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CyCle : Ces industries qui gouvernent le monde
CyCle
« Cesindustriesquigouvernentlemonde »
Léconomie
politique
de larmement
Claude Serfati
Docteur en Sciences économiques
Directeur du Centre d’Études sur la Mondialisation, les Conflits, les Territoires et les
Vulnérabilités à Saint-Quentin-en Yvelines
« Dans les conseils du gouvernement, nous devons prendre garde à l’ac-
quisition d’une influence illégitime, qu’elle soit recherchée ou non, par
le complexe militaro-industriel. Le risque d’un développement désastreux
d’un pouvoir usurpé existe et persistera. »
Dwight Eisenhower
, extrait du discours de fin de mandat, 17 janvier 1961.
Quoique je sache que le titre annoncé de la conférence était
« l’industrie de l’armement »,
j’ai choisi, en guise de clin d’œil, de l’appeler
« L’économie politique de l’armement »,
parce qu’au travers de mon activité professionnelle, je revendique d’être un économiste po-
litique - ça n’existe pas comme une discipline scientifique à l’universi- en particulier dans
la tradition de l’économie fondatrice, comme l’apôtre du marché,
la main invisible,
Adam
Smith, a fait de l’économie politique, car il était convaincu que les relations de pouvoirs,
avec l’État, mais aussi entre les individus, les institutions ou les groupes sociaux, sont une
composante de l’économie. Voilà pourquoi je revendique l’économie politique, et encore
plus dans l’industrie de l’armement, mais ce qu’on observe dans l’industrie pharmaceutique
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Claude serfati : l’éConomie politique de l’armement
devrait convaincre tout le monde que l’économie déconnectée des rapports de pouvoirs n’a
pas de sens, à mon avis. C’est une charge assez critique contre une forme d’économie domi-
nante dans nos universités françaises.
Je vais développer deux idées directrices, deux thèmes, pendant ma conférence : le premier
sera d’explorer avec vous les relations complexes entre l’industrie de l’armement au sens
large, (et pas seulement les dépenses militaires proprement dites : je reviendrai sur la dis-
tinction, pas toujours claire à faire) et l’économie nationale et les activités économiques. En
premier, j’aborderai ce que j’ai le plus travaillé - technologie militaire et civile, et ses inter-
relations - et ensuite, les dépenses militaires et la croissance économique, ce qui sera pour
moi, l’occasion d’explorer une piste que j’ai ouverte, mais peu développée, (et que la guerre
en Irak, avec en particulier, les travaux de Stiglitz et de Linda Bilmes, a remis à l’ordre du
jour) : l’impact des dépenses militaires sur la croissance économique.
Puis, le second volet, thème sous jacent à ma conférence, sera d’explorer ce que j’avais
publié dans un ouvrage paru quelques mois avant septembre 2001,
« La mondialisation ar-
mée »
: contrairement à ce qui se disait, (et se dit toujours) en filigrane sur la mondialisation,
qualifiée d’
heureuse
par Alain Minc, il y a une montée du militarisme au sein même de la
mondialisation des marchés et du capital. Et plus précisément, il sera question des relations
entre la finance et l’armement : puisqu’une de mes hypothèses est que la mondialisation est
dominée par la finance globale, le capital financier, j’ai cherché à explorer, dans la seconde
moitié des années 2000, l’impact ou la nétration des marchés financiers au sein même des
groupes de l’armement.
Dépenses militaires, production d’armes et croissance
Sur le premier thème « dépenses militaires, production d’armes et croissance », j’explorerai
d’un côté les relations technologies militaires-technologies civiles, puis la question de la
croissance économique de l’autre. Je vous ai rappelé en exergue une citation d’Eisenhower,
en 1961, dans son discours d’adieu au peuple américain, mais au sortir de la guerre, en 1946,
il avait dit autre chose : il soulignait que
« la guerre n’a pas été gagnée seulement grâce à
nos forces armées, mais également grâce aux scientifiques et aux hommes d’affaires qui
ont mis au point technique et armement. Et cette intégration des besoins des armées, de
la science et du business, doit être poursuivie en temps de paix ».
Comme l’ont constaté
la plupart des économistes américains qui ont travaillé sur l’armement, Eisenhower a été le
fondateur du complexe militaro-industriel, qu’il a décrié dans sa citation de 1961, et dont il
a été un des animateurs de la mise en place.
