D É C O U V E R T E S Les circuits et les mécanismes du calcul de la direction dans la rétine ● L.J. Graham* l est clair que le cerveau analyse l’information dans le but de catégoriser, de modéliser et de réagir à son environnement. Moins claire est la structure fonctionnelle (computational armamentarium) qui permet cette intégration. Néanmoins, le vocabulaire utilisé pour décrire le processus de calcul (comment l’information est représentée et quelles opérations sont effectuées) doit être compatible avec les mécanismes du calcul et devient par conséquent contraint par ceux-ci (les détails biophysiques du support neuronal). Il est donc important de décrire les mécanismes biophysiques utilisés par le cerveau pour analyser l’information. Cette information est essentielle pour interpréter les “circuits” physiologiques décrits par les anatomistes. Elle nous aide à comprendre les algorithmes utilisés par le système nerveux, en particulier ceux mis en jeu dans l’apprentissage et le comportement. Un problème classique des neurosciences “computationnelles” concerne la sélectivité à la direction dans la rétine (DS), où se trouvent des neurones répondant plus fortement à des stimuli se déplaçant dans une direction (PREF) qu’à d’autres se déplaçant dans la direction opposée (NULL). La membrane sensorielle de l’œil est un modèle intéressant en raison de sa localisation physique périphérique et de son rôle physiologique central. La rétine des vertébrés est organisée en plusieurs couches de corps cellulaires et leurs dendrites et axones agissent les uns sur les autres. Le flux du signal est à chaque niveau à la fois direct (perpendiculaire à l’image) et latéral (parallèle à l’image). La lumière est transmise au niveau de la couche des photorécepteurs qui projettent vers les cellules bipolaires et horizontales de la couche plexiforme externe. Les cellules bipolaires projettent vers le réseau des dendrites des cellules amacrines et ganglionnaires dans la couche plexiforme interne. Finalement, les axones des cellules ganglionnaires forment le nerf optique. Chacune des catégories principales de cellules de la rétine est organisée en sous-catégories, sur la base de critères anatomiques, neurochimiques (par exemple neurones cholinergiques ou GABAergiques), ou physiologiques (par exemple, on/off, DS, red/green opponent). Trois principales combinaisons d’entrées synaptiques sur un neurone peuvent produire une réponse sélective à la direction (figure 1). Une conception simple des cellules ganglionnaires DS implique que la sélectivité apparaisse au niveau de cette cellule (modèle postsynaptique) ou soit déjà présente au niveau des entrées de cette cellule (modèle présynaptique). Le modèle post- I * Unité de neurosciences intégratives et computationnelles, institut de neurobiologie Alfred-Fessard, CNRS, Gif-sur-Yvette. 16 synaptique nécessite au minimum une interaction avec un délai entre des entrées séparées spatialement, et la démonstration pharmacologique du rôle fondamental de l’inhibition par le GABAA qui suggère que cette interaction a lieu entre les entrées excitatrices et inhibitrices. Par conséquent, l’asymétrie spatiale et temporelle des entrées est telle que, pour les mouvements dans la direction NULL, l’excitation et l’inhibition arrivent de manière synchrone, s’annulant l’une l’autre (1). Pour la direction PREF, l’excitation n’arrive pas en même temps que l’inhibition, autorisant un potentiel postsynaptique excitateur au-dessus du seuil. Un aspect important de ce mécanisme est que la sélectivité à la direction est mise en place au niveau de la cellule ganglionnaire : ni l’excitation, ni l’inhibition ne doivent elles-mêmes dépendre de la direction du stimulus. Modèle postsynaptique Inhibitory-NULL Excitatory-PREF Modèle présynaptique Modèle présynaptique Figure 1. Il existe deux versions du modèle présynaptique. Soit l’excitation n’est pas sélective à la direction et l’inhibition est plus forte pour la direction NULL (inhibitory-NULL model), soit l’inhibition n’est pas sélective à la direction et l’excitation est plus forte pour la direction PREF (excitatory-PREF model). Dans les deux cas, la sélectivité à la direction est mise en place avant la cellule ganglionnaire. Les questions auxquelles nous voulons répondre sont donc : – Quelles sont l’anatomie et la connectivité de la voie DS ? – Quelle est la non-linéarité cruciale dans la voie DS ? – Où se trouve cette non-linéarité dans la voie DS, est-elle présynaptique ou postsynaptique ? Le fait que l’inhibition au GABAA opère d’abord en “shuntant” la résistance membranaire (2) facilite des prédictions expérimentales permettant de distinguer les signatures biophysiques du modèle postsynaptique et des deux modèles présynaptiques. Ces prédictions peuvent être traduites en termes de modulation de la conductance d’entrée globale de la cellule ganglionnaire, et des La Lettre du Neurologue - n° 1 - vol. VII - janvier 2003 Découvertes composantes excitatrices et inhibitrices de cette conductance, pour les réponses PREF et NULL. Mes travaux sur la rétine de tortue ont donc été conçus pour préciser la connectivité à l’origine des réponses DS des cellules ganglionnaires. Ces travaux s’appuient sur des mesures en voltage imposé au niveau