Recensions islamologie Le Coran, Nouvelles approches, Sous la direction de Mehdi Azaiez, avec la collaboration de Sabrina Mervin, Paris, CNRS Éditions, 2013, 1 vol. de 344 p. Cet ouvrage rassemble les communications d’un colloque tenu en novembre 2009 autour des nouvelles approches de l’histoire, des formes, de la langue et des sources du texte coranique. Après une introduction récapitulant les questions posées à la recherche par le fait que le Coran ne fait toujours pas l’objet d’une édition critique, les onze contributions sont regroupées en trois sections. 1. L’histoire du texte. François Déroche souligne « quelques caractéristiques de corans de la période omeyyade » (p. 3956), laquelle connaît un processus de normalisation de la graphie. Mohammed Ali Amir-Moezzi regrette que l’on ne se soit guère appuyé jusqu’à présent que sur la version sunnite de l’histoire du Coran, alors qu’il existe des sources chiites qui en présentent une très différente, accusant ceux qui ont pris le pouvoir à la mort du prophète d’avoir falsifié le texte et la religion elle-même. Certes ces sources sont orientées mais les sources sunnites le sont également. Il est donc nécessaire de procéder par comparaison. Or on constate que certains points considérés comme typiquement chiites sont de fait corroborés par les sources sunnites, même si c’est de façon très atténuée du fait de la censure du pou- voir sunnite. Le passage du chiisme à l’ésotérisme gnostique apparaît ainsi comme une conséquence des échecs répétés devant ce pouvoir. Enfin Frédéric Imbert analyse les occurrences coraniques dans l’épigraphie. La statistique montre que ce sont surtout des versets de la fin de la période mecquoise et de la totalité de la période médinoise. Cette absence de citations de versets du Coran ancien est remarquable et pose un problème intéressant. En outre, les citations données montrent une certaine liberté par rapport au texte canonique : « La présence durant les 150 premières années de l’islam de versets dont on tronque le début ou la fin, l’implantation de syntagmes grammaticalement recontextualisés, de fins de versets alternatives, sont autant d’éléments qui imposent de nous interroger sur la stabilité du texte avant le début de l’époque abbasside » (p. 114). Loin de considérer ces écarts comme des fautes, F. Imbert propose d’admettre que « le Coran des pierres est le fruit du Coran des cœurs : celui que l’on connaît intimement et que l’on met tant de temps à graver sur la roche » (p. 121) ; si bien que le sens de l’influence serait des inscriptions à la fixation officielle, et non l’inverse : « Des formules et péricopes diffusément utilisées sur le Proche-Orient auraient fini par intégrer un texte coranique en cours de constitution » (p. 120). 2. Le contexte d’émergence. Inti­tulant significativement sa contribution « Le RT 114 (2014), p. 507-528 Recensions_2014_3.indd 507 01/04/2015 08:09:11 revue thomiste Coran – Un texte de l’Antiquité tardive », Angelika Neuwirth rappelle que ce texte s’adressait initialement à des personnes qui n’étaient pas encore musulmanes. Par suite, il faut tenir compte de l’univers spirituel de celles-ci, contemporaines de la publication des deux Talmuds et des écrits patristiques. Le Coran n’apparaît pas, alors, comme seulement prophétie, mais comme exégèse des traditions bibliques et post-bibliques. Claude Gilliot resserre le propos sur l’Arabie centrale dont il décrit le syncrétisme religieux : « Point n’était besoin de sortir de la péninsule Arabique, à l’occasion des conquêtes et de la colonisation musulmane pour être au courant […] du monachisme et de l’ascétisme syriens » (p. 177). Jacqueline Chabbi, pour sa part, adopte une perspective anthropologique, cherchant « quelle a été la valeur d’usage des différentes thématiques du Coran dans leur contexte culturel initial » (p. 190). Cela la conduit à décrire un « imaginaire tribal », avec une terminologie spécifique, sous-tendant les sourates de la période mecquoise. Le contact avec une population différenciée durant la période médinoise aurait introduit la thématique biblique pour soutenir le discours contesté, entraînant un remodelage de pans entiers de celui-ci. On a ainsi affaire à une coranisation de la Bible. Par la suite, les hommes de religion, souvent issus des milieux convertis, vont à l’inverse bibliser le Coran. Ce serait donc une erreur méthodologique, si on veut comprendre le Coran en soi, de chercher un appui chez ces commentateurs ultérieurs. Enfin Geneviève Gobillot, prenant exemple sur les homélies pseudo-clémentines qui proposaient des corrections du texte biblique, donne une interprétation de la doctrine de l’abrogation exprimée en Cor. 2, 106 par des exemples de remplacement, successivement, de verset biblique « abrogé » par un verset « équivalent », ou par un « meilleur », et de verset « oublié » par un « meilleur ». 3. L’analyse littéraire. Pierre Larcher relève des « variations graphiques du même segment […] d’un Coran à l’autre ou au sein d’un même Coran, sous deux formes, analytique et synthétique » (p. 254). La première témoigne d’une histoire complexe pour la formation du texte. La seconde soulève des questions sur les rapports entre l’oral et l’écrit dans le Coran. Par la constitution d’un corpus de « contre-discours coranique », Mehdi Azaiez suggère que les développements de la riposte répondent à une certaine logique selon laquelle « les items bibliques aient été sollicités comme point d’appui et arguments de persuasion » (p. 285), procédé qui serait allé en s’amplifiant. AnneSophie Boisliveau analyse « le discours autoréférentiel dans les premières sourates mecquoises », montrant des effets de mise en scène qui amplifient la portée du message initial : « Le texte développe un discours visant à se conférer à lui-même, en crescendo, un statut d’autorité » (p. 305). Enfin, Michel Cuypers applique l’analyse rhétorique sémitique au verset de l’abrogation (Cor. 2, 106) pour montrer que, dans son contexte, il vise uniquement les Juifs. Bien que non exhaustif des problématiques actuellement soulevées à propos du Coran, ce recueil est déjà très riche et ouvre (ou rappelle) des perspectives fécondes. Cependant, elles peuvent introduire une part d’arbitraire. C’est le cas notamment de la concurrence entre un choix de la référence prioritaire accordée au précédent biblique ou à un enracinement culturel tribal arabe. J. Chabbi, qui a par ailleurs soutenu de façon exclusive cette dernière voie, est ici plus prudente, parlant de « diagnostic de vraisemblance » (p. 190). Par contre, il y a, dans la contribution de G. Gobillot (et par suite dans celle de M. Cuypers qui y renvoie positivement) un excès de volonté démonstrative. Les exemples donnés — au demeurant convaincants — confirment que le Coran peut abroger telle partie d’une révé- 508 Recensions_2014_3.indd 508 01/04/2015 08:09:11 islamologie lation antérieure. Mais cela a été reconnu de tout temps : le Coran dit lui-même qu’il confirme les textes « descendus » avant lui, au besoin en révélant tel aspect que leurs détenteurs cachaient, et en en « effaçant (ya‘ fū) » d’autres aspects (cf. Cor. 5, 15). Cela ne veut pas dire que l’abrogation coranique porte uniquement sur ces révélations antérieures. Si les traités classiques d’abrogation relèvent à l’intérieur même du Coran un nombre variable de cas, il me paraît impossible de nier qu’il y ait des frictions entre certains passages, parfois dans la même sourate (par exemple Cor. 2, 234 et 240). Marie-Thérèse Urvoy. Shady Helmat Nasser, The Transmission of the Variant Readings of the Qur’ān, The Problem of Tawātur and the Emergence of Shawādhdh, « Texts and Studies on the Qur’ān, 9 », Leiden-Boston, Brill, 2013, 1 vol. de xii-252 p. Si la méthode scientifique d’établissement de texte par comparaison de sources manuscrites et établissement de filiations est parfaitement assimilée dans le monde islamique, elle n’est toutefois jamais appliquée au texte coranique dont le caractère divin affirmé exige une autre forme de traitement, à savoir la transmission par filiation orale. Cela n’empêche pas l’existence reconnue de variantes dans la lecture du texte coranique. Les éditions du texte, aussi bien les anciens manuscrits que les imprimés actuels, ne contiennent qu’une seule lecture, tant dans son ductus consonantique que dans sa vocalisation laquelle, à partir du ive siècle H. / xe ap. J.-C. est intégralement indiquée. Néanmoins certaines variantes de vocalisation (principalement) et même de ductus (assez rarement) sont admises, bien que leur accès soit réservé de fait aux ulémas. En outre, dans la littérature de commentaires coraniques comme dans la pratique orale, on trouve attestées d’autres variantes qualifiées d’irrégulières (shādhdh, pl. shawādhdh). L’ouvrage de S. H. Nasser traite de ce problème crucial en cinq chapitres. Le chap. I « veut servir d’introduction aux principales théories concernant les origines des différentes lectures du Coran » (p. 7). L’A. constate que la seule légitimation, reconnue par tous, de l’existence de lectures différentes est une tradition prophétique (hadîth) disant que le Coran a été révélé « selon sept aḥrūf ». Mais la signification, ici, de ce mot ḥarf (pl. aḥrūf, litt. « lettre ») est controversée. Les ulémas sont cependant d’accord pour dire qu’il ne désigne pas les sept « lectures » (qirā‘āt) admises depuis le xe siècle. L’A. montre que ce hadîth a probablement été mis en circulation durant le dernier quart du ier siècle de l’hégire, sanctionnant l’échec du calife ‘Uthmān pour imposer une version unique. Les chiites vont même plus loin en considérant que cela prouve que le texte coranique a été falsifié. Le chap. II examine l’usage qui est fait en matière coranique du terme technique tawātur, terme qui désigne l’authentification large donnée à un texte religieux par le fait d’avoir été transmis par plusieurs chaînes distinctes. À quelle période le terme tawātur a-t-il été utilisé pour caractériser le Coran en général et ses différentes lectures en particulier ? La revue des principaux auteurs de l’époque classique conduit à noter un changement de perspective intervenu au ive/xe siècle : auparavant on constate les divergences de récitations et on donne des critères de validité pour apprécier chacune, mais on pense que les variantes