142 / Stéphane Lacroix
mouvement « islamo-libéral » appelant à une réforme démocratique du système dans le cadre
de l’islam, allant de pair avec une profonde remise en question du discours religieux wahhabite
dominant. C’est ce second aspect de réforme religieuse qui nous occupera plus particulièrement
ici. Nous montrerons notamment comment ces intellectuels ont fait usage d’une pluralité de
modes de remise en cause du wahhabisme, qui correspondent à autant de discours de légi-
timation du mouvement réformiste qu’ils incarnent. Nous verrons enfin les limites de cette
critique : si le pouvoir peut, en fonction de ses intérêts conjoncturels, tolérer, voire encourager,
un certain degré de critique religieuse, il ne peut laisser celle-ci se muer en ce que beaucoup de
ces intellectuels considèrent comme son corollaire naturel, la critique politique.
Des changements importants se sont produits en Arabie Saoudite ces
dernières années, affectant notamment un champ politico-intellectuel local en
pleine ébullition. Ceux-ci s’y sont soldés par des recompositions spectaculaires,
entraînant l’émergence de nouveaux acteurs. C’est ainsi que l’on peut voir
s’affirmer dès la fin des années 1990 un courant réformiste « islamo-libéral »1,
« composé d’anciens islamistes et libéraux, sunnites et chiites, appelant à une
réforme démocratique du système dans le cadre de l’islam, allant de pair avec
une profonde remise en question du discours religieux wahhabite dominant
(Lacroix, 2004a : 346). C’est de ce courant – qui se constitue autour d’un réseau
de salons2 et de sites internet – qu’émaneront la plupart des manifestes politiques
réclamant l’instauration d’une monarchie constitutionnelle présentés au pouvoir
à partir de l’année 2003.
Parallèlement à la montée en puissance de ce groupe, se font connaître,
tant en son sein qu’en ses marges, un petit nombre d’intellectuels influents,
pour la plupart issus des différentes composantes de l’islamisme saoudien, et
dont les écrits servent de support théorique à ce repositionnement d’une partie
de l’opposition saoudienne. Dans leur pensée, la critique de la rigidité et de
l’intransigeance du projet de l’opposition islamiste historique et sa reformulation
en des termes plus souples et plus « inclusifs » s’accompagne d’une remise en
cause souvent virulente du Wahhabisme, dans ses implications religieuses, sociales
et – dans certains cas – politiques. Quoique ce dernier phénomène ne soit pas
inédit en Arabie Saoudite, où, à différents moments de l’histoire, des oulémas
1
Les intellectuels de ce courant se nomment publiquement tanwiriyyun (éclairés), ‘aqlaniyyun
(rationalistes) ou encore, pour certains, wasatiyyun (centristes, modérés). En privé, Abd al-Aziz al-
Qasim n’hésite néanmoins pas à se qualifier d’ « islamiste libéral », une appellation que ces intellectuels
taisent dans l’espace public car elle nuirait à leur stratégie de revendication de l’héritage de l’opposition
islamiste saoudienne. Notre usage du terme « islamo-libéral » répond ici à deux logiques : politique,
d’une part, celui-ci marquant la volonté de ces intellectuels de créer une plate-forme politique
commune rassemblant les deux adversaires historiques du champ politique saoudien, les islamistes et
les libéraux ; intellectuelle, d’autre part, car leurs idées se veulent être l’expression d’un « libéralisme
fondé sur le livre et la Sunna » (libaraliyya ‘ala al-kitab wa-l-sunna), c’est-à-dire pour lequel la question
des droits et des libertés reste fondamentale mais se dit dans le langage de l’islam.
2
Ces salons de rencontre sont attachés au domicile d’un intellectuel et portent un nom dérivé du jour
de la semaine où ils se tiennent (on parlera par exemple de ahadiyya pour un salon du dimanche).