Histoire sociale et histoire des concepts"

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Reinhart Koselleck, « Histoire sociale et histoire des concepts )~,'L'expérience de l'histoire, préfacé par
M. Werner, Gallimard, Paris, 1997, p. 101-119.
II
Histoire sociale et histoire des concepts"
Celui qui s'occupe d'histoire
, - quoi que l'on entende par là - et la définit
comme histoire sociale délimite manifestement sa thématique, Et l'historien
qui se spécialise en histoire des concepts fait manifestement la même chose.
Pourtant, dans ces deux cas, il ne s'agit pas de l'habituelle délimitation d'histoires spécialisées au sein de l'histoire générale. L'histoire économique de
l'Angleterre, l'histoire diplomatique du début des Temps modernes, ou encore
l'histoire ecclésiastique de l'Occident sont des thèmes spécialisés, qui sont
donnés d'avance et légitimés d'un point de vue factuel, temporel et géographique. TI s'agit alors d'aspects particuliers de l'histoire générale.
TI en va autrement de l'histoire sociale et de l'histoire des concepts. Du fait
de leur autojustification théorique, elles prétendent à une généralité qui peut
s'étendre et s'appliquer à toutes les histoires spécialisées. Car il n'est pas
d'histoire qui ne, soit, d'une manière ou d'une autre, liée à des rapports
humains, à des formes quelconques d'association, ou à des stratifications
sociales; si bien que la caractérisation de l'histoire comme «histoire sociale »
exprime une prétention permanente, irréfragable - en quelque sorte anthropologique -\ qui se cache derrière toute forme d'historiographie. Et il n'est
pas d'histoire qui ne doive être conçue en tant que telle avant de se matérialiser
en histoire. L'étude des concepts et de leur histoire langagière est une conditiori minimal~ de la connaissance historique, tout autant que la définition de
l'histoire comme étant liée aux sociétés humaines.
* Paru
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sous le titre «Sozialgeschichte und Begriffsgeschichte »,
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W. Schieder & V. Scllin, cds,
1 AAn vol. 1. n. RQw.l09,
.
102
L'expérience de l'histoire
Histoire sociale et histoire des concepts
1. Rétrospective historique
L'histoire sociale et l'histoire des concepts existent en tant que problématiques explicites depuis l'A'lffkliirung et sa découverte du monde historique:
moment où se fragilisèrent les formations sociales jusque-là en vigueur, tandis
que la réflexion langagière subissait la pression transformatrice d'une histoire
qui était elle-même vécue et exprimée comme neuve. Qyiconque retrace l'histoire de la réflexion historique et de la représentation historique depuis cette
époque retrouve constamment ces deux approches, soit conjuguées de manière
à s'éclairer réciproquement, comme chez Vico, Rousseau ou Herder, soit
disjointes.
Ramener tous les phénomènes historiques et leurs mutations à des présupposés sociaux, et les en faire dériver, est une prétention exprimée depuis les
philosophies de l'histoire de l'A'lffkliirung jusqu'à Comte et au jeune Marx.
Viennent ensuite, dans une démarche méthodologique déjà plus positiviste,
les histoires de la société et de la civilisation, les histoires culturelles et nationales du XIXe siècle,jusqu'aux histoires régionales, embrassant tous les domaines de l'existence, et dont le travail de synthèse, depuis Môser jusqu'à Lamprecht en passant par Gregorovius, peut à bon droit être qualifié de
socio-historique,
D'autre part, il existe depuis le XVIIIe siècle des «histoires des concepts 1 »
- le terme est manifestement dû à Hegel - thématisées en tant que telles, et
qui ont toujours conservé leur place dans les histoires linguistiques et dans la
lexicographie historique. Bien entendu, elles ont été thématisées pflI"toutes les
disciplines à démarche historico-philologique, qui doivent soumettre leurs
sources à des questionnements herméneutiques. Tout maniement actuel d'un
objet d'étude passé implique une histoire des concepts, et Rudolf Eucken,
dans son Histoire de la terminologie philosophique, en a montré le caractère méthodologiquement incontournable pour toutes les sciences humaines et sociales 2. ,
Dans la pratique de la recherche, on trouve d'ailleurs toute sorte aerenvoiS' ~-réciproques conciliant, en particulier, des analyses d'histoire sociale et constitutionnelle avec des questions d'histoire des concepts. Leur interdépendance
a toujours été prise en compte, de manière plus ou moins réfléchie, par les
études antiques et médiévales ; car on ne peut connaître un état de faits
1. H. G. Meier, art. «Begriffsgeschichte
1971, vol. 1, col. 788-808.
2. R. Eucken, Gesdudüe der philosophischen
»,
in Histonsches
Wôrterbudi
der Philosophie, Bâle-Stuttgart,
Terminologie, Leipzig, 1979 (1" éd. 1964).
103
- surtout lorsque les sources sont rares - sans connaître la manière dont il
fut conceptualisé autrefois et dont il l'est aujourd'hui. TI est frappant, du reste,
que l'imbrication entre histoire sociale et histoire des concepts n'ait été systématisée que dans les années trente de notre siècle; je pense à Walter Schlesinger, et surtout à Otto Brunner. Dans les domaines voisins, Rothacker en
philosophie, Carl Schmitt en jurisprudence et Jost Trier en linguistique ont
ici fait figure d'initiateurs.
En termes de politique de recherche, cette conciliation entre histoire sociale
et histoire des concepts s'opposait à deux tendances très différentes, mais
toutes deux dominantes dans les années vingt: d'une part, elle entendait
révoquer les concepts de l'histoire des idées et de l'histoire intellectuelle qui
étaient étudiés indépendamment de leur contexte politico-social concret, en
quelque sorte pour leur valeur propre. D'autre part, elle n'entendait pas
centrer sa pratique de l'histoire sur l'événementiel et le politique, mais en
examiner les présupposés valables à plus long terme.
