dossier État, laïcité et dialogue avec l’Islam L Par Thomas Andrieu Léopold Sédar Senghor 2004 Directeur des libertés publiques et des affaires juridiques Ministère de l’Intérieur Le dialogue avec l’islam est entré dans une phase de revivification. La laïcité s’en trouvera raffermie. C’est bien parce que les cultes et État sont séparés qu’ils peuvent dialoguer utilement : « La séparation, c’est ce qui permet la coopération et, parfois, y contraint » (Emile Poulat). ’existence même d’un dialogue entre récemment installées sur le sol français. l’Islam et l’État pourrait paraître Des questionnements inédits en ont résulté surprenante à première vue dans le pays pour notre régime de laïcité. qui a, sinon inventé, du moins porté très Ainsi, alors que le dialogue avec les cultes haut, le concept de laïcité. À première est l’une des composantes de la laïcité, vue, en effet, l’État et les cultes n’ont pas ce dialogue revêt pour l’islam certaines à dialoguer, parce que leurs préoccupations spécificités et a permis au gouvernement ne sont pas du même ordre. C’est plus ou de mener des actions fortes depuis les moins ce que notait Jean-Jacques Rousseau attentats de janvier 2015. dans Le Contrat social : « Chacun peut avoir (…) telles opinions qu’il lui plaît, sans qu’il Le dialogue entre les pouvoirs appartienne au Souverain d’en connaître : publics et les cultes, notamment car, comme il n’a point de compétences l’islam, est une composante dans l’autre monde, quel que soit le sort des essentielle de la laïcité sujets dans la vie à venir, ce n’est pas son De l’absence de reconnaissance de toute affaire, pourvu qu’ils soient bons citoyens religion, certains déduisent que les religions dans celle-ci ». Citoyenneté et religion, n’auraient aucune place dans la sphère cultes et État se situeraient chacun dans publique, que l’État devait les ignorer, les une sphère distincte et indépendante. Cela confiner à la sphère privée. Si l’on relit les pourrait être la conclusion d’une lecture débats qui ont mené à l’adoption de la loi étroite de l’article 2 de la loi du 9 décembre de 1905, ce n’était pas la volonté des pères 1905, qui pose le principe de séparation de la loi du 9 décembre 1905, aussi bien selon lequel « la République ne reconnaît, les modérés, qui n’envisageaient pas une ne subventionne, ni ne salarie aucun culte ». rupture entre les religions et la société, Cependant, déduire du ni les anticléricaux, qui principe de séparation souhaitaient maintenir La République ne que les cultes et l’État une sur veillance de doivent mutuellement l’État sur les religions. reconnaît aucun s’ignorer serait un grave Ce n’est pas davantage culte, mais les contresens. D’une part, l’application qu’en a fait connaît tous et se parce que l’État ne peut le juge, le Conseil d’État doit de prendre en faire abstraction des forces en tout premier lieu, tout qui animent le corps social au long du XXe siècle. La considération leur définition donnée par le et qui sont une référence, existence sociale Conseil constitutionnel voire une raison de vivre dans une décision de et d’espérer pour nombre février 2013, enfin, le rappelle. Le Conseil de ses citoyens. D’autre part, parce que les a ainsi indiqué « que le principe de laïcité cultes vivent au sein de la société, et qu’ils figure au nombre des droits et libertés que doivent se soumettre à ses règles. la Constitution garantit ; qu’il en résulte L’islam représente aujourd’hui la seconde la neutralité de l’État ; qu’il en résulte religion en France, alors qu’il n’était aussi que la République ne reconnaît quasiment pas représenté en 1905, au aucun culte ; que le principe de laïcité moment où les grands principes qui nous impose notamment le respect de toutes gouvernent en matière de relations avec les les croyances, l’égalité de tous les citoyens cultes ont été élaborés. La deuxième religion devant la loi sans distinction de religion de France est également l’une des plus / octobre-novembre 2015 / n°455 61 dossier La laïcité aujourd'hui et que la République garantisse le libre exercice des cultes ; qu’il implique que celle-ci ne salarie aucun culte ». La République ne reconnaît aucun culte, mais les connaît tous et se doit de prendre en considération leur existence sociale. Ils disposent d’un ancrage au sein de la société. De plus, la liberté de conscience et le libre exercice du culte sont tous deux consacrés par notre droit. Pèse ainsi sur l’État une double obligation : celle d’accompagner l’exercice de la liberté religieuse, celle de concilier les exigences de la vie collective à travers, notamment, la sauvegarde de l’ordre public. L’intervention de l’État est donc indispensable et implique mécaniquement un dialogue avec les différents cultes. Comment l’État pourrait-il assurer la liberté de religion sans édifices pour pratiquer dignement le culte? Le législateur