1 Jean-Pierre Fragnière Mont-Tendre 28, CH - 1007 Lausanne e-mail : [email protected] - Mobile : 079 412 82 83 - http://www.jpfragniere.ch Lausanne, 15 avril 2012 Des horizons pour la sécurité sociale De siècle en siècle, l’inconnu a effrayé les hommes. En découvrant et côtoyant la souffrance et les malheurs, ils ont appris à identifier les risques, ils ont tenté de les écarter, au moins d'en limiter les conséquences fâcheuses. Comment? Les modalités et les instruments de ce projet ont épousé les formes et les conditions des diverses cultures. La sécurité sociale que nous connaissons n'est que l'un des fruits (précieux) d'une longue évolution. Elle est pourtant récente. Parmi nos anciens, il en est encore qui se souviennent du temps où elle était balbutiante, voire quasi inexistante. Pourtant, le lecteur suisse sait que cet emblème de la prévoyance-vieillesse qu’est le système des trois piliers n'aura que 40 ans le 3 décembre de cette année 2012 proclamée « Année européenne du vieillissement actif et des solidarités entre les générations ». En fait, cet anniversaire se présente dans un climat tendu. Les progrès accomplis et les succès obtenus tendent à être voilés par des nuages bien visibles et un horizon que trop d'augures se plaisent à peindre en gris sombre. Comme toute structure et projet en mouvement, la sécurité sociale connaît quelques ratés, elle appelle une régulation structurelle. Pas de raison, cependant, de céder à la panique et de se ranger derrière les contempteurs1. Examiner l'horizon possible peut se faire en ayant à l'esprit cette phrase programmatique de notre maître Guy Perrin: « Entreprise à temps, avec conscience et conviction, dans l’ordre et la continuité, en prenant appui sur la connaissance des évolutions et la réflexion ouverte à l’avenir, la réforme de la sécurité sociale se révélera non seulement apte à résoudre les difficultés prévisibles, mais aussi de nature à rénover la protection sociale en profondeur, comme l’enseigne l’expérience des crises antérieures. »2 Entre consolidation et fragilisation Ces quarante années se présentent sous des traits apparemment opposés, mais impossibles à dissocier pour celui qui veut envisager l'avenir, voire le construire. À la fin des années 1960, les débats sociaux et culturels qui ont accompagné les « événements de mai 68 » se sont normalisés dans une consolidation de la sécurité 1 On peut suivre cette évolution dans trois ouvrages. Une œuvre de pionnier, fondatrice : Pierre-Yves GREBER : Droit suisse de la sécurité sociale. Avec un aperçu de théorie générale et de droit international de la sécurité sociale. Réalités Sociales, Lausanne, 1982. – La première synthèse : Pierre GILLIAND : Politique sociale en Suisse. Introduction, Réalités sociales, Lausanne, 1988. – Un instrument de communication : Jean-Pierre FRAGNIÈRE et Roger GIROD : Dictionnaire suisse de politique sociale, Réalités sociales, Lausanne, 1998. 2 Guy PERRIN : « La sécurité sociale. Son histoire à travers les textes », in : Histoire du Droit International de la Sécurité Sociale, Tome V, Association pour l’étude de l’Histoire de la Sécurité Sociale, Paris, 1993, p. 132. 2 sociale appelée à servir de socle de sécurité pour l'exercice des autonomies et des libertés parfois fraîchement conquises. La crise dite du pétrole (dès 1974) a représenté un fort coup de semonce, elle a déclenché quelques freins, mais elle n'a pas pu enrayer complètement la machine qui était lancée. Ainsi, le système des trois piliers adopté par le peuple en 1972 débouche, treize ans plus tard, sur la loi qui institue et réorganise la prévoyance professionnelle (LPP). Autre exemple, l'assurance-chômage connaît un fort renforcement et devient un instrument multifonctionnel dans le cadre d'une politique de l'emploi. La volonté de freiner Dans le même temps, des transformations majeures de la morphologie et du fonctionnement de la société font apparaître des demandes sociales fortes que de larges milieux peinent à reconnaître d'autant plus qu'elles induisent un besoin de financement considérable, pas disproportionné ni outrancier en comparaison internationale, surtout dans un pays comme la Suisse qui dispose de quelques moyens. Chacun sait combien est âpre le débat sur le financement de l'assuranceinvalidité, de l'assurance-maladie, des prestations aux demandeurs d'emploi, de l’aide sociale, etc. La tentation est grande de parler de démantèlement ; certains ont franchi le pas. Ceux qui se souviennent de la situation des années 1950 hésitent à prononcer de tels propos. Avant de poser des étiquettes, il peut être opportun de reconsidérer ce qui s'est passé au cours des quarante dernières années.3 1. Quelques grands changements Utile et nécessaire précision: nous n'allons pas gloser sur les transformations du monde et celle de la Suisse au cours du dernier siècle. Impossible, cependant, de conduire une réflexion sur le devenir de la sécurité sociale, sans rappeler brièvement ces changements parfois massifs, trop souvent imprévus ou longtemps enfermés dans le déni. En procédant à cette relecture, une observation s'impose avec force: presque tout avait été annoncé (en particulier par des travaux scientifiques) ; ce qui a changé c'est surtout l'intensité des phénomènes et l'attention portée par l'opinion publique, les organes associatifs et les instances politiques. Cela dit, soulignons d'emblée un point majeur: ces changements sont d'une telle ampleur que tout immobilisme est impensable sinon porteur de dommages considérables, en particulier dans le champ de la sécurité sociale. La métropolisation de la Suisse En un siècle, la morphologie du pays s'est profondément transformée. Plus lentement que dans les pays voisins, mais sûrement, la Suisse s'est urbanisée. Cinq agglomérations-centres se sont imposées. Le phénomène de la « rurbanisation » a étayé et consolidé quelques zones périphériques, mais dans 3 Jean-Pierre Fragnière : Politiques sociales pour le XXIe siècle, Réalités Sociales, Lausanne, 2003. 