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L’existence même d’un dialogue entre
l’Islam et l’État pourrait paraître
surprenante à première vue dans le pays
qui a, sinon inventé, du moins porté très
haut, le concept de laïcité. À première
vue, en effet, l’État et les cultes n’ont pas
à dialoguer, parce que leurs préoccupations
ne sont pas du même ordre. C’est plus ou
moins ce que notait Jean-Jacques Rousseau
dans Le Contrat social : « Chacun peut avoir
(…) telles opinions qu’il lui plaît, sans qu’il
appartienne au Souverain d’en connaître :
car, comme il n’a point de compétences
dans l’autre monde, quel que soit le sort des
sujets dans la vie à venir, ce n’est pas son
affaire, pourvu qu’ils soient bons citoyens
dans celle-ci ». Citoyenneté et religion,
cultes et État se situeraient chacun dans
une sphère distincte et indépendante. Cela
pourrait être la conclusion d’une lecture
étroite de l’article 2 de la loi du 9 décembre
1905, qui pose le principe de séparation
selon lequel « la République ne reconnaît,
ne subventionne, ni ne salarie aucun culte ».
Cependant, déduire du
principe de séparation
que les cultes et l’État
doivent mutuellement
s’ignorer serait un grave
contresens. D’une part,
parce que l’État ne peut
faire abstraction des forces
qui animent le corps social
et qui sont une référence,
voire une raison de vivre
et d’espérer pour nombre
de ses citoyens. D’autre part, parce que les
cultes vivent au sein de la société, et qu’ils
doivent se soumettre à ses règles.
L’islam représente aujourd’hui la seconde
religion en France, alors qu’il n’était
quasiment pas représenté en 1905, au
moment où les grands principes qui nous
gouvernent en matière de relations avec les
cultes ont été élaborés. La deuxième religion
de France est également l’une des plus
récemment installées sur le sol français.
Des questionnements inédits en ont résulté
pour notre régime de laïcité.
Ainsi, alors que le dialogue avec les cultes
est l’une des composantes de la laïcité,
ce dialogue revêt pour l’islam certaines
spécificités et a permis au gouvernement
de mener des actions fortes depuis les
attentats de janvier 2015.
Le dialogue entre les pouvoirs
publics et les cultes, notamment
l’islam, est une composante
essentielle de la laïcité
De l’absence de reconnaissance de toute
religion, certains déduisent que les religions
n’auraient aucune place dans la sphère
publique, que l’État devait les ignorer, les
confiner à la sphère privée. Si l’on relit les
débats qui ont mené à l’adoption de la loi
de 1905, ce n’était pas la volonté des pères
de la loi du 9 décembre 1905, aussi bien
les modérés, qui n’envisageaient pas une
rupture entre les religions et la société,
ni les anticléricaux, qui
souhaitaient maintenir
une surveillance de
l’État sur les religions.
Ce n’est pas davantage
l’application qu’en a fait
le juge, le Conseil d’État
en tout premier lieu, tout
au long du XXe siècle. La
définition donnée par le
Conseil constitutionnel
dans une décision de
février 2013, enfin, le rappelle. Le Conseil
a ainsi indiqué « que le principe de laïcité
figure au nombre des droits et libertés que
la Constitution garantit ; qu’il en résulte
la neutralité de l’État ; qu’il en résulte
aussi que la République ne reconnaît
aucun culte ; que le principe de laïcité
impose notamment le respect de toutes
les croyances, l’égalité de tous les citoyens
devant la loi sans distinction de religion
État, laïcité et dialogue avec l’Islam
Le dialogue avec l’islam
est entré dans une phase
de revivification. La laïcité
s’en trouvera raffermie.
C’est bien parce que les
cultes et État sont séparés
qu’ils peuvent dialoguer
utilement : « La séparation,
c’est ce qui permet la
coopération et, parfois, y
contraint » (Emile Poulat).
Par Thomas Andrieu
Léopold Sédar Senghor 2004
Directeur des libertés publiques et des
affaires juridiques
Ministère de l’Intérieur
La République ne
reconnaît aucun
culte, mais les
connaît tous et se
doit de prendre en
considération leur
existence sociale
La laïcité aujourd'hui
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et que la République garantisse le libre
exercice des cultes ; qu’il implique que
celle-ci ne salarie aucun culte ».
La République ne reconnaît aucun culte,
mais les connaît tous et se doit de prendre
en considération leur existence sociale. Ils
disposent d’un ancrage au sein de la société.
De plus, la liberté de conscience et le libre
exercice du culte sont tous deux consacrés
par notre droit. Pèse ainsi sur l’État une
double obligation : celle d’accompagner
l’exercice de la liberté religieuse, celle de
concilier les exigences de la vie collective à
travers, notamment, la sauvegarde de l’ordre
public. L’intervention de l’État est donc
indispensable et implique mécaniquement
un dialogue avec les différents cultes.