Otto Brunner, comme il le souligne dans l'avant-propos de la seconde
édition de Land und Herrschafi", se proposait d'« explorer les présupposés
concrets de la politique médiévale, non [della décrire elle-même », TI s'attachait
à mettre en évidence les structures durables de l'édifice social et leurs mutations - toujours sur le long terme -, en thématisant particulièrement l'autodésignation langagière des différents groupes, associations et couches sociaux,
ainsi que l'histoire de son interprétation. Et ce n'est pas un hasard si les
Annales, issues d'une orientation de recherche analogue, se dotèrent dès 1930
d'une rubrique- Les mots et les choses », Lucien Febvre et Marc Bloch considéraient l'analyse langagière comme partie intégrante de leurs recherches
socio-historiques. En Allemagne la voie fut ouverte, dans le domaine de l'histoire moderne, par Gunther Ipsen, qui compléta ses analyses socio-historiques,
notamment démographiques, par des analyses linguistiques. Toutes ces impulsions inspirèrent Werner Conze lorsqu'il fonda, en 1956-1957, le Groupe de
travail de socio-histoire moderne 4. La conciliation entre les problématiques
de l'histoire sociale et de l'histoire des concepts en est restée, grâce à Conze,
1942, p. XI.
3_ O. Brunner, Land und Herrsdicfi, Brno-Munich-Vienne,
4. Voir à ce propos W. Conze, « Zur Gründung des Arbeitskreises fur moderne Sozialgeschichte ",
HamburgltT Jahrbuchfor
Wirtschafis- und'Gesellschaflspoiitik,
24, 1979, p. 23-32. Conze préférait quant à lui
le terme d'« histoire structurelle" (Strukturgeschuhte) afin d'éviter la limitation aux « questions sociales»
que peut impliquer l'emploi du mot « social ». Otto Brunner reprit le terme d'« histoire structurelle»
(VàlksgeschUhte) que son propre
pour éviter la réduction contemporaine à une «histoire nationale»
préalable théorique, dès 1939, voulait centrée sur les structures. Comparer à ce propos la deuxième./
édition de Land und Herrschaft, 1942, p. 194, avec la quatrième édition remaniée, Vienne-Wiesbaden,
1959, p. 164: un bon exemple de la manière dont des orientations de recherche poliriquemen
déterminées peuvent aussi ouvrir la voie à des innovation. s théoriques et mét~odologiqUeS
al survivent aux conditions qui les ont fait naître.
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L'expérience de l'histoire
Histoire sociale et histoire des concepts
l'un des défis permanents; tout autant que leur différenciation, dont il sera
question dans la suite de cet article.
lieu, et rien n'arrive qui ne soit déjà transformé par son traitement langagier.
Histoire sociale (ou histoire de la société) et histoire des concepts sont soumises
à une tension historiquement conditionnée qui les renvoie l'une à l'autre sans
jamais pouvoir être levée. Ce que tu fais, seul le jour suivantte le dit ; et ce
que tu dis devient événement en se dérobant à toi. Entre les événements
sociaux, intra-humains, et les paroles qui accompagnent ou commentent ces
événements s'ouvre un écart qui se modifie sans cesse et qui interdit toute
«histoire totale ». L'histoire s'accomplit en anticipant sur l'inaccompli, et toute
interprétation adéquate de l'histoire doit donc renoncer à la totalité.
Une caractéristique du temps historique est qu'il ne cesse de perpétuer la
tension entre la société et ses mutations d'une part, leur traitement et leur
façonnage langagier d'autre part. Toute histoire se nourrit de cette tension.
Les rapports sociaux, les conflits et leurs résolutions, ainsi que leurs présupposés changeants ne coïncident jamais exactement avec les manifestations
langagières par lesquelles les sociétés agissent, se saisissent et s'interprètent
elles-mêmes, se modifient et se recomposent. Cette thèse sera vérifiée selon
deux perspectives: d'une part celle de l'histoire en cours, in adu, et d'autre
part celle de l'histoire déjà accomplie, de l'histoire passée.
104
2. L'impossibilité d'une histoire totale"
Sans les formations sociales et les concepts par lesquels - de manière
réflexive ou autoréflexive - elles déterminent et cherchent à relever les défis
qui leur sont lancés, l'histoire n'existe pas, elle ne peut être vécue ni interprétée, représentée ni racontée. Dans cette mesure, langage et société sont au
nombre des préalables métahistoriques sans lesquels nulle histoire, nulle historiographie ne sont pensables. C'est pourquoi les théories, problématiques
et méthodes de l'histoire sociale et de l'histoire des concepts ont trait à tous
les domaines possibles de la science historique. Mais c'est aussi ce qui ouvre
parfois la porte au désir de pouvoir concevoir une «histoire totale », Si les
modalités pratiques de la recherche obligent les spécialistes d'histoire sociale
ou d'histoire des concepts, dans leurs travaux empiriques, à se concentrer sur
des thèmes limités, cette autolimitation n'entame pas encore la prétention à
la généralité résultant d'une théorie de l'histoire possible qui, dans tous les
cas, doit présupposer la société et le langage.
Sous la pression méthodologiquement incontournable des spécialisations,
les approches en histoire sociale et en histoire des concepts doivent nécessairement procéder de manière interdisciplinaire. TI ne s'ensuit pas pour autant
que leur prétention théorique à la généralité puisse être posée absolument ou
totalement. Sans doute sont-elles contraintes de présupposer l'ensemble des
rapports sociaux, de leurs manifestations langagières et de leurs systèmes
d'interprétation. Mais la prémisse - irréfutable formellement - selon laquelle
toute histoire est liée à la société et au langage ne permet pas de déduire plus
généralement qu'il serait intrinsèquement possible d'écrire, voire simplement
de concevoir une « histoire totale ».
Si nombreuses et valables que soient les objections empiriques à une histoire
totale, il est une objection à sa possibilité qui résulte de la mise à l'épreuve de
son caractère pensable lui-même. Car la totalité d'une histoire sociale et la totalité d'une histoire langagière ne sont jamais intégralement dérivables l'une de
l'autre. Même dans l'hypothèse, empiriquement irrecevable, où les deux domaines seraient thématisés en une totalité délimitée et finie, il subsisterait une marge
irréductible entre chaque histoire sociale et l'histoire de sa saisie conceptuelle.
La saisie langagière ne rejoint jamais ce qui arrive ou a effectivement eu
* En
français dans le texte, NdT.
