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Jean-Pierre Fragnière
Mont-Tendre 28, CH - 1007 Lausanne
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Lausanne, 15 avril 2012
Des horizons pour la sécurité sociale
De siècle en siècle, l’inconnu a effrayé les hommes. En découvrant et côtoyant la
souffrance et les malheurs, ils ont appris à identifier les risques, ils ont tenté de
les écarter, au moins d'en limiter les conséquences fâcheuses.
Comment? Les modalités et les instruments de ce projet ont épousé les formes et
les conditions des diverses cultures. La sécurité sociale que nous connaissons
n'est que l'un des fruits (précieux) d'une longue évolution. Elle est pourtant
récente. Parmi nos anciens, il en est encore qui se souviennent du temps elle
était balbutiante, voire quasi inexistante.
Pourtant, le lecteur suisse sait que cet emblème de la prévoyance-vieillesse qu’est
le système des trois piliers n'aura que 40 ans le 3 décembre de cette année 2012
proclamée « Année européenne du vieillissement actif et des solidarités entre les
générations ».
En fait, cet anniversaire se présente dans un climat tendu. Les progrès accomplis
et les succès obtenus tendent à être voilés par des nuages bien visibles et un
horizon que trop d'augures se plaisent à peindre en gris sombre. Comme toute
structure et projet en mouvement, la sécurité sociale connaît quelques ratés, elle
appelle une régulation structurelle. Pas de raison, cependant, de céder à la
panique et de se ranger derrière les contempteurs1. Examiner l'horizon possible
peut se faire en ayant à l'esprit cette phrase programmatique de notre maître Guy
Perrin: « Entreprise à temps, avec conscience et conviction, dans l’ordre et la
continuité, en prenant appui sur la connaissance des évolutions et la réflexion
ouverte à l’avenir, la réforme de la sécurité sociale se révélera non seulement
apte à résoudre les difficultés prévisibles, mais aussi de nature à rénover la
protection sociale en profondeur, comme l’enseigne l’expérience des crises
antérieures. »2
Entre consolidation et fragilisation
Ces quarante années se présentent sous des traits apparemment opposés, mais
impossibles à dissocier pour celui qui veut envisager l'avenir, voire le construire.
À la fin des années 1960, les débats sociaux et culturels qui ont accompagné les «
événements de mai 68 » se sont normalisés dans une consolidation de la sécurité
1 On peut suivre cette évolution dans trois ouvrages. Une œuvre de pionnier, fondatrice : Pierre-Yves
GREBER : Droit suisse de la sécurité sociale. Avec un aperçu de théorie générale et de droit
international de la sécurité sociale. Réalités Sociales, Lausanne, 1982. La première synthèse : Pierre
GILLIAND : Politique sociale en Suisse. Introduction, Réalités sociales, Lausanne, 1988. Un
instrument de communication : Jean-Pierre FRAGNIÈRE et Roger GIROD : Dictionnaire suisse de
politique sociale, Réalités sociales, Lausanne, 1998.
2 Guy PERRIN : « La sécurité sociale. Son histoire à travers les textes », in : Histoire du Droit
International de la Sécurité Sociale, Tome V, Association pour l’étude de l’Histoire de la Sécurité
Sociale, Paris, 1993, p. 132.
2
sociale appelée à servir de socle de sécurité pour l'exercice des autonomies et des
libertés parfois fraîchement conquises. La crise dite du pétrole (dès 1974) a
représenté un fort coup de semonce, elle a déclenché quelques freins, mais elle
n'a pas pu enrayer complètement la machine qui était lancée. Ainsi, le système
des trois piliers adopté par le peuple en 1972 débouche, treize ans plus tard, sur la
loi qui institue et réorganise la prévoyance professionnelle (LPP). Autre exemple,
l'assurance-chômage connaît un fort renforcement et devient un instrument
multifonctionnel dans le cadre d'une politique de l'emploi.