3 une forte dépendance par rapport aux villes, induisant ce que l'on a appelé un « développement inégal et dépendant ». Le mouvement a entraîné l'émergence de quelques centres que l'on a baptisés « métropoles » ; par ailleurs, un « mitage » du territoire a provoqué les tensions que l'on sait. Ces bouleversements induisent une palette de nouveaux besoins dans la mesure où ils bousculent les modes de vie. Les instruments que s'est donnés le fédéralisme peinent à s'adapter à la situation. La sécurité sociale est touchée de plein fouet. La création de l'«Initiative des villes», en 2002, est un signe clair: la gouvernance par les voix du fédéralisme ne manque pas de mérite, mais elle comporte des limites difficilement supportables, en particulier pour le fonctionnement des organismes sociaux et l’égalité de traitement des citoyens. La monétarisation de la vie Dans les sociétés autarciques, le regard se porte sur le grenier et les personnes de l'entourage. Dans la société dite moderne, les références deviennent le billet de banque et la carte de crédit (quand elle n'est pas bloquée !). La proportion des matériaux, des objets et des services qui sont contrôlés par le marché grimpe à belle allure. Tout s'achète, et il faut payer pour tout, ou presque. La sécurité au quotidien est de plus en plus maîtrisée et distribuée par des mécanismes marchands. La sécurité sociale connaît cet envahissement et doit se plier à la grammaire imposée. En outre, on ne compte plus les prestations traditionnellement assurées par le réseau primaire, avec plus ou moins d’efficacité, qui sont reprises par un marché en voie de professionnalisation. Pour ne retenir qu’un exemple, évoquons le coût de l’enfant4. La simple possibilité d’entretenir un enfant implique ou exige aujourd’hui une importante disponibilité financière. L’école primaire est gratuite et c’est très bien. Mais, combien de parents font la douloureuse expérience de l’ampleur de tous ces frais annexes, de ce déferlement marchand qui s’attaque directement à l’enfant? N’y a-t-il pas une certaine arrogance dans le discours de ceux qui bombardent les familles pauvres de bons conseils en les invitant à éduquer leurs enfants à la résistance aux sollicitations de la publicité et du marché? Dans une société de lacs et de glaciers qui a monétarisé l'eau avec une belle constance, le marché est prometteur, celui de la vieillesse en particulier. La précarisation de l'emploi Quelques-uns se souviennent de la crise des années 1930, ou ils ont entendu les récits du grand-père. Les Trente glorieuses avaient permis à ce cauchemar de s'estomper dans les mémoires. Au milieu des années 1970, les premiers coups de boutoir de ce que l'on s'est empressé d'appeler la crise sont reportés sur la maind'oeuvre étrangère et, bientôt, sur les emplois féminins. Mais, depuis les années 1990, la précarisation de l'emploi s’installe dans la dynamique sociale5. Le marché du travail s’est enfoncé dans l’habitude de compter un certain niveau de chômage comme une réalité normale et évidente. Des grappes de jeunes 4 Joseph DEISS, Marie-Luce GUILLAUME, Ambros LÜTHI : Le coût de l’enfant en Suisse, analyse des échelles d’équivalence des revenus, Éditions Universitaires, Fribourg, 1988. 5 Rosanna MAZZI : La précarisation de l'emploi, Réalités sociales, Lausanne, 1987. 4 professionnels terminent leur formation sans perspective de débouché. L’obsolescence de certains secteurs de la formation professionnelle apparaît dans toute son ampleur. Combien de jeunes commencent leur carrière par une période de chômage? Dès lors, le travail fabrique des pauvres de deux manières. D’une part, lorsqu’il vient à manquer ou à se raréfier, il produit l’exclusion d’une proportion plus ou moins grande de personnes dont beaucoup, tôt ou tard, entrent dans la catégorie des pauvres. D’autre part, et c’est un point essentiel, lorsqu’il n’assure que des revenus indécents, il installe des familles dites « normales et ordinaires » en situation de pauvreté (les Working poors). Toute la question de la signification du travail en tant que source de sécurité doit donc être profondément revue. De même, l’ancrage de la sécurité sociale sur le travail mérite une solide discussion. Là encore, la Suisse ne s’est guère préparée à ce débat. Une indication, marginale sans doute, mais significative: l’accueil accordé aux résultats du Programme national de recherche No 15 (Vie au travail: humanisation et développement technologique) qui s’est achevé au début des années 1990. Malgré la qualité de nombreux travaux et le souci de prospective qui caractérise plus d’un, les lecteurs ne se ruent pas sur ces textes. Le moins que l’on puisse dire, c’est que la question ne semble pas revêtir un caractère d’urgence. Dans un tel contexte d’impréparation avancée, on ne s’étonne pas de la timidité du débat actuel et des initiatives prises en vue de rompre les mécanismes de marginalisation sociale par l’exclusion du travail dit classique. La mobilité dans la mondialisation Cette précarisation de l'emploi s’inscrit rapidement au point de convergence de plusieurs forces : le poids des compétences rendues obsolètes par l'émergence de technologies nouvelles et les fragilités des systèmes de formation, la pression exercée par les flux migratoires, tantôt choisis, parfois subis et, enfin, par les effets des règles associées à la libre circulation dans l'espace européen. Une pression à la mobilité devient pesante, d'autant plus que les mécanismes d'adaptation à la situation nouvelle peinent à se mettre en place et à atteindre un seuil d'efficacité acceptable. On observe une « instrumentalisation » de ces tensions pour activer les mécanismes de redistribution du pouvoir. La sécurité sociale n'est pas ménagée dans ces jeux d’appropriation des ressources et des positions. La résistance à ces phénomènes