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L’apport de Galilée se mesure à l’aune des connaissances de l’époque.
Or, en cette fin du XVIesiècle, la physique d’Aristote et ses commen-
taires constituent l’essentiel du corpus universitaire. Galilée naît à
Pise en 1564, année de la mort de Michelangelo Buonarotti et de la naissance
de William Shakespeare. Il s’inscrit en 1581 à l’Université de Pise. Sous la
pression de son père, il y suit des cours de médecine ; étudiant fantasque, il
abandonne ses études universitaires quelques années plus tard, sans diplôme.
Ces années ne sont toutefois pas perdues : il y acquiert de remarquables
connaissances en géométrie, et profite pleinement de son mentor, Francesco
Buonamici, professeur à l’Université de Pise.
Interprète intelligent des textes aristotéliciens, Buonamici a rédigé un long
ouvrage, intitulé De motu. Dans ce livre, il ne se limite pas à résumer et à com-
menter les textes du philosophe et homme de science grec né en 384 avant
notre ère. Buonamici y examine les grands problèmes scientifiques de la
seconde moitié du XVIesiècle. L’un des points essentiels de l’ouvrage est une
recommandation méthodologique instituant la primauté de l’expérience ; les indi-
cations fournies par les sens font autorité, enseigne Buonamici, et, en présence
d’une contradiction entre expérience et raison, cette dernière doit s’incliner.
Ainsi, cette primauté de l’expérience est déjà énoncée dans le cadre de
l’aristotélisme raffiné de Buonamici. La situation est toutefois moins claire
lorsque entrent en jeu des objets célestes lointains, planètes ou étoiles, non
observables à l’œil nu et sur lesquels l’expérimentation est impossible. Il est
certes possible de procéder à des mesures, à l’aide d’instruments tels
qu’équerres, quadrants et astrolabes, mais la vision du phénomène ne suffit pas,
à elle seule, pour que l’on puisse élucider, comme nous le verrons, le difficile
problème du mouvement d’une planète. L’intervention de l’esprit, c’est-à-dire
l’interprétation du phénomène, est non seulement indispensable, mais décisive.
Tout en respectant le rôle central de l’expérience, Buonamici insiste sur la
nécessité d’établir des règles pour accéder à la connaissance des phénomènes.
Ces règles, qui indiquent le cheminement nécessaire à l’élaboration d’un
savoir fiable, établissent parallèlement une hiérarchie des sciences. Les mathé-
matiques occupent une position centrale ; exactes, elles sont capables de repré-
senter les aspects quantitatifs du monde naturel ; elles incluent, comme aujour-
d’hui, les mathématiques pures, par exemple la géométrie, et aussi les sciences
de l’observation sensible du monde, comme l’optique, l’astronomie et la
mécanique.
L’objet essentiel de la philosophie naturelle est l’étude des propriétés des
objets observables dans la nature. Le philosophe naturel, selon Buonamici,
explore un domaine régi par les mathématiques : les phénomènes optiques et
mécaniques. Dans De motu, Buonamici enseigne que les mathématiques et la
philosophie naturelle sont deux disciplines indépendantes et autonomes, même
si le philosophe naturel utilise des démonstrations et des théorèmes pour décrire
le mouvement des corps ou le trajet de la lumière.
© POUR LA SCIENCE
Le monde de papier
et le monde sensible
À la fin du XVIesiècle, Galilée prend ses distances par rapport
à une philosophie aristotélicienne qu’il estime périmée
et établit les bases d’une étude expérimentale de la mécanique.
Lorsque Galilée commence à étudier
la question du mouvement, la science
du XVIIesiècle est dominée par
la doctrine aristotélicienne.
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© POUR LA SCIENCE
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Un astrolabe en laiton, daté de 1559.
L’astrolabe, introduit en Europe
à la fin du Xesiècle par les Arabes,
était un instrument très utilisé pour mesurer
la latitude des corps célestes. Une échelle
de 360 degrés était gravée sur le bord
circulaire extérieur. En son centre, l’instrument
comportait une alidade, sorte de règle graduée,
portant un instrument de visée et permettant
de mesurer les angles verticaux. La plaque
supérieure, le rete en latin, disque élégamment
ajouré et tournant, permettait d’obtenir
des informations sur la position des étoiles.
Collection privée
Quel rapport existe-t-il entre ces deux
sciences et la métaphysique? Selon
nombre d’aristotéliciens, parmi lesquels
Buonamici, le rôle de la métaphysique
n’est pas d’établir les fondements des
mathématiques, ni les bases de la philoso-
phie naturelle. Ces deux dernières, dans
leur autonomie, sont des sciences pré-
cieuses pour guider le savant vers la vérité, laquelle reste toutefois, pensent-ils,
non réductible aux démonstrations géométriques ou à la connaissance par les
sens. La vérité n’est extraite que de la connaissance des causes, des substances
universelles et de Dieu. Buonamici respecte l’autonomie des sciences propre-
ment dites par rapport à la métaphysique : il admet l’objectivité des savoirs
fondés sur les mathématiques et sur l’expérience sensible. Cependant, il place
la métaphysique au sommet de la connaissance.
Incompatibilité de la vérité et de la métaphysique
Il est dès lors facile d’identifier, dans les polémiques de 1604 autour de la
«nouvelle étoile», la raison de la querelle. L’existence de cette étoile ne remet-
tait pas en cause la primauté de l’expérience, bien ancrée dans les idées des
aristotéliciens les plus éclairés. En revanche, l’interprétation de l’existence de
la nouvelle étoile et la recherche de la vérité étaient incompatibles avec les
dogmes de la métaphysique.
Galilée, mathématicien et philosophe naturaliste, montre, par l’expérience
et par des mesures, qu’il existe dans le ciel une étoile variable, contraire au
concept métaphysique de l’intangibilité de l’essence des corps célestes ; dans sa
recherche de la vérité, Galilée s’attaque à la métaphysique. Selon lui, le méta-
physicien n’a pas l’apanage de la connaissance du monde, puisque le problème
métaphysique de l’essence est dénué de toute importance. Dans le Dialogo de
Cecco, il est dit que, pour mesurer la position d’un corps lumineux et détermi-
ner sa nature, étoile ou phénomène météorologique, l’astronome ne se soucie
pas de savoir si l’objet est d’essence céleste ou fait de vulgaire farine.
Étudions avec attention le problème posé. Matteo, l’un des personnages du
Dialogo de Cecco, n’enfreint aucune règle d’or lorsqu’il défend l’autonomie du
scientifique par rapport à la métaphysique. Cependant, il les enfreint toutes en
disant que, si le mathématicien démontre qu’il s’agit bien d’une étoile, alors
© POUR LA SCIENCE
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Le Théâtre anatomique
C
et amphithéâtre, construit à l’intérieur
du
Palazzo del Bo
(représenté ici
avant sa restauration), était utilisé, du
temps de Galilée, pour les cours d’anato-
mie. Les sciences médicales y étaient à
l’honneur, et de grands anatomistes, tels
Girolamo Fabrici d’Acquapendente, y
professèrent quelques années avant que
Galilée n’entreprenne ses études de
mécanique et d’astronomie. Padoue
accueillit également les enseignements du
Flamand André Vésale, auteur du célèbre
traité
De humani corporis fabrica
(1543) ;
durant la période où Galilée était à
Padoue, le physiologiste anglais William
Harvey y recueillit les connaissances bio-
logiques et médicales qui le conduisirent,
quelques années plus tard, à découvrir la
double circulation du sang.
Cortesia centro di Cinematografia Scientifica dell’Università di Padova
© POUR LA SCIENCE
«toute la philosophe naturelle est une vaste plaisanterie». Tel est précisément le
nœud du problème. La philosophie naturelle de Galilée remet en question la
primauté de la métaphysique ; non seulement le Dialogo di Cecco tourne en
ridicule le «lettré» et le métaphysicien (Galilée ose placer sur un pied d’égali-
té farine et essence divine), mais, de surcroît, il dénoue le lien traditionnel entre
philosophie naturelle et métaphysique. Pour progresser vers la vérité, persiste
Galilée dans son livre, la connaissance métaphysique des essences n’a pas la
moindre importance.
L’empirisme est-il d’essence aristotélicienne?
Cela ne signifie pas que le Galilée de cette période soit fort éloigné de
Buonamici, son maître pisan. Ce dernier, dans son encyclopédique De motu,
avait attiré l’attention des savants sur certaines questions fondamentales. Il avait,
par exemple, analysé le système copernicien et admis que, du pur point de vue
des calculs, celui-ci était conforme aux phénomènes astronomiques observés. À
son avis, toutefois, ce système allait à l’encontre de l’expérience, car il semblait
impossible de mesurer les mouvements sur Terre.
Lançons un objet verticalement vers le haut, propose Buonamici, et obser-
vons son comportement. Tandis qu’il se déplace dans l’espace, la Terre se
déplace aussi, d’après les hypothèses de Copernic. L’objet ne devrait jamais
retomber à l’endroit d’où il a été lancé, ce qu’il fait pourtant. L’expérience
contredit donc la théorie copernicienne, même si cette dernière, comme le rap-
pelle intelligemment Buonamici, semble expliquer de façon plausible le phé-
nomène des marées par le mouvement diurne de la Terre. Outre les marées,
De motu aborde d’autres thèmes, comme le mouvement des pendules, qui va
jouer un rôle central dans la physique de Galilée.
Nous comprenons mieux aujourd’hui la position de Galilée par rapport à
Aristote. Quand Galilée prône d’établir les fondements de la connaissance
scientifique sur la base des «expériences sensibles», il ne pense pas ériger en
dogme une nouvelle méthode expérimentale révolutionnaire. Il ne fait que
suivre la droite ligne d’un empirisme traditionnel et aristotélicien qui confère
une place privilégiée à l’observation des phénomènes.
Depuis des siècles, les études astronomiques et les recherches anatomiques
s’appuient sur l’observation ; à l’Université de Padoue, les études anato-
miques, fondées sur des techniques connues depuis la Renaissance, sont par-
ticulièrement poussées et constituent un modèle de science expérimentale.
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Girolamo Fabrici, professeur de médecine à Padoue. André Vésale, auteur de De humani corporis fabrica.
de Padoue
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