Comment l’État pourrait-il assurer la liberté
de religion sans édifices pour pratiquer
dignement le culte? Le législateur et la
jurisprudence ont permis de trouver des
solutions pragmatiques grâce à un dialogue
constant et constructif qui permet de
conserver l’équilibre posé par la loi de 1905
entre la liberté religieuse et la neutralité
de l’État. Les baux emphytéotiques
administratifs, les garanties d’emprunt sont
ainsi des leviers permettant aux pouvoirs
publics de satisfaire à leur obligation
en matière de libre exercice du culte,
musulman ou autre.
Si le dialogue est ainsi une nécessité, la
difficulté dans le cas précis de l’islam,
comme d’ailleurs pour d’autres cultes
récents, réside dans la nécessité de disposer
d’un interlocuteur identifié et légitime.
Le dialogue avec l’islam relève
d’une absolue nécessité mais
revêt des spécificités
L’islam est une religion dont la pratique
et le nombre de fidèles est en constante
progression en France depuis la seconde
moitié du XXe siècle. Selon l’une des
enquêtes les plus poussées menées par
l’Insee, nommée « Trajectoire et origines »,
la France compterait 4,2 millions de
musulmans en 2008. La perception
d’une forte visibilité de l’islam est donc
notamment liée à l’accroissement rapide
de cette population. Depuis 1962, leur
nombre a été multiplié par 10 et leur poids
démographique par 7 ou 8. Les fidèles
musulmans vivent dans certaines aires
géographiques bien déterminées, et non
uniformément sur l’ensemble du territoire.
La place grandissante de l’islam en fait
démographiquement la deuxième religion
de France après le catholicisme.
De ce fait, il s’est agi à compter des années
1980 de faire face à des besoins criants
des fidèles en matière de mosquées, sans
lesquelles un exercice digne du culte
n’est pas possible. Nombre de besoins
cultuels des communautés musulmanes
ne trouvaient pas de réponse. Beaucoup
a été fait en une trentaine d’années. Le
dialogue entre les pouvoirs publics et les
responsables musulmans a permis de
trouver des réponses pragmatiques à des
questions qui ne se posaient pas en 1905,
de pallier des impensés de la loi, qui n’avait
pu anticiper la pratique future d’un culte
presque inexistant sur le
territoire métropolitain
à l’époque. Un cadre
réglementaire a ainsi
pu être trouvé autour
de l’abattage rituel,
afin que soit respecté
l’équilibre entre la liberté
de culte, le respect des
règles sanitaires et la
protection animale.
Des regroupements
confessionnels à l’intérieur des cimetières
municipaux ont pu être créés dans de
nombreuses communes pour respecter les
rites funéraires musulmans. La célébration
de la cérémonie religieuse de l’Aïd-el-
Kebir est accompagnée par les ministères
de l’Agriculture et de l’Intérieur afin de
garantir un bon déroulement des opérations
d’abattage. Des aumôneries musulmanes
ont été créées dans les services publics.
L’absence « naturelle » d’institutionnalisation
de l’islam sunnite en France a toutefois
posé très tôt la question de l’interlocuteur
naturel de l’État. Le besoin d’une instance
représentative du culte musulman s’est fait
ressentir dès la fin des années 1980. À
cette époque, le paysage religieux français
compte quelques associations cultuelles
musulmanes déclarées dans le cadre
fixé par la loi de 1901. Aux côtés de la
Fédération nationale de la Grande Mosquée
de Paris, de sensibilité algérienne, l’Union
des organisations islamiques de France
(UOIF), de tendance Frères Musulmans, voit
le jour en 1983 et la Fédération nationale
des musulmans de France (FNMF), de
sensibilité marocaine, créée en 1985 sont
les premières à s’implanter. Elles sont bientôt
rejointes par le Comité de coordination des
musulmans turcs de France (CCMTF), créé
en 1986 et directement lié à la présidence
des affaires religieuses de Turquie, et la
Fédération française des associations
islamiques d’Afrique, des Comores et des
Antilles (FFAIACA, 1989). Le paysage
religieux musulman de France se diversifie
donc, quand, jusqu’alors, n’existait que
la Grande Mosquée de Paris fondée en
1926, interlocuteur quasi-exclusif de l’État
français pour les questions relatives au culte
musulman sur le territoire.
L’émergence de l’idée de création d’une
instance représentative de l’islam
en France coïncide avec un contexte
international troublé.
En 1986, la France
connaît ses premiers
attentats terroristes;
la condamnation de
Salman Rushdie par
le monde musulman
après la parution de ses
Versets sataniques et
les premières « affaires
de voile », à Creil, en
1989 incitent le ministre
de l’Intérieur de l’époque, Pierre Joxe,
à lancer dès la fin de l’année 1989 un
Conseil de réflexion de l’Islam de France
(Corif). L’expérience ne sera que de courte
durée, mais peut être considérée comme la
première tentative d’institutionnalisation du
culte musulman en France. Les successeurs
de Pierre Joxe reprendront cette idée. Charles
Pasqua (1986-1988 et 1993-1995), alors
ministre de l’Intérieur, introduira néanmoins
une parenthèse, dans le contexte de la
guerre civile algérienne, en privilégiant
une gestion diplomatique et sécuritaire de
l’islam de France. Jean-Pierre Chevènement
(1997-2000), lancera l’istichara (ou
« consultation », en français), qui aboutira
en 2003 à la création du Conseil français
du culte musulman (CFCM).