Ce n’est pas la place ici de refaire l’histoire de l’économie de l’armement, et en particulier
des technologies militaires, dans le développement sur longue période du capitalisme, mais
c’est plutôt le lieu d’insister très lourdement sur le changement qualitatif qui s’opère, après
la seconde guerre mondiale, dans les relations entre les dépenses militaires, les industries
d’armement d’un côté, et l’économie en général, de l’autre. Le poids des penses militaires
dans le produit intérieur brut est lisible suivant de nombreux indicateurs, mais c’est sans
doute encore plus lisible pour ce qui constitue un des cœurs de la dynamique du capitalisme,
c’est-à-dire, l’innovation technologique. On voit des relations tout à fait singulières se
nouer entre le système de technologies militaires et le système d’innovations civiles. En fait,
le
Manhattan Project,
projet de mise au point de la bombe atomique à Los Alamos en 1943,
avec un budget de plusieurs dizaines de milliards de dollars, a marqué l’entrée du militaire
dans l’économie, mais aussi le type d’organisation de la science et ses relations à la techno-
logie, qui ont prévalu depuis la seconde guerre mondiale jusqu’à aujourd’hui. Les frontières
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CyCle : Ces industries qui gouvernent le monde
entre la science et la technologie deviennent de plus en plus poreuses, au point de devenir
indiscernables, malheureusement, avec une augmentation considérable dans les crédits de
recherche et de développement militaire. Entre 1945 et le début des années 1960 plus de
60 % des crédits de Recherches et Développement financés par le gouvernement fédéral et
qui sont censées irriguer et créer l’innovation, furent dépensés par le DOD, le Département
de Défense Américaine. C’est le lancement de grands projets militaires et stratégiques (bien
sûr, la France a été en pointe à partir des années gaullistes dans ce domaine, et c’est aussi
le cas aux États-Unis). C’est aussi, par une sorte de diffusion, le mode des grands projets
scientifiques qui va s’imposer, y compris dans les domaines civils. Ce mode d’organisation
des grands projets, dans lequel il y a une division taylorienne du travail, va s’organiser au
sein même de grands laboratoires. Tout ces programmes militaires, qui servent de terrain
d’essais, ont irrigué beaucoup de secteurs, y compris civils, comme la pharmacie ou autres.
Il y a donc un processus de diffusion d’un mode d’organisation de la science et de sa relation
avec la technologie, voire avec le « marché », qui se met en place. C’est la naissance de la
méga science, traduction française de la
big science
dont j’ai donné quelques caractéris-
tiques, et bien sûr, l’enracinement de ces systèmes militaro-industriels. Dans les grands pays
vainqueurs - les États-Unis, la Grande Bretagne et la France - une filière de l’armement (au
sens de l’économie industrielle) s’est mise en place, elle est qualifiée de complexe militaro-
industriel aux États-Unis. En m’appuyant sur l’économie industrielle, j’ai proposé de le
caractériser comme un « méso système » d’armement en France, avec de grandes consé-
quences sur l’innovation technologique. La méga science est cette science qui va s’orga-
niser de façon hiérarchique et avec une gestion verticale, très centralisée, ce qui veut dire,
en pratique, un rôle accru de l’État. Et encore une fois, à des fins militaires ou à des fins
civiles, l’État va devenir très important dans le lancement de ces grands programmes, c’est
une interaction importante entre la science et le veloppement, ou si vous préférez, entre la
science et la technologie. De fait, on ne peut plus parler d’une science pure en laboratoire et
désintéressée. On accepte que, par différents canaux financiers - poids des grands groupes
industriels et des donneurs d’ordre - cette recherche est pénétrée de plus en plus, y com-
pris dans sa définition, ses centres d’intérêt, par le marché, par le capitalisme. Par exemple
les trajectoires scientifiques de la physique sont absolument éclairantes : le coût élevé des
équipements scientifiques rend illusoire l’idée d’inventeur qui pourrait être indépendant des
pressions de certains milieux de la société. Et puis, ça a explosé dans les années 2000, avec
les modes de financement publics/privés : ils vont être majoritairement publics dans l’arme-
ment. Mais cette configuration est aussi héritée de l’après seconde guerre mondiale.