ne sont dues qu’à des phénomènes humains. Après le travail de codification d’Ibn Mujāhid, il y a canonisation de sept lectures qui sont déclarées avoir été transmises par tawātur. Le motif des anciens jusqu’à lui compris a été d’ordre juridique : il s’agissait simple- 509 Recensions_2014_3.indd 509 01/04/2015 08:09:11 revue thomiste ment d’utiliser le texte pour la détermination des « statuts juridiques ». Mais par la suite, le choix par Ibn Mujāhid de sept lecteurs éponymes a prêté à discussion et c’est la perspective de la science des traditions qui l’a emporté. Les spécialistes de la méthodologie du Droit ont alors développé la théorie du tawātur pour justifier la possibilité d’abrogation du Coran par la sunna mutawātira (tradition bénéficiant d’une authentification large). Le chap. III prolonge cette analyse en soulevant une aporie. Tous les ulémas admettent que le Coran a été transmis par tawātur, mais ils sont en désaccord sur le cas des variantes, la majorité estimant même que celles-ci n’ont pas joui du même processus authentificateur. D’où la question : « Comment un texte mutawātir pourrait-il être lu et décodé par des moyens non mutawātir, en l’occurrence les lectures canoniques ? » (p. 116). Le chap. IV passe à l’étude des lectures non canoniques. Le caractère principal qui permet de les désigner est qu’il est interdit de les utiliser dans les prières, même s’il est avéré qu’elles ont été suivies au début de l’islam et ont alors été considérées comme une des sept aḥrūf révélées au prophète. Il y a consensus des ulémas sur l’obligation de s’en tenir au ductus de la version de ‘Uthmān. Toutefois les versions non canoniques continuent à être transmises du fait de leur importance en philologie d’une part, et en exégèse de l’autre. Ce chapitre donne lieu à quinze représentations graphiques des diverses chaînes de transmetteurs. Le chap. V examine la nature des variantes coraniques. Pour ce faire, l’A. propose une méthode originale, à savoir catégoriser ces variantes par comparaison avec celles qui sont attestées dans la poésie arabe ancienne. Il met ainsi en évidence vingt-trois catégories applicables aux deux domaines. Ces catégories sont d’importance très diverse. Celle qui consiste en transformation d’un verbe par sa vocalisation soit active soit passive est la plus remarquable car, par exemple pour sourate 93, 2 cela signifie ou non que Dieu est créateur du mal. L’A. souligne également l’intérêt du cas de l’interversion de consonnes à graphie proche du fait de la présence ou de l’absence de signe diacritique. Toutefois il reconnaît les limites de son analyse en la matière, du fait qu’il a travaillé ici seulement sur un échantillonnage. En conclusion, l’A. appelle à publier la totalité de la littérature sur les lectures coraniques, dont une bonne part reste manuscrite, afin de constituer « une carte dynamique du processus de transmission qui a eu lieu entre les Successeurs [la seconde génération après les disciples du prophète] et la génération des collecteurs de lectures coraniques » (p. 231). Cela permettrait de déterminer les écoles de transmissions irrégulières et de voir pour quelles raisons ces lectures ont été abandonnées. On appréciera dans cet ouvrage son aspect très méthodique, qui facilite la lecture d’une matière rébarbative. Comme il s’agit d’une thèse universitaire, l’A., tout en soulignant l’originalité de son propre apport, a également fait preuve d’une louable conscience des limites. Dominique Urvoy. Marie-Thérèse Urvoy, Essai de critique littéraire dans le nouveau monde araboislamique, « Sciences humaines et religions », Paris, Cerf, 2011, 1 vol. de 384 p. « N’est-il pas possible de rapprocher davantage l’islamologie de la littérature (si spécifique en arabe) ? » (p. 368). Cette interrogation traduit l’un des objectifs qui ont conduit les différentes recherches que Marie Thérèse Urvoy nous propose dans cet ouvrage, conçu autour de cinq grandes parties : « Réflexions sur les méthodes littéraires » ; « Le soufisme est-il un 510 Recensions_2014_3.indd 510 01/04/2015 08:09:11 islamologie islam éclairé ? » ; « L’arabe est-il christianisable ? » « Autour de la question de la relation entre intention de l’auteur et réception par le public » ; « Quelques problèmes fondamentaux ». À partir de l’exemple du Traité d’éthique de Yaḥyā ibn ‘Adī et du Psautier mozarabe de Hafs le Goth, M. Th. Urvoy démontre la nécessité, s’agissant des textes étudiés, de recourir à la critique interne, « l’ultime démarche scientifique » (p. 17), et cela afin de « rendre le plus scrupuleusement possible à la fois ce que l’auteur a écrit et ce qu’il a voulu dire dans l’épaisseur du texte » (p. 48). À partir d’une méthodologie rigoureuse, l’A. nous offre ainsi de remarquables études qui mettent en valeur la richesse des œuvres, la beauté et les subtilités de la langue arabe, tout en déjouant les pièges de certaines lectures ou affirmations trop courantes ; comme celles qui ne reconnaissent pas que « le monde musulman a des cadres bien distincts de ceux du christianisme » (p. 77) et qu’il y a donc entre eux de profondes différences anthropologiques ou théologiques (voir notamment les pages 169-171 et 353-364). Qu’il s’agisse des chapitres sur le soufisme populaire, l’ambiguïté du thème de l’amour dans le soufisme, le soufisme intellectualiste, la participation active des Arabes chrétiens « à l’élaboration d’une culture spécifique que l’on peut qualifier d’arabe » (p. 175), M.-Th. Urvoy fait également la preuve que, pour celui qui accepte d’aborder les textes arabes dans un esprit critique et en utilisant les méthodes adéquates, il est possible d’accéder à une autre approche du monde arabo-islamique que celle communément admise. On en a de très belles illustrations avec les chapitres concernant les Mozarabes (p. 185-232), « l’arabe, fondement de la pensée en Islam » (p. 295-299), ou encore l’idée très souvent répandue, bien qu’erronée, « qui s’énonce par le binôme “arabe = islamique” » (p. 301). Or, note notre A., « l’existence même d’une production arabe non islamique (anté-islam, arabe chrétien, judéo-chrétien, athéismes contemporains…) conduit à se demander : comment et dans quel champ est-il possible de sortir le texte arabe de l’islamique ? » (p. 301). À la lumière de ces chapitres, comme à la lecture de ceux qui concernent l’attitude réelle d’Averroès à propos de la dhimmitude (p. 253-264), ou celle, bien plus récente, des « intellectuels égyptiens face à la traduction du Coran de J. Berque » (p. 283-291), on perçoit comment la compréhension que l’on a de la nature du texte sacré, et la connaissance des présupposés qui ont déterminé ses interprétations, influence nécessairement sur la possibilité ou non de conduire une réflexion de type scientifique. En découle ce souhait, formulé dans le cadre d’un chapitre consacré à l’expression « islam libéral » : que l’islam reconnaisse, au moins dans un premier temps, que « le Coran est, pour le croyant, un livre inspiré — et non dicté — et qui transmet un message purement spirituel — et non une loi » (p. 317). Pour l’A., c’est à cette condition que l’islam pourra accéder « à la théologie, au sens étymologique du terme, une théologie hors du Kalām apologétique traditionnel, une théologie qui permette l’intelligence de la foi [musulmane], hors de tout cadre šarī‘atique » (p. 364). Davantage encore, on redonnera à la fonction d’enseignement toute son importance en mettant au « service de la littéralité du texte-source de l’islamologue tous les procédés de la langue cible du littéraire » (p. 368). À la lecture de cet essai de haute tenue scientifique, portant par ailleurs sur des textes inédits ou non encore traduits en français, on ne peut que mesurer le danger de certaines simplifications malheureuses, et souhaiter ce qui est advenu, un jour, pour le texte biblique — après bien des difficultés, il faut le reconnaître. Mgr Pierre Debergé. 511 Recensions_2014_3.indd 511 01/04/2015 08:09:12 revue thomiste Islamic Theology, Philosophy and Law, Debating Ibn Taymiyya and Ibn Qayyim al-Jawziyya, Edited by Birgit Krawietz and Georges Tamer, in collaboration with Alina Kokoschka, « Studien zur Geschichte und Kuktur des islamischen Orients : Beihefte zur Zeitschrift „Der Islam“, NF 27 », Berlin-Boston, Walter de Gruyter, 2013, 1 vol. de viii-584 p. Il ne faut pas s’arrêter au titre, dont la généralité est trompeuse, mais plutôt au sous-titre. En effet, l’ouvrage traite seulement de l’apport spécifique d’Ibn Taymiyya et de son disciple Ibn Qayyim al-Jawziyya à la théologie, à la philosophie et à la pensée juridique islamiques. Notons en outre que, malgré ces deux titres qui focalisent sur les idées, c’est l’aspect documentaire qui apparaît le plus développé. Les deux auteurs envisagés, le premier surtout, sont le plus souvent perçus seulement comme des références majeures de la tendance fondamentaliste. Dans les années trente, Henri Laoust, constatant la montée en puissance du wahhabisme, avait consacré une étude importante à Ibn Taymiyya que celui-ci tenait pour son inspirateur. Pendant longtemps on ne l’a guère dépassée, si ce n’est sur des points de détail, voire, pour tel esprit caustique, pour extraire de son énorme production telle ou telle pique contre le conformisme. Mais désormais commence à s’imposer l’idée de considérer ces deux personnages comme des penseurs à part entière, se situant de façon critique dans la lignée des traditionnistes et de l’école hanbalite, afin d’élaborer une théologie alternative, à la fois basée sur le Coran et la Sunna, mais avec une approche plus profondément rationaliste des débats philosophiques. Le présent ouvrage collectif a un double aspect : documentaire et théorique. L’ensemble est introduit par une étude théorique sur la question de l’« appropriation » d’un auteur. Cette notion d’appropriation se conjugue à plusieurs niveaux. Il y a tout d’abord la façon dont les œuvres des deux personnages envisagés se sont reliées entre elles, Ibn Qayyim apparaissant comme « le maître de l’appropriation » (p. 31). Il y a ensuite les trois registres temporels : – les manières d’utiliser les auteurs antérieurs ; – la reconstruction d’un islam primitif idéalisé et son imposition comme norme ; – les divers processus qui ont conduit ces œuvres à être exploitées ultérieurement par