Les contours de cet organe représentatif
feront l’objet d’intenses débats avant de
se fixer. À l’instar du Consistoire israélite,
c’est en principe la représentation des
fidèles sur toutes les questions relatives
au culte que cette instance doit assurer.
Néanmoins, le CFCM n’est pas constitué
de représentants religieux et rassemblent
des gestionnaires du culte musulman. Un
L’absence
« naturelle »
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système électoral complexe se met alors
en place sur la base de la taille du lieu
de culte. Des élections seront organisées
en 2002, 2005, 2008 puis 2011, avant
qu’une réforme intervienne en 2012, à
laquelle succéderont les élections de 2013
(boycottées par l’UOIF). Cette réforme de
2012 a permis d’adopter le principe d’une
présidence tournante entre les trois grandes
fédérations que sont la Grande Mosquée
de Paris (mandat de M. Boubakeur de
2013 à 2015), le Rassemblement des
Musulmans de France (que dirige l’actuel
président du CFCM Anouar Kbibech),
et le CCMTF, de sensibilité turque, qui
occupera la présidence du CFCM pour le
mandat 2017-2019. Le CFCM est par
ailleurs décliné au niveau des régions par
les conseils régionaux du culte musulman
(CRCM).
Les interférences étrangères ou les
prétentions au leadership de certaines
fédérations nuiront parfois à la réalisation
d’objectifs concrets, en dépit des
nombreuses commissions qui seront mises
en place sur : « halal et abattage rituel »,
« enseignement », « questions juridiques »,
« carré musulman » et « dialogue inter-
religieux ». Seule, la commission aumônerie
réussira à susciter l’apparition de trois
aumôneries nationales.
Malgré les critiques qui peuvent lui être
adressées, cette instance est la seule
institution représentative des musulmans
de France, regroupant environ 30% des
mosquées. Elle est, en outre, un lieu de
dialogue entre les principales fédérations
musulmanes et les citoyens français, de
confession musulmane ou pas, se sont
familiarisés avec l’institution.
Une action résolue
du gouvernement, accélérée par
les attentats de janvier 2015
Face au malaise ressenti par la grande
majorité des Français de confession
musulmane à la suite des attentats de
janvier 2015, de la très forte progression
des actes antimusulmans qui ont suivi
(+500 % au 1er trimestre 2015 par rapport
au 1er trimestre 2014),
et dans un contexte de
débat exacerbés autour de
l’islam, le gouvernement a
fait le choix de renouveler
les formes du dialogue
existant, en prenant appui
sur le modèle de l’instance
de dialogue entre l’État et
l’Église catholique.
La réunion de l’instance de
dialogue, le 15 juin 2015,
a été précédée par une vaste consultation
dans les départements. Quelque 5 000
Français de confession musulmane ont été
écoutés au cours du mois d’avril, permettant
de fixer l’ordre du jour de l’instance. Cette
dernière vise à instituer une relation
directe entre les pouvoirs publics et des
représentants musulmans sur des questions
qui importent aux pouvoirs publics et aux
musulmans, telles que la construction
des lieux de culte, la prévention des actes
anti-musulmans, les pratiques rituelles
(en particulier l’organisation de l’Aïd) ou
la formation des imams. Elle a vocation
à se réunir une à deux fois par an s’il est
nécessaire.
L’instance de dialogue a ainsi rassemblé
150 musulmans, issues du CFCM,
des CRCM mais aussi des présidents
d’associations, des imams et le milieu
associatif. Cette composition vise à refléter
la diversité de l’islam de France, notamment
les jeunes et les femmes. L’instance de
dialogue ne se substitue pas au CFCM
et ne constitue pas une institution. Elle
procède d’une dynamique au cœur de
laquelle le CFCM joue
tout son rôle d’institution
représentative. Le
lancement de cette
démarche a contribué à
apaiser les esprits, mais
a confirmé le besoin de
reconnaissance pour
nombre de Français
musulmans de leur plei-
ne appartenance à la
République.
Dans son discours de clôture de l’instance
de dialogue, le ministre a identifié plusieurs
chantiers dont la constitution de deux
groupes de travail sur l’organisation de
l’Aïd et la construction et la gestion des
édifices cultuels, la création de nouveaux
diplômes universitaires de formation civile
et civique ou la recréation d’une fondation
des œuvres de l’islam. Ces chantiers sont
en cours et des réalisations concrètes seront
annoncées à l’occasion de la prochaine
instance de dialogue, qui sera réunie au
2e trimestre 2016.
L’islam est une
religion dont la
pratique et le
nombre de fidèles
est en constante
progression en
France
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