105
3. L 'histoire en cours) le discours et l'écrit
Lorsqu'on rapporte l'une à l'autre l'histoire sociale et l'histoire des concepts,
on opère une différenciation qui relativise réciproquement leurs prétentions
respectives à la généralité. L'histoire ne se ramène pas à la manière dont on
la saisit conceptuellement, pas plus qu'elle n'est pensable sans cette saisie
conceptuelle.
• ,
Au quotidien, leur connexité est donnée comme indissoluble. Car, en tant
qu'être doué de parole, l'homme est consubstantiel à son existence sociale.
Comment définir cette relation? TI est clair, en tout cas; que chaque fait isolé
dépend, dans son accomplissement, de conditions de possibilité langagières.
Aucune activité sociale, aucune lutte politique, aucun accord économique ne
sont possibles sans un discours et une' réponse, sans une discussion préparatoire, sans des débats publics ou des tractations secrètes, sans un ordre - et
son exécution -, sans le consentement des intéressés ou une dissension ouverte
entre partis antagonistes. Dans son accomplissement journalier, toute histoire
quotidienne a besoin du langage en acte, du discours et de la parole, de même
qu'aucune histoire d'amour n'est pensable sans au 'moins trois mots - toi,
moi, nous. Dans ses multiples corrélats, tout événement social repose sur la
prestation préalable ou concomitante de communications langagières. Institu-
..l
L'expérience de l'histoire
Histoire sociale et histoire des concepts
tions et organisations - depuis la moindre association jusqu'à l'ONU - Y ont
recours, que ce soit sous forme orale ou sous forme écrite.
Si tout cela est évident, les restrictions qu'il faut y apporter le sont tout
autant. Les faits réels dépassent visiblement les manifestations langagières qui
les ont entraînés ou qui les interprètent. L'arrêt de mort, la décision collégiale
d'exécution, ou encore le sauvage appel « À mort! » ne se confondent pas
avec l'acte même de la mise à mort. Les mots d'amour d'un couple ne s'assimilent pas à l'amour que deux êtres éprouvent. Les statuts écrits et leurs
modalités d'exécution orales ne se confondent pas avec l'activité même d'une
organisation.
TI subsiste toujours un écart entre l'histoire en cours et ses conditions de
possibilité langagières. Aucun acte de parole n'est l'acte même qu'il contribue
à préparer, à déclencher et à accomplir. li est vrai que souvent, un mot
déclenche des conséquences irrévocables : songeons - pour citer un exemple
éclatant - à l'ordre donné par Hitler d'envahir la Pologne. Mais c'est précisément ici que la relation apparaît clairement. Une histoire ne s'accomplit pas
sans paroles, mais elle ne se confond jamais avec elles, n'y est pas réductible.
C'est pourquoi il doit y avoir, au-delà du langage parlé, d'autres préalables
et modalités d'exécution qui rendent les événements possibles. On pourrait
ici évoquer le domaine extra-langagier de la sémiotique. Songeons à la gestuelle du corps, dans laquelle le langage se communique de manière purement
codée; aux rituels magiques, incluant la théologie du sacrifice qui trouve son
lieu historique non dans le Verbe, mais dans la Croix ; aux comportements
collectifs inculqués grâce à leur symbolisation, ou encore à la signalisation
routière moderne: il s'agit toujours d'un langage de signes qui se comprend
sans parole. Tous ces signaux peuvent être verbalisés. lis sont réductibles à
du langage, mais leur fonction consiste précisément à faire qu'il faillerenoncer
au langage parlé pour déclencher ou contrôler, à travers eux, les actes, les
attitudes ou les comportements correspondants.
Qyant aux autres conditions extra-langagières préliminaires aux histoires
possibles, nous ne ferons que les mentionner: la proximité ou l'éloignement
dans l'espace, les distances qui selon les cas favorisent les conflits ou les
retardent, les décalages temporels entre les classes d'âge d'une même génération, ou la bipolarité des sexes. Toutes ces différences cachent en elles des
événements, des conflits et des réconciliations dont les conditions de possibilité
sont prélangagières, même s'ils s'accomplissent au moyen d'une manifestation
langagière; ce qui n'est pas toujours le cas.
TI existe donc des éléments extra-langagiers, prélangagiers - et postlangagiers - dans toutes les actions qui mènent à une histoire. lis sont étroitement rattachés aux conditions naturelles, géographiques, biologiques et zoo-
logiques qui, par l'intermédiaire de la constitution humaine, influent conjointement sur les événements sociaux. La naissance, l'amour et la mort, l'alimentation, la faim, la misère et les maladies, peut-être même le bonheur, en
tout cas le pillage, la victoire, la mise à mort et la défaite, toutes ces choses
sont aussi des éléments et des modes d'accomplissement de l'histoire humaine,
dont la portée va du quotidien jusqu'à l'identification des entités de domination politiques, et dont les préalables extra-langagiers peuvent difficilement
être niés.
Dans le contexte concret des actions fondatrices d'événements, il est vrai
que ces distinctions analytiques ne sont guère vérifiables. Car tous les préalables prélangagiers sont soumis par les hommes à une prise en compte
langagière et rattachés, dans le discours concret, à ce qui est fait et subi. Le
langage parlé ou le texte lu, le discours suivi - ou non - d'effet, s'imbriquent,
dans l'accomplissement actuel des faits, en un événement qui se compose
toujours d'éléments d'action extra-langagiers et langagiers. Même quand le
discours se tait, le sa~oir langagier demeure, qui est inhérent à l'homme et
lui permet de communiquer avec son vis-à-vis,qu'il s'agisse d'un être humain,
d'un objet, d'un produit, d'une plante ou d'un animal.
Et plus les unités d'action humaines deviennent complexes, comme dans
les processus modernes du travail et leurs liens avec l'économie, ou dans la
subtilité croissante des champs d'action politiques, plus les conditions langagières de la communication influent sur la capacité d'action. Un exemple en
serait l'extension de la médiation langagière, depuis la portée d'une voix
humaine jusqu'aux supports techniques de l'information que sont l'écrit,
l'imprimé, le téléphone, la radio, et enfin l'écr~' d'une télévision ou d'un
ordinateur ; sans oublier les institutions de cette médiation - depuis le messager, la poste, la presse, jusqu'aux satellites de l'information - et ses conséquences prégnantes sur toute codification langagière. L'enjeu en a toujours
été, soit de rendre permanente la portée du langage parlé pour conjurer des
événements, soit de l'étendre et de l'accélérer pour devancer, déclencher ou
contrôler des événements. Ces observations suffisent, nous l'espérons, à montrer l'imbrication de toute « histoire sociale » et de toute « histoire linguistique"
dans l'accomplissement du discours et de l'action.
