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L'expérience de l'histoire Histoire sociale et histoire des concepts
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1. Rétrospective historique
- surtout lorsque les sources sont rares - sans connaître la manière dont il
fut conceptualisé autrefois et dont il l'est aujourd'hui.
TI
est frappant, du reste,
que l'imbrication entre histoire sociale et histoire des concepts n'ait été systé-
matisée que dans les années trente de notre siècle; je pense à Walter Schle-
singer, et surtout à Otto Brunner. Dans les domaines voisins, Rothacker en
philosophie, Carl Schmitt en jurisprudence et Jost Trier en linguistique ont
ici fait figure d'initiateurs.
En termes de politique de recherche, cette conciliation entre histoire sociale
et histoire des concepts s'opposait à deux tendances très différentes, mais
toutes deux dominantes dans les années vingt: d'une part, elle entendait
révoquer les concepts de l'histoire des idées et de l'histoire intellectuelle qui
étaient étudiés indépendamment de leur contexte politico-social concret, en
quelque sorte pour leur valeur propre. D'autre part, elle n'entendait pas
centrer sa pratique de l'histoire sur l'événementiel et le politique, mais en
examiner les présupposés valables à plus long terme.
Otto Brunner, comme il le souligne dans l'avant-propos de la seconde
édition de Land und Herrschafi", se proposait d'« explorer les présupposés
concrets de la politique médiévale, non [della décrire elle-même
»,
TI
s'attachait
à mettre en évidence les structures durables de l'édifice social et leurs muta-
tions - toujours sur le long terme -, en thématisant particulièrement l'auto-
désignation langagière des différents groupes, associations et couches sociaux,
ainsi que l'histoire de son interprétation. Et ce n'est pas un hasard si les
Annales,
issues d'une orientation de recherche analogue, se dotèrent dès 1930
d'une rubrique- Les mots et les choses
»,
Lucien Febvre et Marc Bloch consi-
déraient l'analyse langagière comme partie intégrante de leurs recherches
socio-historiques. En Allemagne la voie fut ouverte, dans le domaine de l'his-
toire moderne, par Gunther Ipsen, qui compléta ses analyses socio-historiques,
notamment démographiques, par des analyses linguistiques. Toutes ces impul-
sions inspirèrent Werner Conze lorsqu'il fonda, en 1956-1957, le Groupe de
travail de socio-histoire moderne
4.
La conciliation entre les problématiques
de l'histoire sociale et de l'histoire des concepts en est restée, grâce à Conze,
L'histoire sociale et l'histoire des concepts existent en tant que probléma-
tiques explicites depuis
l'A'lffkliirung
et sa découverte du monde historique:
moment où se fragilisèrent les formations socialesjusque-là en vigueur, tandis
que la réflexion langagière subissait la pression transformatrice d'une histoire
qui était elle-même vécue et exprimée comme neuve. Qyiconque retrace l'his-
toire de la réflexion historique et de la représentation historique depuis cette
époque retrouve constamment ces deux approches, soit conjuguées de manière
à s'éclairer réciproquement, comme chez Vico, Rousseau ou Herder, soit
disjointes.
Ramener tous les phénomènes historiques et leurs mutations à des présup-
posés sociaux, et les en faire dériver, est une prétention exprimée depuis les
philosophies de l'histoire de
l'A'lffkliirung
jusqu'à Comte et au jeune Marx.
Viennent ensuite, dans une démarche méthodologique déjà plus positiviste,
les histoires de la société et de la civilisation, les histoires culturelles et natio-
nales du
XIXe
siècle,jusqu'aux histoires régionales, embrassant tous les domai-
nes de l'existence, et dont le travail de synthèse, depuis Môser jusqu'à Lam-
precht en passant par Gregorovius, peut à bon droit être qualifié de
socio-historique,
D'autre part, il existe depuis le
XVIIIe
siècle des «histoires des concepts
1
»
- le terme est manifestement dû à Hegel - thématisées en tant que telles, et
qui ont toujours conservé leur place dans les histoires linguistiques et dans la
lexicographie historique. Bien entendu, elles ont été thématisées pflI"toutes les
disciplines
à
démarche historico-philologique, qui doivent soumettre leurs
sources
à
des questionnements herméneutiques. Tout maniement actuel d'un
objet d'étude passé implique une histoire des concepts, et Rudolf Eucken,
dans son
Histoire de la terminologie philosophique,
en a montré le caractère métho-
dologiquement incontournable pour toutes les sciences humaines et sociales
2. ,
Dans la pratique de la recherche, on trouve d'ailleurs toute sorte aerenvoiS' ~--
réciproques conciliant, en particulier, des analyses d'histoire sociale et consti-
tutionnelle avec des questions d'histoire des concepts. Leur interdépendance
a toujours été prise en compte, de manière plus ou moins réfléchie, par les
études antiques et médiévales ; car on ne peut connaître un état de faits
1. H. G. Meier, art. «Begriffsgeschichte
»,
in
Histonsches
Wôrterbudi der
Philosophie,
Bâle-Stuttgart,
1971, vol. 1, col. 788-808.
2. R. Eucken,
Gesdudüe
der
philosophischen Terminologie,
Leipzig, 1979 (1" éd. 1964).
3_O. Brunner,
Land und Herrsdicfi,
Brno-Munich-Vienne, 1942, p. XI.
4. Voir à ce propos W. Conze,
«
Zur Gründung des Arbeitskreises fur moderne Sozialgeschichte ",
HamburgltT Jahrbuchfor Wirtschafis- und'Gesellschaflspoiitik,
24, 1979, p. 23-32. Conze préférait quant à lui
le terme d'« histoire structurelle"
(Strukturgeschuhte)
afin d'éviter la limitation aux
«
questions sociales»
que peut impliquer l'emploi du mot «social
».
Otto Brunner reprit le terme d'« histoire structurelle»
pour éviter la réduction contemporaine
à
une «histoire nationale»
(VàlksgeschUhte)
que son propre
préalable théorique, dès 1939, voulait centrée sur les structures. Comparer
à
ce propos la deuxième./
édition de
Land und Herrschaft,
1942, p. 194, avec la quatrième édition remaniée, Vienne-Wiesbaden,
1959, p. 164: un bon exemple de la manière dont des orientations de recherche poliriquemen
déterminées peuvent aussi ouvrir la voie
à
des innovation. s théoriques et mét~odologiqUeS
al
sur-
vivent aux conditions qui les ont fait naître. ~',. . . .
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