Mouvements islamistes et politique «Réalités et stratégies multiples

Mouvements islamistes et politique
«Réalités et stratégies multiples»
Firouzeh Nahavandi (ed)
115
Des usages de l’islam
en Tchétchénie post-soviétique
Aude Merlin
A l’automne 1999, les autorités russes relancent la guerre
en Tchétchénie, sous couvert de « lutte contre le terrorisme »,
dans le sillage de l’incursion des islamistes Khattab et Bassaev
de Tchétchénie vers le Daghestan, puis d’explosions à Moscou,
Volgodonsk et Bouïnaksk, sans que celles-ci ne puissent être
réellement attribuées à un terrorisme tchétchène. S’ensuit
également une campagne visant à décrire le Président tchétchène
indépendantiste Maskhadov, élu en 1997, comme terroriste,
campagne nourrie d’allusions à l’instauration de la charia en
février 1999, quelques mois auparavant. Parallèlement, on
assiste à l’augmentation de références à l’islam radical dans le
discours d’une partie de la résistance armée, dont la visibilité
et l’importance sont particulièrement aigues lors de la prise
d’otages du Nord-Ost à Moscou en 2002, ou lors des attentats-
suicides de jeunes « chahidi »153.
Cependant, la normalisation sous Ramzan Kadyrov, Président
de la Tchétchénie mis en place par Moscou, voit la place du
religieux être de plus en plus investie, assortie de décisions
politiques comme l’interdiction de la consommation d’alcool
et l’obligation faite aux femmes de porter un foulard sur leur
lieu de travail... L’inauguration en grande pompe, le vendredi
17 octobre 2008, de la grande mosquée de Grozny scelle, sous
le feu des médias, la volonté de contrôle par le pouvoir politique
du fait religieux dans une Tchétchénie communément qualifiée
Mouvements islamistes et politique
116
d’« après-guerre »154. A cette occasion, c’est aussi l’ouverture
d’une université islamique -l’Université islamique de Russie
« Kunta-Hadji »-, d’une medresse, d’une bibliothèque islamique
et d’un foyer pour étudiants qui forment, avec la grande mosquée,
le complexe « Cœur de la Tchétchénie », qui est célébrée155.
Que signifie cet investissement, tant symbolique que financier,
du champ de l’islam visible par le Président tchétchène ?
Comment mener aujourd’hui une analyse des différents avatars
de l’islam en Tchétchénie post-soviétique ? Peut-on parler d’un
« ordre islamique » à Grozny, comme le présentent plusieurs
articles parus dans la presse156 ?
Si la Tchétchénie est loin d’être le seul territoire de l’espace
post-soviétique à avoir été islamisé157, l’islam tchétchène revêt
certaines particularités : d’une part, la Tchétchénie est, avec le
Daghestan, une des régions de l’ex-URSS l’islam s’est le plus
profondément ancré, en particulier par le biais du soufisme158.
D’autre part, -et il reste à voir si la première explication préfigure
la seconde-, l’islam tchétchène a pris une visibilité particulière
du fait des deux conflits armés qui ont ravagé cette République
depuis l’effondrement de l’Union soviétique.
Ce double postulat pose un défi particulier au chercheur :
comment dissocier, si nécessaire, les dynamiques à l’œuvre
dans la constitution ou reconstitution d’un champ religieux dans
l’espace public, indépendamment des conflits et de la façon dont
l’islam a pu être travaillé, modifié par les deux guerres et, en
outre, fortement investi par les parties au conflit ? En retour, une
troisième question concerne l’influence éventuelle de l’islam
sur la guerre et la politique et/ou sur la narration guerrière et
politique.
Le « retour du religieux » s’est donc fait, en Tchétchénie, dans
le contexte spécifique de la guerre.
La concomitance de processus, un renouveau très dynamique
du religieux dans l’ensemble de l’espace musulman ex-soviétique
d’une part, l’éclatement de deux guerres d’une très grande
violence sur le territoire tchétchène d’autre part, incite donc à la
prudence.