La volonté de freiner
Dans le même temps, des transformations majeures de la morphologie et du
fonctionnement de la société font apparaître des demandes sociales fortes que de
larges milieux peinent à reconnaître d'autant plus qu'elles induisent un besoin de
financement considérable, pas disproportionné ni outrancier en comparaison
internationale, surtout dans un pays comme la Suisse qui dispose de quelques
moyens.
Chacun sait combien est âpre le débat sur le financement de l'assurance-
invalidité, de l'assurance-maladie, des prestations aux demandeurs d'emploi, de
l’aide sociale, etc. La tentation est grande de parler de démantèlement ; certains
ont franchi le pas. Ceux qui se souviennent de la situation des années 1950
hésitent à prononcer de tels propos. Avant de poser des étiquettes, il peut être
opportun de reconsidérer ce qui s'est passé au cours des quarante dernières
années.3
1. Quelques grands changements
Utile et nécessaire précision: nous n'allons pas gloser sur les transformations du
monde et celle de la Suisse au cours du dernier siècle. Impossible, cependant, de
conduire une réflexion sur le devenir de la sécurité sociale, sans rappeler
brièvement ces changements parfois massifs, trop souvent imprévus ou
longtemps enfermés dans le déni. En procédant à cette relecture, une observation
s'impose avec force: presque tout avait été annoncé (en particulier par des
travaux scientifiques) ; ce qui a changé c'est surtout l'intensité des phénomènes et
l'attention portée par l'opinion publique, les organes associatifs et les instances
politiques.
Cela dit, soulignons d'emblée un point majeur: ces changements sont d'une telle
ampleur que tout immobilisme est impensable sinon porteur de dommages
considérables, en particulier dans le champ de la sécurité sociale.
La métropolisation de la Suisse
En un siècle, la morphologie du pays s'est profondément transformée. Plus
lentement que dans les pays voisins, mais sûrement, la Suisse s'est urbanisée.
Cinq agglomérations-centres se sont imposées. Le phénomène de la
« rurbanisation » a étayé et consolidé quelques zones périphériques, mais dans
3 Jean-Pierre Fragnière : Politiques sociales pour le XXIe siècle, Réalités Sociales, Lausanne, 2003.
3
une forte dépendance par rapport aux villes, induisant ce que l'on a appelé un «
développement inégal et dépendant ». Le mouvement a entraîné l'émergence de
quelques centres que l'on a baptisés « métropoles » ; par ailleurs, un « mitage »
du territoire a provoqué les tensions que l'on sait.
Ces bouleversements induisent une palette de nouveaux besoins dans la mesure
ils bousculent les modes de vie. Les instruments que s'est donnés le
fédéralisme peinent à s'adapter à la situation. La sécurité sociale est touchée de
plein fouet. La création de l'«Initiative des villes», en 2002, est un signe clair: la
gouvernance par les voix du fédéralisme ne manque pas de mérite, mais elle
comporte des limites difficilement supportables, en particulier pour le
fonctionnement des organismes sociaux et l’égalité de traitement des citoyens.
La monétarisation de la vie
Dans les sociétés autarciques, le regard se porte sur le grenier et les personnes de
l'entourage. Dans la société dite moderne, les références deviennent le billet de
banque et la carte de crédit (quand elle n'est pas bloquée !). La proportion des
matériaux, des objets et des services qui sont contrôlés par le marché grimpe à
belle allure. Tout s'achète, et il faut payer pour tout, ou presque. La sécurité au
quotidien est de plus en plus maîtrisée et distribuée par des mécanismes
marchands. La sécurité sociale connaît cet envahissement et doit se plier à la
grammaire imposée. En outre, on ne compte plus les prestations
traditionnellement assurées par le réseau primaire, avec plus ou moins
d’efficacité, qui sont reprises par un marché en voie de professionnalisation. Pour
ne retenir qu’un exemple, évoquons le coût de l’enfant4. La simple possibilité
d’entretenir un enfant implique ou exige aujourd’hui une importante disponibilité
financière. L’école primaire est gratuite et c’est très bien. Mais, combien de
parents font la douloureuse expérience de l’ampleur de tous ces frais annexes, de
ce déferlement marchand qui s’attaque directement à l’enfant? N’y a-t-il pas une
certaine arrogance dans le discours de ceux qui bombardent les familles pauvres
de bons conseils en les invitant à éduquer leurs enfants à la résistance aux
sollicitations de la publicité et du marché? Dans une société de lacs et de glaciers
qui a monétarisé l'eau avec une belle constance, le marché est prometteur, celui
de la vieillesse en particulier.
