Chapitre I La difficile émergence des sciences humaines

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JACQUESBLANCHET
Lesoriginesdela
sociologie
©JACQUESBLANCHET,2017
ISBNnumérique:979-10-262-0948-5
Courriel:[email protected]
Internet:www.librinova.com
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Introduction
Lasociologien'estpasunesciencemaisilyabientoutdemêmeune
scientificitédanslesdisciplinesquiparlentdel'homme,mêmesicelareste
descriptif. Les sciences de la nature expliqueraient par des théories
universelles des faits déjà connus; les sciences de l'homme attireraient
l'attentionsurdesfaitssinguliersquin'apparaissentpasdeprimeabord.Ce
n'estpasunetâchesimodestedèslorsquel'oncomprendquevoirdemande
toujoursuneffortetuntravail.
Ainsi la sociologie montre (plutôt qu'elle ne démontre) différents
aspectsdelavieensociété.
Dansledomainedesscienceshumaineslasciencepilote,parcequ'àla
foislaplusmodeste,laplusefficace,lamoinsencombréeclécontroverses
de méthodes, pourrait être la sociologie. Son évolution depuis un demisiècle vers l'exploration des couches les plus profondes et les moins
spectaculaires de la vie sociale, l'utilisation qu'elle pratique de découpages
deplusenplussubtilsqui,bienquesubjectifs,permettentdemettreaujour
unréeljusque-làinapparent,sontpeut-êtreexemplairesdecequel'onpeut
attendre réellement des sciences humaines et permettent d'espérer la
disparition progressive des vaines querelles tournant autour de leur
scientificité.
La sociologie est née à partir d'une querelle fondatrice : l'opposition
entre les individualistes (Max Weber, Raymond Boudon) et les holistes
(Durkheim).C'estlaphilosophiequiasoutenulasociologieàsesdébutset
plus particulièrement la philosophie classique qui, depuis Descartes,
s'appuyait sur le sujet, norme, matrice de tous les discours; puis au xx"
sièclelesujets'esteffacécarconsidérécommeneconstituantpasunpoint
d'appui suffisant. La sociologie en a beaucoup souffert car l'individu, c'est
précisément sa matière première, mais elle a peu à peu, au travers de
mouvementsdivers,recouvrésondynamisme,savitalitéetsafécondité.
Sonutilitéestd'autantplusévidentequenousvivonsauXXIesiècle
une période extrêmement troublée. Les anciens repères n'ont pas tous
disparumais,aveclamondialisation,ilsontétérelativisés,voirecontestés.
Les peuples d'Occident où sévit une crise sans précédent ne savent
plus«àquelsaintsevouer».Doivent-ilsreprendreconfianceenl'homme,
en son intelligence, son dynamisme, sa créativité revenant ainsi vers cette
idole qui avait fertilisé la philosophie classique? Mais ne risque-t-on pas
alorsd'aboutiràuneformuledugenre«chacunpoursoi»?Ouaucontraire
doivent-ils s'en remettre à des mouvements d'autorégulation (comme le
néolibéralisme) qui sont censés rétablir un nouvel équilibre, l'ancienne
formed'auto-ajustementayantdisparu?Maisalorslerisqueesténormecar
les désordres que nous connaissons sont non seulement irréversibles mais
encorenonmaîtrisables.Ceseraitalorslacatastrophe.
Plus que jamais nous devons réfléchir aux intuitions de Gilles
Deleuze.Leprésentn'estpasremarquableparlesfaitsnouveauxqu'ilcrée
maisparlesvirtualitésd'undevenirquiélargitlechampdespossibles."Du
possible,disaitDeleuze,sinonj'étouffe!»
Plus que jamais nous devons demander à l'individu et à la société
d'inventerl'avenir,c'est-à-direlanouveauté.Ilslepeuvent.
L'individualisme maintenant omniprésent entretient une relation
étroiteaveclenéolibéralismetriomphantqui,seloncertains,transformerait
le monde contemporain en y faisant disparaître les règles. Plus grave, il
bousculerait l'organisation traditionnelle de la société précisément en
libérantl'individudetoutecontrainte.
Réfléchirsurcequisepasseaujourd'hui,établirlediagnosticdenotre
présent, ce serait donc se pencher sur les mutations qui se produisent, en
évaluerlesdangers,forgerdesinstrumentspourleurrésister.
DeMarcelGaucheràAlainBadiouetàAntonioNegrilacritiqueest
lamême.C'estpartoutlesmêmesreprochesetlamêmeperplexité:poussée
de l'individualisme, règne du moi, de l'égoïsme et repli sur soi, absence
d'alternative au capitalisme, désillusion définitive à l'égard d'une possible
révolution.