Le discours parlé (ou le texte lu) et l'événement en train de s'accomplir ne
peuvent être disjoints in actu, mais seulement distingués analytiquement.
L'homme subjugué par une harangue ne le ressent pas seulement au niveau
langagier, mais dans tout son corps ; et celui qu'un fait a laissé muet, qui « en
perd ses mots », ressent d'autant plus le besoin qu'il a du langage pour pouvoir
retrouver sa liberté de mouvement. Cette interdépendance personnelle entre
discours et action peut être élargie à tous les niveaux, de plus en plus diffé-
106
107
108
L'expérience de l'histoire
renciés, des unités d'action
sociales. Depuis le discours et l'action individuels
jusqu'à leurs multiples corrélats sociaux grâce auxquels des événements se
produisent dans leurs rapports réciproques, on retrouve toujours cette imbrication entre ce que j'appelle les actes- langagiers» et les faits « réels », Fondant
toute histoire en cours, et par-delà toutes ses variantes historiques, cet état de
choses a, comme nous allons le voir, des effets considérables sur la représentation des histoires passées et, en particulier, sur la différenciation
sociale et histoire des concepts.
109
Histoire sociale et histoire des concepts
entre histoire
4, L 'histoire représentée et ses sources langagières
La connexité empirique entre l'action et le discours, entre le faire et le dire,
dont nous avons parlé jusqu'ici, disparaît dès que le regard quitte l'histoire
en cours, in eventu, pour se porter sur l'histoire passée - ex eventu - dont
s'occupe l'historien de profession. La distinction analytique entre un niveau
extra-langagier et un niveau langagier d'action acquiert la valeur d'une donnée
anthropologique sans laquelle nulle expérience historique ne peut être traduite
en énoncés quotidiens ou scientifiques. Car ce qui s'est produit - hors de mon
expérience propre -, je ne l'apprends que par le discours ou l'écrit. Même s'il
a pu - par moments - n'être qu'un facteur secondaire dans l'accomplissement
des choses faites et subies, le langage, sitôt qu'un événement appartient au
passé, redevient le facteur principal sans lequel aucun souvenir ni aucune
transposition scientifique de ce souvenir ne sont possibles. Le primat anthropologique du langage dans la représentation de l'histoire passée acquiert ainsi
un statut épistémologique.
Car c'est par le langage qu'il faut déterminer ce
qui, dans l'histoire passée, a été conditionné par le langage et ce qui ne l'a
pas été.
Anthropologiquement,
toute « histoire » se constitue par la communication
orale et écrite des générations coexistantes, qui se transmettent mutuellement
leurs expériences respectives. Et c'est seulement quand l'espace de la mémoire
orale tend à être restreint par l'extinction des vieilles générations--qttc i'éërii"-devient le support privilégié de la transmission historique. Sans doute existet-il de nombreux résidus extra-langagiers témoignant d'événements
et de circonstances passés: des ruines qui rappellent des catastrophes, des monnaies
qui renvoient à une organisation économique, des bâtiments qui évoquent
une communauté,
une autorité et des services, des routes qui parlent du
commerce ou de la guerre, des paysages agraires qui témoignent du travail
de générations entières, des monuments qui commémorent
une victoire ou
une mort, des armes qui évoquent des combats, des outils qui laissent supposer
une invention et un usage, bref, des « vestiges » ou des « découvertes archéologiques » - ou encore des images - qui peuvent témoigner de tout à la fois.
Tout est mis à profit par les disciplines particulières de l'histoire. il est vrai
que ce qui s'est « réellement » produit ne peut être établi, par-delà toutes les
hypothèses, qu'à l'aide de traditions orales et écrites, c'est-à-dire de témoignages langagiers. Seules les sources langagières permettent de départager ce qui,
dans le passé, est à considérer comme fait « langagier » et ce qui est à considérer comme fait « réel ». Vus sous cet angle, les genres et leur différentiation
peuvent être soumis à un reclassement.
Ce qui formait un tout in eventu ne peut plus être transmis, post eventum, que
par des témoignages langagiers et, selon la manière dont ils manient cette
transmission langagière, cette tradition orale ou écrite, les genres les plus
dissemblables se rejoignent et d'autres divergent.
Ce qui caractérise le mythe et les contes, le drame, l'épopée et le roman,
c'est que tous présupposent et thématisent la connexité originelle entre discours et action, entre l'événement subi, la parole et le silence. Seule cette mise
en scène de l'histoire en cours fonde le sens qui reste digne de mémoire. Et
qui se
c'est précisément ce que réussissent à faire toutes les historiographies
servent de discours authentiques ou fictifs pour rendre justice aux faits dignes
de mémoire, ou qui invoquent les propos fixés sous forme écrite témoignant
de l'amalgame entre discours et action.
Ce sont les situations uniques - celles qui provoquent leur propre évolution
et sous lesquelles peut transparaître quelque chose comme un « destin » - dont
l'exploration et la transmission restent un des défis lancés à toute interprétation
de soi et du monde. C'est ce que font, plus ou moins bien d'ailleurs, tous les
Mémoires et biographies - les Ljfè and Letters, selon une formule anglaise qui
met bien en relief l'interaction entre langage et vie -, et, au-delà, toutes les
historiographies
qui retracent les événements dans leur dynamique
immanente. « il dit ceci et fit cela, elle dit telle chose et fit telle chose, il s'ensuivit
un fait étonnant, un fait nouveau, qui changea tout» - tel est le schéma
formalisé qui gouverne nombre d'ouvrages, notamment ceux qui, comme les
histoires événementielles ou diplomatiques, permettent, grâce à l'état des sources, de reconstruire les événements in actu. Du point de vue de leur travail
langagier, ces historiographies s'inscrivent dans une catégorie qui va du mythe
jusqu'au roman 5. Ce n'est que dans leur statut scientifique qu'elles se nourrissent de l'authenticité - à vérifier - des sources langagières, qui doivent
répondre de l'imbrication, préalablement
postulée, entre actes de parole et
actions.