La précarisation de l'emploi
Quelques-uns se souviennent de la crise des années 1930, ou ils ont entendu les
récits du grand-père. Les Trente glorieuses avaient permis à ce cauchemar de
s'estomper dans les mémoires. Au milieu des années 1970, les premiers coups de
boutoir de ce que l'on s'est empressé d'appeler la crise sont reportés sur la main-
d'oeuvre étrangère et, bientôt, sur les emplois féminins. Mais, depuis les années
1990, la précarisation de l'emploi s’installe dans la dynamique sociale5.
Le marché du travail s’est enfoncé dans l’habitude de compter un certain niveau
de chômage comme une réalité normale et évidente. Des grappes de jeunes
4Joseph DEISS, Marie-Luce GUILLAUME, Ambros LÜTHI : Le coût de l’enfant en Suisse, analyse
des échelles d’équivalence des revenus, Éditions Universitaires, Fribourg, 1988.
5 Rosanna MAZZI : La précarisation de l'emploi, Réalités sociales, Lausanne, 1987.
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professionnels terminent leur formation sans perspective de débouché.
L’obsolescence de certains secteurs de la formation professionnelle apparaît dans
toute son ampleur. Combien de jeunes commencent leur carrière par une période
de chômage? Dès lors, le travail fabrique des pauvres de deux manières. D’une
part, lorsqu’il vient à manquer ou à se raréfier, il produit l’exclusion d’une
proportion plus ou moins grande de personnes dont beaucoup, tôt ou tard, entrent
dans la catégorie des pauvres. D’autre part, et c’est un point essentiel, lorsqu’il
n’assure que des revenus indécents, il installe des familles dites « normales et
ordinaires » en situation de pauvreté (les Working poors).
Toute la question de la signification du travail en tant que source de sécurité doit
donc être profondément revue. De même, l’ancrage de la sécurité sociale sur le
travail mérite une solide discussion. encore, la Suisse ne s’est guère préparée
à ce débat. Une indication, marginale sans doute, mais significative: l’accueil
accordé aux résultats du Programme national de recherche No 15 (Vie au travail:
humanisation et développement technologique) qui s’est achevé au début des
années 1990. Malgré la qualité de nombreux travaux et le souci de prospective
qui caractérise plus d’un, les lecteurs ne se ruent pas sur ces textes. Le moins que
l’on puisse dire, c’est que la question ne semble pas revêtir un caractère
d’urgence. Dans un tel contexte d’impréparation avancée, on ne s’étonne pas de
la timidité du débat actuel et des initiatives prises en vue de rompre les
mécanismes de marginalisation sociale par l’exclusion du travail dit classique.
La mobilité dans la mondialisation
Cette précarisation de l'emploi s’inscrit rapidement au point de convergence de
plusieurs forces : le poids des compétences rendues obsolètes par l'émergence de
technologies nouvelles et les fragilités des systèmes de formation, la pression
exercée par les flux migratoires, tantôt choisis, parfois subis et, enfin, par les
effets des règles associées à la libre circulation dans l'espace européen.
