DÉPARTEMENT D’ÉTUDES ARABES ET HÉBRAÏQUES LES APOCALYPSES Exemple de traduction commentée A/ Traduction De la parousie du Christ à la fin des temps Dieu - qu’Il soit exalté - dit [du Christ] : « Il est un signe de l’Heure n’en doutez point » (43,61). On interrogea Ḥusayn b. al-Faḍl : Trouves-tu mention de l’avénement du Christ dans le Coran ? Il répondit : Certes, quand Dieu dit « [Jésus parlera aux hommes au berceau] et dans l’âge mûr »1. Or, il n’a jamais connu l’âge mûr lors de sa vie terrestre. Le seul sens de ce verset est « dans son âge mûr lorsqu’il redescendra du ciel ». Abu Ṣāliḥ Shu‘ayb b. Muḥammad al-Bayhaqī nous informe, faisant remonter la transmission de ce propos jusqu’à Abu Hurayra, que l’Envoyé de Dieu, sur lui la prière et le salut, a dit : Tous les prophètes sont comme enfants d’un même père, leurs mères sont multiples, mais ils suivent tous la même religion. Je suis le plus proche de Jésus fils de Marie, sur eux le salut, car il n’est pas d’autre prophète entre lui et moi. Bientôt, le fils de Marie redescendra parmi vous en juste arbitre, il viendra pour ma communauté et sera mon successeur parmi vous. C’est un homme de constitution solide, le teint clair et rose, les cheveux lisses, la tête comme luisante sans être mouillée. Il descendra entouré de deux sceptres, brisera les croix, tuera les porcs, lèvera l’impôt sur les mécréants, et en collectera le fruit. Il apparaîtra à al-Rawḥā’, se rendant au grand ou au petit pèlerinage, ou répondant par ces deux rites à toutes les invitations [de Dieu], il combattra les hommes pour l’Islam, et toutes les autres communauté disparaîtront sinon l’Islam. Il n’y aura plus qu’une seule prosternation, pour Dieu Seigneur des Mondes. Dieu fera périr en ce temps l’Antéchrist, et la paix régnera sur le monde, de sorte que les lions joueront avec les chameaux, les tigres avec les génisses, les loups avec les agneaux, les enfants avec les serpents, et nul ne fera de mal à son prochain. Le Christ demeurera sur terre quarante ans, prendra épouse et aura enfants, et à sa mort les musulmans prieront pour lui et l’enterreront à Médine auprès de ‘Umar. 1. Coran 3,46 et 5,110. B/ Commentaire de la traduction. Ce texte est extrait des Récits des Prophètes (Qiṣas al-anbiyā’) d’Abū Isḥāq al-Tha‘labī alNīsābūrī (m. 1035), une collection de récits d’inspiration légendaire, dans lesquels se mêlent des éléments empruntés à l’Ancien et au Nouveau Testament, aux midrash-s de la Torah, à divers pseudépigraphes, et aux traditions orales arabes et proche-orientales, en fournissant pour chaque récit une “chaîne de garants” (isnād) permettant d’une part d’en légitimer l’inclusion, mais aussi d’islamiser et d’arabiser ces fragments narratifs de toutes origines dans un cadre cohérent. Ces récits de type isrā’īliyyāt (narrations concernant les Prophètes d’Israël) sont regardés, du fait de l’amplification légendaire qui les caractérisent, avec suspicion par une partie de l’orthodoxie musulmane moderne. Le fragment qui nous concerne traite de la parousie du Christ (littéralement dans le texte seconde descente de Jésus), et reprend des éléments de l’Apocalypse de Jean. Il se compose d’une part (1) de l’affirmation de la parousie, qui n’est pas explicite dans le texte coranique, en s’appuyant sur l’interprétation traditionnelle de deux versets (lignes 1-3), puis (2) d’un ḥadīth (propos attribué au Prophète de l’islam) dont la véracité est conférée, pour le lecteur musulman, par la mention en fin de chaîne du compagnon Abū Hurayra (603-681), l’autorité la plus citée dans les ḥadīth-s jugés authentiques (ṣaḥīḥ) par la tradition sunnite. Ce ḥadīth décrit l’apparence du Christ (la mention des cheveux lisses et comme mouillés semble attribuable à l’iconographie chrétienne orientale) et annonce les actes de son règne : destruction des croix et des porcs, instauration de l’islam comme religion unique des Hommes, victoire sur l’Antéchrist (dajjāl), règne de justice et de paix universelles pendant quarante ans (chiffre symbolique correspondant au règne du roi-messie David), mariage et génération (répondant ainsi par l’eschatologie à la question de l’intrigant célibat du Christ dans le cadre islamique), puis mort et enterrement au côté de ‘Umar (m. 644), second calife du Prophète, ce qui permet ainsi d’arabiser la thématique christologique en rapprochant dans la géographie les tombes du Prophète de