par Didier Monciaud * «Révolution sur le Nil» U N IMPORTANT MOUVEMENT DE CONTESTATION POPULAIRE renverse le chef de l’État égyptien, jusque-là inamovible et crée une énorme surprise. Cette révolution est la conséquence de l’étincelle tunisienne qui a donné un exemple d’audace novatrice. En dehors de cet impact, ce phénomène s’explique aussi par les particularités de la situation politique et sociale en Égypte. Racines d’une déflagration Depuis plusieurs années, il existe une protestation plurielle dans le pays. Cette contestation s’est nourrie de la solidarité avec la Palestine puis de l’opposition à la guerre contre l’Irak. Des jeunes d’une nouvelle génération, dite de « facebookers », et des militants de l’opposition appartenant au mouvement Kefaya («Ça suffit!») lancent des manifestations contre le régime, médiatisées surtout par la chaîne de télévision arabe al-Jezira. Elles rassemblent quelques centaines de personnes, avec des pointes à 2000 personnes environ. La question de l’après-Moubarak surgit, le président vieillissant dans un contexte marqué par des blocages politiques, des changements sociaux et la montée de la corruption. Progressivement aussi, des protestations ouvrières s’affirment. En 2008, le pays connaît les troubles du pain. Depuis quelques années, la parole se libère, les gens s’expriment plus facilement pour critiquer le pouvoir, y compris devant des étrangers. Les interrogations sur la succession de Moubarak, le ressentiment face à la montée en puissance d’hommes d’affaires et de la corruption augmentent. L’ouverture économique engendre consumérisme et changements sociaux (infrastructures, télécommunications, …). Si certaines strates bénéficient de cette ouverture, un appauvrissement touche de larges couches de la population. Les ingrédients pour une protestation plus large existent donc. La « petite » étincelle de la révolution du jasmin l’a fournie. * Chercheur en histoire, associé au GRENAMO (Paris VII) et membre des Cahiers d’Histoire, revue d’histoire critique. N° 45 43 DOSSIER PAY S A R A B E S : S U R L E C H E M I N D E L A D É M O C R AT I E ? HISTOIRE & LIBERTÉ La révolte d’une nouvelle jeunesse Cette révolte populaire initiée par la jeunesse et la génération « Internet » a donc surpris les observateurs par son ampleur, sa détermination et sa capacité à fédérer de multiples secteurs et franges de la population (professionnels, politiques, religieux, générations, …). Ces jeunes éduqués, très à l’aise avec les nouvelles technologies, s’expriment de plus en plus de manière critique sur les questions politiques. La première manifestation du 25 janvier regroupe 15000 personnes environ: quelque chose est en train de se passer. Un mouvement commence, il va prendre une ampleur croissante et finalement exceptionnelle, même s’il reste assez peu structuré. Sa puissance en province est spectaculaire, notamment à Suez ou à Alexandrie, sans oublier les villes importantes du delta : al-Mahalla al-Kobra, Mansoura, Tanta… Les agglomérations plus petites tout comme la Haute Égypte connaissent aussi de fortes mobilisations. Les partis légaux se montrent en général frileux. Leurs militants participent, ils essayent de proposer une direction au mouvement avec des consignes, mais ils se décrédibilisent beaucoup, notamment lorsqu’ils vont discuter avec le vice-président Omar Souleyman. Les Frères musulmans et la révolution La question des Frères musulmans est posée par les observateurs étrangers et les médias occidentaux. Ils sont l’objet soit d’une diabolisation, ce qui est le cas de la majorité, soit de formes de fascination, sans que la confrérie ni son histoire ne soient réellement connues. Réprimés régulièrement et affaiblis, les Frères musulmans ont réapparu. Leur rôle dans les mobilisations est important, mais il n’est pas central et plutôt discret. Ils ont rejoint le mouvement après son déclenchement. Ils se montrent efficaces au moment des attaques de la baltagya, ces nervis pro-Moubarak, en créant un service d’ordre et en mettant à profit leurs compétences organisationnelles. Ils sont aussi mal vus lorsqu’ils commencent à négocier avec le pouvoir. Ils cessent très vite d’ailleurs. 44 AVRIL 2011 Leur important rôle dans la politique égyptienne remonte à la fin des années 1930 quand la Confrérie, fondée en 1928, devient une influente force politique. Avec des moments de recul, ils n’ont cessé d’être présents. Pendant la période nassérienne, ils connaissent une crise interne et subissent une sévère répression. Ils Mohammed Badie, leader des Freres musulmans en Égypte savent se reconstruire à partir des années 1970, lors d'une conférence de presse au Caire malgré la concurrence des mouvances islamistes le 9 novembre 2010 radicales, pour jouer à nouveau un rôle de premier plan et disposer d’un ancrage important depuis les années 1980. Ils sont appelés à jouer un rôle majeur sur le nouvel échiquier politique qui se dessine dans l’aprèsMoubarak. Pour le pouvoir militaire, ils sont redevenus fréquentables. Ils sont associés aux discussions avec le vice-président Omar Soleiman avant le départ du président Moubarak. Signe du rôle que l’armée semble vouloir leur accorder, l’actuel président du Conseil de révision de la Constitution est un juriste et un intellectuel indépendant respecté qui appartient à la mouvance islamiste. Le vice-président du comité est un cadre de la Confrérie. Ce comité comprend tout un éventail de sensibilités. Notons qu’une partie des élites des pays occidentaux ne serait pas gênée de voir un axe Armée-Frères assurer la paix sociale et la stabilité régionale. En Égypte, on doit d’ailleurs parler d’«islamismes». Les radicaux, les Gama’ât Islâmya ou autre Gihâd, brisés par la répression, ont abandonné la lutte armée. Sans parler des formes indépendantes d’islamisme, il existe des sensibilités nationalistes influencées par les références islamiques et des courants salafistes, conservateurs religieux, qui ne sont pas directement préoccupés par la politique. Aujourd’hui, la Confrérie se déclare favorable à l’existence d’un parlement et évoque les droits de l’homme. Elle renonce à mettre au premier plan sa revendication d’application de la chari’a (loi islamique). Puissante, structurée, moderne, non-traditionaliste, elle adopte une posture protestataire démocratique, sans renoncer à des références très conservatrices. Les Frères musulmans ne sont pas exempts de tensions et divisions. Leur objectif est d’obtenir la légalisation d’un parti politique qui pourrait se nommer « parti de la liberté et de la justice ». L’autolimitation est une des caractéristiques de leur orientation stratégique, d’où leurs nombreux zigzags qui peuvent surprendre. La vision répandue d’une fracture entre les vieux conservateurs et des jeunes plus ouverts ne semble pas toujours judicieuse… Le critère de jugement à retenir doit résulter de l’examen des actions menées par les Frères musulmans et non de leur discours… Ni fascisme ni anti-impérialisme, la Confrérie n’est pour autant pas devenue une version égyptienne de l’AKP turque… Tout dépendra des processus politiques et sociaux. N° 45 45 DOSSIER « RÉVOLUTION SUR LE NIL » HISTOIRE & LIBERTÉ Le rôle de l’armée L’apparition de l’armée dans les rues du Caire, puis au premier plan, a surpris. Le jeu de l’armée dans les événements qui ont secoué le pays a été très fin: en choisissant de ne pas se confronter au mouvement et en jugeant officiellement légitimes les revendications des manifestants, elle a permis d’éviter le pire, tant pour le peuple que pour le régime. Désormais, le Conseil supérieur des Forces armées (CSFA) organise la période de transition jusqu’aux prochaines élections. Le CSFA est constitué d’une vingtaine d’officiers supérieurs de l’armée, avec à leur tête le maréchal Tantaoui. L’armée se présente comme le garant crédible d’une transition vers un «pouvoir civil élu». Pour autant, les protestataires restent très méfiants. Malgré le départ de la tête de l’État, la suspension de la constitution et la dissolution du Parlement, on ne peut parler de changement de régime. Cette institution est puissante d’abord au travers de ses entreprises, ses fermes, ses clubs, ses hôpitaux, ses académies militaires. De plus, de nombreux officiers ou anciens militaires occupent des postes importants dans la vie politique, économique et