ESSAI
Les pommes de terre
brûlantes
La bêtise est-elle un
« boomerang » qu'aucun joueur
.
ne peut attraper ?
Suite de la page 69.
cette imposture, il arrive que nos jeunes gens
se laissent prendre, car ils leur ont involon-
tairement fourni des armes.
La périlleuse vocation de la philosophie est
de contester inlassablement sa propre existence.
Elle est seule dans cette situation très incon-
fortable, et irremplaçable en cela. Ce paradoxe
la rend éminemment vulnérable aux imbéciles
et aux hypocrites. L'A.B.C. de la philosophie,
ce fut, de tout temps, de se chercher soi-même.
Pourvu qu'elle ne se trouve pas trop vite !
A peine éveillée à la conscience de soi, la
philosophie se demande pourquoi elle existe,
et même si elle existe, et à quoi bon. Elle passe
beaucoup de temps à se définir, car elle n'est
pas évidente pour elle-même. Sa dignité sera
donc de vivre dangereusement, d'avoir sans
cesse à se justifier. La philosophie, et elle
seule, met en question sa propre existence
car rien ne va de soi pour la philosophie, et
pas même la philosophie ; et pas même l'acte
apparemment inutile et gratuit de philosopher.
Un ordinateur agacé
Dans cette problématisation infinie, l'exis-
tence de la philosophie est le premier dei
problèmes philosophiques. A proprement par-
ler, la philosophie n'a pas d'objet fermé : car
elle pose, réflexivement, le problème du pro-
blème, le problème de tous les problèmes. Il
ne faut pas le dissimuler : elle fournit en
cela des armes à ses adversaires, aux bœufs
et aux taureaux. Un philosophe est obligé de
répondre aux questions les plus absurdes, les
plus stérilisantes et les plus dérisoires, même
aux questions que pose en général la mauvaise
foi, aux questions 'de ceux qui lui refusent
l'existence : pourquoi faites-vous de la philo-
sophie (plutôt que de la gymnastique sué-
doise) ? Pourquoi écrivez-vous un livre sur
Hegel (plutôt que sur Courteline) ? A ce
« plutôt que », on ne peut pas répondre, sinon
par le silence, et pourtant il faut répondre,
même quand la mauvaise foi n'accepte pas le
minimum d'idées communes que toute discus-
sion présuppose. Le philosophe acceptera la
dérision de cet interrogatoire. Car il sait, en
somme,
ce
qu'il faut répondre. Quand on nous
demande : pourquoi la philosophie ? Il faut
répondre : votre question est une question
philosophique.
Pourquoi la morale ? —
C'est
une 'question morale, et niême une opinion
morale. Et il arrive même que la mauvaise foi,
intéressée par sa propre question, commence
alors à philosopher à son tour.
« La philosophie, à quoi ça sert ? » Eh 'bien,
je vais vous •le dire maintenant. Mes amis,
la philosophie, ça ne sert à rien : les 'bovidés
avaient raison. La philosophie est inutile. Mais
comme toutes les choses très importantes et
très vitales sont inutiles. Comme l'oxygène
atmosphérique. On ne peut s'en passer. Sans
elle il manquerait quelque chose, quelque
chose qui n'est rien, qui est tout. Si elle était
'détruite, il faudrait immédiatement la réin-
venter.
Je vais finir sur une histoire qui m'a été
racontée par un collègue néerlandais. Comme
il y a longtemps de 'cela, je ne la rapporte
sans doute
1:;as
très exactement. Que notre
collègue, en ce cas, iveuille bien me pardon-
ner. L'esprit de cette histoire est respecté.
Il était une fois, au quartier Latin, un dépar-
tement Ide philosophie particulièrement favo-
risé : il avait pu acheter fun ordinateur. Les
professeurs, perplexes, tournaient autour de la
machine, pressant sur un bouton, tirant une
manette, appuyant sur un levier, comme dans
un film de Jacques Tati. Soudain, la machine,
agacée, cracha un petit papier rose. Sur ce
papier on put lire les mots suivants : u
Cogito
ergo sum. »
VLADIMIR JANKELEVITCH
ESSAI SUR LA BETISE
par Michel
Adam
Presses universitaires de France, 195 p„ 29 F.
I a Soit une personne qui éplitche des pom-
mes de terre chaudes. On lui recommande
l'emploi d'une fourchette. Elle demande alors
comment une fourchette peut faire refroidir
les pommes de terre.
»
C'est l'un des exemples de e bêtise »
que
donne Michel Adam. u
La sottise,
ajoute-t-il,
lie la solution du problème à la façon
immé-
diate
dont il est posé et ne réalise pas le trans-
fert ustensilaire correspondant. »
Mais
la façon immédiate dont Michel Adam
propose l'exemple de la fourchette permet-
elle de comprendre ce qui, au juste, dans la
cuisine, avec ces pommes de terre, s'est
passé ?
Cet exemple se place à la page 72 de
« Essai sur la bêtise ». Supposons que,
depuis la page 1, le lecteur ait trouvé un
rythme approprié de lecture. Il lit l'exemple
de la fourchette selon ce rythme, il passe, il
se laisse conduire par la dynamique de dé-
monstration de Michel Adam, il a eu, au
passage, le sentiment qu'il venait de saisir un
aspect de la bêtise : la personne qui épluche
n'a pas été à même d'envisager sur le mo-
ment l'emploi de la fourchette.
Deux secondes plus tard, le lecteur a une
panne. Ses yeux, son esprit s'arrêtent. La
fourchette ne passe pas. il se sent un peu
comme la personne aux pommes de terre. Si
Michel Adam était là, il lui demanderait
comment l'exemple de la fourchette peut
servir à montrer la bêtise.
Le lecteur fait marche arrière. Il relit plus
lentement l'exemple : «
Soit une personne qui
épluche des pommes de terre chaudes. On lui
rcommande l'emploi d'une fourchette. Elle
demande alors comment une fourchette peut
faire refroidir les pommes de terre. »
Un « conflit de
classes »
Bien. Essayons de voir dlairement la scène.
Il y a au moins deux personnes. B. y a des
pommes de terre « chaudes », qu'il s'agit
d'éplucher. Puisqu' c
on recommande l'emploi
d'une fourchette »,
c'est que ces pommes de
terre sont trop chaudes pour être épluchées
sans douleur. Première inexactitude de Michel
Adam : le mot
e
chaudes »
est trop mesuré,
il aurait dû dire : «
brûlantes ».
70 Lundi 17 mars 1975
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