébé, en petit enfant ou en
adolescent 45 ; quelques affiches et posters, qui ont disparu lors de la
révolution khomeyniste 46.
Mahomet, alors que d’autres courants de l’islam sont restés totalement muets sur cette
question. Cela étant dit, les défenseurs de l’interdiction savent que c’est une tradition
qui est rejetée car elle ne trouve aucun argument coranique sur lequel elle pourrait
reposer. Certains courants sunnites et les différentes écoles chiites ne tiennent d’ailleurs pas compte de cet interdit. C’est la raison pour laquelle on peut trouver
aujourd’hui des représentations du Prophète dans certains pays musulmans. De
nombreuses représentations de Mahomet figurent dans l’art islamique traditionnel.
[…] Il existe aujourd’hui plusieurs adaptations modernes du Coran réalisées en bande
dessinée. Quelques-unes sont l’œuvre de musulmans éclairés tel l’universitaire tunisien Youssef Seddik. Ces adaptations ont été publiées sans qu’il n’y ait eu la moindre
protestation, en tout cas aucune comparable à celle qui a suivi la publication des
dessins danois. » M. Sifaoui revient sur ce sujet p. 162-163.
41. Cette interdiction de l’image de Muhammad a des limites – certaines scènes
de sa vie, notamment son ascension au paradis, ont été représentées dans l’art de la
miniature persane (voir M. BERNUS-TAYLOR, dans Fr. BŒSPFLUG (dir.), Les religions
et leurs chefs-d’œuvre, hors-série de Actualité des religions, Paris, 2000, p. 80 s. : où
l’on observe que le visage du prophète est comme voilé –, et ne peut pas invoquer les
mêmes arguments que l’interdiction de l’image d’Allah. Les autres prophètes ont
aussi été figurés, et l’on ne voit pas très bien pour quelles raisons spécifiques les
prophètes ne pourraient pas l’être.
42. D’après François Clément, chercheur au CNRS, cité par Serge Lafitte, à la
note 45.
43. SIFAOUI, L’Affaire des caricatures, p. 163-164, qui fait observer qu’il y a là
« un appel à la représentation, à tout le moins dans l’imaginaire collectif » (164).
44. Mahomet. Récits français de la vie du Prophète, réunis par PhilippeJ. Salazar, Paris, Éditions Klincksieck, 2006.
45. Serge LAFITTE, « Peut-on représenter le Prophète en Islam ? », Le Monde des
religions, juillet-août 2006, p. 50-51, en reproduit une, provenant d’Iran (sans autre
référence), avec la légende suivante : « Mohamed adolescent (et pas encore prophète)
pour contourner l’interdit de la représentation. » Ces images du Prophète adolescent
MEP_RSR 2013,2_Intérieur 18/03/13 14:35 Page149
LE PROPHÈTE DE L’ISLAM SERAIT-IL IRREPRÉSENTABLE ?
149
2. Quand la peinture se réfugie dans les manuscrits
L’apparition des premières représentations picturales du Prophète
pourrait remonter aux Xe voire au IXe siècles, si l’on en croit certains
témoignages littéraires auxquels ne correspond aucune confirmation 47. Elle est avérée, en revanche, dans les manuscrits à peinture
« orientaux » (plutôt qu’islamiques, puisqu’ils n’ont aucune fonction
cultuelle ni dévotionnelle 48), à partir du XIIIe dans bien des pays
d’Islam, de l’Andalousie à la Perse, chez les ilkhanides et les Ottomans, puis en Inde, sauf dans les pays arabo-musulmans au Maghreb
(d’où ne proviennent que quelques manuscrits isolés). Des artistes
byzantins ou persans furent embauchés afin que leur savoir-faire bien
connu et grandement apprécié fût mis au service des cours et de leurs
plaisirs. En Irak, il y eut notamment un artiste comme Yahyâ alWâsitî, connu pour ses illustrations des Maqâmât d’al-Harîrî 49, un des
rares peintres de cette époque à signer ses œuvres. Al-Wâsitî est
devenu une sorte de paradigme en Irak, en tant que « premier peintre »
du pays. Certains manuscrits manichéens enluminés ont pu jouer un
rôle incitateur en cette affaire 50. La contestation générale des médiations iconiques, très ferme en théorie et valable absolument pour
seraient en vente au bazar de Téhéran. L’article de S. Lafitte emprunte beaucoup aux
propos de Jean-François Clément recueillis dans Le Monde du 5 février 2006.
Clément, professeur à Nancy, a écrit avec O. ROY, L’Islam, éd. Autrement, 1994 ; de
lui également « L’image dans le monde arabe : interdits et possibilités », dans
G. BEAUGÉ, J.-Fr. CLÉMENT (dir.), L’image dans le monde arabe, Paris, Éd. du CNRS,
1995, p. 11-42.
46. D’après Serge LAFITTE, « Peut-on représenter le Prophète en Islam ? ».,
citant Jean-François Clément (aucun renvoi à des textes édités).
47. Th. ARNOLD, Painting in Islam, p. 92-93 ; O. GRABAR, M. NATIF, « The Story
of Portraits of the Prophet Muhammad », dans Écriture, calligraphie et peinture,
Studia Islamica, 96, 2003, p. 19-38 et pl. VI-IX.