5. Voir à ce propos H. White, TropUs of Discourse, B~4.nore.Londres,
1
.
1982.
L'expérience de l'histoire
Histoire sociale et histoire des concepts
Le pré-langagier et le langagier, que l'on peut distinguer analytiquement,
se trouvent à nouveau réunis, «comme dans l'expérience », grâce au travail
langagier: c'est la fiction du factuel. Car ce qui s'est effectivement accompli
n'est réel - rétrospectivement - que par le biais d'une fiction langagière. Le
langage, contrairement au discours performatif dans l'histoire en acte, acquiert
donc une prééminence épistémologique qui l'oblige à toujours transcender
son rapport à l'action.
Or, il existe des genres qui, placés devant cette alternative, privilégient
radicalement l'un des deux termes. II y a les annales, qui n'enregistrent que
les résultats, ce qui s'est produit, et non ce qui a été à l'origine des faits. II y
a les manuels et les livres d'histoire dits «narratifs », qui n'évoquent que les
actes, les succès et les échecs, mais non les paroles ou les discours qui y ont
mené. Tantôt les acteurs sont de grands hommes, tantôt ce sont des sujets
agissants, fortement stylisés, qui se mettent à agir « sans paroles » : des États
ou des dynasties, des Églises ou des sectes, des classes ou des partis, ou toute
autre unité d'action que l'on hypostasie. Mais il est rare que soient examinés
les modèles langagiers sans lesquels ces unités d'action ne pourraient nullement agir. Même lorsque les discours tenus ou leurs équivalents écrits sont
intégrés dans la représentation, les témoignages langagiers ont beaucoup trop
tendance à être soupçonnés d'idéologie ou à être interprétés comme les simples
instruments d'intérêts présumés et de mauvaises intentions.
Même les études menées dans une perspective d'histoire linguistique, qui
thématisent principalement les témoignages langagiers - à l'autre extrémité
de notre éventail, donc -, courent facilement le risque de rapporter ces témoignages à une histoire réelle, qui elle-même doit d'abord être constituée de
manière langagière. Mais les difficultés méthodologiques auxquelles se voit
notamment exposée la socio-linguistique quand elle doit rapporter la parole
et le langage à des présupposés et à des changements sociaux restent liées à
une aporie commune à tous les historiens: il leur faut d'abord poser de
manière langagière le domaine d'étude dont ils s'apprêtent à parler.
C'est pourquoi l'on trouve aussi l'autre extrême dans la confrérie historienne : l'attitude consistant à publier telles quelles les sources langagières, les
résidus textuels de discours autrefois tenus ou écrits. C'est alors le hasard de
la transmission des textes qui détermine les passages où a été explicitement
thématisé l'écart entre action extra-langagière et action langagière. Et, partout,
la tâche du bon commentaire est d'y déceler le sens des documents, sens qu'il
est impossible de trouver sans une différenciation entre discours et faits.
Nous aurons donc schématisé trois genres qui, devant l'alternative entre
actes de parole et actes effectifs, décident soit de les rapporter les uns aux
autres, soit, aux deux extrêmes, de thématiser les uns à l'exclusion des autres.
D'un point de vue épistémologique, le langage se voit toujours assigner une
double tâche: il renvoie à la fois aux complexes événementiels extralangagiers et - ce faisant - à lui-même. Historiquement, le langage est toujours
auto-réflexif.
.
110
III
5. Événement et structure - la parole et le langage
Tandis que nous n'avons parlé, jusqu'ici, que de l'histoire en cours et de
l'histoire passée, en examinant chaque fois quel rapport entretiennent in adu,
en coupe synchronique pour ainsi dire, le discours et l'acte, la problématique
s'élargit dès que l'on prend également en compte la diachronie. De même que
la parole et l'action ne pouvaient être distinguées dans l'accomplissement des
événements, de même synchronie et diachronie ne peuvent l'être empiriquement. Les conditions et les déterminations qui interviennent dans chaque
événement présent sont issues de strates plus ou moins profondes de ce qu'on
appelle le passé, et les acteurs qui agissent « simultanément » le font dans la
perspective de leurs projets d'avenir respectifs. Toute synchronie est, eo ipso,
aussi diachronique. ln adu, toutes les dimensions temporelles sont toujours
entrecroisées, et il serait contraire à toute expérience de définir'ce qu'on appelle
le présent comme l'un de ces instants qui viennent du passé pour s'additionner
à l'avenir ou qui, à l'inverse, glissent de l'avenir vers le passé coinme d'insaisissables points de transition. D'un point de vue purement théorique, toute
histoire pourrait être définie comme un présent permanent dans lequel seraient
contenus le passé et I'avenir+- ou alors, comme l'entrecroisement constant du
passé et de l'avenir, qui ferait.perpétuellement disparaître tout présent. Dans
le premier cas, qui met l'accent"sur 'la synchronie, l'histoire est distordue en
un pur espace de conscience dans lequel sont contenues simultanément toutes
les dimensions temporelles; dans le second cas, qui met l'accent sur la diachronie, la présence active des hommes n'aurait, historiquement parlant,
aucun champ d'action. Cette expérimentation théorique a pour seul objet de
montrer que la différenciation établie par Saussure entre synchronie et
diachronie, si elle peut toujours être utile analytiquement, ne peut pourtant
rendre justice à la complexité de~ entrecroisements temporels dans l'histoire
en acte.
C'est donc sous cette réserve que l'on maniera les catégories analytiques
de la synchronie, qui vise là présence actuelle des événements en cours, et de
la diachronie, qui vise la profondeur temporelle également contenue dans tout
événement actuel. Car bien des présupposés influent à long terme ou à moyen
terme - ou encore à court terme, bien entendu - sur une histoire en acte. Ils
113
L'expérience de l'histoire
Histoire sociale et histoire des concepts
limitent les possibilités d'action, dans la mesure ou ils ne permettent ou
n'admettent que certaines possibilités.