Lenéolibéralismefabriqueraitunnouveausujet,l'homoœconomicus,
pris dans le réseau des transactions globales, mondialisées, déspatialisées
(déterritorialisées, dirait Gilles Deleuze) et qui n'aurait plus le sens de la
communauté, du collectif, de la société constituée. Dans « La société des
égaux»,PierreRosanvallonestimequelenéolibéralismeengendrerait«une
décomposition des démocraties sociétés », L'individu néolibéral ne serait
plusun«citoyen,,maisun«consommateur,,et,parconséquent,unêtre«
diminué,«asocial»•
Après Luc Boltanski, Alain Badiou dans « L'hypothèse communiste
perçoit aussi la situation contemporaine comme marquée par une «
commercialisationuniverselle,une«crispationidentitaireetune«dilution
sociale»•C'estpourquoiilappelleàressusciterl'idéecommunistecomme
seule capable de donner à chacun le sentiment d'appartenir à un même
monde dans lequel triompherait le « développement du même », seul
antidote à la dynamique négative car singularisante des affirmations
identitaires.
Enfin dans l'ouvrage de Pierre Bardot et de Christian Laval, « La
nouvelleraisondumonde»,onretrouvelesmêmesappelsàrestaurer«le
vivreensemble»contrel'individualisme,les«valeurscollectives»contre«
l'intérêt particulier ", le goût de l'échange et des humanités contre la «
marchandisation»•Maislapousséedulibéralismeéconomiqueetsocialou
plutôtsociétalauraituneautreconséquence:ilproduiraitunemultiplication
desmouvementsminoritaires,unedispersiondesidentités,uneprolifération
deladiversité,l'ensembleconduisantlesindividusàréclamerdesdroits(au
nom de leur désir) qui vont à l'encontre des symboles officiels et des lois
démocratiques. « Devenir minoritaire » tel est le slogan de Gilles Deleuze
traitantducasdeKafka
Le néolibéralisme qui a dopé le capitalisme mondialisé n'est pas
vraiment contesté. Il est né dans les années 80 avec ce qu'on appelle le «
consensus de Washington » impulsé par Margaret Thatcher et Ronald
Reagan. Il a fait l'objet d'une théorisation, d'ailleurs remarquable, élaborée
parMichelFoucault.Avecledéveloppementdesnouvellestechniquesdela
communication, il était devenu incontournable. Est-ce une chance ou un
péril?Laliberténesedivisepasetafiniparatteindretouslesaspectsdela
viesociale,qu'ilssoientpersonnelsoumatériels.GillesDeleuzeévoqueun
vastedécodagedefluxdudésirmaisnevoitpasd'alternativevéritableàla
montéeenpuissanceducapitalisme.Larévolutionnepourraitconduirequ'à
unrégimeliberticideetfondamentalementplusautoritairequeleprécédent.
Alors il se réfugie dans la contestation permanente (ce qu'il appelle la «
guérilla»)etscrutesoigneusementtoutcequeledevenirpeutapporterde
nouveau,d'inattendu.
Sicommecertainslepensentlasociétésedélite,celaprovientselon
nous du fait que l'individualisme a acquis un pouvoir démesuré et que
parallèlementlesujetentantqu'êtreraisonnableetresponsableaétéoublié,
marginaliséàlasuited'unelongueévolutiondelapenséephilosophique.La
sociologieestalorsdevenuelasciencedel'individu.Telleestnotrethèse.
ChapitreI
Ladifficileémergencedesscienceshumaines
La science de l'homme n'a pas encore trouvé son historien. Ce fait
d'ailleurs regrettable, atteste que les sciences humaines, ou sciences de la
culture, n'ont pas achevé leur crise de croissance. Elles relèvent d'une
épistémologie fragmentaire et indécise; l'idée même de la réalité humaine,
dansl'espritdesspécialistes,demeuretoutàfaitfloue.
Ladernièrevenuedesdisciplinespositivesaeupourtant,àtraversles
âges,desprophètesetdesprécurseurs;maisleuraffirmation,isoléedansle
contextecultureldel'époque,nefaisaitqueposerunepierred'attentepour
l'avenir. Ibn Khaldoun, dans ses «Prolégomènes», définit avec une avance
de plusieurs siècles la réalité sociologique et humaine de la civilisation
arabe. La Renaissance voit s'affirmer en Occident les premières tentatives
d'anthropologie et de sociologie concrètes, avec les œuvres de Montaigne,
deFrancisBaconoudeJeanBodin.Seulement,lesvoiesetmoyensdecette
connaissance de l'homme par l'homme n'existent qu'à l'état de
pressentiment;Vico,luiencore,nesefieraqu'àsongéniepourévoquerle
phénomène total de la réalité humaine dans son devenir. Bon nombre des
grands historiens du XIXème siècle, en Allemagne, en Angleterre, en
Espagne, pratiqueront une sorte d'anthropologie sans doctrine, toute
intuitive,dontonpourraitaujourd'huiretrouverlesprolongementschezun
OrtegayGasset,unSpenglerouunToynbee.
Ce qui manque à toutes ces entreprises, si méritoires qu'elles soient,
c'estuneclairedélimitationduchampépistémologique,opérationlongtemps
retardée par la persistance des dogmatismes traditionnels, et par la
répugnanceàreconnaîtredansl'homme,êtred'exception,unobjetentretous
lesobjets,soumisàlajuridictiond'unsavoirpositif.