La thèse des retombées des technologies militaires vers le civil
Sur toile de fond de ces nouveaux rapports, il a existé dans les années d’euphorie (les 30
glorieuses) un certain débat aux États-Unis et en Grande-Bretagne - totalement ignoré en
France - sur les relations entre technologies civiles et technologies militaires. Même si ces
idées s’estompent sous le poids des réalités d’une part, et des problèmes environnementaux
d’autre part, il s’agissait de la thèse des retombées des technologies militaires vers le civil,
pour des raisons à peu près résumées ainsi : ces retombées auraient bénéficié à l’industrie,
aux produits civils, voire au consommateur, à partir d’innovations technologiques de re-
cherches et développement, conçues et préparées pour des fins militaires. Les explications
étaient d’abord que, par définition, l’industrie de l’armement, la technologie militaire, après
la seconde guerre mondiale, ont produit, comme disent les économistes,
des innovations de
rupture
, dans le cadre de l’affrontement Est-Ouest : il fallait que l’épée soit toujours plus
forte que le bouclier auquel elle devait faire face, donc il y avait une sorte d’incitation à
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Claude serfati : l’éConomie politique de l’armement
l’innovation technologique qui poussait à l’excellence technologique, et était donc, a priori,
en avance sur les domaines civils, susceptibles eux de recevoir les retombées de cette re-
cherche. Ensuite, les financements gigantesques sont nécessaires si on accepte que la place
de la science et la technologie ont changé dans le dispositif du capitalisme d’après guerre.
Le financement est devenu une question cruciale, et par acceptation sociale, le financement
militaire n’a pas fait l’objet de contestations dans les pays dont j’ai parlé tout à l’heure.
L’argument avancé est également que le financement militaire a permis de créer ou de main-
tenir une masse critique de chercheurs (l’inquiétude a été terrible lorsque J. Chirac a annoncé
qu’on allait cesser les essais à Mururoa). Cette notion de masse critique est connue dans
certains secteurs : par définition, le ministère de la Défense n’est pas exigeant en matière de
rentabilité puisque ce n’est pas son objectif immédiat, et donc les groupes de l’armement
peuvent amortir. Par définition, les coûts les plus élevés, ceux qui ne sont pas recouvrables,
les coûts de Recherches et Développement, sont financés par les « clients » militaires qui
peuvent se tourner de façon agressive et offensive vers le secteur commercial civil en ayant
des prix de mise au point et de vente des produits des plus intéressants. Et puis, pour ceux qui
s’intéressent à l’économie de l’innovation, à l’économie de la recherche ou de la connais-
sance, la question de l’incertitude n’est pas secondaire du tout. Pour faire la distinction
classique attribuée à Knight, entre l’incertitude et le risque : le risque est probabilisable et on
peut le mesurer. Mais les travaux de recherches sont entachés d’incertitude, donc d’un risque
qui n’est pas probabilisable. Pour Schumpeter, c’est quelque chose d’extraordinaire : la des-
truction créatrice, par le véritable entrepreneur capitaliste, celui qui mérite et pour lequel le
capitalisme mérite d’exister. Mais quand on est un peu plus réaliste que ça, l’incertitude,
l’hésitation, tout ça n’existe pas dans le militaire ; on demande presque aux chercheurs pour
l’armement de lever les incertitudes, d’aller toujours plus loin dans la rupture technologique.
Le résultat de ce contexte, c’est des industries qui ont été stimulées, et on a vu sortir des
rapports, parfois fantaisistes, (surtout aux États-Unis et par la NASA en particulier à la
fin des années 60), qui ont montré comment, dans l’aéronautique (et en particulier pour
l’aérospatiale avec la NASA), dans le nucléaire, dans l’électronique, même au niveau des
composants électroniques, bien sûr dans la logistique grâce à la recherche opérationnelle,
d’innombrables secteurs ont été irrigués par la recherche et développement militaire. Je cite
cela presque exclusivement : quand on pense à l’immensité des secteurs, ce n’est pas déter-
minant.
La domination technologique des pays engagés ?
Le second point, qui est peut-être moins clair dans ma présentation, c’est que cela a permis
la domination technologique des pays engagés. Les États-Unis sont au premier rang de cette
réussite, et par certains côtés la France gaulliste et son dynamisme technologique sont éga-
lement bien classée. On pourra y revenir pendant la discussion, parce que je pense que, jus-
tement, tout ce qui se dit aujourd’hui sur l’effondrement de la compétitivité de l’économie
française, pour être bref, tient précisément à cette spécialisation outrancière sur des secteurs
de marchés publics, ou en tous cas à vocation militaire. Mais domination technologique, ça
veut dire que les pays et/ou les groupes industriels de ces pays ont pu acquérir une avance
technologique qui a permis aux économies nationales de prospérer.
