Reinhart Koselleck, «Histoire sociale et histoire des concepts )~,'L'expérience de l'histoire, préfacé par
M. Werner, Gallimard, Paris, 1997, p. 101-119.
II
Histoire sociale et histoire des
concepts"
Celui qui s'occupe d'histoire - quoi que l'on entende par là - et la définit
,
comme histoire sociale délimite manifestement sa thématique, Et l'historien
qui se spécialise en histoire des concepts fait manifestement la même chose.
Pourtant, dans ces deux cas, il ne s'agit pas de l'habituelle délimitation d'his-
toires spécialisées au sein de l'histoire générale. L'histoire économique de
l'Angleterre, l'histoire diplomatique du début des Temps modernes, ou encore
l'histoire ecclésiastique de l'Occident sont des thèmes spécialisés, qui sont
donnés d'avance et légitimés d'un point de vue factuel, temporel et géogra-
phique.
TI
s'agit alors d'aspects particuliers de l'histoire générale.
TI
en va autrement de l'histoire sociale et de l'histoire des concepts. Du fait
de leur autojustification théorique, elles prétendent
à
une généralité qui peut
s'étendre et s'appliquer
à
toutes les histoires spécialisées. Car il n'est pas
d'histoire qui ne, soit, d'une manière ou d'une autre, liée àdes rapports
humains, àdes formes quelconques d'association, ou à des stratifications
sociales; si bien que la caractérisation de l'histoire comme «histoire sociale
»
exprime une prétention permanente, irréfragable - en quelque sorte anthro-
pologique -\ qui se cache derrière toute forme d'historiographie. Et il n'est
pas d'histoire qui ne doive être conçue en tant que telle avant de se matérialiser
en histoire. L'étude des concepts et de leur histoire langagière est une condi-
tiori minimal~ de la connaissance historique, tout autant que la définition de
l'histoire comme étant liée aux sociétés humaines.
*
Paru sous le titre «Sozialgeschichte und Begriffsgeschichte
», ~
W. Schieder
&
V. Scllin, cds,
('f_•.
:_I_ ••
_L:_I.~_
z: n.....
I.•~I.1..•_../
0~""~•..
,..,.a ••••
""lIn,1"...,hr"".,.lr
l.
l)"nTPrh,.
1 AAn
vol.
1.
n.
RQw.l09, .
102
L'expérience de l'histoire Histoire sociale et histoire des concepts
103
1. Rétrospective historique
- surtout lorsque les sources sont rares - sans connaître la manière dont il
fut conceptualisé autrefois et dont il l'est aujourd'hui.
TI
est frappant, du reste,
que l'imbrication entre histoire sociale et histoire des concepts n'ait été systé-
matisée que dans les années trente de notre siècle; je pense à Walter Schle-
singer, et surtout à Otto Brunner. Dans les domaines voisins, Rothacker en
philosophie, Carl Schmitt en jurisprudence et Jost Trier en linguistique ont
ici fait figure d'initiateurs.
En termes de politique de recherche, cette conciliation entre histoire sociale
et histoire des concepts s'opposait à deux tendances très différentes, mais
toutes deux dominantes dans les années vingt: d'une part, elle entendait
révoquer les concepts de l'histoire des idées et de l'histoire intellectuelle qui
étaient étudiés indépendamment de leur contexte politico-social concret, en
quelque sorte pour leur valeur propre. D'autre part, elle n'entendait pas
centrer sa pratique de l'histoire sur l'événementiel et le politique, mais en
examiner les présupposés valables à plus long terme.
Otto Brunner, comme il le souligne dans l'avant-propos de la seconde
édition de Land und Herrschafi", se proposait d'« explorer les présupposés
concrets de la politique médiévale, non [della décrire elle-même
»,
TI
s'attachait
à mettre en évidence les structures durables de l'édifice social et leurs muta-
tions - toujours sur le long terme -, en thématisant particulièrement l'auto-
désignation langagière des différents groupes, associations et couches sociaux,
ainsi que l'histoire de son interprétation. Et ce n'est pas un hasard si les
Annales,
issues d'une orientation de recherche analogue, se dotèrent dès 1930
d'une rubrique- Les mots et les choses
»,
Lucien Febvre et Marc Bloch consi-
déraient l'analyse langagière comme partie intégrante de leurs recherches
socio-historiques. En Allemagne la voie fut ouverte, dans le domaine de l'his-
toire moderne, par Gunther Ipsen, qui compléta ses analyses socio-historiques,
notamment démographiques, par des analyses linguistiques. Toutes ces impul-
sions inspirèrent Werner Conze lorsqu'il fonda, en 1956-1957, le Groupe de
travail de socio-histoire moderne
4.