48. Je fais mienne cette distinction lue chez O. Hazan, dans O. HAZAN,
J.-J. LAVOIE, p. 117.
49. Le terme de maqâmât (« séances ») désigne un genre littéraire arabe classique
développé au Xe siècle. Il est composé de récits courts et indépendants en prose rimée
avec des insertions de poésie. Créé par al-Hamadhânî (968-1008), ce genre d’une
virtuosité stylistique étincelante culmine avec al-Harîrî (1054-1122). Les Maqâmât
d’al-Harîrî ont été luxueusement enluminées par Al-Wâsitî à Bagdad en 1237. Ces
peintures offrent un tableau incomparable de la vie des villes et des compagnes du
monde arabe médiéval.
50. M. SCOPELLO, « Les manichéens, de grands communicateurs », dans Religions & Histoire, n° 3, juillet-août 2005, p. 37-39 : « Les manuscrits manichéens et
leurs enluminures raffinées ont exercé une véritable fascination notamment dans
l’Iran islamique. C’est ainsi qu’un auteur du XIIe siècle, Ibn Af-Jawzî, relate de
manière saisissante « ce bûcher allumé à Bagdad en 923 pour brûler quatorze sacs de
livres confisqués aux sectateurs de Mani et d’où s’écoulent des ruisseaux d’or et d’argent fondus » (cité par F. DÉROCHE, Le Livre manuscrit arabe, Paris, BNF, 2004,
p. 113).
MEP_RSR 2013,2_Intérieur 18/03/13 14:35 Page150
150
FRANÇOIS BOESPFLUG
repousser toute image de culte, n’empêcha donc pas, en pratique, la
naissance d’un art figuratif d’histoire et/ou d’ornementation en pays
d’Islam, ayant pour principale fonction, outre de procurer du plaisir à
leurs commanditaires princiers, de magnifier l’islam en célébrant son
importance dans l’histoire universelle. Cet art fut relativement libre de
s’exprimer, de la Perse à l’Inde, du XIIIe (voire avant) au XVIIIe siècle,
notamment l’art de l’enluminure 51. Les figures humaines et animales
y eurent droit de cité. Les caricatures elles-mêmes ne sont pas
absentes des manuscrits persans, du moins au XVIIe siècle 52.
C’est sur ce support, celui de la page peinte, et avec un soin en
général très raffiné, qu’ont été parfois représentés les récits bibliques
repris par le Coran 53, qu’ils proviennent de la première Alliance
(Création d’Adam ; Adam et Ève adorés par les anges ; Adam et Ève
chassés du paradis ; Arche de Noé ; Hospitalité d’Abraham ; Sacrifice
d’Ismaël ; vie de Moïse 54 ; rencontre de Salomon et de la reine de
Saba 55, etc.) ou du cycle christique (Annonciation, Nativité, Annonce
aux Bergers, Fuite en Égypte, Ascension du Christ), certains parmi
ces derniers épisodes servant de modèle pour figurer ceux de la vie du
Prophète lui-même, telle l’Annonciation 56. On y trouve même des
scènes de l’hagiographie chrétienne (les Sept dormants d’Éphèse,
dont il est parlé dans la sourate XVIII, 8-25). Ainsi, le Coran n’a
jamais été illustré, mais l’Islam a utilisé les récits bibliques dans les
ouvrages historiques qui, à partir du IXe siècle, intègrent dans une
histoire universelle les civilisations antérieures dont l’Islam se veut
51. Michael BARRY, L’Art figuratif en islam médiéval. L’œuvre du peintre
Behzad de Hérât (1465-1535), Paris, 2004 ; Rachel MILSTEIN, La Bible dans l’art
islamique, Paris, 2005 ; un certain nombre de précisions contenues dans les lignes qui
précèdent proviennent d’une correspondance avec Sylvie Naef, que je remercie ; voir
son L’Islam et l’image, sp. chap. 2.
52. Sheila BLAIR, Jonathan BLOOM, « Caricature, 2/ Elsewhere, (ii), Islamic »,
Dictionary of Art, 1996, p. 761.
53. Sir T.W. ARNOLD, The Old and New Testament in Muslim Religious Art,
Londres, 1928, 1932 ; ID., Painting in Islam, 1924, éd. révisée, New York, 1965 ;
A. A. COHEN, The Hebrew Bible in Christian, Jewish and Muslim Art, New York,
1963 ; N. BROSH, R. MILSTEIN, Biblical Stories in Islamic Painting, Jérusalem, 1991
54. R. MILSTEIN, « The Iconography of Moses in Islamic Art », Jewish Art 12/13,
1986-1987, p. 199-212.
55. A. CHASTEL, « La rencontre de Salomon et de la reine de Saba dans l’iconographie médiévale », Gazette des Beaux Arts, 6e Période, t. XXXV, 91e année, 1949,
p. 99-114.
56. MEDDEB, Art Press, p. 20 : « Ainsi, l’image rend manifeste l’interprétation
incarnationniste du Coran […] Le peintre qui avait peint l’Annonciation puis
Muhammad recevant le Verbe pressentait l’analogie entre les deux scènes, il savait
que l’opération de la réception coranique plaçait son protagoniste dans une situation
mariale ».