Or, ce qui caractérise l'histoire sociale et l'histoire des concepts, c'est que
toutes deux - chacune à sa manière - présupposent théoriquement cette
connexité. C'est la connexité qui est étudiée historiquement entre des événements synchroniques et des structures diachroniques. Et c'est la même
connexité qui est thématisée par l'histoire des concepts entre les discours tenus,
synchroniquement, et l'action permanente d'une langue donnée diachroniquement. Un fait a beau être unique et nouveau, il n'est jamais si neuf qu'il
n'ait été rendu possible par des déterminations sociales présupposées à plus
long terme. Un nouveau concept a beau être forgé, qui fait entrer dans le
langage des expériences ou des attentes jamais vues auparavant, il ne peut
jamais être si neuf qu'il n'ait été virtuellement constitué dans la langue déjà
donnée et ne tire son sens d'un contexte linguistique hérité du passé. L'alternance du discours et de l'action, dans laquelle s'accomplit l'événement, est
donc élargie par nos deux orientations de recherche à ses dimensions diachroniques - diversement définissables -, sans lesquelles l'histoire n'est ni
possible ni concevable.
le contrat ont entraîné une guerre de succession. De même, il est aujourd'hui
possible de retracer l'histoire concrète de tel ou tel mariage dans la sphère
humaine des couches inférieures - thème passionnant de l'Alltagsgeschichte qui
exploite de nombreuses sources jusqu'ici inexplorées. Dans les deux cas, il
s'agit d'histoires uniques, d'histoires individuelles, qui peuvent contenir une
tension insurpassable, depuis le bonheur jusqu'à la misère, et qui, dans les
deux cas, restent tributaires de leur contexte religieux, social et politique.
b) L'histoire sociale et l'histoire des concepts ne pourraient pas se passer
de ces cas individuels, mais leur préoccupation première n'est pas de les
étudier. Toutes deux - pour définir, encore une fois de manière schématique,
cette seconde approche méthodologique - visent les présupposés de la longue
durée, diachroniquement opérants, qui ont rendu possible le cas individuel,
et elles s'interrogent sur les processus longs déductibles de la somme des cas
individuels. Autrement dit, elles s'interrogent sur les structures et leurs mutations, ainsi que sur les préalables langagiers en vertu desquels ces structures
sont entrées dans la conscience sociale, ont été appréhendées mais aussi transformées par elle.
Nous examinerons d'abord certains procédés spécifiques de l'histoire
sociale, puis, dans un second temps, ceux qui sont spécifiques de l'histoire
des concepts.
La synchronie de chaque mariage particulier, ainsi que des discours ou des
lettres échangés à cette occasion, n'est pas évacuée par l'histoire sociale. Disons
plutôt que celle-cil'intègre dans la diachronie. Ainsi, par exemple, elle soumet
à un traitement statistique le nombre des mariages pour documenter couche
par couche la croissance de la population. À partir de quand le nombre des
mariages dépasse-t-il celui des maisons et des fermes prévues par le système
féodal, et dont l'espace de subsistance était limité? Qyel est le poids respectif
des facteurs économiques et des facteurs sociaux dans la reproduction de la
population, d'après la confrontation du nombre des mariages avec la courbe
des salaires et des prix, avec celle des bonnes et des mauvaises récoltes ?
Comment mesurer les situations de conflit social d'après la proportion entre
naissances légitimes et naissances illégitimes ? Comment établir le déroulement à long terme d'une union- typique »d'après la proportion des naissances
et des décès (ceux des enfants, des mères et des pères) ? Comment évolue la
courbe des divorces, qui permet également de tirer des conclusions sur un
type d'union? Toutes ces questions, choisies presque au hasard, ont ceci de
commun qu'elles contribuent à reconstituer des processus «réels» opérant
sur le long terme, et qui ne sont pas contenus tels quels dans les sources.
il faut tout un travail préliminaire pour rendre comparables .les.données
livrées par les sources, pour les convertir en séries numériques, et enfm - ou
112
Nous illustrerons notre propos à l'aide d'une série d'exemples. Le mariage
est une institution qui, indépendamment de ses implications biologiques,
constitue un phénomène culturel apparaissant sous de multiples formes dans
toute l'histoire de l'humanité. Étant une association de deux ou de plusieurs
êtres de sexe différent, le mariage compte parmi les thèmes de recherche
proprement socio-historiques. Cependant, il est bien évident qu'il ne peut
donner matière à une analyse socio-historique que s'il existe des sources écrites
nous informant de la manière dont chaque forme de mariage a été définie
conceptuellement.
À ce point, il est possible de distinguer schématiquement deux approches
méthodologiques. La première se concentre principalement sur les événements, les actions verbales, écrites ou réelles; la seconde se concentre principalement sur les présupposés diachroniques et sur leur évolution à long terme.
Elle examine donc des structures sociales et leurs équivalents langagiers.
a) On peut ainsi thématiser un événement isolé, la célébration d'un mariage
princier, par exemple, sur lequel les sources dynastiques nous fournissent
d'abondantes informations: les motivations politiques qui entrèrent en jeu,
les stipulations du contrat, le montant et la nature de la dot apportée, l'ordonnance des cérémonies, etc. Le devenir de cette union peut lui aussi être retracé,
avec sa succession d'événements etjusqu'à ses terribles conséquences, lorsqu'à
la mort d'un des conjoints, par exemple, les clauses successorales prévues par
11
••
1
115
L'expérience de l'histoire
Histoire sociale et histoire des concepts
plutôt préalablement - il faut une réflexion systématique pour interpréter les
informations ainsi accumulées. En aucun cas les données langagières livrées
par les sources ne permettent à elles seules de déduire directement des informations sur les structures à plus long terme. La somme des cas concrets
advenus et observés dans la synchronie est elle-même muette, et ne peut pas
« documenter » des structures à long ou à moyen terme, bref, diachroniques.
Pour extraire des données permanentes de l'histoire passée, seuls un travail
théorique préliminaire et le maniement d'une terminologie spécialisée sont
capables de détecter des corrélations et des interactions dont les êtres concernés pouvaient ne pas encore être le moins du monde conscients.