des auteurs pas toujours qualifiés. L’aspect documentaire occupe la plus grande partie du livre, constituée par quatorze études particulières, regroupées sous cinq rubriques entremêlant questions idéologiques et aspects historiques. Dans la première section, intitulée « les actes humains », sont étudiés le rapport entre la sagesse divine et la fiṭra (nature religieuse de l’homme) (M. Sait Özervarli), la discussion de la doctrine du jabr (déterminisme) (Livnat Holtzman), et l’usage par Ibn Qayyim de termes soufis (Gino Schallenbergh). Dans la troisième section, intitulée « Philosophie », Anke von Kügelgen analyse l’attitude complexe d’Ibn Taymiyya envers ce courant et Georges Tamer montre comment les penseurs musulmans modernes envisagent cet auteur en tant que philosophe. Les autres sections relèvent plutôt de la documentation historique et de l’étude des mentalités : « La destinée des écrits » (section 2) ; « Inclusion et exclusion dans la théologie et le droit islamiques » (section 4) ; « Réception créative en dehors du monde arabe » (section 5). Ce n’est donc pas une synthèse doctrinale qui est proposée, mais des aperçus tant sur l’originalité personnelle de ces auteurs à propos de thèmes théologiques, philosophiques ou juridiques particuliers, que sur la stimulation qu’ils ont pu apporter dans l’histoire de la pensée islamique. Il n’est pas possible, dans une simple recension, de résumer les analyses ponc- 512 Recensions_2014_3.indd 512 01/04/2015 08:09:12 islamologie tuelles. Elles donnent le sentiment que cette originalité pourrait être qualifiée d’uniquement « interne », en ce sens qu’il ne s’agit pas d’apporter une vision nouvelle des choses mais seulement de rompre les barrières existant entre les courants idéologiques historiquement constitués à l’intérieur même de l’islam. Pourtant certains auteurs modernes estiment qu’on peut aller plus loin. Le Tunisien alMarzūqī, notamment, pense trouver chez Ibn Taymiyya un réalisme spécifique qui permettrait de sortir des cadres conceptuels hérités de Platon et d’Aristote. Le lecteur intéressé par cette perspective trouvera dans l’article de G. Tamer les indications bibliographiques qui permettraient de prolonger un exposé nécessairement résumé et qui, par suite, laisse quelque peu perplexe. Dominique Urvoy. Heidi Hirvonen, Christian-Muslim Dialogue, Perspectives of Four Lebanese Thinkers, « History of Christian-Muslim Relations, 18 », Leiden-Boston, Brill, 2013, 1 vol. de vii-350 p. Il ne s’agit pas ici de rencontres effectives entre musulmans et chrétiens libanais, mais d’un choix parmi eux de quatre auteurs qui ont parlé de la confrontation entre les deux religions et dont l’A. met en regard les écrits suivant plusieurs thèmes, chaque thème étant envisagé de deux façons correspondant chacune à la perspective spécifique de chaque foi. Elle reconnaît qu’ils ne sont pas représentatifs au même degré de leur propre communauté : de chaque côté on trouve un dignitaire religieux, qui a nécessairement une forte influence, alors que les deux autres personnages, plus indépendants, ont une audience plus limitée. Du côté musulman, il s’agit de Muhammad Husayn Fadl-Allāh et de Mahmud Ayoub. Le premier est un ayatollah chiite ; il est typique de la vision conservatrice et d’un « traditionalisme non réfléchi » (p. 84), pouvant même passer sur certains points comme exprimant la vision islamiste. Mahmûd Ayoub, lui aussi chiite, est historien des religions : il se caractérise par la nécessité d’accepter le pluralisme religieux et on remarque chez lui une nette influence soufie. Du côté chrétien, on trouve Mgr Georges Khodr et Mouchir Basile Aoun. Mgr Khodr est un métropolite orthodoxe qui a une vision inclusiviste des religions et, à l’instar de la plupart de ses coreligionnaires, insiste sur la proximité culturelle existant entre musulmans et chrétiens orientaux. Basile Aoun est un prêtre melkite, assez représentatif de la tendance libérale catholique post-Vatican II : c’est le penseur le plus systématique des quatre, combinant réflexion théologique et vision socio-politique, ce qui l’amène notamment à déplacer la question de Dieu de ce qu’il est en lui-même à son action sur le monde ; on constate chez cet auteur une vision largement inclusive confinant à un pluralisme théocentrique. Si l’A. n’a inclus dans sa recherche ni des Libanais sunnites ni des Maronites c’est parce que, engagés les uns et les autres plutôt dans la perspective pratique, ils n’auraient rien apporté de notable au problème ici envisagé. Dans l’immense littérature contemporaine sur le dialogue islamo-chrétien, l’intérêt de ce livre réside en ce que, tout en gardant en vue les aspects éthiques et sociaux, particulièrement vitaux dans le cas du Liban, et qui font l’objet de l’avantdernier chapitre, l’A. insiste sur les questions doctrinales que l’on a tendance actuellement à mettre en veilleuse. Non seulement, il présente d’emblée le dialogue interreligieux comme self-examination, mais il lie aspect pratique et aspect doctrinal : « Dans la discussion doctrinale, musulmans et chrétiens ont besoin de méditer sur les fondements de leur identité et 513 Recensions_2014_3.indd 513 01/04/2015 08:09:12 revue thomiste de réfléchir sur ce qui est essentiel à leur enseignement et ce qui peut être interprété de nouvelles manières. Les visions de soi-même et de l’autre pourraient alors être testées à travers le dialogue éthique et social, dans lequel sont considérées les possibilités de coopération dans le domaine pratique » (p. 1-2). Aussi, après le chap. II qui montre la nécessité morale et spirituelle du dialogue et d’une théologie des religions, le chapitre médian du livre, le plus étendu, consistet-il en une description, selon les thèmes essentiels (révélation, conception de Dieu, la condition humaine et la destinée ultime de l’humanité), des vues théologiques de chacun des quatre auteurs afin de relever ce qui peut être favorable à cet absolu qu’est aux yeux de l’A. le dialogue, ou qui au contraire risque de lui faire obstacle. Mais en procédant ainsi, il s’avère difficile de trouver des points sur lesquels se retrouveraient tous les quatre. L’A. pense cependant en trouver deux. D’une part, la conception qu’ils ont de Dieu pourrait constituer le thème le plus fructueux car, par-delà la tradition de discussion sur la Trinité, tous pensent que chrétiens et musulmans ont foi en Dieu un. Cela permettrait une approche qui polariserait sur « la foi par laquelle on croit », plutôt que sur « la foi que l’on croit » (p. 312), ce qui faciliterait l’action commune, même s’il est difficile d’écarter totalement la dimension « cognitive » de la foi. D’autre part, le thème de l’amour du prochain est présent chez les quatre auteurs, bien que seul M. Ayoub en fasse mention explicitement comme base du dialogue. On peut se demander toutefois si l’A. n’extrapole pas un peu abusivement à partir de la simple « règle d’or » de traiter autrui comme soimême, car le commandement d’amour du prochain en christianisme ne saurait s’y réduire (l’islam ne commande pas d’aimer ses ennemis). L’ouvrage est conduit de façon très méthodique, par une série de divisions binaires, chaque résumé d’auteur faisant l’objet d’une conclusion partielle. La seule surprise sur le plan formel est de voir que les concepts classiques de la théologie des religions (exclusivisme, inclusivisme, pluralisme) sont spontanément utilisés tout au long du livre mais ne font l’objet d’une définition que dans le dernier chapitre. Pour ce qui concerne le fond, le lecteur qui n’est pas au courant de la littérature du dialogue islamo-chrétien en trouvera ici presque tous les thèmes, abordés sur un mode moyen. Dominique Urvoy. Alioune Bah, La Réception théologique et philosophique de l’islam en Europe à l’époque moderne, « Pensée religieuse et philosophique arabe, 15 », Paris, L’Harmattan, 2014, 1 vol. de 510 p. L’ouvrage est divisé en trois parties. La première (p. 33-150) situe l’islam dans l’Europe des guerres de religion et décrit le développement des études turques et islamiques à partir de la prédominance de l’Empire ottoman. La seconde (p. 151-352) envisage successivement l’apologétique chrétienne du xviie siècle, la hiérarchisation religieuse à l’époque des Lumières (qui réhabilite l’islam), et la réflexion sur la révélation dans l’idéalisme allemand. La troisième (p. 353-468) parcourt les philosophies « nihiliste » (Nietzsche) et positiviste, qui voient en l’islam « une religion impossible, bien que ses valeurs morales soient reconnues » (p. 355), l’approche ethnologique des religions révélées et le romantisme, pour s’interroger finalement sur l’islam face à la laïcité et à la mondialisation postcoloniale. À quoi s’ajoutent une conclusion générale, une bibliographie et un index des auteurs. Disons d’emblée qu’il y a beaucoup d’informations à glaner dans ce livre. Nombre d’auteurs sont évoqués et cela 514 Recensions_2014_3.indd 514 01/04/2015 08:09:12 islamologie pourra servir de point de départ pour le lecteur qui voudrait approfondir ultérieurement, par lui-même, tel ou tel. Mais point de départ seulement, car cette revue est faite avec une attention inégale et certaines recensions sont beaucoup trop allusives. Surtout, le lecteur doit être prévenu qu’il n’aura pas affaire à une simple collection des prises de position d’auteurs européens — penseurs religieux ou laïcs — vis-à-vis de la religion islamique. L’A. déborde très largement cette manière de faire, et cela de plusieurs façons. Il y a, d’une part, des confrontations qu’il fait lui-même, mais qui n’ont jamais eu lieu dans le cours de l’histoire, ne serait-ce que parce qu’elles n’avaient pas de raison d’être ; c’est le cas, par exemple, de celle qui est faite (chap. I, § II) entre le thème chrétien de la grâce et le thème coranique d’al-fal, terme qui ne peut être traduit par « grâce » qu’au sens de « faveur ». D’autre part, les références effectives d’auteurs occidentaux sont rassemblées sans distinguer s’il s’agit de musulmans (notamment la littérature sur « les Turcs » qui relève de la fascination devant l’irruption d’une nouvelle grande puissance) ou bien de la religion elle-même. Dans les seconde et troisième parties, la question de l’islam est intégrée à un développement du trinôme judaïsme-christianisme-islam où l’on est obligé de