H`mida Ennaïfer, Università "Zitouna", Tunisi, Tunisia L`HOMME

H’mida Ennaïfer, Università "Zitouna", Tunisi, Tunisia
L’HOMME VICAIRE DE DIEU.
CONSCIENCE RELIGIEUSE ET UNIVERSALITE DANS LE CORAN
Relazione presentata al Convegno Internazionale Dignità umana e libertà di scelta
religiosa: le prospettive delle grandi tradizioni religiose, Centro di Studi Religiosi
Comparati Edoardo Agnelli, Torino, 22-23 novembre 2001
Introduction
Le grand poète arabe Tarafa Ibn Al-°bd, mort en 560 de l’ère Ch., brosse le
tableau, dans l’un des plus célèbres poèmes ante-islamiques, des trois piliers de la vie.
Rien ne vaut le plaisir d’engloutir sa fortune sous des flots d’alcool; d’ouvrir les bras
pour y accueillir l’étranger en quête d’hospitalité et de goûter, sous une tente battue par
la pluie, auprès d’une sylphide, les délices d’Eros. Ainsi, se rêve la vie pour Tarafa,
idole de la jeunesse arabe à l’époque du paganisme. Vivre ne se borne pas à assouvir ses
désirs, mais c’est surtout tirer parti du peu de temps imparti à l’homme avant la fatale
séparation d’avec les êtres chers. Vivre c’est essentiellement défier la mort perçue
comme un implacable ennemi.(1)
Labîd ibn Rabî°a, un autre poète célèbre de la même période, partage cette vision
des choses(2). Néanmoins, il ajoute un détail somme toute révélateur : « Si on pouvait
vivre éternellement / A la mort aurait échappé l’antilope ayant élu demeure sur les
crêtes des monts escarpés.../Où le lion à la crinière touffue maître redoutable d’une
terre où nul ne peut pénétrer... ». L’homme, à ses yeux, ne diffère pas de l’animal au
regard de leur tragique destinée.
Une question lancinante obsède les esprits : Les portes de l’au-delà franchies,
qu’est-ce qui peut encore susciter l’intérêt du défunt pour les affaires de ce bas-monde?
L’étude de la poésie arabe pré-islamique montre que ce qui suscite son effroi, c’est
l’oubli de la part des siens. Le défunt continue d’être préoccupé par la vie du clan ; sa
crainte majeure est que ses proches ne se rendent coupables de vilenie ou de lâcheté.
Ce que ces textes poétiques mettent en lumière, c’est l’essence de la culture et
de la vie en Arabie avant l’avènement de l’Islam. Ainsi, au VI ème et VII ème siècles,
l’univers, dans l’imaginaire arabe, est synonyme de vide. Presque sans Esprit, le monde
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était un simple champ ouvert à l’activité humaine, et la religion constituait un lien entre
la vie terrestre et sociale. L’homme paraissait comme une conscience qui, emmêlé dans
l’écheveau de la vie, n’arrivait pas à s’en dépêtrer.
1. Adam: Le mythe fondateur
On peut dire que les arabes n'étaient pas attachés à une religion donnée avant
l'avènement de l'Islam. Bien que des sanctuaires sacrés eussent existé çà et là, et que le
Judaïsme et le Christianisme fussent bien implantés dans certaines régions et dans
quelques tribus, aucune autorité religieuse n’a vu le jour en Arabie. D'ailleurs, les vrais
ennemis de la nouvelle religion n'étaient que les "koubarâ" ou aristocrates mekkois qui
croyaient à l'éternité de la nature, autant dire des athées. La masse, idolâtre, ne voyait en
ses divinités disparates qu’un moyen de conjurer les forces hostiles au déroulement
paisible de leur existence. Cela dit, l’incompatibilité conceptuelle entre l’Islam et ses
détracteurs était telle qu’on ne pouvait imaginer un quelconque compromis. La lecture
des premiers chapitres du Coran révélés à Mohammad témoigne du contraste évident
entre le paganisme et l’Islam. Aux yeux de ses contribules, les paroles du Prophète à ses
quelques adeptes n’avaient qu’une seule explication : « Certes il est possédé » (3). Trop
de choses choquaient la conscience empirique et triviale des païens arabes.