A partir des années 70-début 80, les discours catastrophistes prennent désormais le pas ; c’est
aussi l’époque de Reagan. Ces discours catastrophistes sont nombreux : parmi eux, à l’Uni-
versité d’UCLA en Californie se répand le bruit que même l’avion de combat va être conçu
et produit par les Japonais puisqu’on est en train de leur acheter le radar, les composites, les
composants électroniques, qu’il n’y a plus de producteur de certaines mémoires stratégiques
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CyCle : Ces industries qui gouvernent le monde
aux États-Unis au début des années 80. Les discours ont complètement changé, et l’avion
de combat est pour moi le symbole du produit militaire singulier (une économiste anglaise,
M. Kaldor avait appelé cela « l’arsenal baroque », le summum de l’exotisme).
Le discours a changé par rapport aux retombées. On l’observe à partir du déclin de la com-
pétitivité technologique américaine d’un autre secteur, celui de la machine-outil, que les
Américains avaient financé massivement via l’US Air Force, l’armée de l’air américaine,
mais pour des machines qui servaient de façon très dédiée à l’US Air Force. Mais à côté, on
trouvait les producteurs italiens de machines-outils parce qu’ils avaient de vieilles relations
avec l’industrie textile, principalement ; et les Japonais, une fois de plus, avec leur idée de
mettre des composants électroniques en cartes, transformaient la machine en robot ; même
les Allemands qui depuis 1850 fabriquent dans des PME des machines-outils, tout cela est
en train de laminer le terrain, de faire disparaître les constructeurs de machines-outils amé-
ricains. Vous voyez, toute une série de secteurs les industries civiles ou les firmes se
mettent à dominer.
On s’aperçoit aussi que, dans ces transferts de technologies militaires, les groupes dédiés à
l’armement ont une culture entrepreneuriale qui, finalement, les dissuade d’innover, soit par
conservatisme, soit par difficultés, et que finalement, cette dimension entrepreneuriale n’a
pas été prise en compte dans les discours apologétiques précédents : on a cru qu’on servirait
les technologies au civil sur un plateau, avec juste quelques adaptations, et on découvre
dans les années 80 l’économie d’innovation, qui devient une discipline qui se développe
avec toute une série de connaissances à acquérir. Si on ajoute une dimension managériale,
aujourd’hui évidente, avec des gens qui n’ont pas été formés pour se battre bec et ongles sur
le marché civil, mais plutôt habitués à vivre sur des rentes de situation, on s’aperçoit que
finalement ces groupes deviennent des obstacles, des freins à la diffusion de l’innovation,
même quand ils en ont le potentiel.
Et enfin, la confusion a été entretenue entre le transfert de technologies du militaire au civil
et le financement de ces technologies. Il est sûr que le financement massif des technologies
militaires a fini par avoir, tout de même, des retombées mais en terme de coût d’opportunité,
combien ça nous aurait coûté en moins de faire autre chose que ce à quoi on a consacré cet
argent ? Et on s’aperçoit qu’effectivement, s’il s’agit de financer un programme spatial pour
avoir le « téflon », (puisqu’on nous a dit que l’invention du téflon par DuPont de Nemours
avait été financée par la NASA pour aller dans l’espace), à l’arrivée c’est un détour très
coûteux : on aurait sans doute trouvé d’autres voies moins onéreuses. J’ai travaillé et publié
des articles sur cette phrase parue en 2006 ou 2007 et qui m’a taraudé : « Sans les militaires,
Internet n’aurait pas existé ». Dans l’histoire d’Internet, on voit qu’effectivement, le DARPA
(le département d’innovations technologiques au sein du ministère de la défense) a financé
à partir de 1969 quelque chose qui voulait être la résolution de difficultés logistiques : com-
ment faire communiquer les différentes armées entre-elles ? Elle a donc a poussé quelques
recherches sur ce qui devait devenir Internet. On parle de 1969, mais l’histoire d’Internet
montre qu’à partir de 1987, le Département de la défense a perdu la main, et qu’Internet
est devenu un objet civil. On s’aperçoit aussi qu’entre 1969 et 1992, le Département de la
défense s’est constamment arc-bouté pour empêcher la diffusion civile d’Internet (l’enjeu
est pour lui de taille d’un point de vue sécuritaire) et que, inversement, un certain nombre
d’innovations sur Internet (on pense au protocole IP entre autres inventions radicales), sont
des découvertes qui n’ont rien à voir avec le département de la défense, mais ont été faites à
l’Institut Polytechnique de Zurich. De l’étude du cas d’Internet, j ai conclu qu’on ne pouvait
pas nier que les militaires avaient mis de l’argent, mais que ce raccourci caricatural, qui
consiste à dire qu’Internet n’aurait pas existé sans les militaires, ignore, d’une part, toutes
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