Les nouveaux intellectuels religieux saoudiens : le Wahhabisme en

REMMM 123, 141-159
Stéphane Lacroix*
Les nouveaux intellectuels religieux
saoudiens : le Wahhabisme en question
Abstract. New religious intellectuals in Saudi Arabia : questioning Wahhabism
This article is about the new religious intellectualswho have played a key role in the debates
which have shaken the Saudi kingdom since the late 1990s. Since that period, most of these
intellectuals have become prominent figures in the “islamo-liberal” movement, which emerged
out of part of the Islamist opposition, and calls for democratic reform within an Islamic fra-
mework, as well as a revision of the dominant Wahhabi religious discourse. In this article, we
will mainly focus on the question of religious reform. We will show how these intellectuals have
based their critique of Wahhabism on a plurality of modes, which correspond to the different
legitimizing discourses of the reformist movement these intellectuals represent. We will finally
examine the limits of this critique: while the regime can, if it suits its temporary interests,
tolerate, and even encourage, a degree of religious criticism, it cannot let this criticism turn into
what many of these intellectuals consider as its natural corollary, i.e. political criticism.
Résumé. Cet article s’intéresse à ces « nouveaux intellectuels religieux » qui occupent une place
prépondérante dans les débats qui agitent le royaume saoudien depuis la fin des années 1990.
Depuis cette période, ils se sont, pour beaucoup, faits les porte-voix du spectaculaire reposi-
tionnement d’une partie de l’opposition islamiste saoudienne qu’a constitué l’émergence d’un
*
Doctorant et enseignant à l’Institut d’Études Politiques de Paris.
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mouvement « islamo-libéral » appelant à une réforme démocratique du système dans le cadre
de l’islam, allant de pair avec une profonde remise en question du discours religieux wahhabite
dominant. C’est ce second aspect de réforme religieuse qui nous occupera plus particulièrement
ici. Nous montrerons notamment comment ces intellectuels ont fait usage d’une pluralité de
modes de remise en cause du wahhabisme, qui correspondent à autant de discours de légi-
timation du mouvement réformiste qu’ils incarnent. Nous verrons enfin les limites de cette
critique : si le pouvoir peut, en fonction de ses intérêts conjoncturels, tolérer, voire encourager,
un certain degré de critique religieuse, il ne peut laisser celle-ci se muer en ce que beaucoup de
ces intellectuels considèrent comme son corollaire naturel, la critique politique.
Des changements importants se sont produits en Arabie Saoudite ces
dernières années, affectant notamment un champ politico-intellectuel local en
pleine ébullition. Ceux-ci s’y sont soldés par des recompositions spectaculaires,
entraînant l’émergence de nouveaux acteurs. C’est ainsi que l’on peut voir
s’affirmer dès la fin des années 1990 un courant réformiste « islamo-libéral »1,
« composé d’anciens islamistes et libéraux, sunnites et chiites, appelant à une
réforme démocratique du système dans le cadre de l’islam, allant de pair avec
une profonde remise en question du discours religieux wahhabite dominant
(Lacroix, 2004a : 346). C’est de ce courant qui se constitue autour d’un réseau
de salons2 et de sites internet qu’émaneront la plupart des manifestes politiques
réclamant l’instauration d’une monarchie constitutionnelle présentés au pouvoir
à partir de l’année 2003.
Parallèlement à la montée en puissance de ce groupe, se font connaître,
tant en son sein qu’en ses marges, un petit nombre d’intellectuels influents,
pour la plupart issus des différentes composantes de l’islamisme saoudien, et
dont les écrits servent de support théorique à ce repositionnement d’une partie
de l’opposition saoudienne. Dans leur pensée, la critique de la rigidité et de
l’intransigeance du projet de l’opposition islamiste historique et sa reformulation
en des termes plus souples et plus « inclusifs » s’accompagne d’une remise en
cause souvent virulente du Wahhabisme, dans ses implications religieuses, sociales
et – dans certains cas – politiques. Quoique ce dernier phénomène ne soit pas
inédit en Arabie Saoudite, où, à différents moments de l’histoire, des oulémas
1
Les intellectuels de ce courant se nomment publiquement tanwiriyyun (éclairés), aqlaniyyun
(rationalistes) ou encore, pour certains, wasatiyyun (centristes, modérés). En privé, Abd al-Aziz al-
Qasim n’hésite néanmoins pas à se qualifier d’ « islamiste libéral », une appellation que ces intellectuels
taisent dans l’espace public car elle nuirait à leur stratégie de revendication de l’héritage de l’opposition
islamiste saoudienne. Notre usage du terme « islamo-libéral » répond ici à deux logiques : politique,
d’une part, celui-ci marquant la volonté de ces intellectuels de créer une plate-forme politique
commune rassemblant les deux adversaires historiques du champ politique saoudien, les islamistes et
les libéraux ; intellectuelle, d’autre part, car leurs idées se veulent être l’expression d’un « libéralisme
fondé sur le livre et la Sunna » (libaraliyya ‘ala al-kitab wa-l-sunna), c’est-à-dire pour lequel la question
des droits et des libertés reste fondamentale mais se dit dans le langage de l’islam.