La conciliation entre les problématiques
de l'histoire sociale et de l'histoire des concepts en est restée, grâce à Conze,
L'histoire sociale et l'histoire des concepts existent en tant que probléma-
tiques explicites depuis
l'A'lffkliirung
et sa découverte du monde historique:
moment se fragilisèrent les formations socialesjusque-là en vigueur, tandis
que la réflexion langagière subissait la pression transformatrice d'une histoire
qui était elle-même vécue et exprimée comme neuve. Qyiconque retrace l'his-
toire de la réflexion historique et de la représentation historique depuis cette
époque retrouve constamment ces deux approches, soit conjuguées de manière
à s'éclairer réciproquement, comme chez Vico, Rousseau ou Herder, soit
disjointes.
Ramener tous les phénomènes historiques et leurs mutations à des présup-
posés sociaux, et les en faire dériver, est une prétention exprimée depuis les
philosophies de l'histoire de
l'A'lffkliirung
jusqu'à Comte et au jeune Marx.
Viennent ensuite, dans une démarche méthodologique déjà plus positiviste,
les histoires de la société et de la civilisation, les histoires culturelles et natio-
nales du
XIXe
siècle,jusqu'aux histoires régionales, embrassant tous les domai-
nes de l'existence, et dont le travail de synthèse, depuis Môser jusqu'à Lam-
precht en passant par Gregorovius, peut à bon droit être qualifié de
socio-historique,
D'autre part, il existe depuis le
XVIIIe
siècle des «histoires des concepts
1
»
- le terme est manifestement dû à Hegel - thématisées en tant que telles, et
qui ont toujours conservé leur place dans les histoires linguistiques et dans la
lexicographie historique. Bien entendu, elles ont été thématisées pflI"toutes les
disciplines
à
démarche historico-philologique, qui doivent soumettre leurs
sources
à
des questionnements herméneutiques. Tout maniement actuel d'un
objet d'étude passé implique une histoire des concepts, et Rudolf Eucken,
dans son
Histoire de la terminologie philosophique,
en a montré le caractère métho-
dologiquement incontournable pour toutes les sciences humaines et sociales
2. ,
Dans la pratique de la recherche, on trouve d'ailleurs toute sorte aerenvoiS' ~--
réciproques conciliant, en particulier, des analyses d'histoire sociale et consti-
tutionnelle avec des questions d'histoire des concepts. Leur interdépendance
a toujours été prise en compte, de manière plus ou moins réfléchie, par les
études antiques et médiévales ; car on ne peut connaître un état de faits
1. H. G. Meier, art. «Begriffsgeschichte
»,
in
Histonsches
Wôrterbudi der
Philosophie,
Bâle-Stuttgart,
1971, vol. 1, col. 788-808.
2. R. Eucken,
Gesdudüe
der
philosophischen Terminologie,
Leipzig, 1979 (1" éd. 1964).
3_O. Brunner,
Land und Herrsdicfi,
Brno-Munich-Vienne, 1942, p. XI.
4. Voir à ce propos W. Conze,
«
Zur Gründung des Arbeitskreises fur moderne Sozialgeschichte ",
HamburgltT Jahrbuchfor Wirtschafis- und'Gesellschaflspoiitik,
24, 1979, p. 23-32. Conze préférait quant à lui
le terme d'« histoire structurelle"
(Strukturgeschuhte)
afin d'éviter la limitation aux
«
questions sociales»
que peut impliquer l'emploi du mot «social
».
Otto Brunner reprit le terme d'« histoire structurelle»
pour éviter la réduction contemporaine
à
une «histoire nationale»
(VàlksgeschUhte)
que son propre
préalable théorique, dès 1939, voulait centrée sur les structures. Comparer
à
ce propos la deuxième./
édition de
Land und Herrschaft,
1942, p. 194, avec la quatrième édition remaniée, Vienne-Wiesbaden,
1959, p. 164: un bon exemple de la manière dont des orientations de recherche poliriquemen
déterminées peuvent aussi ouvrir la voie
à
des innovation. s théoriques et mét~odologiqUeS
al
sur-
vivent aux conditions qui les ont fait naître. ~',. . . .