Une pression à la mobilité devient pesante, d'autant plus que les mécanismes
d'adaptation à la situation nouvelle peinent à se mettre en place et à atteindre un
seuil d'efficacité acceptable. On observe une « instrumentalisation » de ces
tensions pour activer les mécanismes de redistribution du pouvoir. La sécurité
sociale n'est pas ménagée dans ces jeux d’appropriation des ressources et des
positions. La résistance à ces phénomènes se révèle d'autant plus difficile que des
mouvements de contremobilité (ou mobilité inversée) se manifestent avec leurs
effets parfois dévastateurs. «Tu n'atteindras pas le niveau de ton père !», «Des
années d'études pour arriver à ça… !», «De toute façon, l'ascenseur social est en
panne ! ». Un climat d'incertitude et quelques signes de panique.
La société de longue vie
Bien sûr, on n'a pas redécouvert la vieillesse au cours des dernières décennies. De
tout temps, ce moment de la vie a constitune préoccupation centrale pour les
individus et les groupes sociaux. Crainte et révérée, négligée ou soutenue, la
vieillesse a revêtu des figures très contrastées en fonction des cultures et des
groupes sociaux de référence. Le dernier siècle l’a souvent associée à la pauvreté,
à la maladie ou encore à tous les deux. Annoncé il y a quarante ans déjà, le fait
5
d'un vieillissement spectaculaire de la population n'a été reconnu socialement
qu’il y a deux petites décennies. Surtout, il a fallu de la patience, du temps et
même de l'acharnement pour imposer une réalité que chacun avait sous ses yeux:
après le temps de la retraite, d'ailleurs de plus en plus flottant, une longue période
de vie s'ouvre, promise à plusieurs états, dans une condition de santé qui va
s'améliorant. La vieillesse s'impose comme une étape marquée par des besoins
nouveaux, mais aussi des ressources considérables, susceptibles de contribuer au
bien-être des aînés, mais aussi à celui des autres groupes sociaux. La vieillesse se
présente comme une catégorie populeuse, riche de compétences et de
disponibilités, mais aussi porteuse de besoins inédits et diversifiés. Le toit d'une
société à quatre générations.
2. Des lames de fond
Cet immense navire qu’est devenue la sécurité sociale, en moins de 150 ans,
bénéficie d’une solide reconnaissance, celle que revêtent les oeuvres cent fois
remises sur le métier et façonnées par les mains de militants engagés et éclairés.
Il est évidemment sensible aux mutations qui transforment les équilibres
planétaires, aux mouvements qui redéfinissent les échanges entre les continents
et les peuples. Là se déploient des mouvements lents et des transformations
inéluctables. Apparemment hors de portée de nos actions, les lames de fond que
nous souhaitons évoquer ici sont plus proches des acteurs sociaux que nous
sommes, parfois à la portée de nos choix et de nos engagements et donc ancrées
dans la sphère de nos responsabilités. Les évoquer, c'est dessiner les éléments
majeurs dans le cadre desquels va se réformer la sécurité sociale.
Une individuation instituée
Nos grands-parents se définissaient le plus souvent par leur lieu de vie, leur clan,
voire leur réseau familial qui déterminait leur statut social. Leur « nous » primait
fortement sur leur « je ». Leurs autonomies étaient finement codifiées et balisées
par des formes serrées de contrôle social. Un mouvement d'affirmation de
l'identité individuelle s'est développé depuis près d'un siècle et s'est imposé dans
les divers milieux sociaux. Ainsi s’est construit un processus d’individuation: la
reconnaissance et l’affirmation des droits propres à chaque individu se sont
renforcées, en particulier en ce qui concerne les femmes et les enfants. Divers
groupes de populations ont accédé à une plus grande autonomie. C’est en
particulier le cas des femmes dont les droits propres se sont consolidés et qui
disposent d’une sécurité sociale à titre personnel.
Nous parlons bien d'individuation et pas de l’individualisme qui est toute autre
chose, une attitude fortement centrée sur soi, à la limite de la rupture avec « les
autres ». L'individuation désigne d'heureuses conquêtes: de plus en plus de
personnes accèdent à une reconnaissance sociale et légale de leur personnalité.
Elles peuvent parler au « je » et se dégager des contraintes de la dépendance
subie. Elles accèdent ainsi à une meilleure autonomie, souhaitée, conquise et
consolidée.
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