Recensions - Revue Thomiste

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Recensions
islamologie
Le Coran, Nouvelles approches, Sous la
direction de Mehdi Azaiez, avec la collaboration de Sabrina Mervin, Paris, CNRS
Éditions, 2013, 1 vol. de 344 p.
Cet ouvrage rassemble les communications d’un colloque tenu en novembre 2009 autour des nouvelles approches de l’histoire, des formes, de la
langue et des sources du texte coranique.
Après une introduction récapitulant les
questions posées à la recherche par le fait
que le Coran ne fait toujours pas l’objet
d’une édition critique, les onze contributions sont regroupées en trois sections.
1. L’histoire du texte. François Déroche
souligne « quelques caractéristiques de
corans de la période omeyyade » (p. 3956), laquelle connaît un processus de normalisation de la graphie. Mohammed Ali
Amir-Moezzi regrette que l’on ne se soit
guère appuyé jusqu’à présent que sur la
version sunnite de l’histoire du Coran,
alors qu’il existe des sources chiites qui en
présentent une très différente, accusant
ceux qui ont pris le pouvoir à la mort du
prophète d’avoir falsifié le texte et la religion elle-même. Certes ces sources sont
orientées mais les sources sunnites le sont
également. Il est donc nécessaire de procéder par comparaison. Or on constate que
certains points considérés comme typiquement chiites sont de fait corroborés par
les sources sunnites, même si c’est de façon
très atténuée du fait de la censure du pou-
voir sunnite. Le passage du chiisme à l’ésotérisme gnostique apparaît ainsi comme
une conséquence des échecs répétés devant
ce pouvoir. Enfin Frédéric Imbert analyse
les occurrences coraniques dans l’épigraphie. La statistique montre que ce sont
surtout des versets de la fin de la période
mecquoise et de la totalité de la période
médinoise. Cette absence de citations de
versets du Coran ancien est remarquable et
pose un problème intéressant. En outre, les
citations données montrent une certaine
liberté par rapport au texte canonique :
« La présence durant les 150 premières années de l’islam de versets dont on tronque
le début ou la fin, l’implantation de syntagmes grammaticalement recontextualisés, de fins de versets alternatives, sont
autant d’éléments qui imposent de nous
interroger sur la stabilité du texte avant
le début de l’époque abbasside » (p. 114).
Loin de considérer ces écarts comme des
fautes, F. Imbert propose d’admettre que
« le Coran des pierres est le fruit du Coran
des cœurs : celui que l’on connaît intimement et que l’on met tant de temps à graver
sur la roche » (p. 121) ; si bien que le sens
de l’influence serait des inscriptions à la
fixation officielle, et non l’inverse : « Des
formules et péricopes diffusément utilisées sur le Proche-Orient auraient fini par
intégrer un texte coranique en cours de
constitution » (p. 120).
2. Le contexte d’émergence. Inti­tulant
significativement sa contribution « Le
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Coran – Un texte de l’Antiquité tardive »,
Angelika Neuwirth rappelle que ce texte
s’adressait initialement à des personnes
qui n’étaient pas encore musulmanes. Par
suite, il faut tenir compte de l’univers spirituel de celles-ci, contemporaines de la
publication des deux Talmuds et des écrits
patristiques. Le Coran n’apparaît pas,
alors, comme seulement prophétie, mais
comme exégèse des traditions bibliques et
post-bibliques. Claude Gilliot resserre le
propos sur l’Arabie centrale dont il décrit
le syncrétisme religieux : « Point n’était
besoin de sortir de la péninsule Arabique,
à l’occasion des conquêtes et de la colonisation musulmane pour être au courant
[…] du monachisme et de l’ascétisme syriens » (p. 177). Jacqueline Chabbi, pour
sa part, adopte une perspective anthropologique, cherchant « quelle a été la valeur d’usage des différentes thématiques
du Coran dans leur contexte culturel initial » (p. 190). Cela la conduit à décrire un
« imaginaire tribal », avec une terminologie spécifique, sous-tendant les sourates
de la période mecquoise. Le contact avec
une population différenciée durant la période médinoise aurait introduit la thématique biblique pour soutenir le discours
contesté, entraînant un remodelage de
pans entiers de celui-ci. On a ainsi affaire
à une coranisation de la Bible. Par la suite,
les hommes de religion, souvent issus des
milieux convertis, vont à l’inverse bibliser le Coran. Ce serait donc une erreur
méthodologique, si on veut comprendre
le Coran en soi, de chercher un appui
chez ces commentateurs ultérieurs. Enfin
Geneviève Gobillot, prenant exemple sur
les homélies pseudo-clémentines qui proposaient des corrections du texte biblique,
donne une interprétation de la doctrine
de l’abrogation exprimée en Cor. 2, 106
par des exemples de remplacement, successivement, de verset biblique « abrogé »
par un verset « équivalent », ou par un
« meilleur », et de verset « oublié » par un
« meilleur ».
3. L’analyse littéraire. Pierre Larcher relève des « variations graphiques du même
segment […] d’un Coran à l’autre ou au
sein d’un même Coran, sous deux formes,
analytique et synthétique » (p. 254). La
première témoigne d’une histoire complexe pour la formation du texte. La
seconde soulève des questions sur les
rapports entre l’oral et l’écrit dans le
Coran. Par la constitution d’un corpus
de « contre-discours coranique », Mehdi
Azaiez suggère que les développements
de la riposte répondent à une certaine logique selon laquelle « les items bibliques
aient été sollicités comme point d’appui
et arguments de persuasion » (p. 285), procédé qui serait allé en s’amplifiant. AnneSophie Boisliveau analyse « le discours autoréférentiel dans les premières sourates
mecquoises », montrant des effets de mise
en scène qui amplifient la portée du message initial : « Le texte développe un discours visant à se conférer à lui-même, en
crescendo, un statut d’autorité » (p. 305).
Enfin, Michel Cuypers applique l’analyse
rhétorique sémitique au verset de l’abrogation (Cor. 2, 106) pour montrer que, dans
son contexte, il vise uniquement les Juifs.
Bien que non exhaustif des problématiques actuellement soulevées à propos
du Coran, ce recueil est déjà très riche et
ouvre (ou rappelle) des perspectives fécondes. Cependant, elles peuvent introduire une part d’arbitraire. C’est le cas
notamment de la concurrence entre un
choix de la référence prioritaire accordée
au précédent biblique ou à un enracinement culturel tribal arabe. J. Chabbi, qui
a par ailleurs soutenu de façon exclusive
cette dernière voie, est ici plus prudente,
parlant de « diagnostic de vraisemblance »
(p. 190). Par contre, il y a, dans la contribution de G. Gobillot (et par suite dans
celle de M. Cuypers qui y renvoie positivement) un excès de volonté démonstrative. Les exemples donnés — au demeurant convaincants — confirment que le
Coran peut abroger telle partie d’une révé-
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lation antérieure. Mais cela a été reconnu
de tout temps : le Coran dit lui-même qu’il
confirme les textes « descendus » avant lui,
au besoin en révélant tel aspect que leurs
détenteurs cachaient, et en en « effaçant
(ya‘ fū) » d’autres aspects (cf. Cor. 5, 15).
Cela ne veut pas dire que l’abrogation coranique porte uniquement sur ces révélations antérieures. Si les traités classiques
d’abrogation relèvent à l’intérieur même
du Coran un nombre variable de cas, il
me paraît impossible de nier qu’il y ait des
frictions entre certains passages, parfois
dans la même sourate (par exemple Cor. 2,
234 et 240).
Marie-Thérèse Urvoy.
Shady Helmat Nasser, The Transmission
of the Variant Readings of the Qur’ān, The
Problem of Tawātur and the Emergence
of Shawādhdh, « Texts and Studies on the
Qur’ān, 9 », Leiden-Boston, Brill, 2013,
1 vol. de xii-252 p.
Si la méthode scientifique d’établissement de texte par comparaison de sources
manuscrites et établissement de filiations
est parfaitement assimilée dans le monde
islamique, elle n’est toutefois jamais appliquée au texte coranique dont le caractère
divin affirmé exige une autre forme de
traitement, à savoir la transmission par
filiation orale. Cela n’empêche pas l’existence reconnue de variantes dans la lecture du texte coranique. Les éditions du
texte, aussi bien les anciens manuscrits
que les imprimés actuels, ne contiennent
qu’une seule lecture, tant dans son ductus consonantique que dans sa vocalisation laquelle, à partir du ive siècle
H. / xe ap. J.-C. est intégralement indiquée. Néanmoins certaines variantes de
vocalisation (principalement) et même
de ductus (assez rarement) sont admises,
bien que leur accès soit réservé de fait aux
ulémas. En outre, dans la littérature de
commentaires coraniques comme dans
la pratique orale, on trouve attestées
d’autres variantes qualifiées d’irrégulières
(shādhdh, pl. shawādhdh). L’ouvrage de
S. H. Nasser traite de ce problème crucial
en cinq chapitres.
Le chap. I « veut servir d’introduction aux principales théories concernant
les origines des différentes lectures du
Coran » (p. 7). L’A. constate que la seule
légitimation, reconnue par tous, de l’existence de lectures différentes est une tradition prophétique (hadîth) disant que
le Coran a été révélé « selon sept aḥrūf ».
Mais la signification, ici, de ce mot ḥarf
(pl. aḥrūf, litt. « lettre ») est controversée.
Les ulémas sont cependant d’accord pour
dire qu’il ne désigne pas les sept « lectures » (qirā‘āt) admises depuis le xe siècle.
L’A. montre que ce hadîth a probablement
été mis en circulation durant le dernier
quart du ier siècle de l’hégire, sanctionnant l’échec du calife ‘Uthmān pour imposer une version unique. Les chiites vont
même plus loin en considérant que cela
prouve que le texte coranique a été falsifié.
Le chap. II examine l’usage qui est fait
en matière coranique du terme technique
tawātur, terme qui désigne l’authentification large donnée à un texte religieux par
le fait d’avoir été transmis par plusieurs
chaînes distinctes. À quelle période le
terme tawātur a-t-il été utilisé pour caractériser le Coran en général et ses différentes lectures en particulier ? La revue des principaux auteurs de l’époque
classique conduit à noter un changement
de perspective intervenu au ive/xe siècle :
auparavant on constate les divergences
de récitations et on donne des critères
de validité pour apprécier chacune, mais
on pense que les variantes ne sont dues
qu’à des phénomènes humains. Après le
travail de codification d’Ibn Mujāhid, il
y a canonisation de sept lectures qui sont
déclarées avoir été transmises par tawātur.