~_t . __
'-.
104
L'expérience de l'histoire Histoire sociale et histoire des concepts
105
2.
L'impossibilité d'une
histoire totale"
lieu, et rien n'arrive qui ne soit déjà transformé par son traitement langagier.
Histoire sociale (ou histoire de la société) et histoire des concepts sont soumises
à une tension historiquement conditionnée qui les renvoie l'une à l'autre sans
jamais pouvoir être levée. Ce que tu fais, seul le jour suivantte le dit ; et ce
que tu dis devient événement en se dérobant à toi. Entre les événements
sociaux, intra-humains, et les paroles qui accompagnent ou commentent ces
événements s'ouvre un écart qui se modifie sans cesse et qui interdit toute
«histoire totale
».
L'histoire s'accomplit en anticipant sur l'inaccompli, et toute
interprétation adéquate de l'histoire doit donc renoncer à la totalité.
Une caractéristique du temps historique est qu'il ne cesse de perpétuer la
tension entre la société et ses mutations d'une part, leur traitement et leur
façonnage langagier d'autre part. Toute histoire se nourrit de cette tension.
Les rapports sociaux, les conflits et leurs résolutions, ainsi que leurs présup-
posés changeants ne coïncident jamais exactement avec les manifestations
langagières par lesquelles les sociétés agissent, se saisissent et s'interprètent
elles-mêmes, se modifient et se recomposent. Cette thèse sera vérifiée selon
deux perspectives: d'une part celle de l'histoire en cours,
in
adu,
et d'autre
part celle de l'histoire déjà accomplie, de l'histoire passée.
l'un des défis permanents; tout autant que leur différenciation, dont il sera
question dans la suite de cet article.
Sans les formations sociales et les concepts par lesquels - de manière
réflexive ou autoréflexive - elles déterminent et cherchent à relever les défis
qui leur sont lancés, l'histoire n'existe pas, elle ne peut être vécue ni interpré-
tée, représentée ni racontée. Dans cette mesure, langage et société sont au
nombre des préalables métahistoriques sans lesquels nulle histoire, nulle his-
toriographie ne sont pensables. C'est pourquoi les théories, problématiques
et méthodes de l'histoire sociale et de l'histoire des concepts ont trait à tous
les domaines possibles de la science historique. Mais c'est aussi ce qui ouvre
parfois la porte au désir de pouvoir concevoir une «histoire totale
»,
Si les
modalités pratiques de la recherche obligent les spécialistes d'histoire sociale
ou d'histoire des concepts, dans leurs travaux empiriques, à se concentrer sur
des thèmes limités, cette autolimitation n'entame pas encore la prétention à
la généralité résultant d'une théorie de l'histoire possible qui, dans tous les
cas, doit présupposer la société et le langage.
Sous la pression méthodologiquement incontournable des spécialisations,
les approches en histoire sociale et en histoire des concepts doivent nécessai-
rement procéder de manière interdisciplinaire.
TI
ne s'ensuit pas pour autant
que leur prétention théorique à la généralité puisse être posée absolument ou
totalement. Sans doute sont-elles contraintes de présupposer l'ensemble des
rapports sociaux, de leurs manifestations langagières et de leurs systèmes
d'interprétation. Mais la prémisse - irréfutable formellement - selon laquelle
toute histoire est liée à la société et au langage ne permet pas de déduire plus
généralement qu'il serait intrinsèquement possible d'écrire, voire simplement
de concevoir une «histoire totale
».
Si nombreuses et valables que soient les objections empiriques à une histoire
totale, il est une objection à sa possibilité qui résulte de la mise à l'épreuve de
son caractère pensable lui-même. Car la totalité d'une histoire sociale et la tota-
lité d'une histoire langagière ne sont jamais intégralement dérivables l'une de
l'autre. Même dans l'hypothèse, empiriquement irrecevable, où lesdeux domai-
nes seraient thématisés en une totalité délimitée et finie,ilsubsisterait une marge
irréductible entre chaque histoire sociale et l'histoire de sa saisie conceptuelle.
La saisie langagière ne rejoint jamais ce qui arrive ou a effectivement eu
3. L 'histoire en cours) le discours et l'écrit
*
En français dans le texte, NdT.