constater, finalement, que les exposés concernant les deux premiers n’apportent guère pour l’examen du troisième. L’A. déborde aussi le cadre de son titre en ajoutant à la critique des auteurs étudiés une réfutation personnelle de leurs jugements, qui sort du domaine historique. Le ton, en effet, est toujours apologétique, avec des gauchissements flagrants pour trouver dans le monde islamique l’origine des positions occidentales les plus spécifiques. Par exemple, l’A. croit voir une influence turque sur l’Europe dans « la séparation qu’elle réalise en pratique entre les pouvoirs religieux et poli- tiques » (p. 86), opposant le mufti au sultan mais oubliant que celui-ci est d’abord calife. Quand Jean Bodin vante chez les Ottomans « la perpétuité et l’indivisibilité du pouvoir » (p. 87), l’A. veut le voir s’inspirer de l’exemple turc en matière de séparation des pouvoirs. De même pour Hobbes, Locke, etc. En bref, ce livre aurait dû conserver le même volume, car le sujet le mérite, mais en éliminant — ou réduisant au strict nécessaire — les développements annexes et en approfondissant, en revanche, les études d’auteurs. Dominique Urvoy. Sadik Yalsizuçanlar, Itinéraires d’un soufi, Récits d’Ibn ‘Arabî, Traduit du turc par Alberto F. Ambrosio, o.p., avec la collaboration de Robert Sctrick, Préface de Abdelwahab Meddeb, « Patrimoines : visages de l’islam », Paris, Cerf, 2013, 1 vol. de 304 p. Le corps de l’ouvrage est constitué par cent douze chapitres inégaux, allant de quelques lignes à six pages, glosant chacun un passage de l’œuvre du plus célèbre soufi. Certains contiennent la citation de l’extrait qui est ainsi amplifié par une mise en scène, l’installation d’un décor, ou encore une évocation historique, mais le plus souvent il s’agit d’une simple allusion. Je conseillerai, pour ma part, de lire le livre à rebours. La postface du traducteur situe la place du soufisme dans la Turquie actuelle, place réduite quant à sa présence confrérique mais progressant dans les esprits par le biais d’une forme de littérature romanesque. On comprend alors mieux le texte lui-même de l’auteur turc qui combine trois genres littéraires : la littérature édifiante, un succédané de la bande dessinée et une sorte de « Ibn ‘Arabî pour les nuls ». Enfin la préface d’A. Meddeb, qui place le « devoir d’altérité » sous cette 515 Recensions_2014_3.indd 515 01/04/2015 08:09:12 revue thomiste invocation, est caractéristique des projections gratuites de l’idéologie de notre temps. Ce livre peut en effet être considéré comme un document en matière de manipulations que se permet une littérature dite généreuse. La référence à l’histoire est assez succincte pour ne guère prêter à conséquence, si ce n’est quand l’A. prête à Averroès (p. 11) la connaissance du grec, alors qu’il n’a jamais travaillé que sur traductions arabes. Plus grave encore quand, dans la correspondance d’Ibn C avec le sultan seljoucide de Konya, l’A. veut voir « une attention particulière portée à la protection des droits des non-musulmans » (p. 268) alors qu’il s’agissait au contraire du rappel de l’obligation d’imposer les mesures discriminatoires traditionnelles. Certains passages d’Ibn ‘Arabî, difficilement admissibles par notre mentalité actuelle, sont édulcorés, telle cette évocation d’une vieille soufie andalouse qui matérialisait la Fâtiha (sourate liminaire du Coran), laquelle lui faisait ainsi son ménage, qui est ramenée à une présentification physique renforçant une injonction (p. 21). Le plus grave, cependant, se trouve dans la préface où A. Meddeb s’obstine — malgré plusieurs réfutations qui lui ont été faites — à voir dans un distique de L’Interprète des désirs une reconnaissance, par Ibn ‘Arabî, de la Trinité. En effet, dans le commentaire en prose qui suit son poème, celui-ci dit explicitement : « Le nombre (‘adad) n’engendre pas de multiplicité dans l’essence, ainsi que les chrétiens le professent au sujet des trois Hypostases ; aussi parlent-ils du Dieu unique. Ils soutiennent encore : “Au nom du Seigneur (Rabb — ou “Enseigneur”, Maître-Éducateur), du Fils (Ibn) et du Saint-Esprit (Rûḥ al-Qudus), Dieu unique”. Dans notre Loi révélée, Dieu s’exprime ainsi : “Dis ! Invoquez Dieu ou invoquez al-Raḥmân. Quel que soit Celui des deux que vous invoquez, à Lui sont les Noms excellents” (Cor. 17, 110). Dieu a bien précisé que les Noms excellents lui appartenaient, de sorte qu’Il a proclamé Son Unicité (waḥḥada). En observant le texte du précieux Coran, nous trouvons que Dieu revient sur trois Noms cardinaux ou matriciels (ṯḫalâṯḫat asmâ’ ummahât) auxquels les récits et tout autre thème se rapportent, et ce sont Allâh, al-Rabb et alRaḥmân. Or, il est notoire qu’il s’agit bien d’un Dieu unique, les autres Noms (excellents) étant autant de qualificatifs (nu‘ût) qui s’y réfèrent et, plus particulièrement, au nom Allâh. C’est cela même que nous avons voulu exprimer dans ces vers » (trad. M. Gloton, Paris, Albin Michel, 1996, p. 131-132). On remarquera qu’Ibn ‘Arabî n’a pas retenu la formulation canonique de la Trinité. En effet, là où les chrétiens déclinent la Trinité en Père (al-Abb), Fils et Esprit Saint, Ibn ‘Arabî, lui, substitue le mot « Maître, Seigneur (rabb) » à celui de « Père ». Mais surtout, dans la perspective chrétienne, les trois hypostases, si elles sont d’essence commune, n’en demeurent pas moins trois Personnes ; tandis que, pour Ibn ‘Arabî, la pluralité des hypostases signifiait simplement une pluralité de noms. Nulle connivence donc avec le Dieu-Trinité du christianisme. Ibn ‘Arabî est un musulman stricto sensu. Dominique Urvoy. Islamic Legal Thought, A Compendium of Muslim Jurists, Edited by Oussama Arabi, David S. Powers and Susan A. Spectorsky, « Studies in Islamic Law and Society, 36 », Leiden-Boston, Brill, 2013, 1 vol. de xiv-590 p. Cet ouvrage collectif présente vingttrois auteurs que l’on peut considérer comme les autorités spirituelles les plus significatives de la discipline du fiqh, discipline que l’on tient à juste titre pour la véritable théologie de l’islam. Son but 516 Recensions_2014_3.indd 516 01/04/2015 08:09:12 islamologie explicite est de montrer que « le développement du Droit islamique est le produit des contributions de juristes individuels œuvrant en des temps et des lieux particuliers » (p. 1). Il accorde donc une importance considérable à l’opinion individuelle du juriste qui ne s’ajoute pas seulement à l’autorité des versets prescriptifs du Coran et à l’exemple des paroles, actes et silences approbatifs du prophète, mais qui représente aussi un traitement spécifique de ce matériau reçu par simple transmission. Les auteurs sont regroupés en trois grands ensembles. Dans la « période de formation (150-261 H. / 767-874 ap. J.C.) », les autorités éponymes des grands rites et deux de leurs principaux disciples définissent les questions et posent les problèmes. Dans la « période classique (3001213 / 912-1798) », on assiste à la confrontation des écoles, plus active dans ses quatre premiers siècles (neuf auteurs retenus), mais qui n’en garde pas moins une certaine fécondité dans les cinq siècles suivants (quatre auteurs). La « période moderne (de 1798 à nos jours) » correspond à l’intervention décisive de l’Occident dans le monde islamique et à la confrontation tant avec des systèmes législatifs étrangers qu’avec des défis sociaux et politiques originaux. Chaque chapitre présente un auteur : biographie et audience, suivies d’extraits significatifs de ses écrits (ou de son enseignement quand il n’est connu qu’à travers ses disciples). Cette documentation est de portée variable, partagée à peu près par moitié. L’une reste de l’ordre de l’illustration historique de détail (fortune locale de tel rite, trait caractéristique d’une époque ou d’un milieu, etc.), et on remarquera que certains auteurs ont été retenus plutôt d’après le critère de l’audience que celui de la profondeur (Ibn Rushd « le grand-père » et non « le petit-fils » [Averroès]). En revanche, l’autre moitié peut être considérée comme véhiculant un enseignement théorique. Dans la première section, les textes sont choisis de façon à mettre en lumière, à travers telle ou telle question pratique (far‘, pl. furū‘), la méthodologie ou « principes (uṣūl) » qui sous-tend l’œuvre. Dans la seconde section, plusieurs textes font plutôt ressortir cet aspect fondamental du droit islamique que représente la confrontation des « divergences (ikhtilāf ) », soubassement de ce qui deviendra, avec al-Shāṭibī, la science des « buts de la loi (maqāṣid al-sharī‘a) » ; s’y ajoute un texte purement méthodologique du chiite Bihbihānī (xiie/xviiie siècle) sur l’usage du raisonnement analogique (qiyās), qui permet de comprendre la doctrine du « gouvernement de l’homme de religion (wilāyat al-faqīh) » popularisée par la Révolution iranienne. La troisième section, enfin, donne un texte sur la confrontation entre jurisprudences islamique et occidentale, et des extraits méthodologiques du leader fondamentaliste soudanais al-Turābī. Cet ouvrage, complété par une bibliographie très fournie et des index, constitue donc un excellent moyen d’approche de la discipline du fiqh et, par là, de pénétration d’un mode de pensée spécifique du monde islamique. Dominique Urvoy. Jacques Keryell, Louis Massignon, La grâce de Bagdad, Préfaces de Mgr Henri Teissier et d’Yves Floucat, Paris, Téqui, 2010, 1 vol. de 280 p. L’islamologie française a été marquée par Louis Massignon (1883-1962), mais d’autres, moins connus, ont apporté leur contribution ; on peut mentionner celles d’Ignace Goldziher et de Mgr Paul Mulla Zadé. Le contenu du nouvel ouvrage de Jacques Keryell constitue pour l’essentiel une reprise, réécrite cependant, d’un de ses premiers livres Jardin donné, Louis 517 Recensions_2014_3.indd 517 01/04/2015 08:09:12 revue thomiste Massignon à la recherche de l’Absolu, paru en 1993 (Paris-Fribourg, Éditions Saint-Paul). Il est centré sur la « vocation » de Massignon, marqué à vie par l’hospitalité d’une famille de lettrés irakiens à Bagdad en 1908, alors qu’il se trouvait en grande difficulté. Profitant du centenaire, J. Keryell y a ajouté des inédits de Massignon tirés des Archives diplomatiques. La troisième partie est la plus retouchée, avec in fine quelques nouveaux commentaires. Seize pages de photos d’époque agrémentent le livre. L’A. nous