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CyCle : Ces industries qui gouvernent le monde
entre la science et la technologie deviennent de plus en plus poreuses, au point de devenir
indiscernables, malheureusement, avec une augmentation considérable dans les crédits de
recherche et de développement militaire. Entre 1945 et le début des années 1960 plus de
60 % des crédits de Recherches et Développement financés par le gouvernement fédéral et
qui sont censées irriguer et créer l’innovation, furent dépensés par le DOD, le Département
de Défense Américaine. C’est le lancement de grands projets militaires et stratégiques (bien
sûr, la France a été en pointe à partir des années gaullistes dans ce domaine, et c’est aussi
le cas aux États-Unis). C’est aussi, par une sorte de diffusion, le mode des grands projets
scientifiques qui va s’imposer, y compris dans les domaines civils. Ce mode d’organisation
des grands projets, dans lequel il y a une division taylorienne du travail, va s’organiser au
sein même de grands laboratoires. Tout ces programmes militaires, qui servent de terrain
d’essais, ont irrigué beaucoup de secteurs, y compris civils, comme la pharmacie ou autres.
Il y a donc un processus de diffusion d’un mode d’organisation de la science et de sa relation
avec la technologie, voire avec le « marché », qui se met en place. C’est la naissance de la
méga science, traduction française de la
big science
dont j’ai donné quelques caractéris-
tiques, et bien sûr, l’enracinement de ces systèmes militaro-industriels. Dans les grands pays
vainqueurs - les États-Unis, la Grande Bretagne et la France - une filière de l’armement (au
sens de l’économie industrielle) s’est mise en place, elle est qualifiée de complexe militaro-
industriel aux États-Unis. En m’appuyant sur l’économie industrielle, j’ai proposé de le
caractériser comme un « méso système » d’armement en France, avec de grandes consé-
quences sur l’innovation technologique. La méga science est cette science qui va s’orga-
niser de façon hiérarchique et avec une gestion verticale, très centralisée, ce qui veut dire,
en pratique, un rôle accru de l’État. Et encore une fois, à des fins militaires ou à des fins
civiles, l’État va devenir très important dans le lancement de ces grands programmes, c’est
une interaction importante entre la science et le développement, ou si vous préférez, entre la
science et la technologie. De fait, on ne peut plus parler d’une science pure en laboratoire et
désintéressée. On accepte que, par différents canaux financiers - poids des grands groupes
industriels et des donneurs d’ordre - cette recherche est pénétrée de plus en plus, y com-
pris dans sa définition, ses centres d’intérêt, par le marché, par le capitalisme. Par exemple
les trajectoires scientifiques de la physique sont absolument éclairantes : le coût élevé des
équipements scientifiques rend illusoire l’idée d’inventeur qui pourrait être indépendant des
pressions de certains milieux de la société. Et puis, ça a explosé dans les années 2000, avec
les modes de financement publics/privés : ils vont être majoritairement publics dans l’arme-
ment. Mais cette configuration est aussi héritée de l’après seconde guerre mondiale.
La thèse des retombées des technologies militaires vers le civil
Sur toile de fond de ces nouveaux rapports, il a existé dans les années d’euphorie (les 30
glorieuses) un certain débat aux États-Unis et en Grande-Bretagne - totalement ignoré en
France - sur les relations entre technologies civiles et technologies militaires. Même si ces
idées s’estompent sous le poids des réalités d’une part, et des problèmes environnementaux
d’autre part, il s’agissait de la thèse des retombées des technologies militaires vers le civil,
pour des raisons à peu près résumées ainsi : ces retombées auraient bénéficié à l’industrie,
aux produits civils, voire au consommateur, à partir d’innovations technologiques de re-
cherches et développement, conçues et préparées pour des fins militaires. Les explications
étaient d’abord que, par définition, l’industrie de l’armement, la technologie militaire, après
la seconde guerre mondiale, ont produit, comme disent les économistes,
des innovations de
rupture
, dans le cadre de l’affrontement Est-Ouest : il fallait que l’épée soit toujours plus
forte que le bouclier auquel elle devait faire face, donc il y avait une sorte d’incitation à