Lorsqu'on rapporte l'une à l'autre l'histoire sociale et l'histoire des concepts,
on opère une différenciation qui relativise réciproquement leurs prétentions
respectives à la généralité. L'histoire ne se ramène pas à la manière dont on
la saisit conceptuellement, pas plus qu'elle n'est pensable sans cette saisie
conceptuelle. • ,
Au quotidien, leur connexité est donnée comme indissoluble. Car, en tant
qu'être doué de parole, l'homme est consubstantiel à son existence sociale.
Comment définir cette relation?
TI
est clair, en tout
cas;
que chaque fait isolé
dépend, dans son accomplissement, de conditions de possibilité langagières.
Aucune activité sociale, aucune lutte politique, aucun accord économique ne
sont possibles sans un discours et une' réponse, sans une discussion prépara-
toire, sans des débats publics ou des tractations secrètes, sans un ordre - et
son exécution -, sans le consentement des intéressés ou une dissension ouverte
entre partis antagonistes. Dans son accomplissement journalier, toute histoire
quotidienne a besoin du langage en acte, du discours et de la parole, de même
qu'aucune histoire d'amour n'est pensable sans au 'moins trois mots - toi,
moi, nous. Dans ses multiples corrélats, tout événement social repose sur la
prestation préalable ou concomitante de communications langagières. Institu-
l
..
106
L'expérience de l'histoire Histoire sociale et histoire des concepts
107
tions et organisations - depuis la moindre association jusqu'à l'ONU - Yont
recours, que ce soit sous forme orale ou sous forme écrite.
Si tout cela est évident, les restrictions qu'il faut y apporter le sont tout
autant. Les faits réels dépassent visiblement les manifestations langagières qui
les ont entraînés ou qui les interprètent. L'arrêt de mort, la décision collégiale
d'exécution, ou encore le sauvage appel
«
À
mort!
»
ne se confondent pas
avec l'acte même de la mise à mort. Les mots d'amour d'un couple ne s'assi-
milent pas à l'amour que deux êtres éprouvent. Les statuts écrits et leurs
modalités d'exécution orales ne se confondent pas avec l'activité même d'une
organisation.
TI
subsiste toujours un écart entre l'histoire en cours et ses conditions de
possibilitélangagières. Aucun acte de parole n'est l'acte même qu'il contribue
à préparer, à déclencher et
à
accomplir. li est vrai que souvent, un mot
déclenche des conséquences irrévocables : songeons - pour citer un exemple
éclatant - à l'ordre donné par Hitler d'envahir la Pologne. Mais c'est préci-
sément ici que la relation apparaît clairement. Une histoire ne s'accomplit pas
sans paroles, mais ellene se confond jamais avec elles, n'y est pas réductible.
C'est pourquoi il doit y avoir, au-delà du langage parlé, d'autres préalables
et modalités d'exécution qui rendent les événements possibles. On pourrait
ici évoquer le domaine extra-langagier de la sémiotique. Songeons à la ges-
tuelledu corps, dans laquellelelangage secommunique de manière purement
codée; aux rituels magiques, incluant la théologie du sacrificequi trouve son
lieu historique non dans le Verbe, mais dans la Croix ; aux comportements
collectifsinculqués grâce
à
leur symbolisation, ou encore à la signalisation
routière moderne: il s'agit toujours d'un langage de signes qui se comprend
sans parole. Tous ces signaux peuvent être verbalisés. lis sont réductibles à
du langage, mais leur fonction consiste précisément à faire qu'il faillerenoncer
au langage parlé pour déclencher ou contrôler, à travers eux, les actes, les
attitudes ou les comportements correspondants.
Qyant aux autres conditions extra-langagières préliminaires aux histoires
possibles, nous ne ferons que les mentionner: la proximité ou l'éloignement
dans l'espace, les distances qui selon les cas favorisent les conflits ou les
retardent, les décalagestemporels entre les classes d'âge d'une même généra-
tion, ou la bipolarité des sexes. Toutes ces différences cachent en elles des
événements, des conflitsetdes réconciliations dont les conditions de possibilité
sont prélangagières, même s'ilss'accomplissent au moyen d'une manifestation
langagière; ce qui n'est pas toujours le cas.