MEP_RSR 2013,2_Intérieur 18/03/13 14:35 Page151
LE PROPHÈTE DE L’ISLAM SERAIT-IL IRREPRÉSENTABLE ?
151
l’aboutissement. Ajoutons qu’il n’a pas toujours ni partout empêché la
constitution d’une imagerie de nature sinon dévotionnelle, du moins
catéchétique 57. Une enquête tant soit peu méthodique sur cette littérature établirait sans doute que les normes auxquelles elle croit devoir
obéir sont pour le moins fluctuantes. Selon les pays et les courants, ce
sont les anges (complètement) et tous les humains qui sont interdits de
figuration (au moins quant au visage), ou seulement les prophètes, ou
seulement certains d’entre eux, que protège du sacrilège ou de l’indiscrétion leur représentation de dos, à moins que leur évocation ne se
réduise à un cercle de lumière ou un halo.
3. La figure du Prophète dans l’enluminure des livres d’histoire
Les faits de civilisation tempèrent souvent, et parfois transgressent, les rigueurs de la lettre : « l’existence de la peinture dans la civilisation islamique illustre à merveille la neutralisation d’une
prescription religieuse attentatoire à l’exercice de l’esprit et du cœur,
producteur de beauté et de talent […] Une iconographie muhammadienne inspirée dans ses moindres détails des schèmes christiques a
vu le jour, notamment dans les miniatures du XIVe siècle issues
d’Hérat (en actuelle Afghanistan), illustrant la Chronique de Rashid
ad-Dîn 58 ».
La figure du Prophète apparaît effectivement dans l’illustration de
beaux manuscrits de certains textes historiques, de quatre d’entre eux
notamment 59, donc dans le cadre d’une iconographie narrative – mais
pour autant il n’est pas exact que « de nombreuses miniatures persanes
le montrent en majesté 60 », si l’on entend cette dernière expression au
sens que lui donnent les historiens de l’art occidentaux, celui d’une
image destinée à l’exposition en des lieux officiels et où la personne
qui en est le sujet principal, généralement assise sur un trône, ou
debout, hiératique, est représentée de manière plus ou moins frontale,
57. Elle est tirée du recueil (sans auteur, ni date, ni lieu d’édition), dans Lithographies originales Hors-texte couleurs.
58. A. MEDDEB, Contre-Prêches, chronique 28, p. 117 puis 119, qui renvoie à la
chronique n° 1.
59. 1/ les Qisas al-anbiya (récits prophétiques) ; 2/ Les vestiges des siècles
passés d’Al-Biruni (texte produit vers 1000, illustré en 1307) ; 3/ Le compendium des
chroniques de Rashid al-Din Tabib (le plus ancien manuscrit à peintures date de 13061307) ; 4/ Le Mi‘raj Nameh de Mir Haydar (1436, racontant le Voyage nocturne du
Prophète à travers les cieux et les enfers (j’emprunte cette présentation à O. Hazan,
p. 117-118).
60. C’est ce qu’écrit Jacqueline RÉMY dans L’Express, 9 février 2006, p. 58.
61. A. VERNAY-NOURI, « Muhammad, une représentation licite… hors du champ
religieux », Le Monde de la Bible, n° 197, juin-juillet-août 2011, p. 12-13.
MEP_RSR 2013,2_Intérieur 18/03/13 14:35 Page152
152
FRANÇOIS BOESPFLUG
pour elle-même, dans toute sa dignité sinon en gloire. Cette iconographie est donc destinée (et réservée) aux milieux de la cour des khalifes
et des sultans. Soulignons qu’elle est totalement absente des manuscrits du Coran, qui ne sont jamais illustrés, répétons-le, autrement que
par la calligraphie magnifiant la Parole de Dieu.
C’est surtout chez les chiites, et uniquement dans la peinture
réservée aux princes, pour leur plaisir, autrement dit « hors du champ
religieux 61 » stricto sensu, que le Prophète a été ainsi représenté, en
action, à l’occasion de certaines scènes de sa vie bien attestées dans
l’enluminure persane. Mentionnons parmi elles sa naissance, « son initiation par le moine Bahîrâ, son expatriation de La Mecque à Médine
en compagnie d’Abû Bakr », la Visite de Gabriel auprès de lui (la scène
de son Appel 62, selon Coran, sourates 74 et 96) 63, sa présence sur le
Mont Hirâ (près de La Mecque, au moment de la transmission de la
Révélation par Gabriel 64) ou son départ pour Médine (il en reçoit
l’ordre de Gabriel descendant du ciel), son Ascension (mi’raj) et son
Voyage nocturne et « apocalyptique » au paradis (Coran, sourate 17) 65,
62. La couverture du livre d’A. Meddeb, Contre-Prêches, reproduit sur la jaquette
de sa couverture cette scène telle qu’elle a été peinte dans le manuscrit de la Somme
des chroniques (Jâmi’ at-Tawârîkh) de Rashîd ad-Dîn Faz’lu’l-Lâh T’abîb (un juif
converti). Ce serait la première peinture représentant le Prophète (p. 9) dans ce manuscrit enluminé à Hérat, capitale dynastique des Ilkhanides, vers 1312, sans doute sous
le contrôle de Rashîd ad-Dîn (sic, p. 11, mais ce n’est qu’une supposition), par un peintre nommé Lûhrasp (p. 12 ; Meddeb renvoie au travail de Sheila BLAIR, A Compendium
of Chronicles. Rashîd al-Dîn’s Illustrated History of the World, Londres/Oxford,
1995) ; elle suivrait de près la version de l’épisode donné par T’abarî (839-923), que
Meddeb cite au long dans la traduction française signée par Hermann Zotenberg au XIXe
siècle (p. 10) ; mais l’auteur n’explique pas assez l’iconographie de sa couverture : la
figure semble être plutôt celle d’un ange que celle du Prophète. Voir encore L’archange
Gabriel révèle la surate VIII (le Butin) au Prophète, page du Siyar an-Nabi (Vie du Prophète), Turquie, Istanbul, 1594-1595, pour le sultan Murad III, Paris, Louvre, MAO
708 ; Miniature, Siyar an-Nabi, 1594-1595 ; Istanbul, Topkapi Saray Müzesi, Ms.