se révèle d'autant plus difficile que des mouvements de contremobilité (ou mobilité inversée) se manifestent avec leurs effets parfois dévastateurs. «Tu n'atteindras pas le niveau de ton père !», «Des années d'études pour arriver à ça… !», «De toute façon, l'ascenseur social est en panne ! ». Un climat d'incertitude et quelques signes de panique. La société de longue vie Bien sûr, on n'a pas redécouvert la vieillesse au cours des dernières décennies. De tout temps, ce moment de la vie a constitué une préoccupation centrale pour les individus et les groupes sociaux. Crainte et révérée, négligée ou soutenue, la vieillesse a revêtu des figures très contrastées en fonction des cultures et des groupes sociaux de référence. Le dernier siècle l’a souvent associée à la pauvreté, à la maladie ou encore à tous les deux. Annoncé il y a quarante ans déjà, le fait 5 d'un vieillissement spectaculaire de la population n'a été reconnu socialement qu’il y a deux petites décennies. Surtout, il a fallu de la patience, du temps et même de l'acharnement pour imposer une réalité que chacun avait sous ses yeux: après le temps de la retraite, d'ailleurs de plus en plus flottant, une longue période de vie s'ouvre, promise à plusieurs états, dans une condition de santé qui va s'améliorant. La vieillesse s'impose comme une étape marquée par des besoins nouveaux, mais aussi des ressources considérables, susceptibles de contribuer au bien-être des aînés, mais aussi à celui des autres groupes sociaux. La vieillesse se présente comme une catégorie populeuse, riche de compétences et de disponibilités, mais aussi porteuse de besoins inédits et diversifiés. Le toit d'une société à quatre générations. 2. Des lames de fond Cet immense navire qu’est devenue la sécurité sociale, en moins de 150 ans, bénéficie d’une solide reconnaissance, celle que revêtent les oeuvres cent fois remises sur le métier et façonnées par les mains de militants engagés et éclairés. Il est évidemment sensible aux mutations qui transforment les équilibres planétaires, aux mouvements qui redéfinissent les échanges entre les continents et les peuples. Là se déploient des mouvements lents et des transformations inéluctables. Apparemment hors de portée de nos actions, les lames de fond que nous souhaitons évoquer ici sont plus proches des acteurs sociaux que nous sommes, parfois à la portée de nos choix et de nos engagements et donc ancrées dans la sphère de nos responsabilités. Les évoquer, c'est dessiner les éléments majeurs dans le cadre desquels va se réformer la sécurité sociale. Une individuation instituée Nos grands-parents se définissaient le plus souvent par leur lieu de vie, leur clan, voire leur réseau familial qui déterminait leur statut social. Leur « nous » primait fortement sur leur « je ». Leurs autonomies étaient finement codifiées et balisées par des formes serrées de contrôle social. Un mouvement d'affirmation de l'identité individuelle s'est développé depuis près d'un siècle et s'est imposé dans les divers milieux sociaux. Ainsi s’est construit un processus d’individuation: la reconnaissance et l’affirmation des droits propres à chaque individu se sont renforcées, en particulier en ce qui concerne les femmes et les enfants. Divers groupes de populations ont accédé à une plus grande autonomie. C’est en particulier le cas des femmes dont les droits propres se sont consolidés et qui disposent d’une sécurité sociale à titre personnel. Nous parlons bien d'individuation et pas de l’individualisme qui est toute autre chose, une attitude fortement centrée sur soi, à la limite de la rupture avec « les autres ». L'individuation désigne d'heureuses conquêtes: de plus en plus de personnes accèdent à une reconnaissance sociale et légale de leur personnalité. Elles peuvent parler au « je » et se dégager des contraintes de la dépendance subie. Elles accèdent ainsi à une meilleure autonomie, souhaitée, conquise et consolidée. 6 Le mouvement est inéluctable. On ne reviendra pas sur les marges de manoeuvre acquises par les individus. Il s'agit donc de montrer que la liberté n'acquiert son sens véritable que dans le cadre d'une sorte de « gouvernement en commun ». Dans ces conditions, l'épanouissement de l'individu est toujours indissociable de l'harmonie du groupe. Loin de s'opposer aux solidarités collectives, l'autonomie individuelle les suppose. Le renforcement de l'individualisation des règles de vie et la promotion des droits propres sont des facteurs qui consolident l'autoréalisation de l'individu qui peut ainsi dépasser les limites de l'individualisme et s'engager dans l'exercice des solidarités. Autrement dit: les autonomies n'atteignent pleinement leur existence que dans le cadre de réseaux de solidarité qui leur offrent une assise et des canaux d'expression. Femmes: sur le chemin de l'égalité L'affirmation de plusieurs personnalités féminines de premier plan et quelques élections spectaculaires ne devraient tromper personne, le but est encore loin être atteint, les points de cristallisation des inégalités résistent, particulièrement dans les champs professionnels. Pourtant, des changements considérables ont redéfini le statut des femmes. D'abord, l'accès à la formation, chichement soutenu peutêtre, s'est imposé. Pour la première fois, une cohorte de femmes ayant bénéficié d'une formation solide et reconnue va se présenter aux marches de la retraite. En outre, cette génération dispose d'une panoplie de droits propres qui, souvent, lui permettent d'accéder à l'exercice d'une autonomie significative. À toutes les étapes du parcours de vie, la position concrète des femmes s'est transformée, bien au-delà de l'accès au droit de vote et d'éligibilité dont on peine à se souvenir qu'il a tout juste quarante ans d'âge. On sait le rôle majeur assumé par les femmes dans le tissage des filets de sécurité privés, domestiques et publics. Les organes de la sécurité sociale