Il y a d’abord cette conception à leur sens aberrante et scandaleuse, que Dieu se
manifeste dans leur vie et exige un extraordinaire changement. Comment concevoir que
le Coran soit et la parole directe de Dieu, et un discours essentiel sur la signification du
monde?!
La réponse proposée par le texte coranique, nous la tirons d'un verset de la
période mekkoise, repris textuellement dans la période médinoise: "Ils (les infidèles)
n'ont point mesuré Allah à sa vraie mesure"(4).
Entre le paganisme et l’Islam, la grande rupture réside dans la perception du
Sacré. En effet, tout l'effort coranique tend à ébranler l'ancien univers conceptuel en vue
de lui en substituer un autre, qui se fonde essentiellement sur un culte nouveau: celui de
l'Unicité. Unicité qui abolit toutes les divinités et consacre la dévotion à un Dieu
Unique, Créateur et Vivant, Dieu de la transcendance et de la proximité.
Conséquence de l’unicité de Dieu, et nouvelle source de conflit: la
désacralisation du monde. Celle-ci était, pour les adversaires de l’apostolat de
Muhammad, inconcevable car elle présentait une difficulté majeure. Si le Sacré se retire
de l’univers et ne se révèle plus qu’à l’homme, en l’occurrence au Prophète, c’est tout le
système culturel, social et politique hérité des aïeux qui est appelé à disparaître. En
désacralisant le monde et la nature, ce sont les coutumes, les traditions et les hiérarchies
sociales qui sont remises en cause. Derrière la foule de divinités, il y avait les normes
qui se sont édifiées en leurs noms et les intérêts occultes qui les soutiennent. Ainsi la
Révélation, à partir de l’Unicité et de sa nouvelle perception du Sacré, a voulu redéfinir
et réorganiser l'univers conceptuel ancien : le monde et la nature, la communauté et les
3
notables, les coutumes et les anciens. Ce que les Arabes redoutaient de cette Unicité
c’est qu’elle reconsidère la vie et redéfinisse sa finalité. De la sorte, c'est une Unicité
qui, à tous les niveaux, se manifeste en diversité et n'admet aucune diversité
n'aboutissant pas à l'Unicité. C'est ce nouveau système qui cherche à pénétrer le Sacré,
l'Homme et l'Histoire au moyen du nouveau culte. Conscient de sa visée et des
perspectives qu’il ouvre, le Coran sera explicite. A Médine, avec la consécration de la
communauté musulmane libre et souveraine, la révélation signifiera son dessein: "Le
système des anciens est révolu"(5).
Enfin, pour rompre à jamais avec le paganisme, le Coran précise que la
désagrégation du Sacré, du monde et de la société est le produit de l’absence tragique de
l’homme. La révélation inaugure une façon de voir totalement inédite pour la mentalité
arabe. A partir de l’Unicité, elle adopte une nouvelle vision de l'homme comme créature
unique par sa nature, son action et son statut dans un monde désacralisé. En considérant
que Dieu est présent dans l’histoire et dans l’homme, on verra se créer une alliance qui
donne à l’être humain une souveraineté sur la nature et les autres espèces. La vie et la
mort prennent un sens diffèrent puisque elles deviennent nécessaires à une ascension
continuelle. La révélation traduit cette alliance par le nouveau destin qui se propose à
l’homme : « Ô toi âme tranquille, rentre pour l’éternité dans le sein de la miséricorde
de Dieu » (6). C’est ce que le poète Rûmi tachera d’exprimer plus tard: « Je mourus à
l’animalité et devins Homme. Pourquoi craindrai-je de devenir moins quand je
mourrai?!(7). A comparer ces propos à ceux de Tarafa et de Labîd, il est aisé de voir à
quelle épreuve la révélation a mis l’âme et la culture arabes.