Les événements historiques «réels» - c'est-à-dire non langagiers - qui se
sont produits sur le long terme demeurent, en histoire sociale, une construction scientifique dont l'évidence dépend de la force de persuasion de la théorie
qui la gouverne. TI est vrai que tout énoncé justifié en théorie doit se soumettre
au contrôle méthodique des sources pour pouvoir affirmer une factualité
passée ; mais les sources individuelles ne suffisent pas, en tant que telles, à
justifier le caractère réel des facteurs de longue durée. Aussi peuvent être
constitués, dans le sillage de Max Weber, des idéaux-types résumant divers
critères de la description de la réalité, de sorte que les corrélations à présupposer deviennent susceptibles d'une interprétation cohérente. Ainsi - pour
reprendre l'un de nos exemples -, il est possible de développer les types
respectifs d'un ménage de la paysannerie et d'un ménage de la souspaysannerie en prenant en compte le nombre moyen des naissances et des
décès, sa corrélation avec la courbe des salaires et des prix, avec la répartition
des mauvaises récoltes, avec le temps de travail et l'importance des charges
fiscales, afin de dégager en quoi un ménage de la paysannerie se distingue
d'un ménage de la sous-paysannerie, et quelles mutations l'un et l'autre ont
connues dans le passage de l'âge préindustriel à l'âge industriel.
Ce sont donc les facteurs des cas individuels (et non ces cas eux-mêmes)
qui peuvent alors être ordonnés de telle manière que les présupposés écono. miques, politiques et naturels - selon le poids respectif de la structure des
salaires et des prix, des charges fiscales ou du rendement agricole - nous
éclairent sur une union typique de telle couche sociale. En étudiant quels
facteurs agissent à parité et pour combien de temps, à quels moments ils sont
dominants ou récessifs, on peut ensuite définir des moments, des périodes et
des seuils temporels selon lesquels peut être organisée diachroniquement l'histoire des mariages dans la paysannerie et dans la sous-paysannerie.
séries d'événements principalement extra-langagiers. Leur traitement suppose
une théorie socio-historique qui, à l'aide d'une terminologie spécialisée (ici
celle de la démographie, de l'économie et de la science fmancière), permet de
définir des continuités et des mutations qui ne peuvent jamais être déduites
telles quelles des sources. L'exigence théorique augmente donc en proportion de la distance qu'il faut observer par rapport au « témoignage spontané»
des sources pour établir des périodisations longues ou des formes sociales
114
Jusqu'ici, nous avons volontairement choisi notre série d'exemples en fonction de faisceaux factoriels tels que l'on puisse structurer et rapprocher des
typiques.
Mais, dans l'histoire des mariages que l'on peut poser comme « typiques »,
entrent naturellement en jeu d'autres faisceaux factoriels, tout à fait différents
de ceux évoqués jusqu'ici. TI s'agit de facteurs qu'il serait impossible d'analyser
sans interpréter leur autodésignation langagière. Ce qui nous conduit à nous
pencher sur les méthodes requises par l'histoire des concepts, qui - de même
que l'histoire sociale devait distinguer événement et structure - doit distinguer
le discours en acte et ses préalables langagiers.
La théologie et la religion, le droit, l'usage et la coutume posent à chaque
mariage concret des conditions générales qui préexistent diachroniquement
au cas individuel et qui, d'ordinaire, lui survivent. TI s'agit au total de règles
et de modèles d'interprétation institutionnalisés, qui fondent et délimitent
l'espace de vie d'un mariage. Sans doute posent-ils également des modèles de
comportement «extra-langagiers» mais, dans tous les cas cités, l'instance
médiatrice principale reste le langage.
Depuis la coutume jusqu'à l'acte juridique en passant par le prêche, depuis
la magie jusqu'au sacrement en passant par la métaphysique - tous ces domaines sont soumis aux préalables langagiers ~ans lesquels (même si leur poids
tend à diminuer) un mariage- rie péut être conclu ni une vie conjugale menée.
TI faut donc' examiner, selon It;ur' classification sociale, les divers supports
textuels au moyen desquels lès mariages ont été défmis conceptuellement. Ces
textes peuvent avoir été produits spontanément, comme les journaux intimes,
les lettres et les reportages, ou, à l'autre extrême, avoir été rédigés dans une
intention normative, comme les traités théologiques ou les codifications juridiques et leurs interprétations. Dans tous les cas entrent ici en jeu des traditions
liées au langage, qui circonscrivent diachroniquement la sphère vitale d'un
mariage possible. Et lorsque des mutations se profilent, c'est forcément que
le mariage a été redéfmi conceptuellement.
.
Ainsi, jusqu'au XVIII' siècle inclus, on voit dominer l'interprétation théologique du mariage comme institution divine et indissoluble, dont le but premier
serait la reproduction et la multiplication du genre humain; Cette interprétation gouvernait les dispositions juridiques féodales selon lesquelles un mariage
ne pouvait être conclu que si la base économique du foyer suffisait à nourrir
117
L'expérience de l'histoire
Histoire sociale et histoire des concepts
et à élever des enfants, ainsi qu'à assurer l'assistance mutuelle des époux. Bien
des gens se trouvaient ainsi légalement exclus de la possibilité de conclure un
mariage. Le mariage, en tant que nucleus du foyer, restait tributaire du droit
féodal. Les choses changèrent sous l'influence de l'Az1kliirung qui, dans le
Code civil prussien (Allgemeines Landrecht), donna au mariage un nouveau
fondement contractuel. Les conditions économiques furent assouplies et la
liberté individuelle des époux fut étendue jusqu'à admettre le divorce, pourtant proscrit par la théologie. Le Code n'a certes pas aboli les dispositions
théologiques et féodales, mais - et seule l'histoire des concepts est en mesure
de le montrer - il a décisivement infléchi le concept de mariage dans le sens
d'une plus grande liberté et d'une plus grande autonomie des partenaires.
Enfin, on voit apparaître au début du XIX' siècle un concept entièrement
neuf du mariage. La justification théologique est relayée par une autojustification anthropologique, l'institution du mariage est détachée de son cadre
juridique pour devenir l'espace offert à la réalisation éthique de soi de deux
êtres qui s'aiment. Le Brockhaus de 1820 célèbre en termes emphatiques
l'autonomie ainsi postulée, et la ramène au concept innovateur du mariage
d'amour. Le mariage perd ainsi son but autrefois premier, la procréation; les
conditions économiques disparaissent, etJohann Caspar Bluntschli,plus tard,
ira même jusqu'à déclarer immoral un mariage sans amour. Celui-ci devient
passible d'annulation 6.