et la jurisprudence ont permis de trouver des solutions pragmatiques grâce à un dialogue constant et constructif qui permet de conserver l’équilibre posé par la loi de 1905 entre la liberté religieuse et la neutralité de l’État. Les baux emphytéotiques administratifs, les garanties d’emprunt sont ainsi des leviers permettant aux pouvoirs publics de satisfaire à leur obligation en matière de libre exercice du culte, musulman ou autre. Si le dialogue est ainsi une nécessité, la difficulté dans le cas précis de l’islam, comme d’ailleurs pour d’autres cultes récents, réside dans la nécessité de disposer d’un interlocuteur identifié et légitime. Le dialogue avec l’islam relève d’une absolue nécessité mais revêt des spécificités L’islam est une religion dont la pratique et le nombre de fidèles est en constante progression en France depuis la seconde moitié du XX e siècle. Selon l’une des enquêtes les plus poussées menées par l’Insee, nommée « Trajectoire et origines », la France compterait 4,2 millions de musulmans en 2008. La perception d’une forte visibilité de l’islam est donc notamment liée à l’accroissement rapide de cette population. Depuis 1962, leur nombre a été multiplié par 10 et leur poids démographique par 7 ou 8. Les fidèles musulmans vivent dans certaines aires géographiques bien déterminées, et non uniformément sur l’ensemble du territoire. 62 /octobre-novembre 2015 / n°455 La place grandissante de l’islam en fait les premières à s’implanter. Elles sont bientôt démographiquement la deuxième religion rejointes par le Comité de coordination des de France après le catholicisme. musulmans turcs de France (CCMTF), créé De ce fait, il s’est agi à compter des années en 1986 et directement lié à la présidence 1980 de faire face à des besoins criants des affaires religieuses de Turquie, et la des fidèles en matière de mosquées, sans Fédération française des associations lesquelles un exercice digne du culte islamiques d’Afrique, des Comores et des n’est pas possible. Nombre de besoins Antilles (FFAIACA, 1989). Le paysage cultuels des communautés musulmanes religieux musulman de France se diversifie ne trouvaient pas de réponse. Beaucoup donc, quand, jusqu’alors, n’existait que a été fait en une trentaine d’années. Le la Grande Mosquée de Paris fondée en dialogue entre les pouvoirs publics et les 1926, interlocuteur quasi-exclusif de l’État responsables musulmans a permis de français pour les questions relatives au culte trouver des réponses pragmatiques à des musulman sur le territoire. questions qui ne se posaient pas en 1905, L’émergence de l’idée de création d’une de pallier des impensés de la loi, qui n’avait instance représentative de l’islam pu anticiper la pratique future d’un culte en France coïncide avec un contexte presque inexistant sur le international troublé. territoire métropolitain En 1986, la France à l’époque. Un cadre connaît ses premiers réglementaire a ainsi attentats terroristes; pu être trouvé autour la condamnation de de l’abattage rituel, Salman Rushdie par L’absence afin que soit respecté le monde musulman « naturelle » l’équilibre entre la liberté après la parution de ses de culte, le respect des Versets sataniques et règles sanitaires et la les premières « affaires protection animale. de voile », à Creil, en Des regroupements 1989 incitent le ministre confessionnels à l’intérieur des cimetières de l’Intérieur de l’époque, Pierre Joxe, municipaux ont pu être créés dans de à lancer dès la fin de l’année 1989 un nombreuses communes pour respecter les Conseil de réflexion de l’Islam de France rites funéraires musulmans. La célébration (Corif). L’expérience ne sera que de courte de la cérémonie religieuse de l’Aïd-eldurée, mais peut être considérée comme la Kebir est accompagnée par les ministères première tentative d’institutionnalisation du de l’Agriculture et de l’Intérieur afin de culte musulman en France. Les successeurs garantir un bon déroulement des opérations de Pierre Joxe reprendront cette idée. Charles d’abattage. Des aumôneries musulmanes Pasqua (1986-1988 et 1993-1995), alors ont été créées dans les services publics. ministre de l’Intérieur, introduira néanmoins L’absence « naturelle » d’institutionnalisation une parenthèse, dans le contexte de la de l’islam sunnite en France a toutefois guerre civile algérienne, en privilégiant posé très tôt la question de l’interlocuteur une gestion diplomatique et sécuritaire de naturel de l’État. Le besoin d’une instance l’islam de France. Jean-Pierre Chevènement représentative du culte musulman s’est fait (1997-2000), lancera l’istichara (ou ressentir dès la fin des années 1980. À « consultation », en français), qui aboutira cette époque, le paysage religieux français en 2003 à la création du Conseil français compte quelques associations cultuelles du culte musulman (CFCM). musulmanes déclarées