1222, f. 155 ; J. SOURDEL-THOMINE, B. SPULER, PKG, Berlin, 1973, fig. 414
63. Muhammad et l’archange Gabriel, miniature, dans un Gami al Tawarik [une
histoire du monde] de Rachid al Din, entre 1307 et 1314, Édimbourg, Bibl. de l’univ.,
ms. arabes et perse n° 20, f. 45 v ; repr. dans J. SOURDEL-THOMINE, B. SPULER, PKG,
Berlin, 1973, fig. 273 et notice (B. W. ROBINSON), p. 313-314.
64. L’archange Gabriel révèle la surate VIII (le Butin) au Prophète, page du
Siyar an-Nabi (Vie du Prophète), Turquie, Istanbul, 1594-1595, pour le sultan
Murad III, Paris, Louvre, MAO 708 ; Miniature, Siyar an-Nabi, 1594-1595 ; Istanbul,
Topkapi Saray Müzesi, Ms. 1222, f. 155 ; J. SOURDEL-THOMINE, B. SPULER, PKG,
Berlin, 1973, fig. 414.
65. « Le Voyage nocturne de Muhammad sur sa monture Buraq », miniature de
Mi’rag Nameh, Coran, S. XVII, XVe s. ; Londres, British Museum (repr. dans
H. VORGRIMMLER et al., Engel, Lucerne, 2001, p. 128 : le visage du Prophète est
normalement peint) ; miniature, de Sultan Muhammad pour un poème de Khamza des
Nizami [ ?], vers 1540 ; Londres, British Museum (Engel, Lucerne, p. 134) ; miniature
MEP_RSR 2013,2_Intérieur 18/03/13 14:35 Page153
LE PROPHÈTE DE L’ISLAM SERAIT-IL IRREPRÉSENTABLE ?
153
Muhammad et ses compagnons 66, diverses scènes de batailles 67,
Muhammad et Ali débarrassant la Kaaba de ses idoles 68. Il y aurait sans
doute de quoi confectionner à l’aide de miniatures, persanes, ottomanes
ou indiennes, une véritable « Vie du Prophète en images », tant sont
nombreuses les scènes qui le représentent et permettent non seulement
de retracer les dernières phases de sa vie (Muhammad prêchant pour la
dernière fois à la mosquée de Médine, Muhammad désignant Ali
comme son successeur 69), mais aussi de le représenter au paradis ou le
plus souvent sur le seuil du paradis 70.
Dans ces scènes, le Prophète est le plus souvent figuré en pied, de
face ou de profil, en action, presque toujours en compagnie et à peu
près jamais seul. Il ne semble pas que le procédé de la représentation
« de dos », qui a sa source littéraire dans la vision de Dieu de dos
accordée à Moïse (Ex 33, 23), procédé sur lequel les rares films sur la
Vie du Prophète seront construits 71, ait été déjà utilisé à l’époque où
les enluminures dont nous parlons ont été produites. Pour signifier
visiblement la sainteté du Prophète et de ses compagnons, en
revanche, l’art musulman emprunte parfois le nimbe à l’art chrétien 72,
ou utilise un nimbe en forme de feu à flammèches qui semble provenir
de l’art chinois. Dans tous les cas, estime-t-on, la stylisation des
du Livre des sorts, Inde, vers 1610-1630 ; Londres, The Nasser D. Khalili Collection
of Islamic Art, Ms 979, f. 12v ; repr. dans Chevaux et cavaliers arabes dans les arts
d’Orient et d’Occident. Cat. d’expo., Paris, Institut du Monde Arabe, 2002, p. 210.
66. Muhammad et ses compagnons, miniature tirée du Hayrat-al-Abrar de Neval,
Afghanistan, fin du style de Herat, Oxford, BL, ms 287, f. 7 (Religions & Histoire,
n° 36, p. 37).
67. Muhammad et ses disciples en route pour la bataille de Badr (624), miniature
turque, 1568 ; Istanbul, musée du palais de Topkapi (R&H 36, p. 27). 68. Muhammad et Ali débarrassant la Kaaba de ses idoles, page enluminée du
Raudat-al-Safà, Iran, vers 1590 ; Berlin, musée d’art islamique (R&H, 36, p. 33).