Nous aurons ainsi dégagé trois étapes historiques qui ont chacune restructuré décisivement la notion traditionnelle et normative de «ménage». La
conceptualisation du Code civil et celle du libéralisme romantique ont en
quelque sorte été des événements de l'histoire linguistique. Ellesse sont ensuite
répercutées sur toute la structure linguistique à partir de laquelle les mariages
pouvaient être saisis conceptuellement. Ce n'est certes pas toute la langue,
dans sa profondeur diachronique, qui a changé mais bien sa sémantique et la
nouvelle pragmatique qu'elle admettait.
Or, cette manière de faire propre à l'histoire des concepts ne permet nullement de déduire que l'histoire réelle des mariages conclus et des vies conjugales aurait suivi celle de leur auto-interprétation langagière. Les contraintes
économiques évoquées dans notre aperçu sur les méthodes de l'histoire sociale
restent en vigueur, limitant le nombre des mariages et grevant les ménages
mariés. Et même une fois que les barrières juridiques ont été levées, des
pressions sociales restent agissantes, qui empêchent le modèle du mariage
d'amour de devenir la seule norme empirique. On peut certes supposer avec
vraisemblance que, une fois développé «par anticipation », le concept de
mariage d'amour a trouvé à long terme des chances accrues'de se réaliser
dans les faits. À l'inverse, il est indéniable que, dès avant la conceptualisation
romantique du mariage d'amour, l'amour avait accès, en tant que préalable
anthropologique, dans des mariages de type traditionnel qui n'en faisaient
116
6. Cf. à ce propos D. Schwab, art. « Familie ", in Geschichtliche GrundbegriJfè, Stuttgart,
p. 271-301 ; E. Kapl-Blume, Liebe im Lexilwn, Bielefeld, mémoire de maîtrise, 1986.
1975, vol. 2,
pourtant pas mention.
La conséquence qu'on peut en tirer dans la différenciation entre histoire
sociale et histoire des concepts, c'est qu'elles ont besoin l'une de l'autre et
qu'elles renvoient l'une à l'autre sans jamais être totalement superposables.
Car ce qui a agi et s'est modifié «réellement » sur le long terme ne peut pas
être déduit directement des sources écrites. TIfaut pour cela un travail théorique et terminologique préalable. Et d'autre part, ce que met au jour l'histoire des concepts - à partir du patrimoine écrit - nous renvoie certes à
l'espace d'expérience circonscrit par la langue et témoigne des avancées
innovatrices qui ont pu enregistrer ou promouvoir de nouvelles expériences,
mais cela ne suffit pas encore à autoriser des conclusions sur une histoire
réelle. Comme dans le domaine de l'histoire en cours, l'écart entre action et
discours empêche rétrospectivement la « réalité» sociale de converger jamais
avec l'histoire de sa manifestation langagière. Même si les actes langagiers et
les actes effectifs restent entrelacés dans la synchronie - qui est elle-même
une abstraction -, l'évolution diachronique - qui. reste elle-même une
construction théorique - ne suit pas les mêmes rythmes ni la même chronologie dans l'histoire « réelle» que dans l'histoire des concepts. TIarrive que
la réalité ait changé bien avant que son évolution ne soit conceptualisée, et
il arrive aussi que des concepts aient été formés qui ont ouvert la voie à de
nouvelles réalités.
Et pourtant, il existe entre l'histoire sociale et l'histoire des concepts une
analogie que nous voudrions souligner en conclusion. Les événements
uniques qui se produisent dans l'histoire en cours ne sont possibles que parce
que les conditions à présupposer se reproduisent régulièrement à plus long
terme. La célébration d'un mariage a beau être subjectivement unique, elle
n'en est pas moins l'expression de structures reproductibles. Les conditions
économiques d'un ménage marié, dépendantes des fluctuations annuelles de
la récolte, des conjonctures à plus long terme ou des charges fiscales qui
grèvent mensuellement ou annuellement le budget prévu (pour ne rien dire
des services régulièrement exigés de la population paysanne) - tous ces présupposés ne sont agissants que grâce à leur reproduction plus ou moins
régulière. Cela vaut également pour les implications sociales d'un mariage,
qui ne peuvent être saisies dans leur spécificité que par le langage. Les préalables de la coutume, du contexte juridique et (éventuellement) de l'interpré-
Histoire sociale et histoire des concepts
L'expérience de l'histoire
118
tation théologique - toutes ces contraintes institutionnelles ne sont agissantes
in actu que parce qu'elles se reproduisent d'un cas à l'autre. Et quand elles se
modifient, c'est avec lenteur, et sans que leurs structures cycliques en soient
détruites. Ce qu'on appelle la « longue durée» n'est historiquement agissant
que parce que la temporalité unique des événements cache en elle des structures reproductibles, dont l'évolution suit d'autres rythmes que les événements
eux-mêmes. Dans cette interdépendance, que les termes de «synchronie» et
de « diachronie» ne rendent qu'imparfaitement, se trouve contenue la thématique de toute histoire sociale.
C'est de la même manière, quoique sous une autre forme, qu'il faut définir
l'interdépendance entre discours en acte et langue préalablement donnée.
Lorsqu'un concept est employé, par exemple celui de mariage, cet emploi
reflète au niveau langagier la mémoire à long terme d'expériences du mariage
qui se sont agrégées au concept. Et le contexte linguistique, qui, lui aussi, est
préalablement donné, fixe l'extension de sa valeur sémantique. Chaque
emploi actuel du mot «mariage » reproduit les préalables linguistiques qui
structurent son sens et sa compréhension. Ce sont donc, ici aussi, des structures répétitives qui à la fois ouvrent et limitent le champ du discours. Et
chaque modification conceptuelle qui devient un événement langagier
s'accomplit par une innovation sémantique et pragmatique, qui permet de
concevoir le nouveau et de concevoir autrement l'ancien.
L'histoire sociale et l'histoire des concepts évoluent selon des rythmes différents et sont fondées sur des structures répétitives distinctes. C'est pourquoi
la terminologie scientifique de l'histoire sociale a toujours besoin de l'histoire
des concepts pour vérifier l'expérience mise en mémoire par la langue. Et
c'est aussi pourquoi l'histoire des concepts a besoin des résultats de l'histoire
sociale pour garder à l'esprit l'écart irréductible qui subsiste toujours entre la
réalité disparue et ses témoignages langagiers.
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