dans le cadre Les contours de cet organe représentatif fixé par la loi de 1901. Aux côtés de la feront l’objet d’intenses débats avant de Fédération nationale de la Grande Mosquée se fixer. À l’instar du Consistoire israélite, de Paris, de sensibilité algérienne, l’Union c’est en principe la représentation des des organisations islamiques de France fidèles sur toutes les questions relatives (UOIF), de tendance Frères Musulmans, voit au culte que cette instance doit assurer. le jour en 1983 et la Fédération nationale Néanmoins, le CFCM n’est pas constitué des musulmans de France (FNMF), de de représentants religieux et rassemblent sensibilité marocaine, créée en 1985 sont des gestionnaires du culte musulman. Un dossier système électoral complexe se met alors en place sur la base de la taille du lieu de culte. Des élections seront organisées en 2002, 2005, 2008 puis 2011, avant qu’une réforme intervienne en 2012, à laquelle succéderont les élections de 2013 (boycottées par l’UOIF). Cette réforme de 2012 a permis d’adopter le principe d’une présidence tournante entre les trois grandes fédérations que sont la Grande Mosquée de Paris (mandat de M. Boubakeur de 2013 à 2015), le Rassemblement des Musulmans de France (que dirige l’actuel président du CFCM Anouar Kbibech), et le CCMTF, de sensibilité turque, qui occupera la présidence du CFCM pour le mandat 2017-2019. Le CFCM est par ailleurs décliné au niveau des régions par les conseils régionaux du culte musulman (CRCM). Les interférences étrangères ou les prétentions au leadership de certaines fédérations nuiront parfois à la réalisation d’objectifs concrets, en dépit des nombreuses commissions qui seront mises en place sur : « halal et abattage rituel », « enseignement », « questions juridiques », « carré musulman » et « dialogue interreligieux ». Seule, la commission aumônerie réussira à susciter l’apparition de trois aumôneries nationales. Malgré les critiques qui peuvent lui être adressées, cette instance est la seule institution représentative des musulmans de France, regroupant environ 30% des mosquées. Elle est, en outre, un lieu de dialogue entre les principales fédérations musulmanes et les citoyens français, de à se réunir une à deux fois par an s’il est nécessaire. L’instance de dialogue a ainsi rassemblé 150 musulmans, issues du CFCM, Une action résolue des CRCM mais aussi des présidents du gouvernement, accélérée par d’associations, des imams et le milieu les attentats de janvier 2015 associatif. Cette composition vise à refléter Face au malaise ressenti par la grande la diversité de l’islam de France, notamment majorité des Français de confession les jeunes et les femmes. L’instance de musulmane à la suite des attentats de dialogue ne se substitue pas au CFCM janvier 2015, de la très forte progression et ne constitue pas une institution. Elle des actes antimusulmans qui ont suivi procède d’une dynamique au cœur de (+500 % au 1er trimestre 2015 par rapport laquelle le CFCM joue au 1er trimestre 2014), tout son rôle d’institution et dans un contexte de représentative. Le débat exacerbés autour de L’islam est une lancement de cette l’islam, le gouvernement a religion dont la démarche a contribué à fait le choix de renouveler pratique et le apaiser les esprits, mais les formes du dialogue nombre de fidèles a confirmé le besoin de existant, en prenant appui reconnaissance pour sur le modèle de l’instance est en constante nombre de Français de dialogue entre l’État et progression en musulmans de leur pleil’Église catholique. France ne appartenance à la La réunion de l’instance de République. dialogue, le 15 juin 2015, Dans son discours de clôture de l’instance a été précédée par une vaste consultation de dialogue, le ministre a identifié plusieurs dans les départements. Quelque 5 000 chantiers dont la constitution de deux Français de confession musulmane ont été groupes de travail sur l’organisation de écoutés au cours du mois d’avril, permettant l’Aïd et la construction et la gestion des de fixer l’ordre du jour de l’instance. Cette édifices cultuels, la création de nouveaux dernière vise à instituer une relation diplômes universitaires de formation civile directe entre les pouvoirs publics et des et civique ou la recréation d’une fondation représentants musulmans sur des questions des œuvres de l’islam. Ces chantiers sont qui importent aux pouvoirs publics et aux en cours et des réalisations concrètes seront musulmans, telles que la construction annoncées à l’occasion de la prochaine des lieux de culte, la prévention des actes instance de dialogue, qui sera réunie au anti-musulmans, les pratiques rituelles 2e trimestre 2016. (en particulier l’organisation de l’Aïd) ou ■ la formation des imams. Elle a vocation confession musulmane ou pas, se sont familiarisés avec l’institution. / octobre-novembre 2015 / n°455 63