Faire croître le PIB pour mieux protéger l`environnement?

Les opinions exprimées dans les articles n’engagent que leurs auteur-e-s. Avril 2011
Faire croître le PIB pour mieux protéger l’environnement?
Pour faire face aux plus graves problèmes environnementaux tels que les changements
climatiques et le déclin de la biodiversité, s’en remettre à la croissance du produit intérieur
brut (PIB) réel par habitant est une stratégie inefficace, voire néfaste
Renaud Gignac, étudiant à la propédeutique pour la maîtrise en sciences économiques, UQÀM
Parvenir à concilier développement économique et protection de l’environnement est sans
conteste l’un des plus sérieux défis auxquels font face les sociétés humaines au 21e siècle. Dans
un contexte où les fragiles équilibres écosystémiques sont aujourd’hui fortement perturbés par les
changements climatiques et par le rythme alarmant de déclin de la biodiversité, recadrer le
développement économique à l’intérieur des limites physiques de l’environnement nécessite de
profondes révisions de nos modes de production et de consommation, ainsi qu’une remise à jour
de nos conceptions du développement et du progrès. Ce besoin de réformes à grande échelle des
économies nationales est d’autant plus criant quand on connaît le rythme effréné auquel se
développent les pays émergents tels que la Chine et l’Inde, qui exercent des pressions inégalées
sur la demande mondiale en biens et services de consommation. Des pressions qui se répercutent
de manière frontale sur les stocks de ressources naturelles et sur l’équilibre des écosystèmes.
Malgré tout, une théorie issue de la pensée économique dominante, désignée sous le nom de
« courbe environnementale de Kuznets », offre une lecture beaucoup moins alarmiste des
problèmes environnementaux, et exerce une influence cardinale sur l’orientation des politiques
publiques nationales. Selon cette thèse, la solution aux dommages causés à l’environnement
serait non pas de revoir notre modèle de développement économique, mais au contraire de
demeurer sur la voie actuelle en favorisant le plus possible la croissance de nos activités de
production et de consommation de biens et services, mesurées par le PIB réel par habitant (World
Bank, 1992 ; Duclos, 2001).
Un seuil de diminution perpétuelle des dommages environnementaux
Selon la théorie de la courbe environnementale de Kuznets, nommée d’après une transposition au
domaine environnemental des travaux du célèbre économiste américain Simon Kuznets, la
relation entre le PIB réel par habitant et les dégradations environnementales suivrait une courbe
de causalité en forme de « U » inversé (voir le graphique ci-contre, pour le dioxyde de souffre).
Dans les premiers moments du développement économique d’un pays, chaque point de
croissance causerait d’abord de lourds dommages environnementaux. Puis, à mesure que le
développement se poursuivrait et que seraient graduellement comblés les besoins essentiels des
consommateurs, ceux-ci exigeraient peu à peu des normes environnementales plus strictes,
provoquant alors des changements institutionnels qui freineraient progressivement le rythme de
dégradations environnementales (Komen et al., 1997). Éventuellement, passé un certain seuil
précis de développement économique, chaque point supplémentaire de croissance du PIB réel par
habitant ne se traduirait non plus par des dommages à l’environnement, mais plutôt par une
diminution perpétuelle de l’impact écologique (Baldwin, 1995). Une sorte de point de non-retour.
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Si avérée, les implications de la théorie de la courbe environnementale de Kuznets au plan des
politiques publiques seraient immenses : en effet, la préoccupation environnementale première se
résumerait alors logiquement à maximiser le rythme de croissance du PIB réel par habitant, afin
que soit atteint au plus vite, puis définitivement franchi, ce fameux point de non-retour.
Une théorie aux limites importantes
Des chercheurs du domaine de l’économie écologique (voir l’encadré ci-contre) ont cependant
identifié, depuis le milieu des années 1990, d’importantes limites au modèle de la courbe
environnementale de Kuznets, qui remettent fortement en cause son utilité pratique. D’abord, il
n’est pas contesté qu’une relation en « U » inversé soit effectivement trouvée entre le niveau de
PIB réel par habitant et certains indicateurs environnementaux de qualité de l’air (matières
particulaires en suspension, concentration de dioxyde de souffre, de monoxyde de carbone, etc.)
et de l’eau (niveau de détérioration de l’équilibre d’oxygène, concentration de pathogènes,
quantité de métaux lourds, etc.) (Grossman et Krueger, 1991). Ces indicateurs environnementaux
ont pour caractéristique première de présenter des impacts locaux immédiats sur la santé
humaine. Bref, la courbe environnementale de Kuznets semble bien exister pour un certain
nombre de polluants qui ont un impact négatif direct et à court terme sur la santé humaine.