administrative… L’armée bénéficie d’un grand prestige dans la société comme on a pu le voir pendant les manifestations où les soldats ont été applaudis. Cette admiration est liée à l’histoire du pays, aux guerres contre l’État d’Israël et à un profond patriotisme. Une révolution et son devenir Que va-t-il se passer ? Nous ne pouvons faire que des hypothèses. Après le départ d’Hosnî Moubarak, de profonds débats commencent: va-t-on vers un Portugal 1975 où l’armée a donné le pouvoir aux civils? Le régime va-t-il se refermer? Se diriget-on vers un scénario comme celui de la Turquie des années 1980, où l’armée resta très influente dans un cadre démocratique formel? Quelle constitution? Quel type d’élections? Quel système de gouvernement ? Quelles libertés ? Quels droits sociaux ? Définir le projet de société de l’après-Moubarak comporte de nombreux écueils comme la citoyenneté, la place des Coptes, l’armée, la lutte contre la corruption, la dimension sociale… La société égyptienne bouillonne ! Toute une expression culturelle s’exprime sous forme de chansons, de poèmes, de rap, notamment parmi la jeunesse. 46 AVRIL 2011 DOSSIER « RÉVOLUTION SUR LE NIL » Hosnî Moubarak au Forum économique mondial sur le Moyen-Orient, le 18 mai 2008 à Charm el-Cheikh Une nouvelle génération est entrée sur la scène publique : celle des facebookers, des jeunes éduqués en phase avec la mondialisation et les nouveaux médias. Une période de politisation commence. Toutes les dynamiques sociales, politiques et culturelles mises en œuvre sur la place al-Tahrîr (Libération), sans les mythifier, en témoignent. Il n’y a pas de changement de régime : l’armée conserve le pouvoir. Les premières arrestations pour corruption ne concernent aucune des figures de premier plan de l’ancienne équipe Moubarak mais surtout des proches de la sensibilité de Gamal Moubarak, qui songeait à succéder à son père. De nombreux Égyptiens pensent que c’est l’armée du peuple: c’est vrai au niveau des conscrits mais pas forcément au niveau des officiers. Par son intelligent refus de la répression, elle a marqué des points sans rassurer pour autant. Une théorie farfelue de complot circule dans certains médias et des cercles intellectuels européens. La chute du raïs relèverait d’un coup d’État! Il y a eu bien sûr des bras de fer avec les États-Unis et des tensions au sommet, mais rien ne serait arrivé sans les puissantes mobilisations. Le champ politique égyptien est confronté à un séisme. Nul ne sait quelle vie politique peut se dessiner. Toutes les forces politiques ont été ébranlées, tant les Frères musulmans N° 45 47 HISTOIRE & LIBERTÉ que le Wafd, les nassériens ou la gauche. La personnalité de Mohammad El-Baradei pourrait-elle être fédératrice de cette opposition composite ? Rien n’est moins sûr. ElBaradei est une personnalité respectée mais plus connue à l’étranger que dans le pays. Il a reçu le Prix Nobel de la paix pour s’être opposé à l’équipe de Bush qui a déclenché la guerre en Irak sous de faux prétextes. Il est aimé pour cela, mais est resté très longtemps hors Égypte. Il a créé une attente et un espoir très fort incarnant un moment une alternative, mais il ne dispose pas d’un réel courant. De plus, il avait déçu en se rapprochant des Frères musulmans ou en ratant le début de la protestation. D’autres personnalités pourraient émerger, comme Amr Moussa. On parle de cet ancien ministre des Affaires Etrangères devenu secrétaire de la Ligue arabe qui s’est rendu place al-Tahrîr pour une candidature à la présidentielle. L’importante question palestinienne n’a pas eu de place significative dans la contestation populaire et n’a pas été formulée en tant que telle. Les causes profondes de cette révolte sont liées à des questions démocratiques et sociales internes. Depuis les accords de paix avec l’État d’Israël, l’Égypte a établi des relations avec celui-ci. Pendant la seconde intifada, avec la question de la frontière et des tunnels, la politique officielle a entraîné déception et mécontentement. Un fort sentiment pro-palestinien existe, comme dans les autres pays arabes, du fait de l’occupation et l’oppression qui perdure depuis soixante ans. Les