Emmanuelle est la première à réagir à Audrey. Alors que cette dernière revendiquait le respect d’une morale, elle
met en avant la force du désir. Jouir, voilà ce qui donne le sentiment puissant de vivre, lance-t-elle. Aimer deux
hommes en même temps, comme elle le fait, en aimant Stan, depuis longtemps, et Denis, depuis peu. Toucher le
corps d’athlète de Stan, et celui pas musclé de Denis. Accepter le cannibalisme de la chair, prendre et recevoir
des sexes, des seins, du sperme. Pour Emmanuelle, peu importe que tout soit raté, en définitive, si on est arrivé à
jouir et à aimer. Faux, répond Denis. Audrey et toi, vous parlez mais vous ne dites rien. Car la vérité est muette.
Denis s’affirme en tant qu’écrivain, il pose le débat sur le terrain de l’écriture qui structure et de l’utopie qui a
fondé leur histoire.
En Russie, sur les traces de Staline
Stan est le dernier à parler. « Relevez-vous, nous ne pouvons pas continuer à vivre ainsi », dit-il aux trois corps
allongés. Il est celui qui est quitté, par son ami Denis et sa compagne Emmanuelle. Il se sent enfermé dans leurs
crânes, il mesure le désastre général, mais il a un credo : d’autres vont venir, l’Histoire n’est pas morte, elle va
les réveiller, tous. Dans Répétition, l’Histoire s’inscrit dans les monologues, ponctués par des extraits de la
biographie de Staline, que les quatre acteurs disent. Ces extraits, d’une écriture magnifique, mettent en scène la
force du réel qui frappe de plein fouet ceux qui, se croyant les maîtres du monde, ont dansé sur des cadavers.
Jusqu’à leur propre chute. Pour préparer le spectacle, les quatre amis sont allés en Russie, sur les traces de
Staline. Ils le racontent et mêlent ainsi la petite histoire à la grande, dans un mouvement ample qui parcourt les
tristes champs du nouveau siècle, « un siècle de réfugiés, de déplacés de la pensée », écrit Pascal Rambert. Sans
sombrer pour autant dans le cynisme ou le pessimisme : ce n’est pas dans sa nature, ni dans sa manière. Mais le
constat est là, comme les mots sont là, qui disent la fin d’un temps, la mort d’une jeunesse, la difficulté à
construire, et à se reconstruire.
Riche, parfois trop dense
Cette matière, très riche, parfois trop dense, prend une forme radicale, sur scène. Fleur Pellerin, la ministre de la
culture et de la communication, qui a assisté à la première de Répétition, vendredi 12 décembre, a expérimenté
un théâtre où quatre acteurs en tenue de ville, dans le décor d’un gymnase, parlent chacun 35 minutes, sans effet
sinon celui de la parole. Cela paraîtra sans doute raide à beaucoup de ceux qui iront à Gennevilliers, et le
spectacle gagnerait à passer sous la barre des deux heures.
Mais il y a les acteurs, dirigés par Pascal Rambert. Ils comptent parmi les plus intéressants d’aujourd’hui, chacun
dans son style : Audrey Bonnet, avec son corps tranché comme une lame et sa puissance de jeu qui s’attaque au
texte comme on affronte une face nord. Emmanuelle Béart et sa queue-de-cheval blonde sur ses vêtements noirs,
altière dans son débit et émouvante dans ses aveux. Denis Podalydès, formidable dans cette façon unique qu’il a
d’entrer dans la peau d’un personnage en ne changeant presque rien à son aspect. Stanislas Nordey, avec son
torse nu, ses grandes enjambées et sa projection extraordinairement précise du moindre mot.
Par Brigitte Salino.