l’islam et de Jésus fils de Marie. Ce texte en arabe médiéval emploie un vocabulaire recherché, parfois archaïque (ikhwa li‘allāt, demi-frères paternels, l. 5), et a recours à des tours inusités ou surannés en arabe littéraire moderne (lam yuṣibhu balal, litt. n’a pas été atteint par l’humidité > sans être mouillé, l. 9). Il se caractérise par l’intertextualité coranique, et la fréquence des formules religieuses, généralement rendues par des traductions littérales ou des calques de l’arabe devenus usuels dans la tradition orientaliste et l’islam francophone : - “qu’Il soit exalté” (ta‘ālā), l. 1, usuel après la mention de Dieu, le sens optatif de la conjugaison à l’accompli appelant une forme en « que + subjonctif » en français. On note l’usage du I majuscule de majesté quand le pronom de troisième personne se rapporte à Dieu. - “sur lui le salut” (‘alayhi s-salām), calque de l’arabe, après la mention d’un nom de prophète de l’islam, ici Jésus - “sur lui la prière et le salut de Dieu”, calque de l’arabe, après la mention du Prophète Muḥammad. Dans la traduction, le complément de nom “de Dieu” est omis pour éviter la répétition du syntagme “de Dieu”. Un certain nombre de techniques de traduction sont observables dans les trois premières lignes du texte : Ainsi que noté en introduction, la périphrase “seconde descente de Jésus” dans le titre est rendu synthétiquement par le terme technique “parousie”. Le passage du singulier “fin du temps” dans le texte arabe au pluriel “fin des temps” dans la traduction est de l’ordre de la modulation, c’est-à-dire une modification destinée à se conformer aux usages des collocations dans la langue d’arrivée, où le pluriel est ici plus usuel. Allāh est traduit, comme de coutume, par “Dieu”, puisqu’il n’y aurait aucune raison dans cette traduction de sortir l’islam du cadre abrahamique, d’autant que les rapports islamchristianisme sont ici patents. Le verbe accompli qāl (dire) peut être rendu soit par le présent (solution retenue ici), puisque la parole de Dieu est intemporelle, soit par le passé composé (Dieu a dit). Le passé simple, temps lié à l’instance du récit2, serait malvenu : il s’agit là d’une argumentation, qui implique par définition la présence d’un énonciateur désirant influencer son interlocuteur : nous sommes donc dans l’instance du discours, qui demande le passé composé. La traduction du verset (43,61) que l’exégèse traditionnelle dit mentionner Jésus (d’où l’ajout explicatif entre crochet dans la traduction) exige la consultation de commentaires pour en comprendre le vocabulaire : le nom ‘ilm y est employé dans l’acception inhabituelle de “signe”, usuellement vocalisé ‘alam sur un même ductus consonantique (rasm) ; le verbe matara/yamtaru, archaïque, signifie « douter ». La nuance d’intensité conférée dans ce verset par la forme énergique du prohibitif (la tamtarunna) ne peut être rendue dans le cadre de la conjugaison française, elle est donc reportée sur l’adverbe “point” : il s’agit d’une compensation, c’est-à-dire du report d’une nuance ou d’une connotation d’une partie du discours sur une autre. Dans le texte arabe, la mention “al-'āya” qui conclut la citation coranique est la trace d’un état de la langue ne connaissant pas la ponctuation, et permettant au lecteur de comprendre que la citation est achevée. L’éditeur moderne ajoute une ponctuation ne figurant évidemment pas dans les textes manuscrits originaux, mais conserve cette mention textuelle devenue inutile, qui est remplacée dans la traduction par la référence précise du verset. Le verbe à la voix passive qīl (littéralement : “il a été dit”) est rendu par “On interrogea” : il s’agit à la fois d’une modulation (changement de point de vue pour rendre l’énoncé plus naturel, avec emploi du pronom “on” qui rend le sens impersonnel exprimé en arabe par la 2. Voir Emile Benveniste, “Les relations de temps dans le verbe français” voix passive) et d’une coloration : au verbe générique “dire” est préféré un verbe plus précis, “interroger”. Le temps choisi est le passé simple, puisqu’on est ici dans la narration d’une anecdote destinée à prouver le bien-fondé de l’identification au Christ du pronom suffixe -hu dans le verset coranique. La traduction de la question adressée à al-Ḥusayn b. al-Faḍl insère le terme “mention” qui ne figure pas dans le texte arabe, littéralement “trouves-tu la Parousie du Christ dans le Coran ?” : il s’agit là d’un étoffement, ajout d’un élément sous-entendu. Une autre coloration s’observe dans la réponse d’al-Ḥusayn : au verbe qāl, qui peut être indéfiniment répété dans la stylistique arabe médiévale, est préféré en français le verbe “répondre”. Le na‘am (oui) est traduit par “certes” : il s’agit là du choix d’un registre élevé, dicté par la nature médiévale et religieuse du texte. Le lapidaire qawluhu (litt. “son dire”) du texte arabe, typique lui aussi de la stylistique médiévale et particulièrement de la stylistique du ḥadīth et du khabar, reposant sur la concision, l’ellipse et l’économie, demande à être développé : on observe à la fois une transposition (changement de catégorie grammaticale, substantif > verbe), une explicitation (le pronom suffixe -hu se rapporte implicitement à Dieu en arabe) faisant apparaître le sujet du verbe, et un étoffement, l’ajout de l’adverbe “quand”. Le verset coranique lui-même n’est pas cité in extenso dans le texte médiéval, se trouvant réduit à un simple syntagme wakahlan, l’accusatif du nom kahl (adulte, d’âge mûr) étant analysable en grammaire arabe comme un tamyīz (complément spécificatif), et rendu en français par la préposition “dans” (il s’agit donc là encore d’une transposition, une désinence casuelle (ḥarakat i‘rāb) étant rendue par une préposition. Le traducteur choisit, plutôt qu’une note de bas de page explicative, de faire figurer entre crochets la traduction d’une unité sémantique suffisante extraite du verset permettant de comprendre le simple syntagme originellement cité ; les crochets signalent clairement au lecteur qu’il s’agit là d’un ajout (de type explicitation). La conjonction de coordination wa- est colorée et rendue en français par “or”, qui introduit une argumentation contradictoire : c’est parce que Jésus est mort jeune que l’exégète considère que la mention de son âge mûr dans le Coran ne peut s’appliquer qu’à la parousie. Dans une optique extérieure à la foi musulmane, on peut noter ici que cette explication postcoranique semble destinée à justifier l’inclusion d’éléments de christologie dans l’islam, dont la pensée et la doctrine se construisent sur plusieurs siècles après la révélation et le fait coranique. L’adjectif épithète “seul” rend la préposition arabe innama : il s’agit donc d’une transposition (préposition > adjectif). L’extrait de verset wa-kahlan n’est pas répété en français, pour éviter une lourdeur stylistique, et est rendu par “ce verset”, ce qui constitue une modulation. Enfin on note une dernière transposition substantif > verbe conjugué au futur, “après sa descente”, traduction littérale, étant rendu par “quand il redescendra”, le morphème re- étant une coloration de précision. Remarque aux étudiants : Vous noterez que dans ce corrigé, les faits de langue et de traduction observables dans les trois premières lignes du texte sont intégralement relevés et commentés. Il s’agit là d’une option possible mais qui ne constitue pas un modèle unique du commentaire de traduction attendu de votre part : il aurait été tout aussi légitime de sélectionner un nombre équivalent (ou inférieur) de faits puisés dans l’intégralité du texte traduit. De même, le plan de ce commentaire suit l’ordre des mots dans le passage traduit ; rien ne vous interdit de procéder autrement, par exemple de façon thématique : en relevant les techniques qui sont de l’ordre de l’emprunt, du calque, du mot-à-mot, celles qui relèvent généralement de la transposition sous toutes ses formes (changements de catégorie grammaticale, chassé-croisé, étoffement), les explicitations, les différents types de modulation (qui visent à rendre le texte fluide et culturellement recevable dans la langue-cible) : modifications de syntaxe, remplacement des colocations de l’arabe par des colocation équivalentes en français, adaptations, redécoupage des phrases, modification de la ponctuation, etc. Il faut en tout état de cause que votre copie : - identifie le type de discours qui caractérise le texte arabe, - identifie le registre du français choisi en conséquence, - justifie les choix de temps en français pour rendre les conjugaisons accomplie et inaccomplie en arabe (māḍī et muḍāri‘) - relève un nombre signifiant de procédés de traduction mis en oeuvre dans la traduction fournie et dans votre propre traduction. F. Lagrange Université de Paris-Sorbonne (Paris IV)