69. Muhammad prêchant pour la dernière fois à la mosquée de Médine, Turquie,
XVIe siècle, Istanbul, musée d’art turc et islamique (R&H, 36, p. 23).
70. Muhammad, Ali, Al-Hasan et al-Musayn (en haut), et Uthman, Umar et Abu
Bakr (en bas) au paradis, miniature tirée du Khavarnama (poème sur les exploits
guerriers de Ali), Pendjab, 1686 ; Londres, BL, Add 19766, f. 562v (R&H, 36, p. 35).
71. Mohammad, Messenger of God (1976), de Moustapha Akkad, avec, dans la
version anglaise, Anthony Quinn dans le rôle de Hamza. Le Prophète n’y est pas
visible (Ali non plus) – sa présence est évoquée par quelques vibrato et une « caméra
subjective » (le spectateur voit ce que le Prophète est censé voir) ; voir à ce sujet
Fr. BŒSPFLUG, « Dieu de face, Dieu de dos. À propos d’une vision de Moïse dans l’enluminure médiévale », Le Monde de la Bible, n° 156, janvier-février 2004, p. 44-51.
72. A. WESSELS, « Christliche Kunst in der islamischen Welt », dans T. SUNDERMEIER, V. KÜSTER, Die Bilder und das Wort. Zum Verstehen christlicher Kunst in
Afrika und Asien, Göttingen, 1999, p. 67-77 (68), citant K. CRAGG, The Arab Christian. A History in the Middle East, Londres, 1992, p. 268.
MEP_RSR 2013,2_Intérieur 18/03/13 14:35 Page154
154
FRANÇOIS BOESPFLUG
images est telle qu’elle empêche toute confusion avec la réalité et met
donc le spectateur à l’abri de tout risque d’idolâtrie 73.
Pour ce qui est enfin du traitement de son visage, on peut distinguer trois principales manières de faire, qui ont pu être utilisées tour
à tour dans la même scène, telle celle du voyage nocturne du Prophète
chevauchant Buraq :
a) Le Prophète est parfois représenté avec des traits parfaitement
visibles 74, comme dans une miniature du manuscrit de la Chronique
universelle (Jami’ al-Tawarikh) de Rachid al-Din (1247-1318)
conservé à Édimbourg représentant Muhammad recevant une
première révélation de Jibril (l’archange Gabriel) : resté assis, il est
coiffé d’un turban mais pas encore nimbé 75. Il en va de même de bien
des manuscrits parmi les plus richement illustrés, tel le Livre sur l’Ascension du Prophète (Mi’rajname) de Mir Haydar, joyau de l’école de
Hérat, qui décrit le voyage de Muhammad depuis Jérusalem
jusqu’aux cieux et le représente, dans la plupart de ses soixante et une
peintures, sauf deux fois 76, avec un visage aux traits bien visibles sous
le turban, chevauchant al-Burâq, la jument à tête de femme 77, ou juché
sur les épaules de Jibril dans un manuscrit provenant de Tabriz
(Iran) 78.
b) Dans d’autres manuscrits, le même voyage nocturne (isra’) du
Prophète le montre avec le visage couvert d’un voile blanc 79. Dans
l’enluminure ottomane, ce recours au visage couvert d’un voile blanc
s’inspire probablement du voile dont Moïse descendant du Sinaï a dû
73. D’après les théologiens soufis des souverains moghols, cités par Serge Lafitte
(qui n’indique aucune source dans son article).
74. Muhammad s’adressant aux chrétiens et aux juifs ; Chronologie d’Al Biruni,
XVIe siècle ; Paris, ms. arabe 1489, f. 87.
75. Université d’Édimbourg, ms. Or. 20f, fol. 45 v° ; O. GRABAR, Images en terre
d’Islam, Paris, Réunion des Musées Nationaux, 2009, p. 23.
76. D’après Marie-Rose SEGUY, Nameh, Miraj : The Miraculous Journey of
Mahomet. Introduction and commentaries by Marie-Rose Séguy, 1977, Éd. George
Braziller, pl. 22, les traits du visage auraient été effacés par un fidèle se référant aux
« règles traditionnelles » interdisant la figuration d’être vivants.
77. Paris, BnF, Suppl. turc 190, f. 57 ; O. GRABAR, p. 46 ; autres exemples p. 204205 ; la spécialiste de ce manuscrit est Marie-Rose SEGUY ; voir la thèse de doctorat
dont il a été question dans notre Avant-propos à ce numéro de la RevSR, celle d’Ataa
Denkha, « L’imaginaire du paradis dans le christianisme et dans l’islam. Une étude
comparative », décembre 2012, qui fait une grande place à l’étude de ce manuscrit,
sp. p. 288 et suiv.
78. Sarai Album, début du XIVe siècle, Istanbul, Topkapi Seray Müzesi, hazine
2154, f. 42b ; O. GRABAR, p. 48-49.
79. Ainsi dans une page peinte du Quintette (Khamse) de Nizami (1141-1217),
réalisé en 1539-1543 à Tabriz (Iran) ; Londres, British Library, Or. 2265, f. 195 ;
O. GRABAR, p. 204.
MEP_RSR 2013,2_Intérieur 18/03/13 14:35 Page155
LE PROPHÈTE DE L’ISLAM SERAIT-IL IRREPRÉSENTABLE ?