L'idéedesciencedel'hommeauXVIIIèmesiècle
L'expression« science de l'homme» se trouve employée, l'une des
premièresfois,sansdoute,dansle«TraitédelaNaturehumaine»(1739)de
l'empiristeHume.Lascienceexpérimentale,quiadécidémentprévaludans
le domaine physique avec la synthèse newtonienne, doit être appliquée au
domainehumain.Le«Traité»deHumeporteensous-titre:«Essaipour
introduire la méthode expérimentale de raisonnement dans les sujets
moraux».Dèsledébutdel'ouvrage,Humeprécisenettementsaposition:«
Iln'estpasdequestionimportantedontlasolutionnesoitcomprisedansla
sciencedel'homme;etiln'enestpasquipuisseêtrerésolueaveclamoindre
certitudeavantquenoussoyonsaucourantdecettescience.....Commela
sciencedel'hommeestleseulfondementsolidedesautressciences,ainsile
seulfondementsolidequenouspuissionsdonneràcettescienceelle-même
doitconsisterdansl'expérienceet1'observation».
Humel'empiristeestenréalitél'undespremierspenseursquiaienteu
l'audace de prendre pour objet l'homme en tant qu'homme, selon la
perspectivedesaréalitéhumaine.L'imputationde«scepticisme»n'estque
le prix qu'on lui fait payer pour sa hardiesse en rupture des traditions. En
réalité,Hume,soucieuxdemettreenlumièrelaréalitédel'hommecomme
être«naturel»,doitdéblayertouslespréjugésépistémologiquesaccumulés,
qui empêchent de le voir tel qu'il est. Il faut donc faire abstraction des
présupposés théologiques aussi bien que des montages conceptuels, et le
dogmatismedeshommesdesciencen'estpasmoinsdangereuxiciquecelui
des hommes de foi. Tout ce qui s'inscrit dans le domaine de l'expérience
humaine, directement ou indirectement, se trouve tributaire du régime de
nos représentations, de sorte que la science du phénomène humain est la
matrice de toutes les sciences ; « même les mathématiques, la philosophie
naturelle et la religion naturelle dépendent dans une certaine mesure de la
science de l'homme, puisqu'elles relèvent de la connaissance humaine, et
quecesontlesforcesetlesfacultéshumainesquienjugent».
Unevéritablerévolutioncoperniciennesetrouveicidéfiniedansson
principe,etsonprogrammeauboutdedeuxsièclesparaîtloind'êtreépuisé.
« Les Essais» de Hume, ses «Enquêtes», son « Histoire naturelle de la
religion» (1757) ne réalisent que de timides approches de cette réalité
humaine dont Hume se proposait de faire l'inventaire. L'état du savoir, à
l'époque, rendait toute synthèse prématurée, mais le penseur écossais a
pressenticertainesdesdirectionsoùdevaits'engagerlanouvellesciencede
l'homme. Il est en particulier l'auteur d'une importante « Histoire de
l'Angleterre» (1754-1759). Descartes et Malebranche nourrissaient le plus
entier dédain à l'égard de l'histoire; elle s'affirme désormais comme une
dimension capitale pour la compréhension de l'être humain ; c'est déjà
l'opiniondeLeibniz,etlestravauxhistoriquesdeHumesontcontemporains
de ceux, en France, de Voltaire. Sans doute les voies et moyens de la
discipline historique manquent-ils encore de consistance et de précision,
mais les temps se préparent où les métaphysiciens eux-mêmes pourront
reconnaître dans l'histoire une dimension de la vérité. L'expression «
philosophie de l'histoire » a été inventée par Voltaire, un peu par hasard,
semble-t-il,dèsI765.
Mais le XVIIIème siècle n'est pas seulement le siècle de l'histoire
naissante;ilestaussilesiècledel'histoirenaturelletriomphante:Linnéet
Buffonfigurentparmilesgrandshommesenlesquelsils'estreconnuavecle
plusdeprédilection.OrLinné,quimetaupointlaclassificationdesespèces
naturelles dans son« Systema naturae », dont la première édition paraît en
1735,yfaitfigurer,àpartirde1755l'homosapienslui-même.L'hommeala
sagessepourattribut,maisilestinscritautableau,ilestuneespècenaturelle
parmitouteslesautres;ilrentredanslerangdel'histoirenaturelle.Ils'agit
là d'un évènement intellectuel décisif, puisque l'anthropologie devient
possible, en tant qu'histoire naturelle de l'être humain, analogue aux
descriptions que donne Buffon des espèces animales. L'homme perd ainsi
cettetranscendanceontologique,ceprivilèged'extraterritorialitéparrapport
àtouslesêtresvivantsqu'ils'étaitaccordéjusque-là.Lathéoriedarwinienne
de l'évolution ne fera, cent ans plus tard, que tirer les conséquences de la
classification de Linné, en précisant les relations dynamiques de l'espèce
humaine avec les autres espèces. Les préjugés dogmatiques seront alors
définitivement ruinés ; mais ils sont dès à présent battus en brèche. De
même,dèsleXVIIIèmesiècle,laquerelledesfossilespréparelesdébatsde
lagéologieetdelapaléontologieàvenir.Enfinl'ethnologiecontemporaine
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