fait partager les grands thèmes massignoniens : hospitalité, parole donnée, visitation de l’Étranger et substitution mystique. La réécriture du livre n’est pas parfaite, en particulier des passages sans paragraphes, avec parfois de trop petits caractères, des notes sans cohérence çà et là, ou incomplètes, un usage variable de l’italique, des erreurs de graphie (Tioumliline et non Toumiline, Ghazali et non Ghazzali, Shushtari et non Shustari, le sultan de Damiette Al Hakim et non Abd el Hamid…). L’usage de l’expression « traditions du “Livre” » (p. 32) issue du Coran est surprenant ; elle ne convient ni au judaïsme ni au christianisme. Nous exprimons un regret : un livre plus bref aurait peut-être permis de faire connaître Massignon à un plus large public, comme il le souhaitait. Pour notre part, à relire Massignon, islamologue versé surtout dans l’étude du soufisme, il semble parfois avoir été victime de son tempérament de poète et de mystique au détriment de la rigueur et de la méthode scientifique. Ne serait-il pas temps d’opérer une évolution critique de l’héritage massignonien ? C’est peut-être faute de l’avoir fait que Massignon subit une désaffection de plus en plus marquée. Par exemple, le concept de substitution mériterait une évaluation plus rigoureuse. On retiendra l’engagement exemplaire, très gandhien, dans la non-violence de Massignon. Quelles que soient les limites de sa réflexion, ses travaux sur le soufisme demeurent une très grande référence. François Jourdan. Personne et altérité, L’hospitalité au cœur de la rencontre, Sous la direction de Jacques Keryell, Préface de Mgr Henri Teissier, « L’histoire à vif », Paris, CerfGeuthner, 2013, 1 vol. de 300 p. Jacques Keryell est un auteur prolixe. Personne et altérité est son septième livre sur L. Massignon. Sur vingt-huit textes douze sont de lui ; les seize autres, d’auteurs variés, s’emploient à mettre en lumière la réflexion massignonienne sur l’hospitalité. On regrettera de retrouver les mêmes incohérences et les mêmes défauts formels que dans le livre précédent. Les noms sont mal orthographiés : Panikar au lieu de Panikkar, De Prémard au lieu de de Prémare, salafistes au lieu de salafites… À la p. 164, n. 13, il faudrait lire Lc 6, 45, alors que Mt 12, 34 conviendrait mieux ; p. 220, la référence coranique de la n. 3 doit être vraisemblablement XV, 68. Parler de l’homme « créé à l’image de Dieu » convient très bien à la foi chrétienne mais pas au Coran (ce que l’A. ne dit pas), pourtant repris par un musulman (p. 204). Cette reprise intentionnelle (tactique ?) témoigne de l’aménagement de doctrines hétérogènes qui cherchent, au prix de compromis, des points communs douteux. J. Keryell est un disciple parfois trop dévot de Massignon ; pas de recul critique, alors que l’évolution durcie de l’islam, que Massignon n’a pas connue, l’inquiète. André Malraux avait pourtant observé, dès 1956, que l’islam était porteur de graves questions pour l’avenir du monde contemporain : « Aujourd’hui, le monde occidental ne semble guère préparé à affronter le problème de l’islam » (Note du 3 juin 1956). Le conformisme de la littéra- 518 Recensions_2014_3.indd 518 01/04/2015 08:09:12 islamologie ture post-massignonienne semble bloquer toute critique. Deux excès massignoniens réapparaissent ici. Primo, la difficulté de la langue. Alors que les islamologues soulignent qu’un cinquième du Coran en arabe n’est pas compréhensible, Massignon pratique excessivement le langage recherché, truffé de nombreux néologismes : sodalité, intercis, apotropéen, philoxénie, intersignes, icingible… ? Patrick Laude ne craint pas de souligner « l’obscurité et la nerveuse élégance du style de Massignon […], un style abstrus, elliptique, déroutant » (p. 169). Elliptique, c’est bien le mot qui convient pour parler du Coran, d’où sa difficulté. Il y a ici un piège qu’il ne faut pas oublier si on veut éviter bien des équivoques interprétatives. Qualifié l’islam par l’altérité et l’hospitalité, sans tenir compte du régime fondamental de soumission (islam) à Dieu qu’il impose, est une erreur de perspective, qui n’a que peu à voir avec le régime d’Alliance du judéo-christianisme. La soumission coranique ne favorise pas le sens de l’altérité — Dieu est « pesant » selon Abdennour Bidar, ancien soufi de la confrérie boudshishiyyat et philosophe d’origine marocaine en France —, y compris dans la relation du mystique soufi ; cette pesanteur n’est pas le meilleur gage de la rencontre avec les non-musulmans. Du temps de Massignon, Claude LéviStrauss avait pourtant bien vu ce grave problème d’altérité dans la vie même des musulmans : « Le seul moyen pour eux de se mettre à l’abri du doute et de l’humiliation consiste dans une “néantisation” d’autrui, considéré comme témoin d’une autre foi et d’une autre conduite. La fraternité islamique est la converse d’une exclusive contre les infidèles qui ne peut pas s’avouer, puisque, en se reconnaissant comme telle, elle équivaudrait à les reconnaître eux-mêmes comme existants » (Tristes Tropiques, « Bibliothèque de la Pléiade, 543 », Paris, Gallimard, 2008, chap. 39, p. 433). En fait, l’hospitalité orientale, partagée par bien des peuples non musulmans, est beaucoup plus biblique que coranique notamment à propos d’Ibrâhîm : c’est dans la Bible (Gn 18, 2-8) qu’Abraham se met vraiment en quatre pour recevoir ses trois hôtes, alors que le Coran est au contraire très succinct et évasif (11, 69 ; 51, 26, et même carrément omis en 15, 51-56). Emporté par le beau témoignage de l’hospitalité de sa famille d’accueil à Bagdad en 1908, Massignon a été, et est resté toute sa vie, comme subjugué. Le P. Jacques Jomier évoquait Massignon comme « un génie qui aurait reçu un coup de bambou sur la tête ». J. Keryell a lui-même cette expression : il était « comme enivré » (p. 160). Le fait que Massignon n’ait pas vu l’absence de l’Alliance biblique (altérité instituée par Dieu avec son peuple élu et accomplie par le Jésus chrétien pour tous les peuples) dans le Coran et la doctrine islamique, n’est-il pas une preuve de mythisation d’un prétendu « abrahamisme » en islam ? Le mélange de l’Ibrâhîm coranique avec l’Abraham biblique est fréquent chez Massignon ; de même il fait une lecture trop christianisante du Coran, jusqu’à utiliser en régime chrétien la première prière des musulmans, la sourate no 1, « AlFâtihat ». On comprend mieux pourquoi le P. Christian de Chergé à Tibhirine l’a intégrée dans la prière de sa communauté monastique ; manière chrétienne d’être et de vivre avec les musulmans, en une sorte de substitution mystique. François Jourdan. Louis Massignon, Badaliya, Au nom de l’autre (1947-1962), Présenté et annoté par Maurice Borrmans et Françoise Jacquin, Préface du cardinal Jean-Louis Tauran, « Patrimoines : islam », Paris, Cerf, 2011, 1 vol. de 400 p. Les ouvrages précédemment présentés étaient des commentaires sur Massignon, 519 Recensions_2014_3.indd 519 01/04/2015 08:09:12 revue thomiste celui-ci nous offre un texte majeur du célèbre orientaliste. Après l’aimable préface du cardinal Tauran, président français du Conseil Pontifical pour le Dialogue Interreligieux (p. 11-12) et un bref « Avertissement » technique (p. 1314), le P. Maurice Borrmans, assisté de Françoise Jacquin, proposent un travail historique bien utile (p. 19-48) pour l’édition des quinze Lettres et Convocations de la Badaliya (1947-1962). Les lettres étaient adressées chaque année aux groupes affiliés de l’amicale (sodalitas, en latin) fondée par Massignon (la badaliya, « substitution » en arabe), formée autour de chrétiens d’Orient vivant en terre islamique ; à ces Lettres s’ajoutent 91 convocations aux réunions ordinaires du mouvement (p. 49326). C’est une plongée dans la pensée du fondateur, liée à une actualité qui n’est plus la nôtre, lourde de combats politiques comme l’indépendance de l’Algérie. La première Lettre est le texte fondateur de la Badaliya. À partir de la Lettre no IX, de 1955, Massignon en présente l’action, puis dans la Lettre no X, de 1956, l’organisation religieuse autour des cinq piliers de l’islam, notamment les 93 jeûnes spécifiques de Badaliya, d’une manière étonnamment mimétique avec les pratiques musulmanes. À partir de la Lettre no XIV de la fin 1960, il procède à une relecture commentée des lettres précédentes. La troisième partie, rassemble sept contributions écrites après la mort de Massignon, le 31 octobre 1962 — juste au début du concile Vatican II. Elles s’efforcent de continuer « l’esprit de badaliya », une fois que le mouvement eut disparu, peu après son fondateur. Les notes sont riches et utiles. Quelques rares fois, elles laissent transparaître une certaine distance par rapport au sens donné à cette création massignonienne (p. 114, n. 2 ; p. 258 ; p. 268). Le P. Borrmans, dans sa conclusion, émet une légère réserve sur le vocabulaire de l’orientaliste (p. 377). Signalons que les références au Coran auraient ga- gné à être corrigées selon la numérotation internationale et non celle de Flügel du xixe siècle, abandonnée aujourd’hui (p. 295). On sera surpris que le thème central, très massignonien, de l’abrahamisme du Coran et de l’islam ne donne pas lieu à des mises au point théologiques. Celles-ci seraient nécessaires pour le dialogue islamo-chrétien ; or l’expression est utilisée une quarantaine de fois dans la Badaliya. Pour Massignon, l’islam est à la fois (!) un « schisme abrahamique » (« frères séparés » : p. 58, 123 ou 168 ; « leur faire retrouver » Jésus : p. 58, 311) et une « religion naturelle ravivée par une révélation prophétique » (p. 28). On notera que le concile Vatican II parle des musulmans « qui disent avoir la foi d’Abraham » (Lumen Gentium, no 16), ce qui est une manière de dire qu’ils ne l’ont pas telle qu’elle est confessée par les juifs et les chrétiens. On sait que le Catéchisme de l’Église catholique, au no 841, en sa première édition (en français), est allé jusqu’à citer le texte de LG, no 16 lorsqu’il écrit à propos des musulmans : « …qui professent la foi d’Abraham » (Paris, Mame-Plon, 1992, p. 185), ce qui est exactement la position massignonienne devenue dominante aujourd’hui dans les relations islamo-chrétiennes. Cependant, l’édition ultérieure de 1997 a corrigé conformément au sens littéral du texte conciliaire. Le Coran dit que « Ibrâhîm n’était