Le motif des anciens jusqu’à lui compris a
été d’ordre juridique : il s’agissait simple-
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ment d’utiliser le texte pour la détermination des « statuts juridiques ». Mais par
la suite, le choix par Ibn Mujāhid de sept
lecteurs éponymes a prêté à discussion et
c’est la perspective de la science des traditions qui l’a emporté. Les spécialistes de
la méthodologie du Droit ont alors développé la théorie du tawātur pour justifier
la possibilité d’abrogation du Coran par la
sunna mutawātira (tradition bénéficiant
d’une authentification large).
Le chap. III prolonge cette analyse en
soulevant une aporie. Tous les ulémas
admettent que le Coran a été transmis
par tawātur, mais ils sont en désaccord
sur le cas des variantes, la majorité estimant même que celles-ci n’ont pas joui du
même processus authentificateur. D’où la
question : « Comment un texte mutawātir
pourrait-il être lu et décodé par des
moyens non mutawātir, en l’occurrence
les lectures canoniques ? » (p. 116).
Le chap. IV passe à l’étude des lectures
non canoniques. Le caractère principal
qui permet de les désigner est qu’il est interdit de les utiliser dans les prières, même
s’il est avéré qu’elles ont été suivies au début de l’islam et ont alors été considérées
comme une des sept aḥrūf révélées au
prophète. Il y a consensus des ulémas sur
l’obligation de s’en tenir au ductus de la
version de ‘Uthmān. Toutefois les versions
non canoniques continuent à être transmises du fait de leur importance en philologie d’une part, et en exégèse de l’autre.
Ce chapitre donne lieu à quinze représentations graphiques des diverses chaînes de
transmetteurs.
Le chap. V examine la nature des variantes coraniques. Pour ce faire, l’A.
propose une méthode originale, à savoir
catégoriser ces variantes par comparaison avec celles qui sont attestées dans
la poésie arabe ancienne. Il met ainsi en
évidence vingt-trois catégories applicables aux deux domaines. Ces catégories
sont d’importance très diverse. Celle qui
consiste en transformation d’un verbe
par sa vocalisation soit active soit passive
est la plus remarquable car, par exemple
pour sourate 93, 2 cela signifie ou non
que Dieu est créateur du mal. L’A. souligne également l’intérêt du cas de l’interversion de consonnes à graphie proche
du fait de la présence ou de l’absence de
signe diacritique. Toutefois il reconnaît les
limites de son analyse en la matière, du
fait qu’il a travaillé ici seulement sur un
échantillonnage.
En conclusion, l’A. appelle à publier la
totalité de la littérature sur les lectures coraniques, dont une bonne part reste manuscrite, afin de constituer « une carte dynamique du processus de transmission qui
a eu lieu entre les Successeurs [la seconde
génération après les disciples du prophète]
et la génération des collecteurs de lectures
coraniques » (p. 231). Cela permettrait de
déterminer les écoles de transmissions irrégulières et de voir pour quelles raisons
ces lectures ont été abandonnées.
On appréciera dans cet ouvrage son aspect très méthodique, qui facilite la lecture d’une matière rébarbative. Comme il
s’agit d’une thèse universitaire, l’A., tout
en soulignant l’originalité de son propre
apport, a également fait preuve d’une
louable conscience des limites.
Dominique Urvoy.
Marie-Thérèse Urvoy, Essai de critique
littéraire dans le nouveau monde araboislamique, « Sciences humaines et religions », Paris, Cerf, 2011, 1 vol. de 384 p.
« N’est-il pas possible de rapprocher
davantage l’islamologie de la littérature
(si spécifique en arabe) ? » (p. 368). Cette
interrogation traduit l’un des objectifs
qui ont conduit les différentes recherches
que Marie Thérèse Urvoy nous propose
dans cet ouvrage, conçu autour de cinq
grandes parties : « Réflexions sur les méthodes littéraires » ; « Le soufisme est-il un
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islam éclairé ? » ; « L’arabe est-il christianisable ? » « Autour de la question de la relation entre intention de l’auteur et réception par le public » ; « Quelques problèmes
fondamentaux ».
À partir de l’exemple du Traité d’éthique
de Yaḥyā ibn ‘Adī et du Psautier mozarabe
de Hafs le Goth, M. Th. Urvoy démontre
la nécessité, s’agissant des textes étudiés,
de recourir à la critique interne, « l’ultime
démarche scientifique » (p. 17), et cela
afin de « rendre le plus scrupuleusement
possible à la fois ce que l’auteur a écrit et
ce qu’il a voulu dire dans l’épaisseur du
texte » (p. 48). À partir d’une méthodologie rigoureuse, l’A. nous offre ainsi de remarquables études qui mettent en valeur
la richesse des œuvres, la beauté et les subtilités de la langue arabe, tout en déjouant
les pièges de certaines lectures ou affirmations trop courantes ; comme celles
qui ne reconnaissent pas que « le monde
musulman a des cadres bien distincts de
ceux du christianisme » (p. 77) et qu’il y a
donc entre eux de profondes différences
anthropologiques ou théologiques (voir
notamment les pages 169-171 et 353-364).
Qu’il s’agisse des chapitres sur le soufisme populaire, l’ambiguïté du thème de
l’amour dans le soufisme, le soufisme intellectualiste, la participation active des
Arabes chrétiens « à l’élaboration d’une
culture spécifique que l’on peut qualifier d’arabe » (p. 175), M.-Th. Urvoy fait
également la preuve que, pour celui qui
accepte d’aborder les textes arabes dans
un esprit critique et en utilisant les méthodes adéquates, il est possible d’accéder
à une autre approche du monde arabo-islamique que celle communément admise.
On en a de très belles illustrations avec
les chapitres concernant les Mozarabes
(p. 185-232), « l’arabe, fondement de la
pensée en Islam » (p. 295-299), ou encore
l’idée très souvent répandue, bien qu’erronée, « qui s’énonce par le binôme “arabe =
islamique” » (p. 301). Or, note notre A.,
« l’existence même d’une production arabe
non islamique (anté-islam, arabe chrétien,
judéo-chrétien, athéismes contemporains…) conduit à se demander : comment
et dans quel champ est-il possible de sortir le texte arabe de l’islamique ? » (p. 301).
À la lumière de ces chapitres, comme à
la lecture de ceux qui concernent l’attitude
réelle d’Averroès à propos de la dhimmitude (p. 253-264), ou celle, bien plus récente, des « intellectuels égyptiens face
à la traduction du Coran de J. Berque »
(p. 283-291), on perçoit comment la compréhension que l’on a de la nature du texte
sacré, et la connaissance des présupposés
qui ont déterminé ses interprétations, influence nécessairement sur la possibilité
ou non de conduire une réflexion de type
scientifique. En découle ce souhait, formulé dans le cadre d’un chapitre consacré
à l’expression « islam libéral » : que l’islam
reconnaisse, au moins dans un premier
temps, que « le Coran est, pour le croyant,
un livre inspiré — et non dicté — et qui
transmet un message purement spirituel
— et non une loi » (p. 317). Pour l’A., c’est
à cette condition que l’islam pourra accéder « à la théologie, au sens étymologique
du terme, une théologie hors du Kalām
apologétique traditionnel, une théologie
qui permette l’intelligence de la foi [musulmane], hors de tout cadre šarī‘atique »
(p. 364). Davantage encore, on redonnera
à la fonction d’enseignement toute son importance en mettant au « service de la littéralité du texte-source de l’islamologue
tous les procédés de la langue cible du littéraire » (p. 368).
À la lecture de cet essai de haute tenue
scientifique, portant par ailleurs sur des
textes inédits ou non encore traduits en
français, on ne peut que mesurer le danger de certaines simplifications malheureuses, et souhaiter ce qui est advenu, un
jour, pour le texte biblique — après bien
des difficultés, il faut le reconnaître.
Mgr Pierre Debergé.
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Islamic Theology, Philosophy and Law,
Debating Ibn Taymiyya and Ibn Qayyim
al-Jawziyya, Edited by Birgit Krawietz
and Georges Tamer, in collaboration
with Alina Kokoschka, « Studien zur
Geschichte und Kuktur des islamischen
Orients : Beihefte zur Zeitschrift „Der
Islam“, NF 27 », Berlin-Boston, Walter de
Gruyter, 2013, 1 vol. de viii-584 p.
Il ne faut pas s’arrêter au titre, dont
la généralité est trompeuse, mais plutôt
au sous-titre. En effet, l’ouvrage traite
seulement de l’apport spécifique d’Ibn
Taymiyya et de son disciple Ibn Qayyim
al-Jawziyya à la théologie, à la philosophie et à la pensée juridique islamiques.
Notons en outre que, malgré ces deux
titres qui focalisent sur les idées, c’est
l’aspect documentaire qui apparaît le plus
développé.
Les deux auteurs envisagés, le premier
surtout, sont le plus souvent perçus seulement comme des références majeures
de la tendance fondamentaliste. Dans les
années trente, Henri Laoust, constatant
la montée en puissance du wahhabisme,
avait consacré une étude importante à
Ibn Taymiyya que celui-ci tenait pour son
inspirateur. Pendant longtemps on ne l’a
guère dépassée, si ce n’est sur des points
de détail, voire, pour tel esprit caustique,
pour extraire de son énorme production
telle ou telle pique contre le conformisme.
Mais désormais commence à s’imposer
l’idée de considérer ces deux personnages
comme des penseurs à part entière, se situant de façon critique dans la lignée des
traditionnistes et de l’école hanbalite, afin
d’élaborer une théologie alternative, à la
fois basée sur le Coran et la Sunna, mais
avec une approche plus profondément rationaliste des débats philosophiques.
Le présent ouvrage collectif a un
double aspect : documentaire et théorique. L’ensemble est introduit par une
étude théorique sur la question de l’« appropriation » d’un auteur. Cette notion
d’appropriation se conjugue à plusieurs
niveaux. Il y a tout d’abord la façon dont
les œuvres des deux personnages envisagés se sont reliées entre elles, Ibn Qayyim
apparaissant comme « le maître de l’appropriation » (p. 31). Il y a ensuite les trois
registres temporels : – les manières d’utiliser les auteurs antérieurs ; – la reconstruction d’un islam primitif idéalisé et son imposition comme norme ; – les divers processus qui ont conduit ces œuvres à être
exploitées ultérieurement par des auteurs
pas toujours qualifiés.
L’aspect documentaire occupe la plus
grande partie du livre, constituée par
quatorze études particulières, regroupées sous cinq rubriques entremêlant
questions idéologiques et aspects historiques. Dans la première section, intitulée « les actes humains », sont étudiés le
rapport entre la sagesse divine et la fiṭra
(nature religieuse de l’homme) (M. Sait
Özervarli), la discussion de la doctrine du
jabr (déterminisme) (Livnat Holtzman), et
l’usage par Ibn Qayyim de termes soufis
(Gino Schallenbergh). Dans la troisième
section, intitulée « Philosophie », Anke
von Kügelgen analyse l’attitude complexe d’Ibn Taymiyya envers ce courant
et Georges Tamer montre comment les
penseurs musulmans modernes envisagent cet auteur en tant que philosophe.