ne se sont pas substitués à elles, mais elles ont dû se développer dans le cadre d'une réforme des droits, des rôles, de l'exercice des responsabilités et du pouvoir. Rien ne sera jamais plus comme avant. L'accès des femmes à des statuts et des rôles nouveaux contribue fortement à la redéfinition des besoins, mais aussi à l'invention et au modelage des solutions. Les techniques: entre sécurité et risques Depuis qu’il n'y a plus de voisine à la fenêtre, derrière le rideau, on a multiplié les caméras. Il devient si facile de papoter avec la cousine par le canal de Skype et de s'asseoir devant l'écran pour faire ses emplettes; les marchands de pilules et de régimes amaigrissants se frottent les mains ; alors que les comptables des assurances-maladie grimacent devant l'explosion des coûts engendrés par les troubles cardio-vasculaires. Cette ambivalence qui accompagne ce que l'on appelle le progrès technique a considérablement transformé le rapport à la santé et à sa sécurisation. Malgré le ressassement de l'adage « la santé n'a pas de prix, mais elle a un coût », c'est le premier terme du propos qui avance et domine inéluctablement. La sécurité sociale est interpellée de plein fouet. Elle a dû faire face aux mouvements dits de « médicalisation de la société », aux effets sur le corps et le 7 psychisme des formes « nouvelles » d'organisation du travail, aux promesses spectaculaires des chirurgies réparatrices et même à la gestion de divers comportements automutilants, voire autodestructeurs, pour n'évoquer que quelques exemples. En célébrant les succès que constituent les « avancées technologiques », la gestion de leur usage prend de l'importance et de l'urgence. La question est posée et répétée à un rythme de plus en plus soutenu: jusqu'où aller ? Quelles sont les limites? Quel niveau de bien-être convient-il d'assurer? Où s'arrête la légitimité du remplacement des organes? Quelles prises de risques doivent être reconnues dans le cadre d'un système public d'assurance? Etc. Chaque saison apporte son nouveau catalogue de questions, et cela dans un contexte où l'information circule à la vitesse que l'on sait. Comment gérer les déferlements du « Tout, tout de suite »? Le défi est considérable. Le pauvre nouveau et abuseur L’avènement des États démocratiques et la mise en place de l’une de leurs aspirations centrales, à savoir la sécurité sociale, ont été accompagnés d’une transformation des rapports à la misère et à la pauvreté. « Ainsi, la misère n’est plus le reflet d’un ordre immuable, qui rend compte de la place de chacun dans la société, avec ses avantages immédiats ou ses compensations à terme, elle devient une injustice attentatoire à l’égalité de droit des citoyens et curable par une organisation plus rationnelle fondée sur la solidarité »6. Grisées par les succès économiques réels ou illusoires, les années 1970 ont commencé dans un climat social où les problèmes socio-économiques étaient énoncés et fondaient des projets politiques d’envergure. Mais la pauvreté en tant que telle tendait à être considérée comme résiduelle. Bientôt, il ne resterait que quelque « cas » ! Un symptôme: dans les facultés de sciences sociales ou les instituts préparant aux professions sociales, le thème de la pauvreté avait pratiquement disparu des programmes de recherche et d’enseignement. Souvent, la pauvreté s’était délayée en une sorte de paupérologie occupée à déceler des fragilités dans les groupes sociaux les plus divers, mais étiquetés comme « populations à risques ». Rappelons un signe fort, bien qu’accueilli distraitement: l’ouvrage de René Lenoir, en particulier ministre du général de Gaulle, intitulé : « Les exclus » 7 . Démontrant le fort accroissement d’une population miséreuse et en voie d’être évincée de tout ce qui permet de participer à la vie sociale, il invite la France a un sursaut qui doit être marqué du sceau de l’urgence. Quelques lecteurs seulement ont tenté de relayer l’appel. Dans le même temps, l’émergence du mouvement ATD-Quart monde trouve une audience internationale ; il s’installe en Suisse en 1965. En appelant à entendre la voix des pauvres, il soulève une attention significative. L’inquiétude collective prend un tour nouveau avec la publication, au Tessin, de l’étude de Christian Marazzi: « Povertà in Ticino »8. Le malaise et l’inquiétude s’insinuent dans les instances politiques. Il faudra une dizaine d’années pour que, dans la plupart des cantons, émergent des études appelées à répondre à une curieuse question: « 6 Guy PERRIN : Sécurité sociale, Réalités sociales, Lausanne, 1993, p. 116. René LENOIR : Les exclus, Seuil, Paris, 1974. 8 Christian MARAZZI : Povertà in Ticino, Dipartimento delle Opere Sociali, Bellinzona, 1987. 7 8 Avons-nous des pauvres? »9. Une recherche nationale qui voulait proposer une vue d’ensemble n’a guère apporté de nouvelles lumières, d’autant plus qu’elle débouchait sur des propositions d’une retenue remarquée10. Au bilan, un ensemble de mesures ponctuelles, pour l’essentiel cantonales, le plus souvent « ciblées » sur des catégories particulières dites à risque. Parfois, ces nouvelles prestations venaient « au secours » des effets attendus engendrés par les décisions de durcissement dans les régimes généraux plus universels tels que l’assurance-chômage ou l’assurance-invalidité. Les fossés s’élargissent Les institutions helvétiques n’ont pu se construire qu’en reconnaissant les différences, celles-ci étant solidement protégées par les mécanismes du fédéralisme. Cependant, des décennies durant, et avec l’appui de la haute conjoncture, les clivages les plus criants ont été réduits, voire partiellement compensés. Pensons aux mécanismes liés à la négociation des salaires, à l’adaptation des rentes, à la péréquation financière et à la démocratisation des études. La sécurité sociale a bénéficié de cette tendance et de ces mécanismes. Le choc a été rude lorsque, il y a deux