155
se couvrir pour éviter d’éblouir ses compatriotes (Ex 34, 33). Parfois
le voile est si fin qu’il laisse transparaître les traits du visage. Une
autre variante de cette seconde présentation consiste à peindre à l’inverse le Prophète avec une tête entièrement enturbannée.
c) Une troisième façon, plus rare, de représenter le Prophète
existe, qui consiste à le peindre avec un visage en ovale vide, sans
traits 80, procédé d’évitement que l’on retrouve dans l’art juif et aussi,
de manière exceptionnelle, dans l’art chrétien, pour Jésus 81. Mais
comme cela pourrait porter à croire que le Prophète était pour une part
invisible, le motif a eu une diffusion limitée et celui qui paraît l’avoir
finalement emporté est celui du visage recouvert d’un voile blanc
parfois transparent mais généralement opaque, empêchant de distinguer ses traits 82. Et parfois les plis du tissu sont eux bien visibles,
comme pour couper court à l’opinion erronée que risquait d’induire le
motif du visage vide 83…
III. LA FIGURATION EXCLUE ?
DEMAIN
L’ISLAM
ET LES IMAGES, AUJOURD’HUI ET
1. Aujourd’hui : le black out officiel
Tout porte à penser que dans le monde musulman « la résistance à
l’image prophétique est bien plus forte aujourd’hui qu’elle ne l’était
jadis 84 ». Il suffit de consulter les catalogues d’expositions récentes à
Paris 85 concernant les arts du livre dans les pays arabo-musulmans
80. Voir Gabriel entre Moïse et Muhammad, miniature, Turquie, fin du XVIe
siècle (coll. Museum für islamische Kunst, Berlin, repr. dans Art Press, 2004, p. 45).
81 Je songe au visage vide de l’ange central de la Salutation d’Abraham à Rome,
San Giovanni a Porta Latina (vers 1200), au visage vide du saint Dominique de
Matisse dans la chapelle de Vence, au visage vide des dessins de Prions en Église, à
l’affiche du spectacle Jésus de Robert Hossein, etc.
82. Muhammad prêchant devant les membres de la tribu de Abd al-Muttalib,
miniature de Lutfi Abdullah, tirée d’un manuscrit du Siyer-i-Nebi, manuscrit ottoman,
fin du XVIe siècle, Istanbul, musée du palais de Topkapi. 83. Fatima, Muhammad, Ali, miniature du XVIIIe siècle
84. O. HAZAN, « Entre l’auréole, le voile et la flamme, les métamorphoses corporelles du Prophète dans les manuscrits arabes, persans et turcs (XIVe-XIXe siècle), dans
O. HAZAN, J.-J. LAVOIE, p. 115-147 (117). La fin de son article établit que l’auteur
impute peu ou prou cette résistance à l’eurocentrisme des Occidentaux, ce qui paraît
peu vraisemblable.
85. Assadullah Souren MELIKIAN-CHIRVANI, Le Chant du monde. L’Art de l’Iran
safavide, 1501-1736, cat. d’expo., Paris, musée du Louvre, oct. 2007-janvier 2008 ;
Arts de l’Islam. Chefs-d’œuvre de la collection Khalili, cat. d’expo., Paris, Institut du
monde arabe, oct. 2009-mars 2010 ; A. VERNAY-NOURI, avec la collaboration
d’A. BERTHIER, Enluminures en terre d’Islam, entre abstraction et figuration, cat.
d’expo, Paris, Bibliothèque nationale de France, 2011.
MEP_RSR 2013,2_Intérieur 18/03/13 14:35 Page156
156
FRANÇOIS BOESPFLUG
pour être convaincu qu’il fut un temps où la représentation du
Prophète y était chose courante.
« Alors que dans les miniatures anciennes et jusqu’au XVIIIe siècle
il était représenté à visage découvert ou voilé, Muhammad (570-632),
ou plutôt son enveloppe humaine, n’apparaît plus dans nos images
[celle de l’imagerie populaire, des chromolithographies destinées à
être punaisées, épinglées, collées]. Il n’est évoqué que par les lettres
de son nom, par sa généalogie, par des objets symboles, tels son
turban ou l’empreinte de sa sandale, par la mosquée de Médine qui
abrite son tombeau, ou par le pigeon, porteur des messages divins 86 ».
Une page peinte du Livre de la Divination (Falname), vers 15501560, dans le style de Qavzin (Iran), montre l’imam prosterné devant
de gigantesques empreintes de pieds qui, selon Oleg Grabar, « pourraient être ceux du Prophète, de son gendre Ali, ou bien de l’un des
imams chiites. Tous ont laissé sur terre des traces de leur présence qui
étaient vénérées, mais l’étude de ces symboles commence à peine 87 ».
Le sens de cette évolution pourrait être le suivant. Durant les premiers
siècles de l’Islam, le Prophète fut considéré comme un homme
parfait, mais simplement humain. Au fil du temps, son personnage a
été progressivement magnifié : il aurait accompli d’innombrables
miracles, il connaissait toutes les choses passées et futures. Pour beaucoup de musulmans, il a été le premier être créé, sous forme de
Lumière cosmique, à partir de laquelle tous les hommes ont été
engendré. Son corps, son « enveloppe charnelle » est apparue puis a
disparu en 632, mais la Réalité Muhammadienne est éternelle, elle est
« le visage éternel de Dieu » (Ibn ‘Arabî). En bref, le Prophète représente une manifestation divine pour beaucoup de croyants. À la différence de la personne du Christ, toutefois, sa corporéité ne présente pas
d’intérêt particulier. Comme « le doigt qui désigne la lune » du
proverbe zen, Muhammad vient « dire » la présence du Dieu invisible.