Pour bien cerner le discours coranique relatif à la conception de l’homme dans
son double contexte historique et humain, faisons appel à une figure originelle et
emblématique. Le Coran reprend le mythe d’Adam en lui conférant un sens cosmique
particulier(8). Derrière, les trois volets coraniques qui se partagent les vingt six versets
autour du mythe d’Adam(9) se profile sous une forme volontairement poétique et
narrative le récit génétique. Dans un temps mythique, trois moments fabuleux :
-Création d’Adam de la terre (10).
-Adam au paradis et son insoumission(11).
-Sa désobéissance pardonnée, son élection et ses descendants vicaires de Dieu
(12).
La comparaison des textes biblique et coranique fait apparaître que certains
détails occultés par la seconde version sont relatés par la première (13). A propos
d’Adam, le Coran se focalise sur une vérité essentielle et sous-jacente, celle d’une
destinée exceptionnelle qui agence la naissance de la liberté et de ses risques. Si le
Coran n’insiste pas sur le péché originel, en revanche il se distingue par la mise en place
d’un dialogue entre les anges et Dieu sur la création d’Adam.
« Vint le jour où ton Seigneur dit- aux anges:
4
- J’ai résolu d’installer un lieutenant à Moi sur la terre.
- Y-mettras-tu , firent-ils, un être qui sème le désordre et répand injustement le
sang, quand nous sommes là à te sanctifier et à Te glorifier .
- Il est des choses, dit le Seigneur, que Je suis le seul à savoir(14).
Cette première séquence dévoile les enjeux dont Adam est l’objet. Le premier,
celui de la dénonciation pour les méfaits et les maux qu’il peut causer. Le second, des
désordres éventuels générés par ce nouveau venu au lustre éclatant. S’il peut incarner
un défi à la plénitude de Dieu, il incarne aussi pour le destin de l ’univers et pour
l’Esprit une valeur inestimable. Dépendants et sans vrai vouloir, les Anges ne pouvaient
évaluer cette autonomie et cette potentialité insondable. Seul l’Esprit peut reconnaître
l’Esprit et apprécier sa grandeur.
Ainsi, devait-on se rendre à l’évidence:
- « Béni sois-Tu! firent les Anges. Nous ignorons toute science, hormis
l’enseignement reçu de Toi, car Tu es l’Omniscient et le Sage ».
C’est à la demande de Dieu qu’Adam instruisit les Anges.
Ensuite, au centre du tableau, s’étend l’espace grandiose de la confrontation.
Dieu dit à Adam alors en lui dévoilant le théâtre d’action de sa descendance : « Les
mystères des cieux et de la terre me sont également connus... ».
Puis, à l’acte final et décisif; Dieu enjoint aux Anges «de se prosterner devant
Adam .» ( 14)
Célèbre et réitéré, cet épisode témoigne d’une part que c’est par cette étincelle du
savoir et du discernement qu’Adam est proclamé supérieur aux autre créatures. De cette
supériorité il peut participer de la Science divine. D’autre part, l’élu, pour son
autonomie nécessaire au développement de son être, est entièrement responsable de ses
actes. C’est ainsi qu’en vénérant Dieu et en désacralisant le monde, le discours
coranique libère l'homme en l'appelant à prendre ses responsabilités et à y travailler.