décennies à peine, divers rapports et travaux soulignent la réalité du renforcement des inégalités. La volumineuse, prudente, mais implacable étude de René Levy: « Tous égaux? »11 rend imprononçables les propos lénifiants des milieux qui tentent de dissimuler cette évolution inquiétante. Le spectre de l’installation d’une société duale prend corps et ses contours se dessinent non pas seulement dans les cercles spécialisés, mais sur la place publique. L'inquiétude est d'autant plus forte que des clivages apparaissent également dans le secteur très sensible de la santé. Le spectre d'une médecine à deux vitesses nourrit les inquiétudes d'une population hypersensibilisée par le gonflement des factures de l'assurance-maladie. Le fait que certains mécanismes de fonctionnement de la sécurité sociale renforcent cette dualisation alourdit encore l’impact menaçant du phénomène. Gestion des acquis et enjeux éthiques Élargissement de l’autonomie individuelle, meilleur accueil de la diversité, respect des différences, amélioration des possibles par un renforcement des techniques et l’affinement des savoirs, tout cela a un coût et exige des choix. La régulation des ressources et la définition des normes impliquent la reconnaissance d’enjeux éthiques à maîtriser dans une société marquée par la diversité, elle-même porteuse de divergences. C’est ainsi que s’impose un nouveau type de pratiques qu’il convient de nommer le « travail éthique ». Plus précisément, lorsque les technologies fines permettent de prolonger la vie, de remplacer des organes, de proposer des thérapies lourdes, des prises en charge sociales complexes et onéreuses, la question des limites se pose. Comment les 9 François HAINARD (e.a.) : Avons nous des pauvres ? Enquête sur la précarité et la pauvreté dans le canton de Neuchâtel, Université de Neuchâtel, 1990. 10 Robert LEU (e.a.) : Lebensqualität und Armut in der Schweiz, Haupt, Berne, 1997. 11 René LEVY (e.a.) : Tous égaux ? De la stratification aux représentations, Seismo, Zurich, 1997. 9 définir, comment les légitimer, comment les appliquer? La loi et les règlements proposent quelques grands principes. Les tribunaux construisent la jurisprudence. Pour certaines grandes orientations, on a mis en place des comités d'éthique. Reste la vie quotidienne. Les médecins et les administrateurs souhaitent de moins en moins assumer seuls ces choix. Les familiers, quand ils existent, ne pourront pas toujours porter le poids de ces décisions. Un nouveau type d'activité gagne en importance qui concerne beaucoup de professionnels de l'action sociale et de l'action sanitaire: la pratique du travail éthique intégrée comme composante incontournable de l'activité professionnelle. Dans de multiples situations (personnes en fin de vie, handicapés adultes, malades isolés, jeunes toxicomanes, etc.), nous sommes placés devant des choix: faut-il poursuivre, quel type de traitement, avec quels moyens, en fonction de quelles priorités et au nom de quelles valeurs? À de telles décisions, sont appelés à participer, selon les cas, des membres de la famille, des professionnels de l'action sociale et sanitaire, des clercs, des amis, des voisins, etc. Bref, des personnes dont on observe qu'elles ne partagent pas les mêmes valeurs, les mêmes convictions ni les mêmes analyses. Et il faut décider, souvent dans l'urgence. C'est le moment du « travail éthique ». Le travail éthique est une activité collective conduite dans le cadre de leur pratique professionnelle et/ou de leurs relations personnelles ou sociales par tous les acteurs porteurs d'une responsabilité à l'égard d'une personne dont elles ont la charge en vue de prendre des décisions qui concerne sa santé, son mode de vie et les traitements médicaux et sociaux qui lui sont proposés ». Il devient une composante explicite de l'activité professionnelle dans les secteurs social et sanitaire. Et aussi une dimension de la vie de toutes les personnes et des groupes qui entrent dans la catégorie « usagers », par conséquent de l’essentiel du champ de la sécurité sociale. 3. Fragilités et risques Solidement ancrée au coeur de la vie de tous, très présente à toutes les étapes essentielles du parcours de vie, la sécurité sociale participe aux rêves, aux projets et aux peurs, elle touche aussi directement et fortement le porte-monnaie, les budgets des ménages et les finances publiques. De quoi se faire des amis, mais aussi susciter des réticences et des récriminations. En tout état de cause, impossible de passer inaperçu et d'esquiver les questions. Trop d'État? Les soubresauts socioculturels qui déferlent sur la place publique à la fin des années 1960 débouchent sur des aspirations à de sérieux changements des modes de vie. L'État est sollicité pour gérer et financer ces aspirations. Les demandes nouvelles s'adressent pratiquement aux organes d'exécution des politiques sociales. Difficile de contrer frontalement cette demande et de proposer un démantèlement de la sécurité sociale. Les partisans du néolibéralisme émergeant puis solidement installé sous les drapeaux de Mme M. Thatcher et de M. R. Reagan préfèrent s'en prendre plus généralement à l'ensemble des structures publiques en prônant le « moins d'État ». Une cible plus facile à dénigrer et à 10 délégitimer. Il est évident qu'en amaigrissant l'État, on fragilise aussi les ressources de la sécurité sociale12. Celle-ci se trouve donc prise en tenailles entre la nouvelle demande induite par les modes de vie émergeants et les coups de frein prônés par tous ceux qui espèrent s'en tirer, garder leurs avantages sans payer la facture. Les limites d'efficacité La mise en oeuvre de la sécurité et surtout son spectaculaire développement ont baigné dans un climat où la satisfaction globale des populations concernées était ébranlée par des faisceaux de réserves et de critiques. Les plus lourdes concernent son efficacité. On lui attribue de multiples