Les autres sections relèvent plutôt de la
documentation historique et de l’étude
des mentalités : « La destinée des écrits »
(section 2) ; « Inclusion et exclusion dans
la théologie et le droit islamiques » (section 4) ; « Réception créative en dehors du
monde arabe » (section 5).
Ce n’est donc pas une synthèse doctrinale qui est proposée, mais des aperçus
tant sur l’originalité personnelle de ces
auteurs à propos de thèmes théologiques,
philosophiques ou juridiques particuliers,
que sur la stimulation qu’ils ont pu apporter dans l’histoire de la pensée islamique.
Il n’est pas possible, dans une simple recension, de résumer les analyses ponc-
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tuelles. Elles donnent le sentiment que
cette originalité pourrait être qualifiée
d’uniquement « interne », en ce sens qu’il
ne s’agit pas d’apporter une vision nouvelle des choses mais seulement de rompre
les barrières existant entre les courants
idéologiques historiquement constitués
à l’intérieur même de l’islam. Pourtant
certains auteurs modernes estiment
qu’on peut aller plus loin. Le Tunisien alMarzūqī, notamment, pense trouver chez
Ibn Taymiyya un réalisme spécifique qui
permettrait de sortir des cadres conceptuels hérités de Platon et d’Aristote. Le lecteur intéressé par cette perspective trouvera dans l’article de G. Tamer les indications bibliographiques qui permettraient
de prolonger un exposé nécessairement
résumé et qui, par suite, laisse quelque
peu perplexe.
Dominique Urvoy.
Heidi Hirvonen, Christian-Muslim
Dialogue, Perspectives of Four Lebanese
Thinkers, « History of Christian-Muslim
Relations, 18 », Leiden-Boston, Brill, 2013,
1 vol. de vii-350 p.
Il ne s’agit pas ici de rencontres effectives entre musulmans et chrétiens libanais, mais d’un choix parmi eux de quatre
auteurs qui ont parlé de la confrontation
entre les deux religions et dont l’A. met
en regard les écrits suivant plusieurs
thèmes, chaque thème étant envisagé de
deux façons correspondant chacune à la
perspective spécifique de chaque foi. Elle
reconnaît qu’ils ne sont pas représentatifs
au même degré de leur propre communauté : de chaque côté on trouve un dignitaire religieux, qui a nécessairement une
forte influence, alors que les deux autres
personnages, plus indépendants, ont une
audience plus limitée.
Du côté musulman, il s’agit de
Muhammad Husayn Fadl-Allāh et de
Mahmud Ayoub. Le premier est un ayatollah chiite ; il est typique de la vision
conservatrice et d’un « traditionalisme
non réfléchi » (p. 84), pouvant même passer sur certains points comme exprimant
la vision islamiste. Mahmûd Ayoub, lui
aussi chiite, est historien des religions : il
se caractérise par la nécessité d’accepter le
pluralisme religieux et on remarque chez
lui une nette influence soufie. Du côté
chrétien, on trouve Mgr Georges Khodr
et Mouchir Basile Aoun. Mgr Khodr est
un métropolite orthodoxe qui a une vision
inclusiviste des religions et, à l’instar de
la plupart de ses coreligionnaires, insiste
sur la proximité culturelle existant entre
musulmans et chrétiens orientaux. Basile
Aoun est un prêtre melkite, assez représentatif de la tendance libérale catholique
post-Vatican II : c’est le penseur le plus
systématique des quatre, combinant réflexion théologique et vision socio-politique, ce qui l’amène notamment à déplacer la question de Dieu de ce qu’il est en
lui-même à son action sur le monde ; on
constate chez cet auteur une vision largement inclusive confinant à un pluralisme
théocentrique. Si l’A. n’a inclus dans sa
recherche ni des Libanais sunnites ni des
Maronites c’est parce que, engagés les uns
et les autres plutôt dans la perspective
pratique, ils n’auraient rien apporté de
notable au problème ici envisagé.
Dans l’immense littérature contemporaine sur le dialogue islamo-chrétien,
l’intérêt de ce livre réside en ce que, tout
en gardant en vue les aspects éthiques et
sociaux, particulièrement vitaux dans le
cas du Liban, et qui font l’objet de l’avantdernier chapitre, l’A. insiste sur les questions doctrinales que l’on a tendance actuellement à mettre en veilleuse. Non seulement, il présente d’emblée le dialogue
interreligieux comme self-examination,
mais il lie aspect pratique et aspect doctrinal : « Dans la discussion doctrinale, musulmans et chrétiens ont besoin de méditer sur les fondements de leur identité et
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de réfléchir sur ce qui est essentiel à leur
enseignement et ce qui peut être interprété de nouvelles manières. Les visions
de soi-même et de l’autre pourraient alors
être testées à travers le dialogue éthique
et social, dans lequel sont considérées les
possibilités de coopération dans le domaine pratique » (p. 1-2).
Aussi, après le chap. II qui montre la nécessité morale et spirituelle du dialogue et
d’une théologie des religions, le chapitre
médian du livre, le plus étendu, consistet-il en une description, selon les thèmes
essentiels (révélation, conception de Dieu,
la condition humaine et la destinée ultime
de l’humanité), des vues théologiques de
chacun des quatre auteurs afin de relever ce qui peut être favorable à cet absolu
qu’est aux yeux de l’A. le dialogue, ou qui
au contraire risque de lui faire obstacle.
Mais en procédant ainsi, il s’avère difficile de trouver des points sur lesquels se
retrouveraient tous les quatre. L’A. pense
cependant en trouver deux. D’une part,
la conception qu’ils ont de Dieu pourrait
constituer le thème le plus fructueux car,
par-delà la tradition de discussion sur
la Trinité, tous pensent que chrétiens et
musulmans ont foi en Dieu un. Cela permettrait une approche qui polariserait
sur « la foi par laquelle on croit », plutôt
que sur « la foi que l’on croit » (p. 312), ce
qui faciliterait l’action commune, même
s’il est difficile d’écarter totalement la
dimension « cognitive » de la foi. D’autre
part, le thème de l’amour du prochain est
présent chez les quatre auteurs, bien que
seul M. Ayoub en fasse mention explicitement comme base du dialogue. On peut se
demander toutefois si l’A. n’extrapole pas
un peu abusivement à partir de la simple
« règle d’or » de traiter autrui comme soimême, car le commandement d’amour du
prochain en christianisme ne saurait s’y
réduire (l’islam ne commande pas d’aimer
ses ennemis).
L’ouvrage est conduit de façon très
méthodique, par une série de divisions
binaires, chaque résumé d’auteur faisant
l’objet d’une conclusion partielle. La seule
surprise sur le plan formel est de voir que
les concepts classiques de la théologie des
religions (exclusivisme, inclusivisme, pluralisme) sont spontanément utilisés tout
au long du livre mais ne font l’objet d’une
définition que dans le dernier chapitre.
Pour ce qui concerne le fond, le lecteur
qui n’est pas au courant de la littérature
du dialogue islamo-chrétien en trouvera
ici presque tous les thèmes, abordés sur
un mode moyen.
Dominique Urvoy.
Alioune Bah, La Réception théologique
et philosophique de l’islam en Europe à
l’époque moderne, « Pensée religieuse et
philosophique arabe, 15 », Paris, L’Harmattan, 2014, 1 vol. de 510 p.
L’ouvrage est divisé en trois parties.
La première (p. 33-150) situe l’islam dans
l’Europe des guerres de religion et décrit
le développement des études turques et islamiques à partir de la prédominance de
l’Empire ottoman. La seconde (p. 151-352)
envisage successivement l’apologétique
chrétienne du xviie siècle, la hiérarchisation religieuse à l’époque des Lumières
(qui réhabilite l’islam), et la réflexion sur
la révélation dans l’idéalisme allemand.
La troisième (p. 353-468) parcourt les philosophies « nihiliste » (Nietzsche) et positiviste, qui voient en l’islam « une religion
impossible, bien que ses valeurs morales
soient reconnues » (p. 355), l’approche ethnologique des religions révélées et le romantisme, pour s’interroger finalement
sur l’islam face à la laïcité et à la mondialisation postcoloniale. À quoi s’ajoutent une
conclusion générale, une bibliographie et
un index des auteurs.
Disons d’emblée qu’il y a beaucoup
d’informations à glaner dans ce livre.
Nombre d’auteurs sont évoqués et cela
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islamologie
pourra servir de point de départ pour
le lecteur qui voudrait approfondir ultérieurement, par lui-même, tel ou tel. Mais
point de départ seulement, car cette revue est faite avec une attention inégale et
certaines recensions sont beaucoup trop
allusives. Surtout, le lecteur doit être prévenu qu’il n’aura pas affaire à une simple
collection des prises de position d’auteurs
européens — penseurs religieux ou laïcs
— vis-à-vis de la religion islamique. L’A.
déborde très largement cette manière de
faire, et cela de plusieurs façons. Il y a,
d’une part, des confrontations qu’il fait
lui-même, mais qui n’ont jamais eu lieu
dans le cours de l’histoire, ne serait-ce
que parce qu’elles n’avaient pas de raison
d’être ; c’est le cas, par exemple, de celle
qui est faite (chap. I, § II) entre le thème
chrétien de la grâce et le thème coranique
d’al-fal, terme qui ne peut être traduit par
« grâce » qu’au sens de « faveur ». D’autre
part, les références effectives d’auteurs
occidentaux sont rassemblées sans distinguer s’il s’agit de musulmans (notamment la littérature sur « les Turcs » qui
relève de la fascination devant l’irruption
d’une nouvelle grande puissance) ou bien
de la religion elle-même. Dans les seconde
et troisième parties, la question de l’islam
est intégrée à un développement du trinôme judaïsme-christianisme-islam où
l’on est obligé de constater, finalement,
que les exposés concernant les deux premiers n’apportent guère pour l’examen du
troisième. L’A. déborde aussi le cadre de
son titre en ajoutant à la critique des auteurs étudiés une réfutation personnelle
de leurs jugements, qui sort du domaine
historique.
Le ton, en effet, est toujours apologétique, avec des gauchissements flagrants
pour trouver dans le monde islamique
l’origine des positions occidentales les
plus spécifiques. Par exemple, l’A. croit
voir une influence turque sur l’Europe
dans « la séparation qu’elle réalise en pratique entre les pouvoirs religieux et poli-
tiques » (p. 86), opposant le mufti au sultan mais oubliant que celui-ci est d’abord
calife. Quand Jean Bodin vante chez les
Ottomans « la perpétuité et l’indivisibilité du pouvoir » (p. 87), l’A. veut le voir
s’inspirer de l’exemple turc en matière de
séparation des pouvoirs. De même pour
Hobbes, Locke, etc.
En bref, ce livre aurait dû conserver le
même volume, car le sujet le mérite, mais
en éliminant — ou réduisant au strict nécessaire — les développements annexes
et en approfondissant, en revanche, les
études d’auteurs.
Dominique Urvoy.
Sadik Yalsizuçanlar, Itinéraires d’un
soufi, Récits d’Ibn ‘Arabî, Traduit du turc
par Alberto F. Ambrosio, o.p., avec la
collaboration de Robert Sctrick, Préface
de Abdelwahab Meddeb, « Patrimoines :
visages de l’islam », Paris, Cerf, 2013, 1 vol.
de 304 p.
Le corps de l’ouvrage est constitué par
cent douze chapitres inégaux, allant de
quelques lignes à six pages, glosant chacun un passage de l’œuvre du plus célèbre
soufi. Certains contiennent la citation de
l’extrait qui est ainsi amplifié par une mise
en scène, l’installation d’un décor, ou encore une évocation historique, mais le plus
souvent il s’agit d’une simple allusion.
Je conseillerai, pour ma part, de lire le
livre à rebours. La postface du traducteur
situe la place du soufisme dans la Turquie
actuelle, place réduite quant à sa présence
confrérique mais progressant dans les esprits par le biais d’une forme de littérature
romanesque. On comprend alors mieux le
texte lui-même de l’auteur turc qui combine trois genres littéraires : la littérature
édifiante, un succédané de la bande dessinée et une sorte de « Ibn ‘Arabî pour les
nuls ». Enfin la préface d’A. Meddeb, qui
place le « devoir d’altérité » sous cette
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invocation, est caractéristique des projections gratuites de l’idéologie de notre
temps.
Ce livre peut en effet être considéré
comme un document en matière de manipulations que se permet une littérature
dite généreuse. La référence à l’histoire
est assez succincte pour ne guère prêter
à conséquence, si ce n’est quand l’A. prête
à Averroès (p. 11) la connaissance du grec,
alors qu’il n’a jamais travaillé que sur traductions arabes. Plus grave encore quand,
dans la correspondance d’Ibn C avec
le sultan seljoucide de Konya, l’A. veut
voir « une attention particulière portée
à la protection des droits des non-musulmans » (p. 268) alors qu’il s’agissait au
contraire du rappel de l’obligation d’imposer les mesures discriminatoires traditionnelles. Certains passages d’Ibn ‘Arabî,
difficilement admissibles par notre mentalité actuelle, sont édulcorés, telle cette
évocation d’une vieille soufie andalouse
qui matérialisait la Fâtiha (sourate liminaire du Coran), laquelle lui faisait ainsi
son ménage, qui est ramenée à une présentification physique renforçant une injonction (p. 21).
Le plus grave, cependant, se trouve
dans la préface où A. Meddeb s’obstine
— malgré plusieurs réfutations qui lui
ont été faites — à voir dans un distique
de L’Interprète des désirs une reconnaissance, par Ibn ‘Arabî, de la Trinité. En
effet, dans le commentaire en prose qui
suit son poème, celui-ci dit explicitement : « Le nombre (‘adad) n’engendre
pas de multiplicité dans l’essence, ainsi
que les chrétiens le professent au sujet des
trois Hypostases ; aussi parlent-ils du Dieu
unique. Ils soutiennent encore : “Au nom
du Seigneur (Rabb — ou “Enseigneur”,
Maître-Éducateur), du Fils (Ibn) et
du Saint-Esprit (Rûḥ al-Qudus), Dieu
unique”. Dans notre Loi révélée, Dieu
s’exprime ainsi : “Dis ! Invoquez Dieu ou
invoquez al-Raḥmân. Quel que soit Celui
des deux que vous invoquez, à Lui sont les
Noms excellents” (Cor. 17, 110). Dieu a bien
précisé que les Noms excellents lui appartenaient, de sorte qu’Il a proclamé Son
Unicité (waḥḥada). En observant le texte
du précieux Coran, nous trouvons que
Dieu revient sur trois Noms cardinaux
ou matriciels (ṯḫalâṯḫat asmâ’ ummahât)
auxquels les récits et tout autre thème se
rapportent, et ce sont Allâh, al-Rabb et alRaḥmân. Or, il est notoire qu’il s’agit bien
d’un Dieu unique, les autres Noms (excellents) étant autant de qualificatifs (nu‘ût)
qui s’y réfèrent et, plus particulièrement,
au nom Allâh. C’est cela même que nous
avons voulu exprimer dans ces vers » (trad.
M. Gloton, Paris, Albin Michel, 1996,
p. 131-132). On remarquera qu’Ibn ‘Arabî
n’a pas retenu la formulation canonique
de la Trinité. En effet, là où les chrétiens
déclinent la Trinité en Père (al-Abb), Fils
et Esprit Saint, Ibn ‘Arabî, lui, substitue le
mot « Maître, Seigneur (rabb) » à celui de
« Père ». Mais surtout, dans la perspective
chrétienne, les trois hypostases, si elles
sont d’essence commune, n’en demeurent
pas moins trois Personnes ; tandis que,
pour Ibn ‘Arabî, la pluralité des hypostases signifiait simplement une pluralité
de noms. Nulle connivence donc avec le
Dieu-Trinité du christianisme. Ibn ‘Arabî
est un musulman stricto sensu.
Dominique Urvoy.
Islamic Legal Thought, A Compendium
of Muslim Jurists, Edited by Oussama
Arabi, David S. Powers and Susan A. Spectorsky, « Studies in Islamic Law and Society, 36 », Leiden-Boston, Brill, 2013, 1 vol.
de xiv-590 p.
Cet ouvrage collectif présente vingttrois auteurs que l’on peut considérer
comme les autorités spirituelles les plus
significatives de la discipline du fiqh, discipline que l’on tient à juste titre pour la
véritable théologie de l’islam. Son but
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islamologie
explicite est de montrer que « le développement du Droit islamique est le produit
des contributions de juristes individuels
œuvrant en des temps et des lieux particuliers » (p. 1). Il accorde donc une importance considérable à l’opinion individuelle
du juriste qui ne s’ajoute pas seulement à
l’autorité des versets prescriptifs du Coran
et à l’exemple des paroles, actes et silences
approbatifs du prophète, mais qui représente aussi un traitement spécifique de ce
matériau reçu par simple transmission.
Les auteurs sont regroupés en trois
grands ensembles. Dans la « période de
formation (150-261 H. / 767-874 ap. J.C.) », les autorités éponymes des grands
rites et deux de leurs principaux disciples
définissent les questions et posent les problèmes. Dans la « période classique (3001213 / 912-1798) », on assiste à la confrontation des écoles, plus active dans ses quatre
premiers siècles (neuf auteurs retenus),
mais qui n’en garde pas moins une certaine fécondité dans les cinq siècles suivants (quatre auteurs). La « période moderne (de 1798 à nos jours) » correspond à
l’intervention décisive de l’Occident dans
le monde islamique et à la confrontation
tant avec des systèmes législatifs étrangers
qu’avec des défis sociaux et politiques originaux. Chaque chapitre présente un auteur : biographie et audience, suivies d’extraits significatifs de ses écrits (ou de son
enseignement quand il n’est connu qu’à
travers ses disciples).
Cette documentation est de portée
variable, partagée à peu près par moitié.
L’une reste de l’ordre de l’illustration historique de détail (fortune locale de tel rite,
trait caractéristique d’une époque ou d’un
milieu, etc.), et on remarquera que certains auteurs ont été retenus plutôt d’après
le critère de l’audience que celui de la profondeur (Ibn Rushd « le grand-père » et
non « le petit-fils » [Averroès]). En revanche, l’autre moitié peut être considérée comme véhiculant un enseignement
théorique. Dans la première section, les
textes sont choisis de façon à mettre en
lumière, à travers telle ou telle question
pratique (far‘, pl. furū‘), la méthodologie ou « principes (uṣūl) » qui sous-tend
l’œuvre. Dans la seconde section, plusieurs textes font plutôt ressortir cet aspect fondamental du droit islamique que
représente la confrontation des « divergences (ikhtilāf ) », soubassement de ce qui
deviendra, avec al-Shāṭibī, la science des
« buts de la loi (maqāṣid al-sharī‘a)  » ; s’y
ajoute un texte purement méthodologique
du chiite Bihbihānī (xiie/xviiie siècle)
sur l’usage du raisonnement analogique
(qiyās), qui permet de comprendre la doctrine du « gouvernement de l’homme de
religion (wilāyat al-faqīh) » popularisée par la Révolution iranienne. La troisième section, enfin, donne un texte sur
la confrontation entre jurisprudences islamique et occidentale, et des extraits méthodologiques du leader fondamentaliste
soudanais al-Turābī.
Cet ouvrage, complété par une bibliographie très fournie et des index, constitue donc un excellent moyen d’approche
de la discipline du fiqh et, par là, de pénétration d’un mode de pensée spécifique du
monde islamique.
Dominique Urvoy.
Jacques Keryell, Louis Massignon, La
grâce de Bagdad, Préfaces de Mgr Henri
Teissier et d’Yves Floucat, Paris, Téqui,
2010, 1 vol. de 280 p.
L’islamologie française a été marquée
par Louis Massignon (1883-1962), mais
d’autres, moins connus, ont apporté leur
contribution ; on peut mentionner celles
d’Ignace Goldziher et de Mgr Paul Mulla
Zadé.
Le contenu du nouvel ouvrage de
Jacques Keryell constitue pour l’essentiel
une reprise, réécrite cependant, d’un de
ses premiers livres Jardin donné, Louis
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revue thomiste
Massignon à la recherche de l’Absolu,
paru en 1993 (Paris-Fribourg, Éditions
Saint-Paul). Il est centré sur la « vocation »
de Massignon, marqué à vie par l’hospitalité d’une famille de lettrés irakiens
à Bagdad en 1908, alors qu’il se trouvait
en grande difficulté. Profitant du centenaire, J. Keryell y a ajouté des inédits de
Massignon tirés des Archives diplomatiques. La troisième partie est la plus retouchée, avec in fine quelques nouveaux
commentaires. Seize pages de photos
d’époque agrémentent le livre.
L’A. nous fait partager les grands
thèmes massignoniens : hospitalité, parole donnée, visitation de l’Étranger et
substitution mystique. La réécriture du
livre n’est pas parfaite, en particulier des
passages sans paragraphes, avec parfois
de trop petits caractères, des notes sans
cohérence çà et là, ou incomplètes, un
usage variable de l’italique, des erreurs
de graphie (Tioumliline et non Toumiline,
Ghazali et non Ghazzali, Shushtari et non
Shustari, le sultan de Damiette Al Hakim
et non Abd el Hamid…). L’usage de l’expression « traditions du “Livre” » (p. 32)
issue du Coran est surprenant ; elle ne
convient ni au judaïsme ni au christianisme. Nous exprimons un regret : un
livre plus bref aurait peut-être permis de
faire connaître Massignon à un plus large
public, comme il le souhaitait.
Pour notre part, à relire Massignon, islamologue versé surtout dans l’étude du
soufisme, il semble parfois avoir été victime de son tempérament de poète et de
mystique au détriment de la rigueur et de
la méthode scientifique. Ne serait-il pas
temps d’opérer une évolution critique de
l’héritage massignonien ? C’est peut-être
faute de l’avoir fait que Massignon subit
une désaffection de plus en plus marquée.
Par exemple, le concept de substitution
mériterait une évaluation plus rigoureuse.
On retiendra l’engagement exemplaire,
très gandhien, dans la non-violence de
Massignon. Quelles que soient les limites
de sa réflexion, ses travaux sur le soufisme
demeurent une très grande référence.
François Jourdan.
Personne et altérité, L’hospitalité au cœur
de la rencontre, Sous la direction de
Jacques Keryell, Préface de Mgr Henri
Teissier, « L’histoire à vif », Paris, CerfGeuthner, 2013, 1 vol. de 300 p.
Jacques Keryell est un auteur prolixe.
Personne et altérité est son septième livre
sur L. Massignon. Sur vingt-huit textes
douze sont de lui ; les seize autres, d’auteurs variés, s’emploient à mettre en lumière la réflexion massignonienne sur
l’hospitalité. On regrettera de retrouver
les mêmes incohérences et les mêmes
défauts formels que dans le livre précédent. Les noms sont mal orthographiés :
Panikar au lieu de Panikkar, De Prémard
au lieu de de Prémare, salafistes au lieu
de salafites… À la p. 164, n. 13, il faudrait
lire Lc 6, 45, alors que Mt 12, 34 conviendrait mieux ; p. 220, la référence coranique
de la n. 3 doit être vraisemblablement XV,
68. Parler de l’homme « créé à l’image de
Dieu » convient très bien à la foi chrétienne mais pas au Coran (ce que l’A. ne
dit pas), pourtant repris par un musulman
(p. 204). Cette reprise intentionnelle (tactique ?) témoigne de l’aménagement de
doctrines hétérogènes qui cherchent, au
prix de compromis, des points communs
douteux.
J. Keryell est un disciple parfois trop
dévot de Massignon ; pas de recul critique, alors que l’évolution durcie de l’islam, que Massignon n’a pas connue, l’inquiète. André Malraux avait pourtant observé, dès 1956, que l’islam était porteur de
graves questions pour l’avenir du monde
contemporain : « Aujourd’hui, le monde
occidental ne semble guère préparé à affronter le problème de l’islam » (Note du
3 juin 1956). Le conformisme de la littéra-
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islamologie
ture post-massignonienne semble bloquer
toute critique. Deux excès massignoniens
réapparaissent ici.
Primo, la difficulté de la langue. Alors
que les islamologues soulignent qu’un cinquième du Coran en arabe n’est pas compréhensible, Massignon pratique excessivement le langage recherché, truffé de
nombreux néologismes : sodalité, intercis,
apotropéen, philoxénie, intersignes, icingible… ? Patrick Laude ne craint pas de
souligner « l’obscurité et la nerveuse élégance du style de Massignon […], un style
abstrus, elliptique, déroutant » (p. 169).
Elliptique, c’est bien le mot qui convient
pour parler du Coran, d’où sa difficulté. Il
y a ici un piège qu’il ne faut pas oublier si
on veut éviter bien des équivoques interprétatives. Qualifié l’islam par l’altérité et
l’hospitalité, sans tenir compte du régime
fondamental de soumission (islam) à Dieu
qu’il impose, est une erreur de perspective, qui n’a que peu à voir avec le régime
d’Alliance du judéo-christianisme. La
soumission coranique ne favorise pas le
sens de l’altérité — Dieu est « pesant » selon Abdennour Bidar, ancien soufi de la
confrérie boudshishiyyat et philosophe
d’origine marocaine en France —, y compris dans la relation du mystique soufi ;
cette pesanteur n’est pas le meilleur gage
de la rencontre avec les non-musulmans.
Du temps de Massignon, Claude LéviStrauss avait pourtant bien vu ce grave
problème d’altérité dans la vie même des
musulmans : « Le seul moyen pour eux de
se mettre à l’abri du doute et de l’humiliation consiste dans une “néantisation” d’autrui, considéré comme témoin d’une autre
foi et d’une autre conduite. La fraternité
islamique est la converse d’une exclusive
contre les infidèles qui ne peut pas s’avouer,
puisque, en se reconnaissant comme
telle, elle équivaudrait à les reconnaître
eux-mêmes comme existants » (Tristes
Tropiques, « Bibliothèque de la Pléiade,
543 », Paris, Gallimard, 2008, chap. 39,
p. 433). En fait, l’hospitalité orientale,
partagée par bien des peuples non musulmans, est beaucoup plus biblique que coranique notamment à propos d’Ibrâhîm :
c’est dans la Bible (Gn 18, 2-8) qu’Abraham
se met vraiment en quatre pour recevoir
ses trois hôtes, alors que le Coran est au
contraire très succinct et évasif (11, 69 ; 51,
26, et même carrément omis en 15, 51-56).
Emporté par le beau témoignage de l’hospitalité de sa famille d’accueil à Bagdad en
1908, Massignon a été, et est resté toute sa
vie, comme subjugué. Le P. Jacques Jomier
évoquait Massignon comme « un génie
qui aurait reçu un coup de bambou sur la
tête ». J. Keryell a lui-même cette expression : il était « comme enivré » (p. 160).
Le fait que Massignon n’ait pas vu l’absence de l’Alliance biblique (altérité instituée par Dieu avec son peuple élu et accomplie par le Jésus chrétien pour tous les
peuples) dans le Coran et la doctrine islamique, n’est-il pas une preuve de mythisation d’un prétendu « abrahamisme » en islam ? Le mélange de l’Ibrâhîm coranique
avec l’Abraham biblique est fréquent chez
Massignon ; de même il fait une lecture
trop christianisante du Coran, jusqu’à utiliser en régime chrétien la première prière
des musulmans, la sourate no 1, « AlFâtihat ». On comprend mieux pourquoi
le P. Christian de Chergé à Tibhirine l’a
intégrée dans la prière de sa communauté
monastique ; manière chrétienne d’être et
de vivre avec les musulmans, en une sorte
de substitution mystique.
François Jourdan.
Louis Massignon, Badaliya, Au nom de
l’autre (1947-1962), Présenté et annoté par
Maurice Borrmans et Françoise Jacquin,
Préface du cardinal Jean-Louis Tauran,
« Patrimoines : islam », Paris, Cerf, 2011,
1 vol. de 400 p.
Les ouvrages précédemment présentés
étaient des commentaires sur Massignon,
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revue thomiste
celui-ci nous offre un texte majeur du
célèbre orientaliste. Après l’aimable
préface du cardinal Tauran, président
français du Conseil Pontifical pour le
Dialogue Interreligieux (p. 11-12) et un
bref « Avertissement » technique (p. 1314), le P. Maurice Borrmans, assisté de
Françoise Jacquin, proposent un travail
historique bien utile (p. 19-48) pour l’édition des quinze Lettres et Convocations de
la Badaliya (1947-1962). Les lettres étaient
adressées chaque année aux groupes affiliés de l’amicale (sodalitas, en latin) fondée par Massignon (la badaliya, « substitution » en arabe), formée autour de chrétiens d’Orient vivant en terre islamique ; à
ces Lettres s’ajoutent 91 convocations aux
réunions ordinaires du mouvement (p. 49326). C’est une plongée dans la pensée du
fondateur, liée à une actualité qui n’est
plus la nôtre, lourde de combats politiques
comme l’indépendance de l’Algérie.
La première Lettre est le texte fondateur
de la Badaliya. À partir de la Lettre no IX,
de 1955, Massignon en présente l’action,
puis dans la Lettre no X, de 1956, l’organisation religieuse autour des cinq piliers
de l’islam, notamment les 93 jeûnes spécifiques de Badaliya, d’une manière étonnamment mimétique avec les pratiques
musulmanes. À partir de la Lettre no XIV
de la fin 1960, il procède à une relecture
commentée des lettres précédentes. La
troisième partie, rassemble sept contributions écrites après la mort de Massignon,
le 31 octobre 1962 — juste au début du
concile Vatican II. Elles s’efforcent de
continuer « l’esprit de badaliya », une fois
que le mouvement eut disparu, peu après
son fondateur. Les notes sont riches et
utiles. Quelques rares fois, elles laissent
transparaître une certaine distance par
rapport au sens donné à cette création
massignonienne (p. 114, n. 2 ; p. 258 ;
p. 268). Le P. Borrmans, dans sa conclusion, émet une légère réserve sur le vocabulaire de l’orientaliste (p. 377). Signalons
que les références au Coran auraient ga-
gné à être corrigées selon la numérotation internationale et non celle de Flügel
du xixe siècle, abandonnée aujourd’hui
(p. 295).
On sera surpris que le thème central,
très massignonien, de l’abrahamisme du
Coran et de l’islam ne donne pas lieu à
des mises au point théologiques. Celles-ci
seraient nécessaires pour le dialogue islamo-chrétien ; or l’expression est utilisée
une quarantaine de fois dans la Badaliya.
Pour Massignon, l’islam est à la fois (!)
un « schisme abrahamique » (« frères séparés » : p. 58, 123 ou 168 ; « leur faire retrouver » Jésus : p. 58, 311) et une « religion
naturelle ravivée par une révélation prophétique » (p. 28). On notera que le concile
Vatican II parle des musulmans « qui
disent avoir la foi d’Abraham » (Lumen
Gentium, no 16), ce qui est une manière
de dire qu’ils ne l’ont pas telle qu’elle est
confessée par les juifs et les chrétiens.
On sait que le Catéchisme de l’Église catholique, au no 841, en sa première édition (en français), est allé jusqu’à citer le
texte de LG, no 16 lorsqu’il écrit à propos
des musulmans : « …qui professent la foi
d’Abraham » (Paris, Mame-Plon, 1992,
p. 185), ce qui est exactement la position
massignonienne devenue dominante aujourd’hui dans les relations islamo-chrétiennes. Cependant, l’édition ultérieure
de 1997 a corrigé conformément au sens
littéral du texte conciliaire. Le Coran
dit que « Ibrâhîm n’était ni juif ni chrétien » (Cor. 3, 67) ? L’Abraham du Coran
est fort différent de l’Abraham de la Bible.
De fait, l’islam n’est ni abrahamique ni
biblique mais fondamentalement adamique : depuis le pacte pré-éternel établi
par Dieu en Adam (Cor. 7, 172) qui rend
tous les humains musulmans de naissance. Le prophétisme coranique n’est en
réalité qu’un « rappel » du pacte primordial que ni Ibrâhîm ni ‘Îsâ (le Jésus coranique) n’ont modifié. Au contraire, pour
les chrétiens, l’Abraham biblique est le
premier homme à être entré en régime
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islamologie
d’Alliance avec Dieu, ce qui constitue
une nouveauté dans l’histoire des religions. Massignon ne l’a pas vu (cf. p. 289),
et certains de ses disciples non plus. Le
P. Luc Moreau parle de l’islam comme
« religion de l’Alliance » (cf. p. 358), ce qui
n’est pas exact. Le P. René Dagorn n’avaitil pas montré dans sa thèse La Geste d’Ismaël (Genève, Droz, 1981, p. xviii, xxiii
et 377) qu’historiquement les Arabes ne
sont pas les descendants d’Ismaël, ce qui
conduit à s’interroger sur le rattachement
de l’islam à Abraham et sur son abrahamisme prétendu.
Il faudrait oser plus de discernement
et éviter une lecture par trop christianisante d’un islam réinterprété en vue du
dialogue. Tous ces développements sur
l’altérité ou l’hospitalité, au demeurant
admirables et justes, risquent d’entretenir la confusion dans les efforts pour le
« dialogue ». Or ce qui est requis par le
concile Vatican II pour « la compréhension mutuelle » (Nostra Aetate, no 3), et qui
doit être la première qualité, selon Paul VI
(Ecclesiam suam), est la clarté.
François Jourdan.
Synoptikos, Mélanges offerts à Dominique
Urvoy, Sous la direction de Nicole
Koulayan et Mansour Sayah, Toulouse,
Université de Toulouse le Mirail, 2011,
1 vol. de 698 p.
Plus de quarante spécialistes ont participé aux mélanges offerts au Professeur
Dominique Urvoy. Ce gros ouvrage de
près de 700 pages est précédé d’une préface d’Heinz Otto Luthe, d’une présentation du Professeur et de sa bibliographie
(p. 13-27). L’ensemble se distribue en trois
sections comportant chacune quatorze
contributions.
1. La première section concerne le
domaine des idées. Plusieurs contributions ont pour objet les aspects centraux
du christianisme qui le distinguent de
l’islam. Mgr Pierre Debergé traite de la
théologie paulinienne de la croix en laquelle se manifeste le mystère de la puissance dans la faiblesse (p. 31-40). François
Jourdan fait ressortir la différence essentielle entre l’Alliance abrahamique et les
pactes coraniques de servitude (p. 55-72).
Le P. Luc-Thomas Somme explique comment l’obéissance à Dieu et l’éthique de la
vertu chez saint Thomas laissent toute sa
place à la liberté, l’exemple parfait étant
l’obéissance du Christ (p. 55-67). Plus
loin, l’analyse de l’encyclique Pascendi
par le P. Édouard Divry montre les coïncidences entre le modernisme du début
du xxe siècle et une certaine herméneutique actuelle qui privilégie le texte sur
l’événement (p. 209-227). Dans l’optique
du dialogue, Gérard Troupeau traduit
l’épître de ‘Isā Ibn Zur‘a, syrien jacobite, à un ami musulman, dans laquelle
il synthétise leur débat sur la Trinité et
les attributs divins (p. 73-85). Enfin, Peter
Bruns, à propos des rapports entre pensée chrétienne et pensée perse sous les
derniers sassanides, expose le problème
métaphysique de l’infinité de Dieu chez
Bardaisan et le zurvanisme, critiqués par
saint Éphrem, puis les conceptions de
Paul le Perse, aristotélicien, et de Babaï le
Grand (p. 41-53)
Plusieurs contributions abordent la
philosophie islamique d’Ibn Sīnā d’abord,
puis de l’islam occidental, spécialité de
D. Urvoy. Miklós Maróth montre comment Ibn Sīnā unit et distingue le syllogisme rhétorique du syllogisme dialectique (p. 85-97). Rafael Ramón Guerrero
revient sur la primauté du langage dans
la réflexion sur le principe qui commande
la lecture que fait Ibn Ḥazm de Cordoue
du Peri hermenias (p. 99-112). Joaquín
Lomba nous explique la signification du
premier commentaire du Peri Psuchès,
dû à Ibn Bāğğa ou Avempace (p. 113128). Marc Geoffroy, revenant sur l’histoire de la nature de l’intellect humain
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chez Averroès, commente puis traduit
un texte de son Compendium de métaphysique qui reprend l’exposé d’Avempace, Jonction de l’Intellect avec l’homme
(p. 129-153). Dans l’optique du désir de
conversion, général au xiiie siècle, en
particulier chez Raymond Lulle, Maribel
Fierro souligne, contre un certain relativisme religieux au temps des Almohades,
les éléments communs entre les religions
fondées sur la raison et sur la langue qu’il
faut connaître pour convertir (p. 169-182).
Le thème est repris par le jésuite Jérôme
Xavier, dont Hugues Didier analyse l’ouvrage Fuente de Vida, traduit plus tard en
persan, qui rapporte un dialogue fictif
entre lui, un docteur sunnite et un philosophe légèrement sceptique à la cour
du Grand Mogol Akbar, susceptible de se
convertir (p. 193-207). Pour sa part, Guy
Monnot étudie l’Umma, cœur de la pensée de Fazlur Rahman (1919-1988), dont le
but est d’imposer « par la force politique
l’ordre éthique de sa Loi [la Sharî‘a] »
(p. 241), et qui se révèle être une pensée
sans spiritualité (p. 229-243). Enfin, JeanMarie Clarinard mène une réflexion sur
Montaigne et son ontologie de l’instabilité
radicale des choses (p. 183-192).
2. Dans la seconde section qui porte sur
des situations particulières, Heinz Otto
Luthe expose l’idée selon laquelle une
œuvre culturelle instituée et canoniquement reconnue doit passer par la critique.
Cela est vrai pour le catholicisme romain
comme pour toute religion culturellement établie (p. 247-262). Lionel Poirier
de Narçay raconte comment la révolte
de Tacfarinas en Afrique du Nord a tenu
Rome en échec (p. 263-277). Istvan Kristo
expose le programme éducatif du persan al-Muqaffa‘ (720-757) qui, au temps
de la révolution abbaside, doit assurer la
cohésion du nouveau monde musulman
(p. 279-293). Hamadi Redissi, pour sa
part, traite des majlis, du cadre institué de
controverses qui visent à défendre une religion ou en détruire une autre (p. 295-307).
Trois contributions traitent de situations problématiques dans l’islam occidental. Dans la première, Cristina de
la Puente étudie le rapport des groupes
d’ulémas au pouvoir politique exercé
alors par al-Manṣūr (Almanzor) sous le
calife Hisam II (p. 309-328). La seconde,
de Delfina Serrano, donne le texte d’une
fatwa de Ibn Rušd al-Ğadd, juriste et
théologien, grand-père d’Averroès, qui
s’oppose au devoir du peuple de raisonner le principe de la foi, et reconnaît au
gouvernement almoravide le droit d’interdire la lecture des œuvres du kalām
(p. 329-341). Dans la troisième, la plus
longue de toutes, Josep Puig Montada expose l’action obsessionnelle du P. Jayme
Bleda (1552-1624), dominicain de Valence,
pour obtenir du roi Philippe III puis justifier théologiquement l’expulsion des
musulmans convertis, décidée en 1609
(p. 343-377). Au sujet de la Russie, Paul
Castaing décrit comment, à travers les
pèlerinages de l’élite et du peuple avant
et après 1453, le pays est devenu la Terre
Sainte et Moscou la capitale de la foi
(p. 379-390). Mgr Camillo Ballin décrit
le destin tragique des petites communautés chrétiennes du Soudan avant la
Mahdiyya et pendant cet état (1881-1898),
obligées de choisir entre se convertir à
l’islam ou mourir (p. 390-406). Quant à
Jeanne-Hélène Kaltenbach, elle voit dans
la confusion qui règne en France sur le
nombre des musulmans l’obstacle majeur
à l’ouverture d’un vrai débat (p. 407-420).
Du livre de l’imam Al-Qardawi, publié
en 1992, Yolande de Crussol tire trois enseignements : sur l’islam, sur la place des
non-musulmans dans une société musulmane, où l’histoire contredit le droit, et sur
l’intolérance, qu’on ne peut pas contester,
qui s’en dégage (p. 421-430). Jean-Pierre
Ferrier montre comment la diplomatie arabe reste dans le vague, faute de ne
pas pouvoir définir les deux principes de
toute diplomatie : l’ennemi commun et
l’objectif commun (p. 431-445). Mathieu
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islamologie
Guidère expose comment le Manuel de
recrutement de Al-Qaïda de 2007 utilise
les procédés d’action psychologique de
citations de textes coraniques, procédés
mis en lumière par Dominique et MarieThérèse Urvoy (p. 447-463). Enfin, Yadh
Ben Achour examine les relations entre la
civilisation religieuse islamique et la civilisation occidentale sécularisée ; celles-ci
aboutissent à une confrontation et à des
tensions auxquelles répond pourtant une
recherche non moins difficile de dialogue
(p. 465-481).
3. Les contributions de la troisième
section portent d’abord sur la langue
arabe musulmane : André Roman l’examine à partir des théories de Saussure
(p. 485-500), puis Mohammad Ali AmirMoezzi détaille les étapes agitées de la
sacralisation du persan, finalement réalisée au ixe-xe siècle (p. 501-514). L’étude
d’une controverse sur les mérites comparés de la prose et de la poésie en contexte
musulman conduit Marie-Thérèse Urvoy
à expliquer comment les procédés de
type dialectique de la théologie musulmane favorisent la posture polémique en
islam (p. 515-526). Mansour Sayah trace
l’histoire des emprunts de l’arabe par le
français, surtout à partir de la colonisation, avec les problèmes d’intégration
morphologiques et phonétiques qu’ils
posent (p. 573-600). Nicole Koulayan étudie l’évolution du bilinguisme dans les
pays francophones où l’on passe facilement à la solution du francarabe, défavorable aux deux langues, même si l’arabe
dialectal progresse lentement (p. 600-618).
Dans des registres très différents,
François Déroche montre comment des
collections d’écrits coraniques en Europe
et en Afrique du Nord qui proviennent
de la grande mosquée de Damas enrichissent l’histoire de la reliure sous les
Abbasides (p. 527-538). Pierre Guichard
réaffirme le rôle de Sagonte dans les révoltes locales contre l’opinion contraire
qu’une arabisante valencienne fonde sur
la seule philologie (p. 539-550). Djamil
Aïssani rappelle le rôle intellectuel de la
ville de Béjaia (Bougie) en accueillant
des dialogues interreligieux, de ceux
avec Raymond Lulle en 1307, jusqu’à ceux
entre Cheikh al-‘Alawī et le P. Giacometti
au xxe siècle (p. 551-565). Quant à CarstenMichael Walbiner, il montre comment,
d’après Makarius Ibn az-Za‘īm (mort en
1672), son père, prêtre à Alep, s’est ingénié
par le jeu des lettres de la Basmala à interpréter celle-ci comme un éloge du Christ
(p. 567-572).
Les dernières contributions portent
sur l’orientalisme, souvent décrié. En
premier, Antoine Noujaim souligne
l’œuvre du Collège maronite romain,
créé en 1584 (p. 619-631). Deux personnalités sont ensuite distinguées : Mohamed
Ben Cheneb (Ibn Abī Šanab, 1869-1929),
bilingue et homme de double culture, enseignant à la Faculté des lettres d’Alger,
dont Mgr Henri Teissier trace l’itinéraire
(p. 633-650), et Georges-Henri Bousquet
(1900-1978), enseignant et écrivain, spécialiste du droit musulman, versé dans
les problèmes de mariage et de sexualité,
que présente Germain Sicard (p. 665-679).
Pour sa part, Manuela Marín fait état
d’une controverse à distance durant l’année 1922 sur le pouvoir du sultan du Maroc,
entre le Maréchal Lyautey et Asín Palacios,
le grand arabisant espagnol (p. 651-663).
Enfin, Karam Rizk fait le point sur la situation de l’étude de l’histoire au Liban,
étude qui s’inspire encore de la démarche
de l’école des Annales ; cependant, la recherche des sources et l’intérêt pour l’histoire régionale s’affirment de plus en plus
(p. 681-694).
Ces études érudites devraient contribuer à dépasser les ignorances, les naïvetés
et les préjugés grossiers qui trop souvent
gâtent le dialogue islamo-chrétien.
Jean Golfin..
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DIVERS
Minerva, Liturgia, Fiesta y Fraternidad en
el Barroco Español, Actas del I Congreso
Nacional de Historia de las Cofradías sacramentales (13, 14 y 15 de abril de 2007,
Sepúlveda [Segovia]), Sepúlveda, Cofradía
del Corpus, 2008, 1 vol de 512 p.
Le thème des confréries avait longtemps été délaissé dans l’historiographie
du fait de sa pérennité en Espagne et de
la dispersion des sources. Cette lacune a
été compensée durant les dernières années, en privilégiant toutefois les confréries jouant un rôle important durant la
Semaine Sainte.
On peut regretter que des tentatives
de définitions de cofradía et hermandad
(termes désignant tous deux une « confrérie ») n’apparaissent dans une communication que dans la deuxième partie du
livre. Même si les autres contributeurs
n’avaient pas forcément à rappeler la signification de ces mots, la présentation en
début d’ouvrage aurait permis de rappeler
d’entrée ces nuances. Ajoutons à cela le fait
que plusieurs intervenants présentent au
début de leurs communications leurs hésitations concernant le sujet qu’ils avaient à
traiter et ses limites, ce qui donne le sentiment d’un manque de concertation dans
la préparation de ce colloque.
En effet, hermandad désigne le rassemblement de fidèles pour une œuvre. La
cofradía, quant à elle, désigne la partie de
la confrérie, composée par exemple de pénitents, que l’on voit en procession durant
la Semaine Sainte. Adela Tarifa Fernández
traite dans son article de « Cofradías y
Hermandades entre la Religiosidad popular y la asistencia social. Aproximación a su
historia en Jaén y en Úbeda » (p. 323-351). Il
faut ainsi attendre la p. 327 pour avoir des
définitions de cofradías et d’hermandades.
Les cofradías sont des associations de fidèles qui se regroupent volontairement à
des fins diverses, sous le vocable d’un saint
patron. Elles fonctionnent en suivant des
règles fixées en interne, supervisées ou non
par les autorités ecclésiastiques ou civiles.
Les éléments constitutifs sont la volonté de
chaque membre d’accomplir la dévotion
et le culte commun qu’ils rendent (p. 323).
L’A. rappelle aussi que si « les confréries
ne furent pas les seules institutions religieuses à assumer, sous l’Ancien Régime,
des fonctions d’aide sociale dans l’Espagne,
son rôle en ce domaine est néanmoins remarquable » (p. 324). Elle précise, de plus,
qu’après le retard des études sur les confréries espagnoles, il manque encore une
grande œuvre actuelle de synthèse. Elle
dresse le tableau des termes récurrents
dans ces études : religion, religiosité populaire, association et aide sociale (p. 327). Le
culte externe et les processions publiques
sont assurés par les cofradias (qui sont
elles-mêmes des hermandades, tandis que
les hermandades ne sont pas des cofradías).
Les activités des deux groupes se mêlaient
déjà au Moyen Âge et leur délimitation est
floue. Cependant, certaines hermandades
prirent plus d’autonomie au fil des siècles :
leur réglementation mettait l’accent sur
l’aspect religieux (le plaçant en priorité
par rapport aux domaines professionnels
et caritatifs [p. 328]).
L’A. présente ensuite l’évolution des
confréries entre les xvie et xviiie siècles.
À travers cette étude, elle explique combien cela est révélateur des données socioéconomiques et de la mentalité collective
(p. 239). L’autorité qu’elles représentaient
par leur champ d’action et la richesse de
certaines d’entre elles contribuèrent à susciter des attaques de la part du pouvoir civil ou ecclésiastique.
Ce premier Congrès national d’histoire
des confréries du Saint-Sacrement met
l’accent sur les activités de la confrérie de
Sepúlveda. À l’origine de cet événement,
a eu lieu en 2005 une rencontre nationale
célébrée à Sepúlveda. Au sujet des confréries de cette ville, le livre de José-Antonio
524
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divers
Linage Conde (Las Cofradías de Sepúlveda,
Ségovie, 1985) s’est imposé comme référence, mais a également suscité de nombreuses études. Les publications se sont
donc multipliées sur ce thème, donnant
lieu à des études plus précises pour diverses villes espagnoles. Plusieurs communications de J.-A. Linage Conde sont
publiées dans cet ouvrage : c’est lui qui
présente, en guise d’introduction, l’origine de ce Congrès national sur l’histoire
des confréries, « Crónica des Congreso
Nacional de Historia de las Cofradías »
(p. 11-17). Il traite, de même, des confréries de Sepúlveda à l’époque contemporaine, et des différentes confréries de la
ville, « La tenacidad cofrade de Sepúlveda
en la Edad Contemporánea » (p. 45-73), et
« Otra cofradía de Sepúlveda absorbida
por el Corpus : Ánimas » (p. 133-169).
Pendant le Siècle d’or, les confréries
prirent une importance capitale dans la
société de l’époque. Plusieurs communications rappellent les facteurs ayant favorisé leur apparition. Les confréries du
diocèse de Ségovie sont présentées par
Maximiliano Barrio Gozalo, de l’Université de Valladolid, « Las Cofradías de la
diócesis de Segovia y el expediente general
de 1771 » (p. 21-43). Les confréries jouaient
un grand rôle pour canaliser la religiosité
populaire. Surgies au Moyen Âge, c’est au
xvie siècle qu’elles prennent une expansion considérable, qui suscitera plusieurs
appels des évêques pour freiner leur croissance et mettre un terme à certains de
leurs abus (p. 21). Les prélats signalent à
la curie romaine au xviie siècle qu’il existe
des confréries dans presque tous les villages du diocèse : parfois plus de trois
qui y sont installées. Au milieu du siècle,
on en compte plus de 25 000 dans tout le
pays (p. 22). L’A. fait ensuite une typologie de ces confréries suivant leur dévotion
(culte particulier du Saint-Sacrement, marial) et les œuvres qu’elles entreprennent.
Il met l’accent sur la forte sociabilité qui
s’exerce par les activités de ces confré-
ries. Celles-ci se préoccupent de secourir
les pauvres. Il est cependant mentionné
qu’elles travaillent dans un monde complexe : il s’agit d’associations religieuses,
mais formées de laïcs, qui restent d’une
certaine manière en marge de la structure
ecclésiastique. L’Église post-tridentine se
préoccupe de ces institutions et s’efforce,
pour les contrôler, de les soumettre à la
visite de l’évêque, afin qu’elles deviennent
un moyen de diffusion du modèle de religiosité que celui-ci souhaite imposer
(p. 23). La fête du Corpus (Christi) marque
l’essor du culte du Saint-Sacrement.
Tout comme pour d’autres communications de cet ouvrage, on ne peut que
souligner l’intérêt de cette étude pour
l’histoire des confréries, et le travail
qu’ont dû représenter ces recherches afin
de présenter chaque confrérie, avec son
fonctionnement interne et tous les événements qui l’ont animée. Plusieurs communications vont cependant si loin dans
le détail (par exemple, tableaux où les dépenses sont présentées) que ces informations peuvent paraître secondaires voire
excessifves,compte tenu des informations
attendues à ce congrès.
Dans « Algunas notas sobre la fiesta
del Corpus Christi », Fermín Labarga
García, de l’Université de Navarre, présente l’origine de la Fête-Dieu (qui est
plus souvent appelée en Espagne « Fiesta
del Corpus Christi »). Signalons juste l’erreur de l’A. qui traduit en français « fette
Dieu » (p. 75). Il présente l’histoire de cette
fête jusqu’à nos jours. Il rappelle qu’au
xiiie siècle, sainte Julienne de Cornillon
(qu’il nomme plus souvent « la bienheureuse Julienne de Rétinne » du nom de
son lieu de naissance [p. 76]) a permis de
développer cette fête du Saint-Sacrement.
Il évoque ensuite les miracles eucharistiques, notamment celui de Bolsena
(p. 75). Le pape Urbain IV souhaita voir
lui-même le corporal et une foule nombreuse vint ainsi en procession en 1264.
Le pape voulut étendre cette fête à toute
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l’Église, et l’instaura deux mois après, le
8 septembre. Cette fête avait déjà eu lieu
à Liège en 1246. Julienne, élue prieure du
Mont Cornillon, avait continué les démarches avec l’aide d’Ève de Liège pour
l’établissement de cette fête. Il insiste
sur la réflexion faite en parallèle par les
contemporains de ces événements concernant la Transsubstantiation, et mentionne
les grandes figures théologiques qui ont
alors œuvré tels Alexandre de Halès,
Albert le Grand et Thomas d’Aquin (p. 78).
Des photographies comme celles de l’ostensoir de Lanciano viennent illustrer les
propos de l’A. ; de même d’autres documents iconographiques ou tableaux de
données pouvant servir de sources pour
des statistiques, lorsqu’il s’agit des composantes des confréries ou des coûts pour
leur fonctionnement et celui des fêtes, figurent régulièrement dans cet ouvrage.
L’A. met aussi l’accent sur le fait qu’Urbain IV avait demandé à saint Thomas
d’Aquin de composer l’office liturgique
pour la Fête-Dieu. Il présente ensuite la
procession, puis l’impulsion donnée à
cette célébration et au culte eucharistique
à partir du concile de Trente. De très
nombreuses confréries y contribuèrent, et
prirent le nom du Très-Saint-Sacrement
(p. 83). L’A. revient également sur les activités de la confrérie de la Minerve. Paul III
a accordé par la bulle Dominus Noster de
nombreuses grâces et indulgences pour la
confrérie de l’église romaine Santa María
sopra Minerva fondée en 1538 par un dominicain. D’autres confréries similaires
ont ensuite été fondées dans plusieurs
villes d’Espagne, et celle de Rome devint
archiconfrérie.
Il présente ensuite la Fête-Dieu en
Amérique (p. 85) en précisant combien,
dès les premières années de l’évangélisation, elle a connu une popularité importante sur ce continent. L’A. souligne pour
finir que la Fête-Dieu est apparue au
xiiie siècle comme étant produit par plusieurs phénomènes : « Les controverses
théologiques concernant l’Eucharistie, la
réaffirmation de la Présence réelle, le désir pieux des fidèles souhaitant voir Dieu,
et la nécessité d’extérioriser par une fête
solennelle le culte eucharistique » (p. 89).
Il rappelle qu’au xive siècle l’implantation
de la procession du Saint-Sacrement était
généralisée. À partir du concile de Trente,
la Fête-Dieu acquiert sa solennité la plus
forte, comme réaffirmation de la foi catholique, et les arts se mettent au service
de l’eucharistie.
D’autres communications portent sur
« les origines des confréries du SaintSacrement », comme celle de José Sánchez
Herrero, de l’Université de Séville. Il y
présente la messe et son évolution ; le
culte croissant de l’eucharistie, séparé
de la messe, avec la vénération du SaintSacrement ; la Fête-Dieu ; et les premières
confréries qui propagent particulièrement
le culte de l’eucharistie (p. 91). Il présente
la « Messe dramatique », qui se développa
du xiie au xive siècle (p. 94). Le peuple
voulait participer, mais ne comprenait ni
le latin ni la messe. Ils s’attachèrent donc
à ce qu’ils voyaient et ce qu’ils entendaient
et donnèrent une interprétation, non pas
liturgique, mais issue de l’imagination
populaire. C’est ainsi que s’est élaborée « l’allégorie de la Messe » qui représente la vie du Christ, sa Passion, ou encore l’histoire de l’Ancien et du Nouveau
Testament. Il signale ensuite qu’aux xiie
et xiiie siècles, le tabernacle mural commence à être placé derrière ou à côté de
l’autel. L’A. met l’accent sur le fait que ce
type de changement s’effectue en même
temps que le culte du Saint-Sacrement
se propageait (p. 101). Antonia Antoranz
Onrubia présente dans sa communication
« la Sainte Cène et l’Eucharistie dans la
peinture médiévale » (p. 109). Le chanoine
Francisco Fuentenebro Zamarro traite
des « anciennes confréries de Cantalejo
et le théâtre sacré » (p. 171). Il rappelle que
les buts des confréries, et des dévotions
qu’elles encadraient, appartenaient prin-
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divers
cipalement aux domaines cultuels, culturels, et d’assistance (aider les pauvres, porter le viatique, etc.). En cela, ces associations paroissiales ont été uniques pendant
des siècles. Les confréries s’intégrèrent
ainsi dans la vie de la paroisse et de la
société locale (p. 171). L’A. souligne qu’au
xviie siècle, les préoccupations synodales
se concentrent sur les « coutumes » de la
Fête-Dieu (p. 187). Il présente également
quelques-unes de ces représentations. Le
parcours des processions est bien défini et
peut encore être retracé (p. 203). Marion
Reder Gadow, de l’Université de Málaga,
traite dans sa communication de la liturgie et de la pédagogie à travers la FêteDieu dans la ville de Málaga durant les
années 1600 (p. 299). L’A. revient aussi sur
l’origine de cette fête, et sur les représentations théâtrales (p. 306).
Les communications présentes en fin
d’ouvrage, plus courtes que les autres,
ressemblent davantage à des compléments d’informations qui feraient office
d’annexes qu’à des articles comparables
à la première partie. La raison de cette
disposition semble échapper à ceux qui
n’ont pas assisté à ce congrès. Si ces renseignements peuvent être utiles pour l’analyse des confréries de certaines villes, il
est toutefois difficile d’y percevoir une
transition clairement visible avec la première partie, ce qui gêne pour suivre le fil
conducteur du congrès.
Les organisateurs de ce congrès ont
souligné plusieurs aspects de ce travail :
d’abord que ce rassemblement avait lieu
« dans une étape historiographique caractérisée par la prolifération des études
sur les confréries » (p. 15). L’enracinement
des confréries et leur proximité avec la
population du lieu ou dans un milieu
social permettent de découvrir des liens
insoupçonnés avec diverses facettes de
l’histoire sociale, économique, culturelle
et des mentalités. Il en résulte que le traitement historiographique de ce sujet est
possible en suivant aussi bien l’évolu-
tion temporelle que sa diffusion géographique. Ensuite, malgré une apparente
similitude dans la règle des confréries
et l’unité cultuelle demandée par la liturgie, son implantation dans différents
territoires d’une part, et son application
aux situations de la sensibilité religieuse
d’autre part, ont été un facteur déterminant dans la multiplication de ces études
sur les confréries (p. 16). L’organisation du
congrès par l’Université de Valladolid et
de la Cofradía del Corpus manifeste l’intérêt que les institutions culturelles ont pour
ces recherches, et cela se veut un élément
favorable pour la poursuite de ces travaux. Cela est d’autant plus notable que
les confréries existantes peuvent encore
percevoir les traditions d’autres groupes
et ce qui est resté, au fil des siècles, de leur
propre fonctionnement (p. 17).
Les actes de ce congrès résultent de
recherches considérables sur l’histoire
des confréries dans le Baroque espagnol.
Ils constituent un apport très utile pour
l’étude du fonctionnement de ces institutions. Cependant, il y a davantage de
communications sur l’organisation de la
confrérie pour la préparation des fêtes que
sur la liturgie elle-même. De ce fait, ce travail semble plus centré sur les limites imposées aux confréries pour endiguer leur
pouvoir, ce qui réduit les informations que
l’on pouvait en attendre. Du coup, peu de
communications traitent de l’histoire des
doctrines ; cependant cet ouvrage constitue un apport important pour l’histoire
des confréries.
Marie-Thérèse Duffau.
Nicole Échivard, Vert comme l’Espérance, Plaidoyer chrétien pour l’écologie,
Paris, Médiaspaul, 2012, 1 vol. de 208 p.
Dans ce livre dont l’inspiration chrétienne a été unanimement saluée, Nicole
Échivard aborde le défi écologique dans le
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contexte environnemental des malheurs
écologiques dont souffre le monde d’aujourd’hui et qui font craindre pour l’avenir même de la planète. Face à l’impact
désastreux de la prédation prométhéenne
et de la logique du profit, l’A. souligne la
cohérence entre la conscience écologique
et la foi chrétienne ; elle invite à répondre
aux problèmes actuels dans un esprit de
sagesse.
Le projet est clairement affirmé : l’A
entend donner un caractère spirituel à
la question écologique. Elle réhabilite la
conception d’un fondement sacré de la
nature considérée trop souvent comme
gisement de ressources exploitable, tout
en gardant ses distances avec le discours
néopaïen sur le sacré naturel. Le chrétien est ainsi conduit à s’interroger sur
son attitude envers la Création, sur son
lien avec la nature créée par Dieu, sur
son engagement envers la protection de
l’environnement.
Œuvre originale où affleure la méditation, l’ouvrage présente un plan en cinq
chapitres qui peuvent surprendre par
leur plasticité. La grande variété des références, de Babylone à Benoît XVI, de saint
Augustin à Giono, de Simon de Taibouthet
à Masanobre Fukuoka (1913-2008), en passant par Bossuet et Dostoïevski, étonnera.
Une mise en page parfois fantaisiste surprendra également. Quoi qu’il en soit, l’A.
ambitionne davantage de présenter des solutions techniques, de même qu’elle évite
tout discours résigné ou tout encouragement à la passivité ; elle fait appel à chacun,
plaidant pour une prise de conscience de
sa responsabilité chrétienne à l’égard de la
nature, qui est la création de Dieu. Parce
que la nature est don de Dieu, N. Échivard
en appelle au primat de la contemplation
et de l’adoration : « L’homme est fait pour
adorer, non [d’abord] pour travailler »
(p. 180).
Joseph Chalmers, Prier au Carmel à
l’exemple de Marie, « Grands Carmes,
6 », Paris, Parole et Silence, 2007, 1 vol. de
136 p.
Geneviève Gavignaud-Fontaine.
Claire Bressolette.
En six chapitres, Joseph Chalmers, Père
général de l’ordre des Grands Carmes,
propose un itinéraire vers la contemplation : Marie en est à la fois le portail et le
terme puisqu’elle en est le modèle indépassable, la mère qui nous précède dans
l’écoute de la Parole, la méditation et la
prière silencieuse. Après avoir rappelé
l’origine mariale de l’ordre du Carmel,
l’A. invite chacun à faire lumière sur luimême pour tourner résolument le dos au
mensonge et à son corollaire, l’illusion,
en entrant dans un processus de conversion, animé par le seul désir de Dieu. Sans
concession aucune vis-à-vis de lui-même
pour mettre à mort la « fausse personnalité, qui nous enveloppe comme dans un
cocon » (p. 75), et bien déterminé à tout
mettre en œuvre pour laisser Dieu parler en vérité grâce à des moyens simples
et concrets, comme la « prière convergente » (p. 119), l’orant doit consentir à la
traversée de la « nuit obscure, étape normale de la croissance » (p. 47). Le silence
restant, à l’instar de Marie la silencieuse
par excellence, la condition indispensable et le lieu même de la divinisation du
chrétien appelé à passer de la prière à la
contemplation.
L’apport le plus novateur de ces pages
réside dans la formulation en termes adaptés au lecteur contemporain, en images
parlantes des réalités spirituelles les plus
profondes décrites par les maîtres carmélitains, et dans le rappel clair du « but de
la vie chrétienne » (p. 27). Parole limpide
charpentée par l’expérience personnelle
de l’A., ces pages épurées de toute forme
de complaisance nourriront les vrais chercheurs de Dieu.
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