Égyptiens sont plutôt adeptes d’une « paix froide », sans échanges ou liens avec l’État d’Israël. Si l’élection d’Obama a suscité de vifs espoirs, le sentiment anti-américain sur le dossier palestinien est à nouveau fort. La remise en cause des accords avec Israël dans le cadre du régime en place n’est pas à l’ordre du jour. Certaines forces politiques vont sans doute le demander. Mais cela n’est pas encore une préoccupation de premier plan tant les problèmes politiques et sociaux sont vifs. Le devenir de la révolution ne dépend pas seulement de la question du régime politique mais aussi des mobilisations sociales. Car la question sociale a fait rapidement son apparition avec une vague de grèves et de protestations d’une ampleur énorme. Les revendications sont souvent économiques, mais très vite elles comportent un contenu démocratique. Le canal de Suez a été touché sans que la navigation des bateaux n’en soit affectée. L’emblématique usine du textile de al-Mahalla al-Kobra a été à nouveau agitée par un conflit tant économique que syndical. Les usines militaires d’Helwan sont affectées par des protestations. Des policiers sont descendus dans les rues pour des augmentations de salaires, sans doute pour redorer aussi un blason sérieusement terni par la répression et faire disparaître un ressentiment ancien parmi la population. Des réseaux syndicaux dynamiques ont relancé sur une large échelle la revendication de syndicats autonomes et même d’une confédération indépendante. La demande de dissolution de la Confédération unique liée au régime a même été avancée. 48 AVRIL 2011 DOSSIER « RÉVOLUTION SUR LE NIL » Échos d’une lame de fond L’importance de la révolution égyptienne est démontrée par ses répercussions régionales. Le chef d’un régime militaire vieux de 50 ans a été contraint au départ! Le monde arabe est affecté et en plein bouillonnement: au Yémen, en Algérie, en Jordanie, au Soudan, à Bahreïn, en Libye… au Maroc, en Syrie peut être demain. En Iran même, la contestation reprend! Un véritable «printemps des peuples» est à l’œuvre au Maghreb et au MoyenOrient. Cette protestation ressemble à celle qui a secoué les pays de l’Est au lendemain de la chute de l’URSS. Cette vague démocratique se déroule dans des sociétés où la libéralisation économique a fragilisé la situation sociale de larges franges de la population sans pour autant apporter une ouverture en matière de libertés. Son devenir est loin d’être encore tranché. Aux liens historiques et culturels, aux proximités des contextes sociaux et des situations politiques, s’ajoutent désormais pour l’Égypte et les peuples de cet ensemble régional la reconquête d’une dignité trop longtemps mise à mal et une victoire contre le mur de la peur. SUGGESTIONS DE LECTURE (en français) OUVRAGES Sophie Pommier, Égypte, l’envers du décor, Paris, La Découverte, 2008, 298 p. Livre intéressant d’une experte, chercheuse et consultante, ancienne diplomate, «observatrice attentive et souvent désabusée»… Christophe Ayad, Géopolitique de l’Égypte, Bruxelles, Éditions Complexe. Collection Géopolitique des États du monde, décembre 2002, 144 p. Petit livre synthétique, riche et stimulant par l’ancien correspondant de Libération au Caire. L’Égypte dans le siècle, 1901-2000», Égypte/Monde arabe, 2e série, n° 4-5, 2/200-1/2001, CEDEJ/Complexe. Voir: ema.revues.org. REVUES Confluences Méditerranéennes, «Égypte, l’éclipse», automne 2010. Politique Africaine, « L’Égypte sous pression ? Des mobilisations au verrouillage politique », n° 108, décembre 2007. Maghreb-Mashrek, «L’Égypte: mondialisation et démocratisation », n° 182, hiver 2004-2005, sous la direction de Jean-Yves Moisseron. Peuples méditerranéens, «Nasser, 25 ans», n° 74-75, janvier-juin 1996, numéro coordonné par Alain Roussillon. Géopolitiques, «Égypte, un pays sous tension», 2005. Chroniques politiques, Le Caire, Cedej, http://www.cedej-eg.org/spip.php?rubrique32. Publié par le Centre de recherche français au Caire, ce livre annuel, de valeur inégale, fournit des quantités d’informations sur l’Égypte actuelle. N° 45 49 Place Tahrir au Caire : mémorial en l’honneur des victimes de la révolution de 2011 © Sherif9282