ni juif ni chrétien » (Cor. 3, 67) ? L’Abraham du Coran est fort différent de l’Abraham de la Bible. De fait, l’islam n’est ni abrahamique ni biblique mais fondamentalement adamique : depuis le pacte pré-éternel établi par Dieu en Adam (Cor. 7, 172) qui rend tous les humains musulmans de naissance. Le prophétisme coranique n’est en réalité qu’un « rappel » du pacte primordial que ni Ibrâhîm ni ‘Îsâ (le Jésus coranique) n’ont modifié. Au contraire, pour les chrétiens, l’Abraham biblique est le premier homme à être entré en régime 520 Recensions_2014_3.indd 520 01/04/2015 08:09:12 islamologie d’Alliance avec Dieu, ce qui constitue une nouveauté dans l’histoire des religions. Massignon ne l’a pas vu (cf. p. 289), et certains de ses disciples non plus. Le P. Luc Moreau parle de l’islam comme « religion de l’Alliance » (cf. p. 358), ce qui n’est pas exact. Le P. René Dagorn n’avaitil pas montré dans sa thèse La Geste d’Ismaël (Genève, Droz, 1981, p. xviii, xxiii et 377) qu’historiquement les Arabes ne sont pas les descendants d’Ismaël, ce qui conduit à s’interroger sur le rattachement de l’islam à Abraham et sur son abrahamisme prétendu. Il faudrait oser plus de discernement et éviter une lecture par trop christianisante d’un islam réinterprété en vue du dialogue. Tous ces développements sur l’altérité ou l’hospitalité, au demeurant admirables et justes, risquent d’entretenir la confusion dans les efforts pour le « dialogue ». Or ce qui est requis par le concile Vatican II pour « la compréhension mutuelle » (Nostra Aetate, no 3), et qui doit être la première qualité, selon Paul VI (Ecclesiam suam), est la clarté. François Jourdan. Synoptikos, Mélanges offerts à Dominique Urvoy, Sous la direction de Nicole Koulayan et Mansour Sayah, Toulouse, Université de Toulouse le Mirail, 2011, 1 vol. de 698 p. Plus de quarante spécialistes ont participé aux mélanges offerts au Professeur Dominique Urvoy. Ce gros ouvrage de près de 700 pages est précédé d’une préface d’Heinz Otto Luthe, d’une présentation du Professeur et de sa bibliographie (p. 13-27). L’ensemble se distribue en trois sections comportant chacune quatorze contributions. 1. La première section concerne le domaine des idées. Plusieurs contributions ont pour objet les aspects centraux du christianisme qui le distinguent de l’islam. Mgr Pierre Debergé traite de la théologie paulinienne de la croix en laquelle se manifeste le mystère de la puissance dans la faiblesse (p. 31-40). François Jourdan fait ressortir la différence essentielle entre l’Alliance abrahamique et les pactes coraniques de servitude (p. 55-72). Le P. Luc-Thomas Somme explique comment l’obéissance à Dieu et l’éthique de la vertu chez saint Thomas laissent toute sa place à la liberté, l’exemple parfait étant l’obéissance du Christ (p. 55-67). Plus loin, l’analyse de l’encyclique Pascendi par le P. Édouard Divry montre les coïncidences entre le modernisme du début du xxe siècle et une certaine herméneutique actuelle qui privilégie le texte sur l’événement (p. 209-227). Dans l’optique du dialogue, Gérard Troupeau traduit l’épître de ‘Isā Ibn Zur‘a, syrien jacobite, à un ami musulman, dans laquelle il synthétise leur débat sur la Trinité et les attributs divins (p. 73-85). Enfin, Peter Bruns, à propos des rapports entre pensée chrétienne et pensée perse sous les derniers sassanides, expose le problème métaphysique de l’infinité de Dieu chez Bardaisan et le zurvanisme, critiqués par saint Éphrem, puis les conceptions de Paul le Perse, aristotélicien, et de Babaï le Grand (p. 41-53) Plusieurs contributions abordent la philosophie islamique d’Ibn Sīnā d’abord, puis de l’islam occidental, spécialité de D. Urvoy. Miklós Maróth montre comment Ibn Sīnā unit et distingue le syllogisme rhétorique du syllogisme dialectique (p. 85-97). Rafael Ramón Guerrero revient sur la primauté du langage dans la réflexion sur le principe qui commande la lecture que fait Ibn Ḥazm de Cordoue du Peri hermenias (p. 99-112). Joaquín Lomba nous explique la signification du premier commentaire du Peri Psuchès, dû à Ibn Bāğğa ou Avempace (p. 113128). Marc Geoffroy, revenant sur l’histoire de la nature de l’intellect humain 521 Recensions_2014_3.indd 521 01/04/2015 08:09:13 revue thomiste chez Averroès, commente puis traduit un texte de son Compendium de métaphysique qui reprend l’exposé d’Avempace, Jonction de l’Intellect avec l’homme (p. 129-153). Dans l’optique du désir de conversion, général au xiiie siècle, en particulier chez Raymond Lulle, Maribel Fierro souligne, contre un certain relativisme religieux au temps des Almohades, les éléments communs entre les religions fondées sur la raison et sur la langue qu’il faut connaître pour convertir (p. 169-182). Le thème est repris par le jésuite Jérôme Xavier, dont Hugues Didier analyse l’ouvrage Fuente de Vida, traduit plus tard en persan, qui rapporte un dialogue fictif entre lui, un docteur sunnite et un philosophe légèrement sceptique à la cour du Grand Mogol Akbar, susceptible de se convertir (p. 193-207). Pour sa part, Guy Monnot étudie l’Umma, cœur de la pensée de Fazlur Rahman (1919-1988), dont le but est d’imposer « par la force politique l’ordre éthique de sa Loi [la Sharî‘a] » (p. 241), et qui se révèle être une pensée sans spiritualité (p. 229-243). Enfin, JeanMarie Clarinard mène une réflexion sur Montaigne et son ontologie de l’instabilité radicale des choses (p. 183-192). 2. Dans la seconde section qui porte sur des situations particulières, Heinz Otto Luthe expose l’idée selon laquelle une œuvre culturelle instituée et canoniquement reconnue doit passer par la critique. Cela est vrai pour le catholicisme romain comme pour toute religion culturellement établie (p. 247-262). Lionel Poirier de Narçay raconte comment la révolte de Tacfarinas en Afrique du Nord a tenu Rome en échec (p. 263-277). Istvan Kristo expose le programme éducatif du persan al-Muqaffa‘ (720-757) qui, au temps de la révolution abbaside, doit assurer la cohésion du nouveau monde musulman (p. 279-293). Hamadi Redissi, pour sa part, traite des majlis, du cadre institué de controverses qui visent à défendre une religion ou en détruire une autre (p. 295-307). Trois contributions traitent de situations problématiques dans l’islam occidental. Dans la première, Cristina de la Puente étudie le rapport des groupes d’ulémas au pouvoir politique exercé alors par al-Manṣūr (Almanzor) sous le calife Hisam II (p. 309-328). La seconde, de Delfina Serrano, donne le texte d’une fatwa de Ibn Rušd al-Ğadd, juriste et théologien, grand-père d’Averroès, qui s’oppose au devoir du peuple de raisonner le principe de la foi, et reconnaît au gouvernement almoravide le droit d’interdire la lecture des œuvres du kalām (p. 329-341). Dans la troisième, la plus longue de toutes, Josep Puig Montada expose l’action obsessionnelle du P. Jayme Bleda (1552-1624), dominicain de Valence, pour obtenir du roi Philippe III puis justifier théologiquement l’expulsion des musulmans convertis, décidée en 1609 (p. 343-377). Au sujet de la Russie, Paul Castaing décrit comment, à travers les pèlerinages de l’élite et du peuple avant et après 1453, le pays est devenu la Terre Sainte et Moscou la capitale de la foi (p. 379-390). Mgr Camillo Ballin décrit le destin tragique des petites communautés chrétiennes du Soudan avant la Mahdiyya et pendant cet état (1881-1898), obligées de choisir entre se convertir à l’islam ou mourir (p. 390-406). Quant à Jeanne-Hélène Kaltenbach, elle voit dans la confusion qui règne en France sur le nombre des musulmans l’obstacle majeur à l’ouverture d’un vrai débat (p. 407-420). Du livre de l’imam Al-Qardawi, publié en 1992, Yolande de Crussol tire trois enseignements : sur l’islam, sur la place des non-musulmans dans une société musulmane, où l’histoire contredit le droit, et sur l’intolérance, qu’on ne peut pas contester, qui s’en dégage (p. 421-430). Jean-Pierre Ferrier montre comment la diplomatie arabe reste dans le vague, faute de ne pas pouvoir définir les deux principes de toute diplomatie : l’ennemi commun et l’objectif commun (p. 431-445). Mathieu 522 Recensions_2014_3.indd 522 01/04/2015 08:09:13 islamologie Guidère expose comment le Manuel de recrutement de Al-Qaïda de 2007 utilise les procédés d’action psychologique de citations de textes coraniques, procédés mis en lumière par Dominique et MarieThérèse Urvoy (p. 447-463). Enfin, Yadh Ben Achour examine les relations entre la civilisation religieuse islamique et la civilisation occidentale sécularisée ; celles-ci aboutissent à une confrontation et à des tensions auxquelles répond pourtant une recherche non moins difficile de dialogue (p. 465-481). 3. Les contributions de la troisième section portent d’abord sur la langue arabe musulmane : André Roman l’examine à partir des théories de Saussure (p. 485-500), puis Mohammad Ali AmirMoezzi détaille les étapes agitées de la sacralisation du persan, finalement réalisée au ixe-xe siècle (p. 501-514). L’étude d’une controverse sur les mérites comparés de la prose et de la poésie en contexte musulman conduit Marie-Thérèse Urvoy à expliquer comment les procédés de type dialectique de la théologie musulmane favorisent la posture polémique en islam (p. 515-526). Mansour Sayah trace l’histoire des emprunts de l’arabe par le français, surtout à partir de la colonisation, avec les problèmes d’intégration morphologiques et phonétiques qu’ils posent (p. 573-600). Nicole Koulayan étudie l’évolution du bilinguisme dans les pays francophones où l’on passe facilement à la solution du francarabe, défavorable aux deux langues, même si l’arabe dialectal progresse lentement (p. 600-618). Dans des registres très différents, François Déroche montre comment des collections d’écrits coraniques en Europe et en Afrique du Nord qui proviennent de la grande mosquée de Damas enrichissent l’histoire de la reliure sous les Abbasides (p. 527-538). Pierre Guichard réaffirme le rôle de Sagonte dans les révoltes locales contre l’opinion contraire qu’une arabisante valencienne fonde sur la seule philologie (p. 539-550). Djamil Aïssani rappelle le rôle intellectuel de la ville de Béjaia (Bougie) en accueillant des dialogues interreligieux, de ceux avec Raymond Lulle en 1307, jusqu’à ceux entre Cheikh al-‘Alawī et le P. Giacometti au xxe siècle (p. 551-565). Quant à CarstenMichael Walbiner, il montre comment, d’après Makarius Ibn az-Za‘īm (mort en 1672), son père, prêtre à Alep, s’est ingénié par le jeu des lettres de la Basmala à interpréter celle-ci comme un éloge du Christ (p. 567-572). Les dernières contributions portent sur l’orientalisme, souvent décrié. En premier, Antoine Noujaim souligne l’œuvre du Collège maronite romain, créé en 1584 (p. 619-631). Deux personnalités sont ensuite distinguées : Mohamed Ben Cheneb (Ibn Abī Šanab, 1869-1929), bilingue et homme de double culture, enseignant à la Faculté des lettres d’Alger, dont Mgr Henri Teissier trace l’itinéraire (p. 633-650), et Georges-Henri Bousquet (1900-1978), enseignant et écrivain, spécialiste du droit musulman, versé dans les problèmes de mariage et de sexualité, que présente Germain Sicard (p. 665-679). Pour sa part, Manuela Marín fait état d’une controverse à distance durant l’année 1922 sur le pouvoir du sultan du Maroc, entre le Maréchal Lyautey et Asín Palacios, le grand arabisant espagnol (p. 651-663). Enfin, Karam Rizk fait le point sur la situation de l’étude de l’histoire au Liban, étude qui s’inspire encore de la démarche de l’école des Annales ; cependant, la recherche des sources et l’intérêt pour l’histoire régionale s’affirment de plus en plus (p. 681-694). Ces études érudites devraient contribuer à dépasser les ignorances, les naïvetés et les préjugés grossiers qui trop souvent gâtent le dialogue islamo-chrétien. Jean Golfin.. 