S’attarder sur sa forme visible reviendrait à obturer le chemin qui
mène à Dieu 88.
De nos jours, la rigueur en ces matières est parvenue à son
maximum. En janvier 2007, « un numéro spécial de la revue Historia
consacré aux intégrismes s’est fait interdire à la vente en Turquie,
Égypte et Tunisie au motif – officiellement invoqué – qu’il présente
une image du Prophète, ce que la loi islamique interdit 89 ». En Europe,
86. P. CENTLIVRES, M. CENTLIVRE-DEMONT, Imageries populaires en Islam,
Genève, 1997, p. 26.
87. O. GRABAR, p. 145.
88. Je me fais dans tout ce paragraphe l’écho d’une opinion émise par Pierre
Lory dans une correspondance.
89. Le Pèlerin, n° 6840, 8 février 2007, p. 34.
MEP_RSR 2013,2_Intérieur 18/03/13 14:35 Page157
LE PROPHÈTE DE L’ISLAM SERAIT-IL IRREPRÉSENTABLE ?
157
on est d’une extrême prudence pour éviter de déplaire aux musulmans
et de provoquer leur indignation encolérée. Dans les pays musulmans,
depuis le XVIIIe siècle, chez les wahhabites, comme en Arabie Saoudite, aucune représentation du Prophète n’est tolérée. Le fondateur
des wahhabites, Ibn ‘Abd al-Wahhâb, consacre un chapitre à l’image
dans son Livre de l’unicité (Kitâb at-Tawhîd), qui procède au rappel
des hadiths défavorables aux images et innove en concluant : « dès
que vous vous trouvez face à une image, il faut la détruire (Tamsuhâ) 90 ». En revanche, les pays d’islam chiite semblent assez tolérants
à l’idée même de « portraiturer » le Prophète, et ne se privent pas de
représenter leurs martyrs (Hussein, Ali), les imams sacrés, et aussi les
grands ayatollahs, dont les portraits s’étalent dans les rues et sont dans
toutes les rétines, en particulier celui de l’ayatollah Khomeini. L’Iran,
en particulier, déborde d’images et c’est aussi l’un des pays les plus
productifs en caricatures des hommes politiques et dignitaires religieux 91 : le magazine Gol Agha, qui leur est consacré, est l’un des plus
populaires du pays. « Dans les autres pays musulmans, la représentation de Muhammad est restée un interdit majeur, le plus haut
tabou 92 ».
On fait parfois à l’islam une réputation de sérieux et d’austérité.
Sans doute faut-il corriger ce cliché. Les islamistes semblent totalement dépourvus d’humour, mais cela n’autorise certainement pas à
généraliser. Jean-Jacques Schmidt, spécialiste de la langue arabe,
auteur du Livre de l’humour arabe 93, s’inscrit ici en faux : « l’humour
et le sens de la facétie ont existé dès le VIIe siècle, c’est-à-dire dès
Muhammad. Des livres des premiers siècles de l’islam relatent des
anecdotes où le Prophète montre un sens réel de l’humour […] Les
grands maîtres de la spiritualité musulmane ont écrit sur les vertus de
la plaisanterie et du bon mot […] Dans certains pays comme l’Égypte,
on a érigé presque en religion le bon mot […] Il y a un patrimoine
littéraire très important à ce sujet, une quantité d’anthologies mêlant
le plaisant au sérieux dans le but d’instruire, notamment au cours des
périodes omeyyade puis abbasside (XIIIe siècle) ». D’après certains
90. MEDDEB, Contre-prêches, chronique n° 28, p. 120, qui poursuit : « On
constate ainsi que les Taliban qui ont pulvérisé les Bouddhas de Bamian n’ont fait
qu’obéir à un mot d’ordre wahhabite en dynamitant ces formes monumentales taillées
à même la falaise, demeurées intactes dans une région pourtant soumise à l’autorité
islamique depuis près de quatorze siècles ».
91. Delphine Minoui, interview de Jamal Rahmati, caricaturiste iranien.
92. M. CHEBEL, La Croix, jeudi 2 février 2006, p. 4.
93. Jean-Jacques SCHMIDT, Livre de l’humour arabe, Paris, Actes Sud, 2005 ;
voir aussi P. LORY, « Humour et religion musulmane », Bulletin de la Société des Amis
des Sciences Religieuses, n° IV (2003).
MEP_RSR 2013,2_Intérieur 18/03/13 14:35 Page158
158
FRANÇOIS BOESPFLUG
auteurs, le Prophète aurait été de son vivant l’objet de poèmes satiriques – il est vrai que les poètes en question ont été condamnés à
mort par la suite 94. Ce sont toutefois les religieux que l’on tourne en
dérision dans ces recueils, non la religion elle-même, ni les prophètes.