2
Ces salons de rencontre sont attachés au domicile d’un intellectuel et portent un nom dérivé du jour
de la semaine où ils se tiennent (on parlera par exemple de ahadiyya pour un salon du dimanche).
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du Hedjaz, du Hasa et – quoique beaucoup plus rarement – du Najd, s’en sont
pris au discours religieux wahhabite, sa systématisation et sa généralisation
constituent indéniablement une nouveauté, d’autant que beaucoup des critiques
actuels proviennent du cœur géographique et idéologique du Wahhabisme.
C’est à ces « nouveaux intellectuels religieux » que nous nous intéresserons
ici, à travers une étude des différents modes de remise en cause du discours
religieux wahhabite dominant dont ils se sont fait les porte-paroles. Nous
n’aborderons donc que très superficiellement la dimension proprement politique
de leur discours au sens des revendications spécifiques qu’il contient quant
aux réformes politiques à entreprendre, notamment tout ce qui a trait à la
démarche constitutionaliste à laquelle adhère une partie d’entre eux – en nous
bornant a priori à les étudier, plus comme des penseurs religieux en lutte contre
l’hégémonie du discours wahhabite, que comme des activistes politiques (ce
qu’ils sont parfois aussi) défiant l’ordre établi. Nous soulignerons néanmoins les
limites de cette distinction, qui apparaissent très nettement lorsque certains de
ces intellectuels posent ouvertement la réforme politique comme corollaire de la
réforme religieuse, plongeant le pouvoir, d’abord bienveillant, dans un embarras
qui se solde finalement par un sursaut de répression à leur encontre.
Définir le Wahhabisme
Quoique le terme « Wahhabisme » ait plus souvent, au cours de l’histoire, été
emplo comme un anathème politique mal fini que comme un objet de sciences
sociales, nous croyons possible – à la suite des penseurs saoudiens que nous nous
proposons d’étudier ici de l’utiliser, à condition d’en circonscrire préalablement le
sens. Nous désignerons donc par « Wahhabisme » la tradition religieuse développée
depuis le milieu du e siècle par les oulémas de l’institution religieuse fondée
par les héritiers de Muhammad Ibn Abd al-Wahhab (1703-1792), une institution
qui, en retour, se considère comme la gardienne de cette tradition. L’une et l’autre
entretiennent un rapport organique avec l’État saoudien, fondé en 1744 à la suite
d’un pacte conclu entre Ibn Abd al-Wahhab et Muhammad Ibn Sa‘ud, selon lequel
le « sabre » se mettrait désormais au service du « goupillon », et réciproquement.
Le terme « wahhabisme », s’il a pu contrairement à une croyance tenace qui
veut n’en faire qu’une invention coloniale être emplopar les partisans de cette
tradition pour se distinguer de leurs adversaires au e siècle, voit, depuis le règne
du roi Abd al-Aziz (1902-1953), son emploi récusé par l’institution religieuse
saoudienne, qui préfère désormais se désigner comme « salafiste ». Or la notion de
« salafisme » qui signe la pratique des salaf, les pieux ancêtres (c’est-à-dire, dans
l’acception la plus répandue, les trois premières générations de musulmans) est
en elle-même ambiguë, puisque s’en réclament, non seulement une grande partie
des islamistes saoudiens, et parfois non-saoudiens, mais également les héritiers
intellectuels de la salafiyya égyptienne, fondée à la fin du XIXe siècle par Jamal
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al-Din al-Afghani et Muhammad Abduh. Le maintien du terme « wahhabisme »
permet donc ici de lever l’ambiguïté engendrée par cette polysémie.
Notre emploi du terme « tradition », que nous empruntons, à la suite de
Muhammad Qasim Zaman, au philosophe Alasdair MacIntyre (Zaman, 2002 :
4), vise à insister sur l’existence de dynamiques internes au Wahhabisme pouvant
aller jusqu’à produire des sous-écoles et des courants – les deux extrêmes étant
qualifiés d’ « inclusiviste »3 et d’« exclusiviste » (Al-Fahad, 2004) qui s’articulent
néanmoins autour d’un certain nombre de points d’accord fondamentaux que
sont les grands principes contenus dans les écrits de Muhammad bin Abd al-
Wahhab, eux-mêmes inspirés de ceux du théologien et juriste hanbalite médiéval
Ibn Taymiyya (1263-1328). Les préoccupations que reflètent ces principes sont
avant tout de nature théologique et visent à une purification du dogme (‘aqida),
qui doit n’être, aux yeux d’Abd al-Wahhab, que pur tawhid (unicité divine).
Or ce dernier estime que la foi de ses contemporains a à ce point dévié de
l’orthodoxie des pieux ancêtres (al-salaf al-salih) que la société dans laquelle il vit
est retombée dans une période d’ignorance (jahiliyya) semblable à celle qui avait
précédé la venue de l’islam. Car proclamer le tawhid, affirme Abd al-Wahhab,
ne suffit pas à être musulman, il faut aussi le mettre en œuvre dans le culte.