523 Recensions_2014_3.indd 523 01/04/2015 08:09:13 revue thomiste DIVERS Minerva, Liturgia, Fiesta y Fraternidad en el Barroco Español, Actas del I Congreso Nacional de Historia de las Cofradías sacramentales (13, 14 y 15 de abril de 2007, Sepúlveda [Segovia]), Sepúlveda, Cofradía del Corpus, 2008, 1 vol de 512 p. Le thème des confréries avait longtemps été délaissé dans l’historiographie du fait de sa pérennité en Espagne et de la dispersion des sources. Cette lacune a été compensée durant les dernières années, en privilégiant toutefois les confréries jouant un rôle important durant la Semaine Sainte. On peut regretter que des tentatives de définitions de cofradía et hermandad (termes désignant tous deux une « confrérie ») n’apparaissent dans une communication que dans la deuxième partie du livre. Même si les autres contributeurs n’avaient pas forcément à rappeler la signification de ces mots, la présentation en début d’ouvrage aurait permis de rappeler d’entrée ces nuances. Ajoutons à cela le fait que plusieurs intervenants présentent au début de leurs communications leurs hésitations concernant le sujet qu’ils avaient à traiter et ses limites, ce qui donne le sentiment d’un manque de concertation dans la préparation de ce colloque. En effet, hermandad désigne le rassemblement de fidèles pour une œuvre. La cofradía, quant à elle, désigne la partie de la confrérie, composée par exemple de pénitents, que l’on voit en procession durant la Semaine Sainte. Adela Tarifa Fernández traite dans son article de « Cofradías y Hermandades entre la Religiosidad popular y la asistencia social. Aproximación a su historia en Jaén y en Úbeda » (p. 323-351). Il faut ainsi attendre la p. 327 pour avoir des définitions de cofradías et d’hermandades. Les cofradías sont des associations de fidèles qui se regroupent volontairement à des fins diverses, sous le vocable d’un saint patron. Elles fonctionnent en suivant des règles fixées en interne, supervisées ou non par les autorités ecclésiastiques ou civiles. Les éléments constitutifs sont la volonté de chaque membre d’accomplir la dévotion et le culte commun qu’ils rendent (p. 323). L’A. rappelle aussi que si « les confréries ne furent pas les seules institutions religieuses à assumer, sous l’Ancien Régime, des fonctions d’aide sociale dans l’Espagne, son rôle en ce domaine est néanmoins remarquable » (p. 324). Elle précise, de plus, qu’après le retard des études sur les confréries espagnoles, il manque encore une grande œuvre actuelle de synthèse. Elle dresse le tableau des termes récurrents dans ces études : religion, religiosité populaire, association et aide sociale (p. 327). Le culte externe et les processions publiques sont assurés par les cofradias (qui sont elles-mêmes des hermandades, tandis que les hermandades ne sont pas des cofradías). Les activités des deux groupes se mêlaient déjà au Moyen Âge et leur délimitation est floue. Cependant, certaines hermandades prirent plus d’autonomie au fil des siècles : leur réglementation mettait l’accent sur l’aspect religieux (le plaçant en priorité par rapport aux domaines professionnels et caritatifs [p. 328]). L’A. présente ensuite l’évolution des confréries entre les xvie et xviiie siècles. À travers cette étude, elle explique combien cela est révélateur des données socioéconomiques et de la mentalité collective (p. 239). L’autorité qu’elles représentaient par leur champ d’action et la richesse de certaines d’entre elles contribuèrent à susciter des attaques de la part du pouvoir civil ou ecclésiastique. Ce premier Congrès national d’histoire des confréries du Saint-Sacrement met l’accent sur les activités de la confrérie de Sepúlveda. À l’origine de cet événement, a eu lieu en 2005 une rencontre nationale célébrée à Sepúlveda. Au sujet des confréries de cette ville, le livre de José-Antonio 524 Recensions_2014_3.indd 524 01/04/2015 08:09:13 divers Linage Conde (Las Cofradías de Sepúlveda, Ségovie, 1985) s’est imposé comme référence, mais a également suscité de nombreuses études. Les publications se sont donc multipliées sur ce thème, donnant lieu à des études plus précises pour diverses villes espagnoles. Plusieurs communications de J.-A. Linage Conde sont publiées dans cet ouvrage : c’est lui qui présente, en guise d’introduction, l’origine de ce Congrès national sur l’histoire des confréries, « Crónica des Congreso Nacional de Historia de las Cofradías » (p. 11-17). Il traite, de même, des confréries de Sepúlveda à l’époque contemporaine, et des différentes confréries de la ville, « La tenacidad cofrade de Sepúlveda en la Edad Contemporánea » (p. 45-73), et « Otra cofradía de Sepúlveda absorbida por el Corpus : Ánimas » (p. 133-169). Pendant le Siècle d’or, les confréries prirent une importance capitale dans la société de l’époque. Plusieurs communications rappellent les facteurs ayant favorisé leur apparition. Les confréries du diocèse de Ségovie sont présentées par Maximiliano Barrio Gozalo, de l’Université de Valladolid, « Las Cofradías de la diócesis de Segovia y el expediente general de 1771 » (p. 21-43). Les confréries jouaient un grand rôle pour canaliser la religiosité populaire. Surgies au Moyen Âge, c’est au xvie siècle qu’elles prennent une expansion considérable, qui suscitera plusieurs appels des évêques pour freiner leur croissance et mettre un terme à certains de leurs abus (p. 21). Les prélats signalent à la curie romaine au xviie siècle qu’il existe des confréries dans presque tous les villages du diocèse : parfois plus de trois qui y sont installées. Au milieu du siècle, on en compte plus de 25 000 dans tout le pays (p. 22). L’A. fait ensuite une typologie de ces confréries suivant leur dévotion (culte particulier du Saint-Sacrement, marial) et les œuvres qu’elles entreprennent. Il met l’accent sur la forte sociabilité qui s’exerce par les activités de ces confré- ries. Celles-ci se préoccupent de secourir les pauvres. Il est cependant mentionné qu’elles travaillent dans un monde complexe : il s’agit d’associations religieuses, mais formées de laïcs, qui restent d’une certaine manière en marge de la structure ecclésiastique. L’Église post-tridentine se préoccupe de ces institutions et s’efforce, pour les contrôler, de les soumettre à la visite de l’évêque, afin qu’elles deviennent un moyen de diffusion du modèle de religiosité que celui-ci souhaite imposer (p. 23). La fête du Corpus (Christi) marque l’essor du culte du Saint-Sacrement. Tout comme pour d’autres communications de cet ouvrage, on ne peut que souligner l’intérêt de cette étude pour l’histoire des confréries, et le travail qu’ont dû représenter ces recherches afin de présenter chaque confrérie, avec son fonctionnement interne et tous les événements qui l’ont animée. Plusieurs communications vont cependant si loin dans le détail (par exemple, tableaux où les dépenses sont présentées) que ces informations peuvent paraître secondaires voire excessifves,compte tenu des informations attendues à ce congrès. Dans « Algunas notas sobre la fiesta del Corpus Christi », Fermín Labarga García, de l’Université de Navarre, présente l’origine de la Fête-Dieu (qui est plus souvent appelée en Espagne « Fiesta del Corpus Christi »). Signalons juste l’erreur de l’A. qui traduit en français « fette Dieu » (p. 75). Il présente l’histoire de cette fête jusqu’à nos jours. Il rappelle qu’au xiiie siècle, sainte Julienne de Cornillon (qu’il nomme plus souvent « la bienheureuse Julienne de Rétinne » du nom de son lieu de naissance [p. 76]) a permis de développer cette fête du Saint-Sacrement. Il évoque ensuite les miracles eucharistiques, notamment celui de Bolsena (p. 75). Le pape Urbain IV souhaita voir lui-même le corporal et une foule nombreuse vint ainsi en procession en 1264. Le pape voulut étendre cette fête à toute 525 Recensions_2014_3.indd 525 01/04/2015 08:09:13 revue thomiste l’Église, et l’instaura deux mois après, le 8 septembre. Cette fête avait déjà eu lieu à Liège en 1246. Julienne, élue prieure du Mont Cornillon, avait continué les démarches avec l’aide d’Ève de Liège pour l’établissement de cette fête. Il insiste sur la réflexion faite en parallèle par les contemporains de ces événements concernant la Transsubstantiation, et mentionne les grandes figures théologiques qui ont alors œuvré tels Alexandre de Halès, Albert le Grand et Thomas d’Aquin (p. 78). Des photographies comme celles de l’ostensoir de Lanciano viennent illustrer les propos de l’A. ; de même d’autres documents iconographiques ou tableaux de données pouvant servir de sources pour des statistiques, lorsqu’il s’agit des composantes des confréries ou des coûts pour leur fonctionnement et celui des fêtes, figurent régulièrement dans cet ouvrage. L’A. met aussi l’accent sur le fait qu’Urbain IV avait demandé à saint Thomas d’Aquin de composer l’office liturgique pour la Fête-Dieu. Il