« Il existe donc une limite à ne pas franchir : ne pas s’en prendre à la
religion, ni aux prophètes, y compris ceux des autres religions révélées. Jamais […] des caricatures n’ont été faites de la part des musulmans contre Moïse ou Jésus, entre autres. Pour la bonne raison qu’ils
sont, pour les musulmans, des prophètes aussi respectés que
Muhammad. Il suffit de se référer au Coran ». C’est incontestablement
vrai, en théorie. Mais ce serait beaucoup plus crédible si les
nombreuses caricatures antichrétiennes ou antijuives 95 diffusées en
pays musulmans y avaient suscité ne fût-ce que le millième de l’émotion qu’y ont provoquée les caricatures du Prophète…
2. Et demain ?
Certains penseurs musulmans d’aujourd’hui, tel Mohammad Ali
Amir-Moezzi, la cheville ouvrière du si opportun Dictionnaire du
Coran, s’emploient désormais à dissiper les malentendus. Ils font
valoir savamment, et à juste titre, que « L’islam iranien en général et
l’islam shi’ite en particulier ont eu, depuis de nombreux siècles, une
attitude ouverte à l’égard de l’image de l’être humain, y compris celle
des personnages religieux les plus saints ». Ils revalorisent les traditions populaires, allant jusqu’à parler de « la spiritualité de l’image en
islam shi‘ite » et même d’ « icônes de poche » 96.
D’autres, tels Malek Chebel, estiment et disent sans détour, s’agissant plus précisément du problème qui nous occupe dans cet article,
que « le Prophète finira par être représenté graphiquement sans aucun
problème […] À terme, des institutions comme l’université Al-Azhar
ou les chefs religieux ne pourront pas résister longtemps à la civilisation de l’image dans un monde planétaire où tout ce qui se fait en
Occident est immédiatement repéré en Orient. Plus ils résisteront,
plus il y aura de transgressions, de l’intérieur ou de l’extérieur du
monde musulman. Encore faut-il que ce soit fait dans le respect de la
religion 97 ». Auquel cas l’affaire des caricatures de Muhammad de
94. SIFAOUI, p. 165.
95. J. KOTEK, D. KOTEK, Au nom de l’antisionisme. L’image des Juifs et d’Israël
dans la caricature depuis la seconde Intifada, Paris, 2003, 2005.
96. M. A. AMIR-MOEZZI, « La spiritualité de l’image en islam shi’ite : le cas des
icônes de poche », tel est le titre d’une conférence faite par lui à Aubervilliers le
14 janvier 2013.
97. Malek Chebel, dans La Croix, jeudi 2 février 2006, p. 4. Chebel fait observer
que les hadith n’ont pas la même autorité que le Coran. Anthropologue, il est l’auteur
MEP_RSR 2013,2_Intérieur 18/03/13 14:35 Page159
LE PROPHÈTE DE L’ISLAM SERAIT-IL IRREPRÉSENTABLE ?
159
2005-2006 pourrait être interprétée, avec le recul, de manière peutêtre exagérément optimiste, comme l’une des dernières lueurs incendiaires d’un rigorisme qui brûle ses dernières bûches et se sait sur la
fin. Que la violence de la réaction, en tout cas, puisse être considérée
comme un aveu de faiblesse et d’immaturité, des musulmans occidentaux l’ont écrit : « Disons-le d’emblée, c’est une caricature d’islam qui
a répondu aux caricatures du Prophète par des violences totalement
disproportionnées. Quand donc l’islam sera-t-il capable d’un peu
d’autodérision ? Il faut qu’il soit bien malade pour montrer une telle
susceptibilité. Assurément, s’il était serein, il n’aurait pas réagi par ce
déchaînement d’agressivité 98 ».
Quoi qu’il en soit, quand adviendront les jours prédits par Malek
Chebel, l’islam fera comme ont fait le judaïsme et le christianisme
bien avant lui : il apprendra, comme eux à séparer le politique et le
religieux, et donc il fera le gros dos ; peut-être même, si tout se passe
au mieux, prendra-t-il part à son tour à la construction d’une culture
de la liberté dans le respect, de débat, de critique intelligente. Il se
persuadera aisément, pour le reste, s’il ne l’est déjà, que Dieu n’est
pas atteint par les injures et les moqueries, ou qu’Il apprendrait luimême à en rire voire à s’en moquer 99. La défense de l’honneur de
Dieu ne saurait incomber tout entière aux humains. Et il est grand
temps que cessent les crimes justifiés par la défense de l’honneur de
Dieu. La pire caricature de la religion, la pire insulte à Dieu n’est-elle
de bafouer la personne humaine au nom de l’honneur de Dieu ?
François BŒSPFLUG
Faculté de théologie catholique
Université de Strasbourg
de plusieurs livres, dont L’islam et la raison, Paris, 2005. Voir aussi sa déclaration
dans Télérama, 2-8 février 2006, p. 17.
98. Abdennour BIDAR, « La fièvre de l’absolu », Esprit, mars-avril 2006, p. 328332 (328).
99. Fr. BŒSPFLUG, « Offense à Dieu et réparation. Miettes théologiques », Arts
Sacrés, n° 18, juillet-août 2012 (dossier : « Du blasphème dans l’art »), p. 36-39.
Téléchargement