des entrées excitatrices et inhibitrices, une méthode que nous avons aussi appliquée à l’analyse des réponses fonctionnelles dans le cortex visuel in vivo (3). Pour résumer, le résultat le plus important concerne le fait que l’entrée excitatrice sur les cellules ganglionnaires en réponse au mouvement est systématiquement plus grande pour le stimulus préféré. Cela caractérise un modèle du type excitatory PREF model, et va à l’encontre d’un calcul de la DS au niveau des dendrites des cellules ganglionnaires. Cependant, l’histoire n’est pas aussi simple : plus récemment, en utilisant une technique similaire, Taylor et Vaney (4) ont montré que dans la rétine du lapin (qui a comme celle de la tortue un pourcentage élevé de cellules ganglionnaires DS), pour certains neurones, la sélectivité à la direction semble avoir la même origine que chez la tortue (excitatory-PREF model), alors que pour d’autres, l’entrée inhibitory-NULL presynaptic DS est dominante, tandis que chez d’autres encore, une interaction postsynaptique entre excitation et inhibition a été observée. Cependant, le traitement présynaptique de la DS apparaît suffisant dans de nombreux cas. Nous avons proposé un modèle de connectivité (5) centré sur l’intégration synaptique dans les dendrites, en particulier (mais pas exclusivement) ceux des cellules cholinergiques starburst amacrines (figure 2). Malgré leur symétrie radiale, ce type de cellules représente un candidat potentiel dans la DS, parce que la DS est fortement dépendante de la voie cholinergique, et que ces cellules apparaissent étroitement liées aux cellules ganglionnaires DS. En particulier, le modèle prédit que les récepteurs GABAA importants pour la DS sont situés sur les dendrites de ces cellules, et s’appuie sur les capacités de shunts des récepteurs au GABAA pour fournir la non-linéarité nécessaire au calcul de la DS. Des résultats récents de Denk et al. (2002), fondés sur l’imagerie du calcium dans les cellules starburst amacrines, semblent conforter ce modèle, montrant qu’en effet les réponses aux sommets des dendrites à des stimuli en mouvement sont DS. Que nous dit ce modèle sur le traitement de l’information dans les neurones en général, en particulier dans le cortex ? Considérons la cascade d’entrées le long d’un dendrite d’un neurone central générique. La performance du modèle de la DS rétinienne suggère qu’une directionalité similaire peut exister pour des neurones non rétiniens, au niveau des afférences le long de chaque branche. Nous suggérons qu’avec des paramètres biophysiques plausibles, le soma d’une cellule plus générale verra une réponse directionnelle venant de ces entrées synaptiques sur la branche dendritique. Spécifiquement, pour un ensemble donné d’entrées au cours du temps le long d’une branche dendritique, la réponse synaptique au niveau du soma sera maximale quand la séquence des entrées se fera du distal vers le proximal, après le travail classique de Wilifred Rall. À l’opposé, si le même ensemble d’entrées Figure 2. est inversé dans le temps, il sera probablement beaucoup moins efficace pour dépolariser le soma. Comme dans le cas de la DS rétinienne, le résultat net serait que les branches dendritiques fonctionneraient autrement que comme de simples intégrateurs d’entrées indépendants du temps. Ces branches seraient en fait des filtres spatio-temporels non linéaires. En conclusion, il faut rappeler que pour le traitement de l’information, les neurones rétiniens présynaptiques aux cellules ganglionnaires ne communiquent pas en général via des potentiels d’action. Par conséquent, la découverte que la DS survient avant la cellule ganglionnaire par une opération fonctionnelle non linéaire ne nécessitant pas la génération d’un potentiel d’action. Ces résultats ont des implications particulières pour les réseaux de neurones de type “connectiviste”, habituellement fondés sur le seuil de génération du potentiel d’action comme unique élément non linéaire. ■ Je remercie Manuel Levy pour la traduction française du texte original. R É F É R E N C E S B I B L I O G R A P H I Q U E S 1. Poggio T, Reichardt W. Considerations on models of movement detection. Kybernetik 1973 ; 13 (4) : 223-7. 2. Torre V, Poggio T. A synaptic mechanism possibly underlying directional selectivity to motion. Proceedings of the Royal Society of London 1978 ; 202 : 409-16. 3. Borg-Graham L, Monier C, Fregnac Y. Visual input evokes transient and strong shunting inhibition in visual cortical neurons. Nature 1998 ; 389 : 369-73. 4. Taylor WR, Vaney DI. Diverse synaptic mechanisms generate direction selectivity in the rabbit retina. J Neurosci 2002 ; 22 (17) : 7712-20. 5. Borg-Graham L, Grzywacz NM. A Model of the direction selectivity circuit in retina : Transformations by neurons singly and in concert. In : McKenna T, Davis J, Zornetzer SF (ed). Single Neuron Computation. Academic Press, 1992 : 347-76. ■ Euler T, Detwiler PB, Denk W. Directionally selective calcium signals in dendrites of starburst amacrine cells. Nature 2002 ; 418 (6900) : 845-52. Borg-Graham LJ.The computation of directional selectivity in the retina occurs presynaptic to the ganglion cell. Nat Neurosci 2001 ; 4 (2) : 176-83. La Lettre du Neurologue - n° 1 - vol. VII - janvier 2003 17