tares. Ainsi, elle favoriserait les comportements irresponsables, offrant une prime aux cigales aux dépens des fourmis ; elle serait incapable de débusquer les profiteurs et les abuseurs ; l'assurance-accident et l'assurance-maladie, par exemple, couvrant les comportements irresponsables et même les conséquences de pratiques illégales ; elle serait incapable d'assurer une application universelle des droits, devenant ainsi une source de petits et grands privilèges ; et puis, elle serait engluée dans une gangue bureaucratique paralysante donc pâtiraient prioritairement les ayants droit. Un réquisitoire pauvre en nuances. Des phénomènes de redistribution inversée Au-delà de ces zones d'inefficacité, la sécurité sociale serait atteinte d'un mal plus profond. Les stratégies de protection sociale sélective (priorité à ceux qui en ont vraiment besoin, politiques « ciblées ») présenteraient des résultats nettement moins bons que les systèmes plus universels. Elles seraient minées par leur faible légitimité et leur caractère suspicieux envers les usagers. Ainsi, les politiques « pour les pauvres » se révèlent être de « pauvres politiques ». La course d'obstacles à laquelle sont confrontées les personnes les plus modestes et les plus fragiles se montre particulièrement dissuasive dans les esprits et dans les faits. Ces phénomènes se lisent évidemment à l'échelle internationale. Un observateur informé comme J. Van Langendonck en vient à déclarer que « Sur le plan mondial, la sécurité sociale se traduit essentiellement par l'assurance dite sociale qui n'est ni plus ni moins qu'un privilège pour la minorité de la population qui a trouvé un emploi dans le secteur moderne et industrialisé de l'économie »13. De plus, dans le cadre des premières études sur le budget social de la Suisse14, on voit apparaître des observations montrant que, dans certains cas, les cotisations versées par les milieux les plus modestes compensent des remises accordées à des personnes beaucoup plus favorisées. Les carcans de la bureaucratisation et des ghettos 12 En Suisse, l’alerte est donnée par Jean-Noël REY: Trop d’État ? — Essai sur la mise en cause de l’État-protecteur en Suisse, Réalités sociales, Lausanne, l983. 13 Jef VAN LANGENDONCK : « Le rôle des organisations internationales dans les développements de la sécurité sociale », in : Jean-Pierre FRAGNIÈRE, (Éd.), Repenser la sécurité sociale, Réalités sociales, Lausanne, 1995, p. 97. 14 Pierre GILLIAND et Stéphane ROSSINI : La protection sociale en Suisse, Réalités sociales, Lausanne, 1997. 11 Un autre point de fragilisation de la sécurité sociale est imputable au fait qu'elle a voulu et dû « coller » à la structure des sociétés qu’il lui incombait de servir. D'une part, elle a vu des groupes s'approprier des traitements particuliers, parfois des privilèges. Simultanément, des pratiques analogues voyaient le jour au sein des groupes de professionnels chargés de la mise en œuvre, surtout en développant une très forte division du travail. Cette dynamique générale ne peut qu’entraîner des processus de séparation, de catégorisation et de rupture de communication. Au bout de la route, trop souvent, des ghettos dont on sait qu'ils sont un obstacle majeur à l'exercice des solidarités. La perte de légitimité Appelée à venir au secours des autres secteurs de la vie des sociétés, surchargée de missions, sommée de faire face, dans l'urgence, à des problèmes émergeants, contrainte de gérer une taille de plus en plus massive, engagée dans des transferts financiers copieux donc remarqués, la sécurité sociale voit sa légitimité fréquemment mise en cause. Les chasseurs de boucs émissaires la chargent souvent d'une forte part des malheurs du monde, sans d'ailleurs suggérer d'alternative, si ce n'est inviter les victimes à être plus discrètes, plus patientes et moins gourmandes. Coller aux changements des modes de vie Pas facile d'élaborer un système adapté aux valeurs et aux pratiques des populations concernées. La sécurité sociale est affectée par un phénomène qui caractérise plusieurs autres secteurs du champ socio-politique: un décalage entre les faits et les représentations. Lorsqu'il exprime son avis et arrête ses choix, le citoyen/usager se réfère à un corpus d'images et à des comportements qui n'ont plus cours et qui ne sauraient donc définir les pratiques des institutions sociales. Combien de nos concitoyens estiment être des pédagogues avertis et des footballeurs éclairés ; voilà qui pèse sur les réformes scolaires et la mission des entraîneurs. La sécurité sociale fortement dépendante de l'évolution du travail et des systèmes familiaux connaît des phénomènes analogues, toutes proportions gardées. Difficile de prendre en compte les transformations majeures qui remodèlent le travail humain ou les configurations familiales. Les systèmes normatifs s'invitent avec force dans l'élaboration des projets, au coeur des processus de décision et dans les démarches de mise en oeuvre. Dans ces conditions, l'existence d'un certain décalage entre l'offre de prestations de la sécurité sociale et les besoins effectifs induits par les pratiques sociales nouvelles ne sauraient étonner, ce qui ne les rend pas plus supportables et acceptables. Un programme national de recherche intitulé « Changement des modes de vie et avenir de la vie sécurité sociale (PNR 29) avait procédé à de multiples investigations au cours des années 1990. Le moins que l'on puisse dire est que les réformes induites n'ont pas été spectaculaires. Nous déambulons dans les jardins des petits pas. Ces décalages ne sont pas anodins, ils ne servent ni le bien-être des ayants droit, ni la légitimité de la sécurité sociale. Un coup d'accélérateur ne serait pas malvenu. 12 Ce n'est pas le lieu pour poursuivre ce rappel des fragilités qui frappent la sécurité sociale et des écueils entre lesquelles elle est appelée à naviguer. Il n'en reste pas moins que les réformes en cours gagneraient à les considérer avec grand soin pour ciseler des mesures susceptibles de contribuer à leur dépassement. 4. La sécurité au coeur de l'incertitude La sécurité sociale de demain se construit dans un contexte que plusieurs ont caractérisé par la notion de « société du risque »15. La complexité produite par l'action humaine et l'environnement technologique qu'elle s'est donnée et dont elle use produisent un lot de situations potentiellement dangereuses et quelques catastrophes qui accroissent encore la visibilité du phénomène. Il ne s’agit pas de «voir le danger partout» ou d'ajouter un chapitre à cette littérature de la décadence qui fleurit à chaque époque, mais le train du quotidien a revêtu des formes de fonctionnement denses en périls et en incertitudes. Un de ces éléments les plus significatifs est certainement ce mouvement de fragmentation qui fait éclater les mondes du travail, les vies familiales et les connexions entre les sphères publiques, professionnelles et privées. Les inquiétudes qui en résultent touchent aussi bien à l'organisation du temps et à l'occupation de l'espace qu'à la cohérence des normes et à la légitimité des comportements. Tensions entre autonomie et sécurité Ces mouvements défont quelques carcans ; ils ouvrent des espaces à l'autonomie individuelle, mais ils sont aussi anxiogènes et révèlent des appétits de sécurité, des aspirations à un balisage rassurant. Ce n'est pas un détail ; car on observe une véritable exploitation idéologique du risque. Celui-ci est présenté comme un fait inéluctable («Il n'y a pas de risque zéro !»), mais mesurable, donc pour l'essentiel maîtrisable. L'astuce consiste à persuader le plus grand nombre que chacun est responsable d'organiser la prévention et de se prémunir contre les éventuelles conséquences fâcheuses des «machines» qui produisent le confort. Un boulevard est ouvert aux assurances privées et à la valorisation de l'hyperresponsabilité individuelle. Dans cette perspective, le risque devient le fondement d'une redéfinition des interventions publiques, une justification de l'érosion des protections collectives, chacun étant invité, forcé, ou exhorté à calculer les risques et à «se prendre en charge». Dès lors, la privatisation des conséquences du risque se présente comme le prix à payer pour « compenser » les nouvelles zones d’autonomie conquises ou octroyées. On voit se développer un véritable transfert des responsabilités en direction de l'individu (incitation à la prévention, autolimitation, autocontrôle, etc.). Le tout au nom d'un meilleur gouvernement de soi ; on peut y voir une forme nouvelle de la contrainte sociale. Il ne s'agit pas de nier les risques, ni de disqualifier la prévention, mais d'éviter d'accabler l'individu de charges et de responsabilités qu'il ne pourra guère 15 Ulrich BECK : Risikogesellschaft, Suhrkamp Verlag, Francfort, 1986. 13 assumer et qui vont produire un nouveau type de clivages entre les divers groupes sociaux, des écarts porteurs d'inégalités, d'injustices et d'exclusion. Il est essentiel de rappeler que la sécurité sociale est appelée à jouer un rôle éminent dans la gestion collective et solidaire de ces nouveaux défis sociaux. 5. Orientations pour l’action Ces observations constituent des rappels nécessaires, des préalables incontournables à toute tentative de formuler des orientations pour l'action. La sécurité sociale est un organisme en permanente évolution, contraint à la réaction et à l'initiative. Collant à la vie des personnes et des groupes sociaux, il est interpellé en permanence et il se doit de formuler et reformuler les réponses les plus adéquates, tout en s'adaptant à un contexte qu'il ne choisit évidemment pas. Positiver les réformes Ce n'est pas faire preuve d'aveuglement que de ne pas invoquer je ne sais quelle catastrophe imminente. Pour l'essentiel, le système fonctionne, bien que trop de personnes, de tous les âges, soient encore fort démunies et, parfois, quasi abandonnées. Les ratés du système pourraient être souvent évités ; combien de petites économies mesquines engagent des coûts et des souffrances considérables? Combien de mesures tatillonnes ou d'oublis irresponsables éteignent l'espoir en train de naître? Sans rien nier de tout cela, adoptons une démarche résolument positive: la réforme de la sécurité sociale consiste prioritairement à confirmer les acquis et à assumer les conséquences induites par les succès façonnés et obtenus jusqu'ici. Quand on a allongé considérablement l'espérance de vie, quand on a brisé pour une grande part l'équation « vieux = pauvre », quand on a garanti l'accès aux soins pour tous et doublé l'espérance de vie de plusieurs catégories de personnes handicapées, il convient de formuler un « merci » et d'exprimer un « encore ». C'est-à-dire: conforter les conditions de vie des personnes qui ont bénéficié de ces mesures et de ces actions. En d'autres termes, la réforme de la sécurité sociale gagne à être envisagée sur le mode positif. La sécurité sociale une force productive Il faut cesser de considérer la sécurité sociale comme un haut lieu de la dépense (ou du gaspillage) qui grève le dynamisme d’une société. Considérons plutôt son éminente aptitude à être un instrument de régulation anticyclique, capable d’amortir les effets des crises économiques. Comment aurions-nous pu assumer un tel taux de chômage sans elle? En outre, elle permet de garantir une certaine stabilité de la consommation dans les périodes de difficultés économiques. Enfin, elle contribue, par beau temps et dans les orages, à prévenir la détérioration des conditions de vie des individus, voire leur exclusion ; en cela, elle permet d’économiser des frais majeurs liés aux conséquences pour les citoyens des difficultés personnelles et des crises socio-économiques. 14 La sécurité sociale facteur de cohésion Dès ses origines, la sécurité sociale a été conçue comme un instrument majeur d’entretien et de renforcement de la cohésion sociale. L’affiliation aux divers régimes qu’elle a développés renforce le sentiment d’appartenance à un réseau de solidarités collectives et de maîtrise des aléas de l’existence. Cet apport difficilement remplaçable assure une contribution éminente à la force et au dynamisme d’une société16. Toute réduction significative de la sécurité sociale peut entraîner des effets imprévisibles, voire catastrophiques. Accueillir les nouveaux modes de vie Dans l'état actuel de notre organisation sociale, on peut considérer que les modes de vie dominants et ceux qui émergent résultent pour l'essentiel du choix des acteurs sociaux eux-mêmes. On peut discuter de la signification du terme « choix », on devine qu'il est chargé de multiples contraintes, souvent de fragilités et de résignations. La forte diversité qui en résulte participe à la complexification de la demande, mais aussi des réponses que peut proposer la sécurité sociale. Celle-ci représente un instrument inestimable pour maintenir un équilibre social satisfaisant dans nos sociétés en mutation. Avec les mouvements associatifs Redisons-le, l'envergure atteinte par la sécurité sociale l'invite à apporter le plus grand soin à la promotion de sa légitimité. La qualité de ses prestations et de sa gestion est un impératif reconnu et prioritaire. La solidité des relations et des contacts avec les usagers revêt également une importance considérable. Ainsi, elle tire avantage à se souvenir du fait que ses origines baignent dans la qualité des mouvements associatifs porteurs à la fois de propositions, de mobilisation et de facilitation dans l'attribution adéquate et efficace des prestations. Des rapports avisés et respectueux des règles d’un partenariat éclairé deviennent une nécessité et un atout. Le vent de renouveau qui affecte les mouvements d'usagers et les organismes bénévoles invitent à la considération et à la collaboration17. Complexité et unité Interpellée par les formes nouvelles de complexification et de diversification, la sécurité sociale tente de garder le cap: le service de l'homme, dont on sait qu'il est un, fait partie, le plus souvent, des limites des approches trop sectorielles. Le renforcement des approches holistique est non seulement opportun, mais de plus en plus nécessaire. La pente à remonter est rude, les forces porteuses de marginalité et productrices de ghettos et trop souvent de solitude sont à l'oeuvre et avancent sous les prétextes les plus divers. Nombre de secteurs de la sécurité sociale ont repéré le problème ; ils se sont dotés de quelques instruments pour le contrer. La plus grande vigilance s'impose, elle se doit de déboucher sur des choix clairs et explicites. 16 Alain et Chantal EUZÉBY : Les solidarités. Fondements et défis, Economica, Paris, 1996. Marie-Chantal COLLAUD, Claire-Lise GERBER (Éds.) : Contre le chômage et l'exclusion. Les ressources de la vie associative, Réalités sociales, Lausanne, 1997. 17 15 6. L’action indispensable de la sécurité sociale Même en Suisse, dans les milieux académiques comme sur la place publique, il faut bien admettre qu’un climat d'inquiétude et une ambiance de crise sont omniprésents. Les tentations d'immobilisme et de régression s'insinuent dans les propos et les démarches de planification. Il est sain de rappeler cette suggestion de Guy Perrin: « Au lieu de sauter dans le passé les yeux fermés, comme le proposent ceux qui n’ont rien appris et tout oublié, il semble plus sage de progresser vers l’avenir avec lucidité. »18 Nous savons bien qu’il existe des contraintes économiques et que les ressources distribuables ne peuvent pas s’élever indépendamment de la production et de la productivité. Mais cette conscience des contraintes économiques que nous avons acquise doit être complétée et rééquilibrée par une conscience également forte des demandes sociales, des nouvelles formes possibles et nécessaires de participation sociale et culturelle. L’enjeu est de taille. Écarter, rejeter dans un statut d’infériorité vieux et jeunes est incompatible avec la démocratie, car celleci est malade quand une société se cache à elle-même une part importante de sa réalité.19 À l'heure qu'il est, les pouvoirs publics et leurs administrations peaufinent des projets, le peuple souverain va être appelé aux urnes incessamment. Nous savons qu'en matière de sécurité sociale la référence pertinente est le long terme dont nous avons appris qu'il ne s'approche qu'avec prudence et une légitime audace nourrie par l'expérience et disposée à entrer dans la dynamique du provisoire. Directement concernés par cette démarche nous jugeons opportun de rappeler ces propos d’un ancien directeur suppléant de l’Office fédéral des assurances sociales (OFAS): « En contribuant à la cohésion sociale et en améliorant le sort de millions d’individus, la sécurité sociale représente une conquête majeure du XXe siècle. Ceux que l’on a nommés les néo-libéraux sont en train de l’attaquer dans ses fondements mêmes, au risque d’ébranler la cohésion sociale et, par conséquent, la croissance économique. Montrer ces dangers est devenu légitime, sinon nécessaire. Il s’agit de rappeler le rôle indispensable de la sécurité sociale dans la situation actuelle, de la dépouiller des oppositions où elle se trouve souvent confinée, bref de réaffirmer des mécanismes et des interactions qui doivent être connus de tous puisque, dans notre démocratie, c’est la société civile qui décide en dernier lieu du sens à donner au développement économique et social »20. 18 Guy PERRIN: Sécurité sociale, Réalités sociales, Lausanne, 1993, p. 98. Alain TOURAINE : préface à l’ouvrage d’Anne-Marie GUILLEMARD, Le déclin du social, P.U.F., Paris,1986. 20 Michel VALTERIO : « Le maintien d’une sécurité sociale solidaire comme préalable à un développement économique et social harmonieux », Sécurité sociale, mars, 2000, p. 9. 19