TI
existe donc des éléments extra-langagiers, prélangagiers - et post-
langagiers - dans toutes les actions qui mènent à une histoire. lis sont étroi-
tement rattachés aux conditions naturelles, géographiques, biologiques et zoo-
logiques qui, par l'intermédiaire de la constitution humaine, influent conjoin-
tement sur les événements sociaux. La naissance, l'amour et la mort, l'ali-
mentation, la faim, la misère et les maladies, peut-être même le bonheur, en
tout cas le pillage, la victoire, la mise à mort et la défaite, toutes ces choses
sont aussi des éléments et des modes d'accomplissement de l'histoire humaine,
dont la portée va du quotidien jusqu'à l'identification des entités de domina-
tion politiques, et dont les préalables extra-langagiers peuvent difficilement
être niés.
Dans le contexte concret des actions fondatrices d'événements, il est vrai
que ces distinctions analytiques ne sont guère vérifiables. Car tous les préa-
lables prélangagiers sont soumis par les hommes à une prise en compte
langagière et rattachés, dans le discours concret, à ce qui est fait et subi. Le
langage parlé ou le texte lu, le discours suivi - ou non - d'effet, s'imbriquent,
dans l'accomplissement actuel des faits, en un événement qui se compose
toujours d'éléments d'action extra-langagiers
et
langagiers. Même quand le
discours se tait, le sa~oir langagier demeure, qui est inhérent à l'homme et
lui permet de communiquer avec son vis-à-vis,qu'il s'agisse d'un être humain,
d'un objet, d'un produit, d'une plante ou d'un animal.
Et plus les unités d'action humaines deviennent complexes, comme dans
les processus modernes du travail et leurs liens avec l'économie, ou dans la
subtilité croissante des champs d'action politiques, plus les conditions langa-
gières de la communication influent sur la capacité d'action. Un exemple en
serait l'extension de la médiation langagière, depuis la portée d'une voix
humaine jusqu'aux supports techniques de l'information que sont l'écrit,
l'imprimé, le téléphone, la radio, et enfin l'écr~' d'une télévision ou d'un
ordinateur ; sans oublier les institutions de cette médiation - depuis le mes-
sager, la poste, la presse, jusqu'aux satellites de l'information - et ses consé-
quences prégnantes sur toute codification langagière. L'enjeu en a toujours
été, soit de rendre permanente la portée du langage parlé pour conjurer des
événements, soit de l'étendre et de l'accélérer pour devancer, déclencher ou
contrôler des événements. Ces observations suffisent, nous l'espérons, à mon-
trer l'imbrication de toute
«
histoire sociale
»
et de toute
«
histoire linguistique"
dans l'accomplissement du discours et de l'action.
Le discours parlé (ou le texte lu) et l'événement en train de s'accomplir ne
peuvent être disjoints
in actu,
mais seulement distingués analytiquement.
L'homme subjugué par une harangue ne le ressent pas seulement au niveau
langagier,mais dans tout son corps ; et celui qu'un fait a laissé muet, qui
«
en
perd ses mots
»,
ressent d'autant plus le besoin qu'il a du langage pour pouvoir
retrouver sa liberté de mouvement. Cette interdépendance personnelle entre
discours et action peut être élargie à tous les niveaux, de plus en plus diffé-
108
L'expérience de l'histoire Histoire sociale et histoire des concepts
109
renciés, des unités d'action sociales. Depuis le discours et l'action individuels
jusqu'à leurs multiples corrélats sociaux grâce auxquels des événements se
produisent dans leurs rapports réciproques, on retrouve toujours cette imbri-
cation entre ce que j'appelle les actes- langagiers» et les faits
«
réels
»,
Fondant
toute histoire en cours, et par-delà toutes ses variantes historiques, cet état de
choses a, comme nous allons le voir, des effets considérables sur la représen-
tation des histoires passées et, en particulier, sur la différenciation entre histoire
sociale et histoire des concepts.
La connexité empirique entre l'action et le discours, entre le faire et le dire,
dont nous avons parlé jusqu'ici, disparaît dès que le regard quitte l'histoire
en cours,
in eventu,
pour se porter sur l'histoire passée -
ex eventu -
dont
s'occupe l'historien de profession. La distinction analytique entre un niveau
extra-langagier et un niveau langagier d'action acquiert la valeur d'une donnée
anthropologique sans laquelle nulle expérience historique ne peut être traduite
en énoncés quotidiens ou scientifiques. Car ce qui s'est produit - hors de mon
expérience propre -, je ne l'apprends que par le discours ou l'écrit. Même s'il
a pu - par moments - n'être qu'un facteur secondaire dans l'accomplissement
des choses faites et subies, le langage, sitôt qu'un événement appartient au
passé, redevient le facteur principal sans lequel aucun souvenir ni aucune
transposition scientifique de ce souvenir ne sont possibles. Le primat anthro-
pologique du langage dans la représentation de l'histoire passée acquiert ainsi
un statut épistémologique. Car c'est par le langage qu'il faut déterminer ce
qui, dans l'histoire passée, a été conditionné par le langage et ce qui ne l'a
pas été.
Anthropologiquement, toute
«
histoire » se constitue par la communication
orale et écrite des générations coexistantes, qui se transmettent mutuellement
leurs expériences respectives. Et c'est seulement quand l'espace de la mémoire
orale tend à être restreint par l'extinction des vieilles générations--qttc
i'éërii"--
devient le support privilégié de la transmission historique. Sans doute existe-
t-il de nombreux résidus extra-langagiers témoignant d'événements et de cir-
constances passés: des ruines qui rappellent des catastrophes, des monnaies
qui renvoient à une organisation économique, des bâtiments qui évoquent
une communauté, une autorité et des services, des routes qui parlent du
commerce ou de la guerre, des paysages agraires qui témoignent du travail
de générations entières, des monuments qui commémorent une victoire ou
une mort, des armes qui évoquent des combats, des outils qui laissent supposer
une invention et un usage, bref, des
«
vestiges » ou des
«
découvertes archéo-
logiques » - ou encore des images - qui peuvent témoigner de tout à la fois.
Tout est mis à profit par les disciplines particulières de l'histoire. il est vrai
que ce qui s'est
«
réellement » produit ne peut être établi, par-delà toutes les
hypothèses, qu'à l'aide de traditions orales et écrites, c'est-à-dire de témoigna-
ges langagiers. Seules les sources langagières permettent de départager ce qui,
dans le passé, est à considérer comme fait
«
langagier » et ce qui est
à
consi-
dérer comme fait
«
réel
».
Vus sous cet angle, les genres et leur différentiation
peuvent être soumis àun reclassement.
Ce qui formait un tout
in eventu
ne peut plus être transmis,
post eventum,
que
par des témoignages langagiers et, selon la manière dont ils manient cette
transmission langagière, cette tradition orale ou écrite, les genres les plus
dissemblables se rejoignent et d'autres divergent.
Ce qui caractérise le mythe et les contes, le drame, l'épopée et le roman,
c'est que tous présupposent et thématisent la connexité originelle entre dis-
cours et action, entre l'événement subi, la parole et le silence. Seule cette mise
en scène de l'histoire en cours fonde le sens qui reste digne de mémoire. Et
c'est précisément ce que réussissent àfaire toutes les historiographies qui se
servent de discours authentiques ou fictifs pour rendre justice aux faits dignes
de mémoire, ou qui invoquent les propos fixés sous forme écrite témoignant
de l'amalgame entre discours et action.
Ce sont les situations uniques - celles qui provoquent leur propre évolution
et sous lesquelles peut transparaître quelque chose comme un
«
destin » - dont
l'exploration et la transmission restent un des défis lancés àtoute interprétation
de soi et du monde. C'est ce que font, plus ou moins bien d'ailleurs, tous les
Mémoires et biographies - les
Ljfè
and
Letters,
selon une formule anglaise qui
met bien en relief l'interaction entre langage et vie -, et, au-delà, toutes les
historiographies qui retracent les événements dans leur dynamique imma-
nente.
«
il dit ceci et fit cela, elle dit telle chose et fit telle chose, il s'ensuivit
un fait étonnant, un fait nouveau, qui changea tout» - tel est le schéma
formalisé qui gouverne nombre d'ouvrages, notamment ceux qui, comme les
histoires événementielles ou diplomatiques, permettent, grâce à l'état des sour-
ces, de reconstruire les événements
in actu.
Du point de vue de leur travail
langagier, ces historiographies s'inscrivent dans une catégorie qui va du mythe
jusqu'au roman
5.
Ce n'est que dans leur statut scientifique qu'elles se nour-
rissent de l'authenticité - à vérifier - des sources langagières, qui doivent
répondre de l'imbrication, préalablement postulée, entre actes de parole et
actions.
4, L 'histoire représentée et ses sources langagières
5. Voir
à
ce propos H. White,
TropUs of Discourse,
B~4.nore.Londres, 1982.
1 .
1 / 10 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !