Pascal Rambert va jusqu`au bout de la « Répétition »

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Pascal Rambert va jusqu’au bout de la « Répétition »
Il a suffi d’un battement de paupières pour que tout vole en éclats. Quatre amis étaient réunis autour d’une table,
dans une salle de répétition. Ils se connaissaient et faisaient du théâtre ensemble depuis vingt ans. Denis,
l’auteur, lisait sa biographie de Staline, qui devait donner lieu à une pièce. Les trois autres l’écoutaient : Stan, le
metteur en scène, Emmanuelle et Audrey, les comédiennes.
A un moment, Audrey a vu Denis lever son regard vers Emmanuelle. Dans le battement de paupières qui a suivi,
elle a compris ce qui se jouait : non pas du théâtre, comme cela aurait dû être en ce jour de répétition, mais la
naissance d’une passion. Alors, Audrey a explosé. Elle a décidé de ne pas arrondir les angles, mais de dire tout
ce qui n’allait pas. Sur eux quatre, leur façon d’être, de vivre et de travailler. Quitte à tout détruire.
Portrait d’une generation en crise
Ainsi commence une très belle pièce, présentée dans le cadre du Festival d’Automne. Elle s’appelle Répétition,
tout simplement, et Pascal Rambert, qui la met en scène au Théâtre de Gennevilliers (Hauts-de-Seine), l’a écrite
spécialement pour les acteurs qui la jouent : Audrey Bonnet, Emmanuelle Béart, Denis Podalydès et Stanislas
Nordey. Il y a longtemps que Pascal Rambert voulait réunir ces quatre-là. Il les connaît bien, pour avoir déjà
travaillé avec eux.
Comme il ne croit pas à la séparation entre la réalité et la fiction, il s’est inspiré de leur façon d’être, de l’image
qu’ils dégagent, de leur manière de jouer. Il va jusqu’à donner leurs prénoms aux personnages qu’ils interprètent.
Mais pas jusqu’à leurs noms. L’identification offre à Pascal Rambert un point d’ancrage. Elle lui permet de
développer son sujet, qui pourrait s’intituler : portrait d’une génération en crise dans l’art et l’Europe
d’aujourd’hui.
Nous sommes devenus quoi ?
Il n’est pas anodin que Denis ait écrit une biographie de Staline. Ses amis et lui ont grandi pendant la guerre
froide, ils ont vu s’effondrer l’URSS et naître une nouvelle géopolitique sur les ruines de ce qui fut une utopie
communiste. Eux-mêmes avaient une utopie quand ils ont commencé à faire du théâtre : changer l’art de
représenter le monde sur les scènes. Ils ont essayé, beaucoup travaillé, et voilà que leur croyance s’effondre, en
ce jour où un battement de paupières agit comme un révélateur. Tout ce que nous avons fait n’a plus de sens,
leur dit en substance Audrey.
Nous passons nos journées coincés dans des salles de répétition, mais nous avons perdu ce que nous avions : la
fluidité de la parole, la vérité de l’amitié, l’exaltation de la création. Et nous sommes devenus quoi ? Un corps
disloqué, incapable d’affronter une histoire intime, et l’histoire collective.
La mort d’une jeunesse
Audrey n’y va pas de main morte. Elle attaque chacun frontalement, Denis qui cherche toujours à se faufiler
entre les gouttes, Stan qui fait comme s’il ne voyait pas ce qui se passe, Emmanuelle qui veut toujours être au
centre. Pour Audrey, c’est trop. Elle dit qu’elle va partir, laisser derrière elle cette histoire devenue laide…
Quand elle a fini de parler, elle tombe sur le sol. Il en sera ainsi pour les trois autres, qui vont ensuite parler :
Répétition est une pièce chorale, divisée en quatre blocs, quatre monologues sans ponctuation dans le texte,
quatre adresses directes et intempestives. Une fois ou deux, seulement, on entendra « Arrête » ou « Ça suffit ».
Mais on n’aura jamais de dialogues au sens classique du terme. Ici, le dialogue tient en une succession de prises
de parole.
Emmanuelle est la première à réagir à Audrey. Alors que cette dernière revendiquait le respect d’une morale, elle
met en avant la force du désir. Jouir, voilà ce qui donne le sentiment puissant de vivre, lance-t-elle. Aimer deux
hommes en même temps, comme elle le fait, en aimant Stan, depuis longtemps, et Denis, depuis peu. Toucher le
corps d’athlète de Stan, et celui pas musclé de Denis. Accepter le cannibalisme de la chair, prendre et recevoir
des sexes, des seins, du sperme. Pour Emmanuelle, peu importe que tout soit raté, en définitive, si on est arrivé à
jouir et à aimer. Faux, répond Denis. Audrey et toi, vous parlez mais vous ne dites rien. Car la vérité est muette.
Denis s’affirme en tant qu’écrivain, il pose le débat sur le terrain de l’écriture qui structure et de l’utopie qui a
fondé leur histoire.
En Russie, sur les traces de Staline
Stan est le dernier à parler. « Relevez-vous, nous ne pouvons pas continuer à vivre ainsi », dit-il aux trois corps
allongés. Il est celui qui est quitté, par son ami Denis et sa compagne Emmanuelle. Il se sent enfermé dans leurs
crânes, il mesure le désastre général, mais il a un credo : d’autres vont venir, l’Histoire n’est pas morte, elle va
les réveiller, tous. Dans Répétition, l’Histoire s’inscrit dans les monologues, ponctués par des extraits de la
biographie de Staline, que les quatre acteurs disent. Ces extraits, d’une écriture magnifique, mettent en scène la
force du réel qui frappe de plein fouet ceux qui, se croyant les maîtres du monde, ont dansé sur des cadavers.
Jusqu’à leur propre chute. Pour préparer le spectacle, les quatre amis sont allés en Russie, sur les traces de
Staline. Ils le racontent et mêlent ainsi la petite histoire à la grande, dans un mouvement ample qui parcourt les
tristes champs du nouveau siècle, « un siècle de réfugiés, de déplacés de la pensée », écrit Pascal Rambert. Sans
sombrer pour autant dans le cynisme ou le pessimisme : ce n’est pas dans sa nature, ni dans sa manière. Mais le
constat est là, comme les mots sont là, qui disent la fin d’un temps, la mort d’une jeunesse, la difficulté à
construire, et à se reconstruire.
Riche, parfois trop dense
Cette matière, très riche, parfois trop dense, prend une forme radicale, sur scène. Fleur Pellerin, la ministre de la
culture et de la communication, qui a assisté à la première de Répétition, vendredi 12 décembre, a expérimenté
un théâtre où quatre acteurs en tenue de ville, dans le décor d’un gymnase, parlent chacun 35 minutes, sans effet
sinon celui de la parole. Cela paraîtra sans doute raide à beaucoup de ceux qui iront à Gennevilliers, et le
spectacle gagnerait à passer sous la barre des deux heures.
Mais il y a les acteurs, dirigés par Pascal Rambert. Ils comptent parmi les plus intéressants d’aujourd’hui, chacun
dans son style : Audrey Bonnet, avec son corps tranché comme une lame et sa puissance de jeu qui s’attaque au
texte comme on affronte une face nord. Emmanuelle Béart et sa queue-de-cheval blonde sur ses vêtements noirs,
altière dans son débit et émouvante dans ses aveux. Denis Podalydès, formidable dans cette façon unique qu’il a
d’entrer dans la peau d’un personnage en ne changeant presque rien à son aspect. Stanislas Nordey, avec son
torse nu, ses grandes enjambées et sa projection extraordinairement précise du moindre mot.
Par Brigitte Salino.
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