Des usages de l’islam en Tchéchénie post-soviétique
117
A partir de quel moment y a-t-il imbrication et interdépendance
entre l’évolution de l’islam en Tchétchénie et les deux conflits
qui y éclatent ? Si ce seuil est probablement difficile à identifier
de façon précise, une chose est sûre : en Tchétchénie, l’islam
a été investi, successivement ou simultanément, par différents
entrepreneurs identitaires ou politiques, et constitue une ressource
politique et sociale, convoquée de façon plus ou moins massive en
fonction des enjeux159. La volonté de plus en plus importante de
mainmise sur le fait religieux par le Président Ramzan Kadyrov
fait écho à la façon dont l’islam a été investi en Tchétchénie par une
multiplicité d’acteurs, depuis l’éclatement de l’Union soviétique
et résonne en particulier avec la persistance d’une résistance
armée, modifiée par rapport à ce qu’elle fut au début des années
2000, en particulier sur le plan de son socle idéologique devenu
entièrement islamiste : en effet, deux mois après l’assassinat en
mars 2005 du Président indépendantiste Maskhadov, héritier de
la laïcité soviétique et peu enclin à une islamisation du projet
national tchétchène, malgré les pressions récurrentes, son
successeur, l’imam Abdoul-Khalim Sadoullaev, proclamait la
création d’un Emirat nord-caucasien. L’émancipation vis-à-
vis de la tutelle russe était alors assortie d’une forte dimension
religieuse, devenant bientôt l’unique enjeu de mobilisation de la
résistance160. On voit alors, en remontant le temps, comment des
concurrences sur le contrôle du croire se font jour, et en quoi elles
traduisent les enjeux politiques à l’œuvre.
La question qui se pose est celle de savoir justement en
quoi et pourquoi l’islam représente un enjeu politique et social
en Tchétchénie, et comment les investissements opérés par
différents entrepreneurs identitaires ou politiques s’entrecroisent,
voire entrent en confrontation. Il en va de la question du choix
de sa place dans les différents projets politiques tchétchènes et de
l’articulation entre la place de l’islam et le degré d’indépendance
ou d’autonomie vis-à-vis de Moscou. La latitude octroyée par
Moscou à R. Kadyrov dans le modelage et le contrôle de l’islam
politique et social traduit une forme de tolérance quant à des
écarts par rapport aux textes constitutionnels fédéraux, en dépit
des objectifs proclamés d’instauration de la verticale du pouvoir.
Mouvements islamistes et politique
118
Le pacte fondamental fût-il respecté, savoir l’allégeance de
R. Kadyrov à Moscou et son engagement à ne pas quitter la
Fédération-, le potentat tchétchène peut donc actionner diverses
manettes, avec une grande marge de manœuvre. Assiste-t-on à
une réappropriation d’un islam national sous contrôle politique,
pour faire face à une narration islamiste transnationale incarnée
par la résistance ?
Vecteur de renouveau identitaire au lendemain de
l’effondrement de l’Union soviétique, facteur de mobilisation
militaire dans le cadre des deux conflits (1994-1996 ; 1999-…),
maillon ou imagerie d’un hypothétique jihad mondialisé et, plus
récemment, attribut supplémentaire d’un régime dictatorial en
perpétuelle quête d’enracinement et de consolidation, l’islam en
Tchétchénie post-soviétique recouvre une polyphonie de sens et,
de ce fait, se trouve investi de plusieurs types de représentations.
Rappelons qu’en avril 2009, l’opération anti-terroriste a
officiellement pris fin en Tchéchénie, même si le régime spécial
d’opération antiterroriste a été réintroduit quelques jours après
dans plusieurs districts.
Un héritage double
Avant l’éclatement de l’URSS, l’islam tchétchène existe dans
un double mouvement : celui de son implantation, liée à la guerre
de résistance, et celui de la clandestinité ou de l’allégeance.
L’islam, moteur d’une lutte anti-coloniale dans les territoires
tchétchènes à partir de la fin du XVIIIe siècle
Alors que l’islam s’était implanté au Daghestan très tôt162,
dès le VIIIe siècle, la Tchétchénie voisine est longtemps restée
imperméable à la pénétration de religions monothéistes. La
première guerre de résistance à la colonisation qui dure de
1785 à 1791, conduite par le Tchétchène Ouchourma berger
devenu maître spirituel soufi naqshbandi162, sous le nom de
cheikh Mansour, marque la façon dont l’islam sous-tend l’action
politique et militaire au Caucase du Nord, et en particulier dans
les territoires de la Tchétchénie actuelle : c’est en effet par la
1 / 31 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !