16.

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Le monde de papier
et le monde sensible
À la fin du XVIe siècle, Galilée prend ses distances par rapport
à une philosophie aristotélicienne qu’il estime périmée
et établit les bases d’une étude expérimentale de la mécanique.
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Lorsque Galilée commence à étudier
la question du mouvement, la science
du XVIIe siècle est dominée par
la doctrine aristotélicienne.
16
’apport de Galilée se mesure à l’aune des connaissances de l’époque.
Or, en cette fin du XVIe siècle, la physique d’Aristote et ses commentaires constituent l’essentiel du corpus universitaire. Galilée naît à
Pise en 1564, année de la mort de Michelangelo Buonarotti et de la naissance
de William Shakespeare. Il s’inscrit en 1581 à l’Université de Pise. Sous la
pression de son père, il y suit des cours de médecine ; étudiant fantasque, il
abandonne ses études universitaires quelques années plus tard, sans diplôme.
Ces années ne sont toutefois pas perdues : il y acquiert de remarquables
connaissances en géométrie, et profite pleinement de son mentor, Francesco
Buonamici, professeur à l’Université de Pise.
Interprète intelligent des textes aristotéliciens, Buonamici a rédigé un long
ouvrage, intitulé De motu. Dans ce livre, il ne se limite pas à résumer et à commenter les textes du philosophe et homme de science grec né en 384 avant
notre ère. Buonamici y examine les grands problèmes scientifiques de la
seconde moitié du XVIe siècle. L’un des points essentiels de l’ouvrage est une
recommandation méthodologique instituant la primauté de l’expérience ; les indications fournies par les sens font autorité, enseigne Buonamici, et, en présence
d’une contradiction entre expérience et raison, cette dernière doit s’incliner.
Ainsi, cette primauté de l’expérience est déjà énoncée dans le cadre de
l’aristotélisme raffiné de Buonamici. La situation est toutefois moins claire
lorsque entrent en jeu des objets célestes lointains, planètes ou étoiles, non
observables à l’œil nu et sur lesquels l’expérimentation est impossible. Il est
certes possible de procéder à des mesures, à l’aide d’instruments tels
qu’équerres, quadrants et astrolabes, mais la vision du phénomène ne suffit pas,
à elle seule, pour que l’on puisse élucider, comme nous le verrons, le difficile
problème du mouvement d’une planète. L’intervention de l’esprit, c’est-à-dire
l’interprétation du phénomène, est non seulement indispensable, mais décisive.
Tout en respectant le rôle central de l’expérience, Buonamici insiste sur la
nécessité d’établir des règles pour accéder à la connaissance des phénomènes.
Ces règles, qui indiquent le cheminement nécessaire à l’élaboration d’un
savoir fiable, établissent parallèlement une hiérarchie des sciences. Les mathématiques occupent une position centrale ; exactes, elles sont capables de représenter les aspects quantitatifs du monde naturel ; elles incluent, comme aujourd’hui, les mathématiques pures, par exemple la géométrie, et aussi les sciences
de l’observation sensible du monde, comme l’optique, l’astronomie et la
mécanique.
L’objet essentiel de la philosophie naturelle est l’étude des propriétés des
objets observables dans la nature. Le philosophe naturel, selon Buonamici,
explore un domaine régi par les mathématiques : les phénomènes optiques et
mécaniques. Dans De motu, Buonamici enseigne que les mathématiques et la
philosophie naturelle sont deux disciplines indépendantes et autonomes, même
si le philosophe naturel utilise des démonstrations et des théorèmes pour décrire
le mouvement des corps ou le trajet de la lumière.
© POUR LA SCIENCE
Un astrolabe en laiton, daté de 1559.
L’astrolabe, introduit en Europe
à la fin du Xe siècle par les Arabes,
était un instrument très utilisé pour mesurer
la latitude des corps célestes. Une échelle
de 360 degrés était gravée sur le bord
circulaire extérieur. En son centre, l’instrument
comportait une alidade, sorte de règle graduée,
portant un instrument de visée et permettant
de mesurer les angles verticaux. La plaque
supérieure, le rete en latin, disque élégamment
ajouré et tournant, permettait d’obtenir
des informations sur la position des étoiles.
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© POUR LA SCIENCE
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Le Théâtre anatomique
Cortesia centro di Cinematografia Scientifica dell’Università di Padova
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et amphithéâtre, construit à l’intérieur
du Palazzo del Bo (représenté ici
avant sa restauration), était utilisé, du
temps de Galilée, pour les cours d’anatomie. Les sciences médicales y étaient à
l’honneur, et de grands anatomistes, tels
Girolamo Fabrici d’Acquapendente, y
professèrent quelques années avant que
Galilée n’entreprenne ses études de
mécanique et d’astronomie. Padoue
accueillit également les enseignements du
Flamand André Vésale, auteur du célèbre
traité De humani corporis fabrica (1543) ;
durant la période où Galilée était à
Padoue, le physiologiste anglais William
Harvey y recueillit les connaissances biologiques et médicales qui le conduisirent,
quelques années plus tard, à découvrir la
double circulation du sang.
Quel rapport existe-t-il entre ces deux
sciences et la métaphysique? Selon
nombre d’aristotéliciens, parmi lesquels
Buonamici, le rôle de la métaphysique
n’est pas d’établir les fondements des
mathématiques, ni les bases de la philosophie naturelle. Ces deux dernières, dans
leur autonomie, sont des sciences précieuses pour guider le savant vers la vérité, laquelle reste toutefois, pensent-ils,
non réductible aux démonstrations géométriques ou à la connaissance par les
sens. La vérité n’est extraite que de la connaissance des causes, des substances
universelles et de Dieu. Buonamici respecte l’autonomie des sciences proprement dites par rapport à la métaphysique : il admet l’objectivité des savoirs
fondés sur les mathématiques et sur l’expérience sensible. Cependant, il place
la métaphysique au sommet de la connaissance.
Incompatibilité de la vérité et de la métaphysique
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Il est dès lors facile d’identifier, dans les polémiques de 1604 autour de la
«nouvelle étoile», la raison de la querelle. L’existence de cette étoile ne remettait pas en cause la primauté de l’expérience, bien ancrée dans les idées des
aristotéliciens les plus éclairés. En revanche, l’interprétation de l’existence de
la nouvelle étoile et la recherche de la vérité étaient incompatibles avec les
dogmes de la métaphysique.
Galilée, mathématicien et philosophe naturaliste, montre, par l’expérience
et par des mesures, qu’il existe dans le ciel une étoile variable, contraire au
concept métaphysique de l’intangibilité de l’essence des corps célestes ; dans sa
recherche de la vérité, Galilée s’attaque à la métaphysique. Selon lui, le métaphysicien n’a pas l’apanage de la connaissance du monde, puisque le problème
métaphysique de l’essence est dénué de toute importance. Dans le Dialogo de
Cecco, il est dit que, pour mesurer la position d’un corps lumineux et déterminer sa nature, étoile ou phénomène météorologique, l’astronome ne se soucie
pas de savoir si l’objet est d’essence céleste ou fait de vulgaire farine.
Étudions avec attention le problème posé. Matteo, l’un des personnages du
Dialogo de Cecco, n’enfreint aucune règle d’or lorsqu’il défend l’autonomie du
scientifique par rapport à la métaphysique. Cependant, il les enfreint toutes en
disant que, si le mathématicien démontre qu’il s’agit bien d’une étoile, alors
© POUR LA SCIENCE
Cortesia Fototeca dell’ instuto di storia della medecina dell’Università di Padova
de Padoue
Girolamo Fabrici, professeur de médecine à Padoue.
André Vésale, auteur de De humani corporis fabrica.
«toute la philosophe naturelle est une vaste plaisanterie». Tel est précisément le
nœud du problème. La philosophie naturelle de Galilée remet en question la
primauté de la métaphysique ; non seulement le Dialogo di Cecco tourne en
ridicule le «lettré» et le métaphysicien (Galilée ose placer sur un pied d’égalité farine et essence divine), mais, de surcroît, il dénoue le lien traditionnel entre
philosophie naturelle et métaphysique. Pour progresser vers la vérité, persiste
Galilée dans son livre, la connaissance métaphysique des essences n’a pas la
moindre importance.
L’empirisme est-il d’essence aristotélicienne?
Cela ne signifie pas que le Galilée de cette période soit fort éloigné de
Buonamici, son maître pisan. Ce dernier, dans son encyclopédique De motu,
avait attiré l’attention des savants sur certaines questions fondamentales. Il avait,
par exemple, analysé le système copernicien et admis que, du pur point de vue
des calculs, celui-ci était conforme aux phénomènes astronomiques observés. À
son avis, toutefois, ce système allait à l’encontre de l’expérience, car il semblait
impossible de mesurer les mouvements sur Terre.
Lançons un objet verticalement vers le haut, propose Buonamici, et observons son comportement. Tandis qu’il se déplace dans l’espace, la Terre se
déplace aussi, d’après les hypothèses de Copernic. L’objet ne devrait jamais
retomber à l’endroit d’où il a été lancé, ce qu’il fait pourtant. L’expérience
contredit donc la théorie copernicienne, même si cette dernière, comme le rappelle intelligemment Buonamici, semble expliquer de façon plausible le phénomène des marées par le mouvement diurne de la Terre. Outre les marées,
De motu aborde d’autres thèmes, comme le mouvement des pendules, qui va
jouer un rôle central dans la physique de Galilée.
Nous comprenons mieux aujourd’hui la position de Galilée par rapport à
Aristote. Quand Galilée prône d’établir les fondements de la connaissance
scientifique sur la base des «expériences sensibles», il ne pense pas ériger en
dogme une nouvelle méthode expérimentale révolutionnaire. Il ne fait que
suivre la droite ligne d’un empirisme traditionnel et aristotélicien qui confère
une place privilégiée à l’observation des phénomènes.
Depuis des siècles, les études astronomiques et les recherches anatomiques
s’appuient sur l’observation ; à l’Université de Padoue, les études anatomiques, fondées sur des techniques connues depuis la Renaissance, sont particulièrement poussées et constituent un modèle de science expérimentale.
© POUR LA SCIENCE
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Dans les pages du Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, publié en
1632, Galilée déclare : «Nos discussions doivent porter sur le monde sensible,
pas sur un monde de papier2.» Par cette prise de position, il critique le dogmatisme des quelques philosophes qui réservent à Aristote la connaissance
complète et définitive de tous les aspects de la réalité. Ces philosophes, selon
Galilée, vivent dans un monde de papier, et la métaphysique les rend aveugles
au «monde sensible» auquel Aristote a consacré une si grande attention. Le
«monde de papier» est un univers stérile de citations bibliographiques qui,
dans leur ensemble, n’ont rien à voir avec la réalité, un monde «virtuel» que
la philosophie maintient intangible par référence à une autorité.
Le Scienze
Les recherches sur le mouvement
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Une sphère armillaire de Tycho Brahe.
La sphère armillaire n’est pas
un instrument de mesure, mais un
instrument didactique efficace, utilisé
pour illustrer certaines caractéristiques
de la situation des planètes dans
le Système solaire. Le diamètre
des sphères armillaires pouvait
atteindre plusieurs mètres.
Le Dialogue de 1632 est fondé sur des dizaines d’années de recherche, notamment la période padouane entre la fin du XVIe siècle et 1609, année où la
recherche astronomique explose grâce au télescope. Au tout début du
XVIIe siècle, Galilée se concentre sur la mécanique : il met au point de nombreuses recherches expérimentales sur le mouvement et obtient un premier
groupe de résultats importants, même s’il n’est pas encore en mesure de les
réunir en une théorie unifiée.
D’énormes difficultés entravent la recherche sur le mouvement. La plus
évidente (pour nous) est le manque d’instruments capables de mesurer avec
précision les intervalles de temps. Nous verrons plus loin comment Galilée
résout ce problème. Cet obstacle ne prend toutefois une grande acuité que lorsqu’il doit mesurer des intervalles de temps très courts. Le problème qui nous
occupe est de savoir pourquoi de telles mesures se révèlent importantes à un
certain stade de la recherche de Galilée. Pour cela, revenons en arrière et identifions d’autres obstacles.
Le premier d’entre eux résultait (on s’y heurte encore aujourd’hui, lorsque
l’on aborde pour la première fois la mécanique) de ce que, à en croire nos sens,
il existe une différence évidente entre un objet immobile par rapport à nous, et
ce même objet en mouvement. Pour expliquer la différence entre le repos et le
mouvement, il semble naturel d’affirmer qu’une force s’exerce sur un objet en
mouvement.
La pseudo-évidence de la nécessité d’une force est bien évidemment confirmée par l’expérience quotidienne. Pour déplacer un objet immobile sur une
table, il faut le pousser ; lorsque nous ne le poussons plus, il s’immobilise.
Cependant, on peut prendre ce même objet et le lancer vers le plafond. Dans
ce cas, quelle est la force qui agit sur l’objet dès qu’il a quitté la main? Une
réponse possible est la suivante : quand l’objet quitte la main, il possède
quelque chose (Buridan l’avait nommé l’impetus) que la main lui a communiqué et qui le déplace dans l’espace, même lorsqu’il n’est plus en contact avec
la main. Après un certain temps, l’impulsion s’épuise et l’objet retombe naturellement au sol, où il reste au repos.
Cette description des mouvements est rassurante parce qu’elle confirme
l’expérience quotidienne. Toutefois, la Terre qui nous héberge se déplace dans
l’espace à une vitesse d’environ 30 kilomètres par seconde, mais notre perception de nous-mêmes et des choses que nous voyons nous pousse à croire
que celle-ci est immobile. Nos «expériences sensibles», à elles seules, ne nous
livrent donc aucune information sur le mouvement réel de notre planète, ni sur
la vitesse, fort respectable, à laquelle le lecteur de cette page se déplace dans
le Système solaire.
Galilée étudiait déjà la différence entre repos et mouvement à l’époque où
il résidait à Pise, avant de venir à Padoue. Le premier résultat auquel il était
parvenu est le suivant : si une sphère parfaite est placée sur un plan parfait, elle
est alors indifférente à l’état de repos ou de mouvement. Que signifie «indifférente»? Qu’il suffit, pour la mettre en mouvement, d’une force infinitésimale, presque négligeable. Et qu’une fois en mouvement, la sphère continuera à
se déplacer à la même vitesse, sans qu’il soit nécessaire de recourir à d’autres
© POUR LA SCIENCE
Foto Lux
forces. Ce point de vue, énoncé clairement en 1593, résulte des recherches
entreprises à Pise, comme nous l’enseigne un texte (Le Mecaniche) que
Galilée a préparé pour ses étudiants.
Galilée enseignait du haut
de cette chaire, conservée au
Palazzo del Bo, à Padoue.
Galilée ne se fonde pas sur l’expérience!
Ce résultat a une conséquence directe : dans un monde sans frottement ni résistance, un corps se déplace à vitesse constante et en ligne droite, et le mouvement se poursuit indéfiniment. Cette conclusion se heurte à certaines évidences
enracinées dans nos perceptions quotidiennes. En premier lieu, nous admettons
que la conclusion sur le mouvement en l’absence de forces ne naît pas de l’expérience, pour la simple raison que chacun de nous ne voit, dans la nature, que
des phénomènes qui dépendent de frottements et de la résistance de milieux tels
que l’air ou l’eau. Nous n’observons jamais d’objets idéaux qui se déplacent
sans frottements sur des plans parfaits et nous ne voyons pas de corps tomber
dans le vide. Aussi ne pouvons-nous pas percevoir ce qui n’existe pas. Galilée
élabore la loi de conservation, non pas en observant les corps réels en mouvement, mais par des raisonnements et par des tentatives de démonstration de
théorèmes.
En d’autres termes, nous devons admettre que Galilée n’a pas trouvé ce
résultat en le cherchant dans le «monde sensible», mais en voyageant dans un
«monde de papier», fait d’arguments théoriques. Dans ce monde de papier,
Galilée se demande comment se déplacerait une sphère idéale sur un plan
idéal : quelle force idéale serait-elle suffisante pour la mettre en mouvement?
© POUR LA SCIENCE
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Le Scienze
Padoue à la fin du XVIe siècle.
Il s’interroge aussi sur ce qui pourrait être un mouvement idéal. Il pose, en
somme, des questions géométriques sur le comportement d’objets géométriques dans un monde vide. Et il trouve, de toute évidence, des réponses
idéales, non applicables immédiatement, ni aux sphères de pierre qui glissent
ou roulent le long de rainures gravées dans le bois, ni aux morceaux de métal
qui tombent dans l’huile d’olive ou dans l’eau.
Dès lors, comment jeter un pont entre l’univers des raisonnements et les
phénomènes qui excitent la vue, l’ouïe, le toucher? Comment démontrer que
le «monde sensible» obéit aux régularités abstraites découvertes dans un nouveau «monde de papier» qui ne correspond en rien au traditionnel «monde de
papier» des commentateurs d’Aristote?
Abandonner trois idées
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Apparaissent alors des difficultés nouvelles, qui n’existaient pas lorsque nous
croyions, en suivant Aristote, que les corps lourds tombaient le long d’une verticale parce que les masses ont «tendance» à retrouver leur état naturel. Si nous
suivons Galilée sur les mouvements idéaux, nous devons abandonner trois
idées enracinées dans le sens commun et la philosophie traditionnelle.
D’abord, la différence qualitative entre repos et mouvement disparaît ;
ensuite nous ne pouvons vérifier cette différence en observant la vitesse des
choses en mouvement ; et, enfin, le déplacement d’un objet dans l’espace ne
nécessite pas l’intervention d’une force qui le pousserait et le maintiendrait en
mouvement.
Aucune force n’étant nécessaire pour maintenir un objet en mouvement
rectiligne à vitesse constante, il en découle aussitôt que, lorsque nous déclarons qu’une chose est immobile, nous disons que sa vitesse (par rapport à
nous) est nulle et ne varie pas. En conclusion, il n’existe pas de différence
qualitative entre l’état de repos et l’état de mouvement rectiligne uniforme :
dans les deux cas, la vitesse est constante. Ces raisonnements ouvrent une
© POUR LA SCIENCE
boîte de Pandore pleine de phénomènes étranges. Le mouvement d’un objet
qu’on laisse tomber n’est-il pas rectiligne? Certes, il est rectiligne, et chacun
peut s’en rendre compte sans peine. Les difficultés naissent lorsque nous
nous interrogeons sur la vitesse de l’objet lors de sa chute. Lorsque l’objet
est maintenu immobile à une certaine hauteur, sa vitesse est nulle. Lorsqu’il
tombe, sa vitesse devient rapidement différente de zéro. C’est la seule chose
que nous constations. Il est toutefois extrêmement malaisé de décider, par la
vue seule, si la vitesse continue à augmenter ou si, au contraire, elle se stabilise après quelques instants.
Dans ses travaux de jeunesse, Galilée pensait (conventionnellement) que
l’accélération n’était qu’une phase initiale et transitoire du mouvement, durant
laquelle la vitesse passait d’une valeur zéro à une valeur fixe, et que cette
vitesse constante dépendait uniquement du poids de l’objet et de la résistance
du milieu où s’effectuait la chute. Dans cette perspective, on estimait que l’accélération était moins importante, dans le raisonnement sur les vitesses, que le
poids et la résistance.
Plus dure est la chute...
© POUR LA SCIENCE
Arcades du Palazzo del Bo,
partie de l’Université de Padoue.
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Foto Lux
Acceptons provisoirement ce point de vue et, comme le faisait Galilée,
oublions l’accélération pour nous concentrer sur la vitesse de chute. Est-elle
constante? Pouvons-nous mesurer sa valeur? Avant d’effectuer une mesure,
nous devons définir précisément l’objet de la mesure et donc inventer un nouveau concept mathématique. Aujourd’hui, tout automobiliste sait ce qu’est une
vitesse : ainsi la vitesse moyenne v est égale à la distance d parcourue, divisée
par le temps t écoulé, v = d/t.
Or, Galilée ne connaît pas les mathématiques nécessaires pour écrire la
très simple égalité ci-dessus. Il dispose uniquement de la théorie géométrique
des proportions formulée par Euclide. Selon celle-ci, il n’est acceptable de
diviser deux grandeurs que quand celles-ci sont de même type. Galilée peut
donc diviser une longueur par une autre, ou encore une aire par une autre,
mais il ne peut diviser une longueur par un
temps. Au lieu de définir la vitesse moyenne
comme nous le faisons aujourd’hui, Galilée raisonne sur le quotient de deux vitesses, sans toutefois être en mesure de définir le mot «vitesse»
selon les critères familiers qui nous permettent
de distinguer vitesse instantanée et vitesse
moyenne. Galilée représente le rapport entre
deux vitesses en tenant compte, d’une manière
ou d’une autre, des espaces parcourus et de la
durée pour les parcourir.
Là, le problème se complique encore. Sur la
base des informations que chacun de nous est en
mesure de recueillir par l’observation directe du
mouvement de chute verticale d’un objet, il
semble «évident» que la vitesse de la chute d’un
corps augmente avec le poids de l’objet et diminue avec la résistance du milieu. Si nous voulions représenter cette conclusion à l’aide de la
théorie euclidienne des proportions, nous
devrions écrire quelque chose qui tiendrait
compte des rapports entre deux vitesses, deux
poids et deux résistances.
Nous devrions donc comparer deux mouvements différents, c’est-à-dire élaborer des raisonnements et des expériences portant sur deux corps
de poids p et p’, qui tombent dans deux milieux de
résistances r et r’. Nous pouvons imaginer faire
Les instruments de Galilée
ompas conçu et construit par Galilée. À cette époque,
les professeurs d’université construisaient et revendaient des instruments pour augmenter leur maigre
salaire. À droite, un autre instrument galiléen, le
thermoscope. Ce dispositif avait été conçu pour
mesurer «les degrés du chaud et du froid»,
mais il ne présente pas les mêmes caractéristiques qu’un thermomètre. Le
témoignage laissé par Benedetto
Castelli en 1638 est éloquent :
«Je me rappelle une expérience
que m’a montrée, il y a plus de
trente-cinq ans déjà, notre Galilée.
Il prit une petite carafe de verre, de la grandeur d’un petit œuf de poule, dont le col était
long de deux paumes environ et aussi fin qu’un épi de blé. Après réchauffement de la
carafe par contact avec la paume des mains, son goulot était renversé dans un vase rempli d’eau et placé sous elle. La carafe libérée de la chaleur des mains, l’eau se mit tout de
suite à monter par le col et dépassa le niveau de l’eau du vase de plus d’une paume. Cet
effet fut utilisé par Galilée pour fabriquer un instrument servant à étudier les degrés du
chaud et du froid.»
24
Cortesia Istituto e Museo di Storia della Scienza, Florence
C
tomber une boule de marbre dans l’air et une boule de fer dans l’huile d’olive.
Dans ce cas, la relation à étudier entre les deux vitesses v et v’ sera :
v’/v = (p’/p) × (r’/r).
Il est malaisé d’étudier les mouvements avec un arsenal théorique aussi
réduit. En premier lieu, nous ne tenons pas compte de l’accélération. À
l’époque de Galilée, elle était considérée comme un phénomène transitoire
opérant uniquement dans une première phase fort courte du mouvement,
durant laquelle les objets étudiés passent du repos à une vitesse de chute
constante. Ensuite, ces instruments théoriques ne tiennent pas compte du principe, découvert par Archimède, selon lequel un corps plongé dans un liquide
subit une poussée égale au poids du liquide déplacé. Galilée connaissait
l’œuvre d’Archimède et il ne pouvait pas comprendre qu’une «résistance du
milieu» ne tienne pas compte de la poussée d’Archimède. Enfin, Galilée notait
que les prévisions calculées sur la base des «rapports» ne correspondaient pas
aux données issues de l’expérience.
Que faire? Une voie légitime consistait à affiner la logique de l’analyse
des phénomènes qui, croyait-on à l’époque, respectaient les proportionnalités
entre v, p et r. Une autre possibilité était d’abandonner cette proportionnalité
et d’en chercher d’autres. Dans sa jeunesse, Galilée s’engagea dans la première voie, puis il explora d’autres possibilités. Il abandonna alors l’idée fondamentale de la physique aristotélicienne, à savoir qu’un corps, pour être en
mouvement, doit être poussé. Revenons, pour examiner les idées de Galilée
en 1593, à ses leçons padouanes sur la mécanique et aux expériences que
nous avons déjà évoquées.
À cette époque, le résultat sur la vitesse en l’absence de forces se consolide.
Toutefois, la notion de «force» alors en vigueur était encore qualitative, et il
n’existait aucun critère de mesure d’une force. De plus, frottements et résistance n’étaient absents que dans le vide ; or, sur Terre, les phénomènes observables à l’aide des sens ne se produisent jamais dans le vide. Dès lors, les
tenants de la philosophie naturelle s’accordaient à dire que le vide était irréel.
Cette exclusion du vide était facile à justifier. S’il existait des parties du monde
réellement vides, alors nous devrions observer des phénomènes très étranges.
Il suffit de tenter de répondre à la question suivante : «Que verrions-nous si
nous pouvions observer un corps qui se déplace dans le vide?»
Le vide, s’il existe, n’oppose aucune résistance aux objets. Mais si la vitesse
est inversement proportionnelle à la résistance du milieu, et si la résistance du
© POUR LA SCIENCE
Bibliothèque Nationale, Paris
vide est de toute évidence nulle, alors la vitesse dans le vide
est infinie. Donc, comme le déclarait Buonamici dans son
De motu, un corps qui se déplacerait dans un espace vide se
trouverait, au même instant, en de nombreux points différents. Bien évidemment, personne n’observe cela, ce qui
démontre que le vide ne peut pas exister.
Galilée en arrive graduellement, après de nombreux tâtonnements, à penser que de nombreux obstacles tombent si l’on
élimine définitivement la problématique sophistiquée du
milieu et de ses actions sur le mouvement des choses.
Naturellement, il est impossible de procéder à des expériences
dans le vide. Rien n’empêche cependant de réaliser des expériences dans des conditions qui satisfont deux exigences.
La première est que l’action perturbatrice du milieu
résistant soit réduite au minimum, grâce à des instruments
bien conçus où les frottements sont négligeables. La
seconde est que les expériences portent sur des mouvements beaucoup plus lents que celui d’un objet en chute
libre, des mouvements pendulaires et des mouvements sur
des plans inclinés par exemple.
La preuve naît de l’approximation
© POUR LA SCIENCE
Archimède d’après une gravure de 1740.
Cortesia Istituto e Museo di Storia della Scienza, Florence
L’entreprise galiléenne emprunte là un chemin insolite.
D’une part, elle s’éloigne des données brutes de l’expérience quotidienne : des phénomènes régis par les frottements et
résistances ne permettent pas une connaissance fiable des
faits. D’autre part, Galilée pense que, même s’il est impossible d’observer des phénomènes dans le vide, on peut toutefois effectuer des mesures qui, avec une certaine approximation, cernent mieux la vérité. Cette prise de position est
décisive : pour jeter un pont entre le monde sensible et le
nouveau «monde de papier» inspiré d’Euclide et
d’Archimède, Galilée propose que la voie vers la connaissance des phénomènes sensibles soit fondée sur la validité
de mesures non exactes, mais approchées. En effet, l’exactitude est cantonnée au monde du raisonnement. Dans le
monde observable, l’approximation fait loi. C’est donc une
perte de temps que de rechercher l’accord parfait et complet
entre la théorie et l’expérience.
Nous devons, prône Galilée, améliorer nos instruments
d’observation, pour que ceux-ci nous fournissent des informations toujours meilleures, c’est-à-dire plus précises.
L’illusion selon laquelle il serait possible d’arriver à la
connaissance exacte des phénomènes vole en éclats. En
même temps, le pont entre le monde de papier des
«démonstrations certaines» et le monde sensible des phénomènes commence à prendre tournure.
Pendant l’été 1599, Galilée décide de construire un
laboratoire dans sa propre maison et il engage un technicien, Marco Antonio Mazzoleni, auquel il confie la
construction d’instruments mécaniques, astronomiques et
géométriques. Cette décision est motivée par deux raisons.
La première est de nature économique : son salaire universitaire est maigre et il existe un marché pour les instruments construits par Mazzoleni qui lui permettrait d’arrondir ses fins de mois. La seconde motivation est d’ordre
scientifique : Galilée a désormais besoin d’une instrumentation spécifique pour explorer la mécanique.
■
Galilée fabriqua et vendit des
instruments tels que ceux décrits dans
l’ouvrage Le operazioni del Compasso
Geometrico e Militare, imprimé à
Padoue en 1606.
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