La révélation rompt définitivement avec une culture d’aliénation. Le poète
Tarafa présentait un homme prisonnier de la mort: «Tant qu’il est épargné, la mort
apparaît à l’homme comme une corde lâche qui n’entrave pas sa liberté et pourtant, à
son poignée elle est solidement liée ». A l’inverse, l'apostolat de Mohammad est axée
sur une « foi personnelle » et « un engagement dans le monde ». Le texte révélé revient
de façon récurrente sur un concept totalement nouveau : la responsabilité de chaque
individu et l'importance de ses actions. Dès les premiers versets de la révélation, on peut
lire: "N'a-t-il pas (l'infidèle) été avisé qu'aucune âme pécheresse ne portera le faix d'une
autre, que nul avoir en dehors de ses propres oeuvres, ne comptera un jour pour
l'homme(15).
Pour illustrer l’autorité du texte révélé, on est appelé à revenir sur la question du
péché précédemment soulevé. Dans le vocabulaire coranique, cette notion est désignée
5
par un nombre considérable de termes (16). Le plus employé est celui de « Harâm » dont
le sens est l’acte superficiel et facilement pardonnable. Un second terme : « Sayyi'a »
indique les malheurs et les calamités qui accablent l'homme. L’approche lexicologique
de ces deux termes dans le texte coranique montre l’ampleur de leur mutation. Pour
responsabiliser l'homme, la révélation incline la notion de péché vers une toute autre
signification. Pécher, c’est décliner l’appel divin et ignorer le projet dont l'homme est
investi. Quant aux « Sayyi’a », elles ne signifient plus un destin implacable. Transplanté
dans le texte coranique, ce terme revêt un sens totalement opposé. Désormais il désigne
le mal causé par les exactions de l'homme. De la fatalité, on est passé aux maux dont
l'homme est responsable.
Conjointement à l’évolution sémantique d’une certaine terminologie, les acteurs
principaux du discours coranique tendaient eux aussi vers un évolutif devenir :
reconstruire l'univers mental et remodeler la mentalité arabo-musulmane. C’est ainsi que
les figures de Noé, d’Abraham et de Jésus aux cotés de celle d’Adam contribuent à
fonder un nouveau sens de la liberté et de la responsabilité dans les esprits jusqu’alors
aliénés aux divinités tribales et prisonniers du joug social (17).
2. L’anthropologie coranique et la fin de la prophétie
D’un point de vue historique, l’Islam était une réponse au paganisme arabe. Le
mythe d’Adam lui permettait de dépasser un milieu mental habité par les superstitions et
la magie. Ce passage de l'idolâtrie au monothéisme jetait les bases d’un nouvel âge
humain où la raison devenait une valeur de référence pour la conscience religieuse. Mais
le message de Mohammad ne se limitait pas aux polythéistes. Face au Judaïsme, au
Christianisme et au patrimoine moniste de l’Orient, l’Islam allait se distinguer par une
réponse typique. Ne se considérant pas comme une nouvelle religion à proprement
parler, le Coran ne prêchait pas la rupture avec les autres monothéismes, mais allait s’y
loger dans un mouvement solidaire et additionnel. Toujours dans cette perspective de
changement impulsé par le mythe d’Adam, relatif au Sacré, il s’appuiera sur le concept
de la prophétie pour viser un double objectif. Ce concept, quasi absent de la mentalité
arabe du Hijâz(18), se voit renforcé et par voie de conséquence le théisme arabe est
bouleversé de fond en comble. La prophétie de Mohammad n’est que le signe de cette
transcendance qui ne se coupe pas du monde. : Dis : « Qu’y a t il d’étrange dans mon
cas? Tant d’autres prophètes m’ont précédé »(19). Mais, par ailleurs, parce que Dieu
qui est Providence, se manifeste dans l’histoire et envoie les prophètes, ce ne sont plus
uniquement les païens qui sont dès lors interpellés. Le sont aussi les Gens du Livre(
Juifs et chrétiens) qui nient la véracité de l’apostolat de Muhammad. De la sorte, la
prophétie, dans le discours coranique, s’adresse à tous ses détracteurs. Aux Gens du
Livre surtout, elle martèle que la réévaluation de l’homme responsable de ses actes et
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