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Là où le bât blesse, c’est lorsque l’on tente de transposer cette théorie aux problèmes
environnementaux qui, de par leur nature, n’ont pas d’impact local immédiat sur la santé
humaine. La perte de biodiversité, l’érosion des berges ou encore les émissions de gaz à effet de
serre en sont des exemples typiques. Pour ce type de dommages environnementaux n’ayant pas
d’impact négatif direct et à court terme sur la santé humaine, les études empiriques menées ne
trouvent aucune relation en « U » inversé probante (Arrow et al., 1995; Gangadharan et
Valenzuela, 2001). Bien au contraire, le niveau de ces dommages évolue presque toujours
positivement avec l’évolution du PIB réel par habitant, sans montrer de signe de diminution
(Dijkgraaf et Vollebergh, 1998). Dans les rares cas où une chute de ces dommages est
effectivement observée au-delà d’un certain niveau de PIB réel par habitant, le point tournant
identifié se révèle être beaucoup trop élevé pour espérer éviter les seuils critiques d’emballement
du réchauffement climatique ou d'autres dégâts graves et irréversibles (Richmond et Kaufman,
2006).
En somme, aucune relation en « U » inversée probante n’est trouvée entre la croissance du PIB
réel par habitant et la diminution des dégradations environnementales qui constituent aujourd’hui
les plus grandes menaces à l’avenir de l’humanité, soit le déclin dramatique de la biodiversité et
le réchauffement climatique. Par conséquent, la croissance du PIB réel n’est clairement pas une
panacée aux plus grands problèmes environnementaux. D’où l’importance de réorienter nos
politiques économiques vers d’autres fins que la stimulation de la croissance du PIB réel pour
résoudre ces défis colossaux d’adaptation auxquels fait face l’humanité en ce nouveau siècle.
Dépasser le PIB
Cela signifie-t-il que nous devions choisir entre maintenir notre niveau de vie et protéger
l’environnement? Pas nécessairement, pour autant que l’on mesure notre niveau de vie autrement
qu’en unités de PIB réel par habitant. Il s’agit d’ailleurs là d’une des principales conclusions de la
Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social (CMPÉPS), mise
sur pied par le gouvernement français et pilotée entre autres par deux récipiendaires du prix
Nobel d’économie, Joseph Stiglitz et Amartya Sen. Les auteurs de ce rapport proposaient en 2009
aux juridictions nationales d’« aller au-delà du PIB » en développant un nouveau système
d’indicateurs qui permettraient de « mettre davantage l'accent sur la mesure du bien-être de la
population que sur celle de la production économique » (CMPÉPS, 2009). Une voie sur laquelle
tardent à s'engager les pays qui contribuent le plus aux grandes perturbations écosystémiques.
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Références :
Arrow, K. et al., 1995. Economic growth, carrying capacity, and the environment. Science 15,
91-95.
Baldwin, R., 1995. Does sustainability require growth? In : Goldin, I., Winters, L.A. (Eds.), The
Economics of Sustainable Development. Cambridge Univ. Press, Cambridge, UK, pp. 19-47.
Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social (Commission
Stiglitz-Sen-Fitoussi), 2009. Rapport de la Commission sur la mesure des performances
économiques et du progrès social, en ligne : www.stiglitz-sen-
fitoussi.fr/documents/rapport_francais.pdf [page consultée le 29 octobre 2010].
Dijkgraaf, E., Vollebergh, H.R.S., 1998. Growth and environment – is there a Kuznets curve for
carbon emissions? 2nd ESEE conference, University of Geneva.
Duclos, J.-Y., « La croissance protège l’environnement », journal La Presse, 25 novembre 2001,
A13.
Gangadharan, L., Valenzuela, M.R., 2001. Inter-relationships between income, health and the
environment : extending the Environmental Kuznets curve hypothesis. Ecological Economics 36
(3), 513-531.
Grossman, G.M., Krueger, A.B. 1991. Environmental impacts of the North American Free Trade
Agreement. NBER. Working Paper 3914.
Komen, R. et al., 1997. Income and environmental R&D : empirical evidence from OECD
countries. Environment and Development Economics 2, 505-515.
Richmond, A. and Kaufman, R., 2006. Is there a turning point in the relationship between income
and energy use and/or carbon emissions? Ecological Economics 56, 176-189.
World Bank, 1992. World Development Report. Oxford Univ. Press, New York.
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