À cette règle contreviennent différentes pratiques religieuses répandues dans la
péninsule à son époque comme le culte des saints la base duquel se trouve
le tawassul, l’intercession) et le chiisme, en lesquels Abd al-Wahhab dénonce
des formes d’associationnisme (shirk). C’est donc contre elles, principalement,
que se construira le wahhabisme, avec néanmoins une nuance : tandis que les
inclusivistes, minoritaires, se borneront à des condamnations de principe, les
exclusivistes, le plus souvent majoritaires, feront de l’excommunication et,
parfois, de la lutte par le glaive contre ceux qui se livrent à ces pratiques, un
impératif.
Mais si les positions d’Abd al-Wahhab en termes de aqida sont claires,
ses positions sur le fiqh (le droit) le sont beaucoup moins, d’abord et avant
tout parce qu’elles occupent une place bien moins centrale dans son œuvre
(Commins, 2006 : 12). Sa position de principe est que le seul critère de validité
d’un jugement religieux doit être le Coran, la Sunna et l’ijma(consensus),
limité aux pieux ancêtres. Cela revient en théorie à rejeter l’emprise du taqlid
(imitation) des écoles juridiques, et à faire de l’ijithad (interprétation) le pilier
du droit. En pratique, pourtant, Abd al-Wahhab continue d’adhérer à la doctrine
juridique hanbalite pour ce qui est des furu4, des règles de l’exégèse. De fait,
il est même établi qu’Abd al-Wahhab n’a jamais émis d’opinion juridique inédite,
se limitant le plus souvent à un ijtihad relatif au sein de l’école hanbalite. Comme
le montre Frank Vogel, ce paradoxe entre un idéal d’ijithad affirmé et une
pratique juridique qui se situe largement dans l’école hanbalite allait être une
3
Al-Fahad parle d’« accomodationisme » là où nous employons le terme « inclusivisme ».
4
Article « Wahhabiya » dans l’Encyclopédie de l’Islam.
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constante du wahhabisme jusqu’à nos jours (Vogel, 2000 : 74-76). C’est en
partie sur ce paradoxe que se fonderont, nous le verrons, certaines des critiques
du wahhabisme.
Loin de l’idéal d’ijtihad affirmé, donc, le wahhabisme s’apparente de plus
en plus, sur le plan juridique, à un hanbalisme conservateur, ce qui aboutit à
une rigidification du discours religieux, marquée par l’imposition d’un certain
nombre de pratiques sociales caractéristiques – c’est le cas de l’existence d’une
police des moeurs (hay’at al-amr bi-l-ma‘ruf wa-l-nahi an al-munkar, le Comité
pour la Promotion de la Vertu et la Prévention du Vice) ou de l’interdiction faite
aux femmes de conduire des véhicules. Leur remise en cause sera par conséquent,
pour une partie des nouveaux intellectuels que nous prenons ici pour objet, au
cœur de la critique du Wahhabisme.
La tradition wahhabite demeure, depuis les premiers temps de son apparition,
hégémonique dans le champ religieux saoudien5. La totalité des mouvements qui
y apparaissent à partir des années 1960, notamment les groupes islamistes des
deux grandes tendances réformiste et rejectioniste, continuent ainsi à s’inscrire en
son sein, c’est-à-dire qu’ils ne s’attaquent jamais à ses principes fondamentaux ni
ne se posent en faux contre son héritage. Ce n’est qu’à partir de la fin des années
1990 qu’une remise en cause systématique de cette tradition est entreprise, sur
des modes pluriels que nous nous apprêtons ici à décrire.
La pluralité des modes de remise en cause
du Wahhabisme
Nous ne traiterons pas ici des penseurs réformistes « islamo-libéraux »
chiites, dont la position au sujet du Wahhabisme est sans surprise, étant
donné l’antagonisme fondamental existant entre Wahhabisme et chiisme. Il est
néanmoins intéressant de noter que ceux-ci, depuis l’accord de réconciliation
signé en 1993 entre l’opposition chiite en exil et le pouvoir saoudien – et plus
encore ces dernières années dans le cadre de leur action au sein du conglomérat
réformiste « islamo-libéral » ont été très prudents de ne pas ouvertement
formuler d’attaques directes contre le Wahhabisme. Cela aurait en effet risqué de
mettre en ril leur nouvelle stratégie politique, consistant à appeler à l’ouverture
tout en réaffirmant à l’envi leur appartenance à la « nation saoudienne » et
en se posant en champions du nationalisme saoudien (Lacroix, 2004b : 753).
Les réformistes chiites ont ainsi en quelque sorte choisi de déléguer à leurs
homologues sunnites la responsabilité de telles attaques, et se sont contentés
d’offrir à ces derniers des tribunes dans les journaux qu’ils publient et dans les
5
Il existe bien en Arabie Saoudite des traditions religieuses dissidentes – à commencer par le chiisme
duodécimain et ismaélien et l’islam traditionnel hedjazi (sur lequel nous reviendrons) et du Hasa –
mais elles se trouvent exclues de l’espace de sens islamique légitime, et confinées à l’espace privé.
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