présente ensuite la procession, puis l’impulsion donnée à cette célébration et au culte eucharistique à partir du concile de Trente. De très nombreuses confréries y contribuèrent, et prirent le nom du Très-Saint-Sacrement (p. 83). L’A. revient également sur les activités de la confrérie de la Minerve. Paul III a accordé par la bulle Dominus Noster de nombreuses grâces et indulgences pour la confrérie de l’église romaine Santa María sopra Minerva fondée en 1538 par un dominicain. D’autres confréries similaires ont ensuite été fondées dans plusieurs villes d’Espagne, et celle de Rome devint archiconfrérie. Il présente ensuite la Fête-Dieu en Amérique (p. 85) en précisant combien, dès les premières années de l’évangélisation, elle a connu une popularité importante sur ce continent. L’A. souligne pour finir que la Fête-Dieu est apparue au xiiie siècle comme étant produit par plusieurs phénomènes : « Les controverses théologiques concernant l’Eucharistie, la réaffirmation de la Présence réelle, le désir pieux des fidèles souhaitant voir Dieu, et la nécessité d’extérioriser par une fête solennelle le culte eucharistique » (p. 89). Il rappelle qu’au xive siècle l’implantation de la procession du Saint-Sacrement était généralisée. À partir du concile de Trente, la Fête-Dieu acquiert sa solennité la plus forte, comme réaffirmation de la foi catholique, et les arts se mettent au service de l’eucharistie. D’autres communications portent sur « les origines des confréries du SaintSacrement », comme celle de José Sánchez Herrero, de l’Université de Séville. Il y présente la messe et son évolution ; le culte croissant de l’eucharistie, séparé de la messe, avec la vénération du SaintSacrement ; la Fête-Dieu ; et les premières confréries qui propagent particulièrement le culte de l’eucharistie (p. 91). Il présente la « Messe dramatique », qui se développa du xiie au xive siècle (p. 94). Le peuple voulait participer, mais ne comprenait ni le latin ni la messe. Ils s’attachèrent donc à ce qu’ils voyaient et ce qu’ils entendaient et donnèrent une interprétation, non pas liturgique, mais issue de l’imagination populaire. C’est ainsi que s’est élaborée « l’allégorie de la Messe » qui représente la vie du Christ, sa Passion, ou encore l’histoire de l’Ancien et du Nouveau Testament. Il signale ensuite qu’aux xiie et xiiie siècles, le tabernacle mural commence à être placé derrière ou à côté de l’autel. L’A. met l’accent sur le fait que ce type de changement s’effectue en même temps que le culte du Saint-Sacrement se propageait (p. 101). Antonia Antoranz Onrubia présente dans sa communication « la Sainte Cène et l’Eucharistie dans la peinture médiévale » (p. 109). Le chanoine Francisco Fuentenebro Zamarro traite des « anciennes confréries de Cantalejo et le théâtre sacré » (p. 171). Il rappelle que les buts des confréries, et des dévotions qu’elles encadraient, appartenaient prin- 526 Recensions_2014_3.indd 526 01/04/2015 08:09:13 divers cipalement aux domaines cultuels, culturels, et d’assistance (aider les pauvres, porter le viatique, etc.). En cela, ces associations paroissiales ont été uniques pendant des siècles. Les confréries s’intégrèrent ainsi dans la vie de la paroisse et de la société locale (p. 171). L’A. souligne qu’au xviie siècle, les préoccupations synodales se concentrent sur les « coutumes » de la Fête-Dieu (p. 187). Il présente également quelques-unes de ces représentations. Le parcours des processions est bien défini et peut encore être retracé (p. 203). Marion Reder Gadow, de l’Université de Málaga, traite dans sa communication de la liturgie et de la pédagogie à travers la FêteDieu dans la ville de Málaga durant les années 1600 (p. 299). L’A. revient aussi sur l’origine de cette fête, et sur les représentations théâtrales (p. 306). Les communications présentes en fin d’ouvrage, plus courtes que les autres, ressemblent davantage à des compléments d’informations qui feraient office d’annexes qu’à des articles comparables à la première partie. La raison de cette disposition semble échapper à ceux qui n’ont pas assisté à ce congrès. Si ces renseignements peuvent être utiles pour l’analyse des confréries de certaines villes, il est toutefois difficile d’y percevoir une transition clairement visible avec la première partie, ce qui gêne pour suivre le fil conducteur du congrès. Les organisateurs de ce congrès ont souligné plusieurs aspects de ce travail : d’abord que ce rassemblement avait lieu « dans une étape historiographique caractérisée par la prolifération des études sur les confréries » (p. 15). L’enracinement des confréries et leur proximité avec la population du lieu ou dans un milieu social permettent de découvrir des liens insoupçonnés avec diverses facettes de l’histoire sociale, économique, culturelle et des mentalités. Il en résulte que le traitement historiographique de ce sujet est possible en suivant aussi bien l’évolu- tion temporelle que sa diffusion géographique. Ensuite, malgré une apparente similitude dans la règle des confréries et l’unité cultuelle demandée par la liturgie, son implantation dans différents territoires d’une part, et son application aux situations de la sensibilité religieuse d’autre part, ont été un facteur déterminant dans la multiplication de ces études sur les confréries (p. 16). L’organisation du congrès par l’Université de Valladolid et de la Cofradía del Corpus manifeste l’intérêt que les institutions culturelles ont pour ces recherches, et cela se veut un élément favorable pour la poursuite de ces travaux. Cela est d’autant plus notable que les confréries existantes peuvent encore percevoir les traditions d’autres groupes et ce qui est resté, au fil des siècles, de leur propre fonctionnement (p. 17). Les actes de ce congrès résultent de recherches considérables sur l’histoire des confréries dans le Baroque espagnol. Ils constituent un apport très utile pour l’étude du fonctionnement de ces institutions. Cependant, il y a davantage de communications sur l’organisation de la confrérie pour la préparation des fêtes que sur la liturgie elle-même. De ce fait, ce travail semble plus centré sur les limites imposées aux confréries pour endiguer leur pouvoir, ce qui réduit les informations que l’on pouvait en attendre. Du coup, peu de communications traitent de l’histoire des doctrines ; cependant cet ouvrage constitue un apport important pour l’histoire des confréries. Marie-Thérèse Duffau. Nicole Échivard, Vert comme l’Espérance, Plaidoyer chrétien pour l’écologie, Paris, Médiaspaul, 2012, 1 vol. de 208 p. Dans ce livre dont l’inspiration chrétienne a été unanimement saluée, Nicole Échivard aborde le défi écologique dans le 527 Recensions_2014_3.indd 527 01/04/2015 08:09:13 revue thomiste contexte environnemental des malheurs écologiques dont souffre le monde d’aujourd’hui et qui font craindre pour l’avenir même de la planète. Face à l’impact désastreux de la prédation prométhéenne et de la logique du profit, l’A. souligne la cohérence entre la conscience écologique et la foi chrétienne ; elle invite à répondre aux problèmes actuels dans un esprit de sagesse. Le projet est clairement affirmé : l’A entend donner un caractère spirituel à la question écologique. Elle réhabilite la conception d’un fondement sacré de la nature considérée trop souvent comme gisement de ressources exploitable, tout en gardant ses distances avec le discours néopaïen sur le sacré naturel. Le chrétien est ainsi conduit à s’interroger sur son attitude envers la Création, sur son lien avec la nature créée par Dieu, sur son engagement envers la protection de l’environnement. Œuvre originale où affleure la méditation, l’ouvrage présente un plan en cinq chapitres qui peuvent surprendre par leur plasticité. La grande variété des références, de Babylone à Benoît XVI, de saint Augustin à Giono, de Simon de Taibouthet à Masanobre Fukuoka (1913-2008), en passant par Bossuet et Dostoïevski, étonnera. Une mise en page parfois fantaisiste surprendra également. Quoi qu’il en soit, l’A. ambitionne davantage de présenter des solutions techniques, de même qu’elle évite tout discours résigné ou tout encouragement à la passivité ; elle fait appel à chacun, plaidant pour une prise de conscience de sa responsabilité chrétienne à l’égard de la nature, qui est la création de Dieu. Parce que la nature est don de Dieu, N. Échivard en appelle au primat de la contemplation et de l’adoration : « L’homme est fait pour adorer, non [d’abord] pour travailler » (p. 180). Joseph Chalmers, Prier au Carmel à l’exemple de Marie, « Grands Carmes, 6 », Paris, Parole et Silence, 2007, 1 vol. de 136 p. Geneviève Gavignaud-Fontaine. Claire Bressolette. En six chapitres, Joseph Chalmers, Père général de l’ordre des Grands Carmes, propose un itinéraire vers la contemplation : Marie en est à la fois le portail et le terme puisqu’elle en est le modèle indépassable, la mère qui nous précède dans l’écoute de la Parole, la méditation et la prière silencieuse. Après avoir rappelé l’origine mariale de l’ordre du Carmel, l’A. invite chacun à faire lumière sur luimême pour tourner résolument le dos au mensonge et à son corollaire, l’illusion, en entrant dans un processus de conversion, animé par le seul désir de Dieu. Sans concession aucune vis-à-vis de lui-même pour mettre à mort la « fausse personnalité, qui nous enveloppe comme dans un cocon » (p. 75), et bien déterminé à tout mettre en œuvre pour laisser Dieu parler en vérité grâce à des moyens simples et concrets, comme la « prière convergente » (p. 119), l’orant doit consentir à la traversée de la « nuit obscure, étape normale de la croissance » (p. 47). Le silence restant, à l’instar de Marie la silencieuse par excellence, la condition indispensable et le lieu même de la divinisation du chrétien appelé à passer de la prière à la contemplation. L’apport le plus novateur de ces pages réside dans la formulation en termes adaptés au lecteur contemporain, en images parlantes des réalités spirituelles les plus profondes décrites par les maîtres carmélitains, et dans le rappel clair du « but de la vie chrétienne » (p. 27). Parole limpide charpentée par l’expérience personnelle de l’A., ces pages épurées de toute forme de complaisance nourriront les vrais chercheurs de Dieu. 528 Recensions_2014_3.indd 528 01/04/2015 08:09:13