Moïse et le retour des dieux 1"- édition : Safed éditions, 2003. 0 L'Harmattan, 2011 5-7, rue de l'École-Polytechnique ; 75005 Paris http.//wwwlibrairieharmattan.com diffusion.harmattangwanadoo.fr [email protected] ISBN : 978-2-296-56322-3 EAN : 9782296563223 GÉRARD HUBER MOÏSE ET LE RETOUR DES DIEUX H armattan Dédicace Ce livre n'aurait pu s'écrire en dehors d'un chq moi, composé de ma femme Danièle, de mes fils Paul Moïse et Thomas Elie et de mes filles Jenny Simkha et Constance Rachel. Qu'ils soient ici remerciés pour l'humour, l'hospitalité et le sens du dialogue avec lesquels ils accueillent Akhenaton, Moïse et Freud (pour ne parler que d'eux), lorsque ceux-ci s'invitent librement au coeur de nos conversations. Remerciements Le Jardin des Plantes n'est pas seulement un des mes écritoires. C'est aussi un lieu où des rencontres peuvent se produire et donner naissance à de grands projets. C'est là que Gilbert Werndoer m'a dit son intérêt pour ce livre. C'est là qu'il a décidé de l'éditer. Qu'il en soit vivement remercié. Table des matières Introduction 9 MOÏSE D'APRÈS LE TALMUD 27 27 28 29 31 31 33 33 35 36 37 39 39 40 41 43 Avant Moïse Naissance et adolescence de Moïse Moïse homme de guerre et de violence Révélation de Moïse Les disputes théologiques La révélation collective Les dix commandements Dieu descend sur terre Moïse enseigne la Torah Une nouvelle querelle théologique Une révolte contre Moïse Moïse et Balaam Moïse et la mort Moïse, une figure de l'histoire? Moïse à travers les lacunes de son histoire LES LANGUES DE MOÏSE Le contexte linguistique du prénom "Moïse" Moïse et la découverte de l'alphabet sémitique Les langues de pharaon "Hébreu" et "Yahoud" Moût et Râ Le et les noms de Dieu Moïse ou la personnification de l'être par le discours MOISE À L'ÉPOQUE D'AKHENATON Légende et histoire L'hypothèse d'un Exode vers -1207 . La mention du nom de la ville "Ramsès" . La mention " Israël " sur la stèle de Mineptah L'hypothèse d'un Exode vers le milieu du 16ème siècle avant notre ère L'hypothèse d'un Exode vers -1 190 L'hypothèse d'un Exode vers -1 340 Ce que l'on sait de la vie et de l'oeuvre d'Akhenaton . Données biographiques . La réforme religieuse . La malédiction jetée sur Akhenaton après sa mort 7 47 47 51 54 58 59 62 65 71 72 74 74 77 79 80 83 84 84 89 90 MOÏSE ET LE RETOUR DES DIEUX La lecture traditionnelle de la psychanalyse . Akhenaton au coeur d'un conflit psychanalytique . Akhenaton maître de Moïse La liquidation du transfert sur Akhenaton . Les nouvelles données archéologiques du disparu . L'OEdipe historique 93 93 95 98 98 103 AKHENATON MONOTHÉISTE? 113 114 116 120 L'essai monothéiste d'Akhenaton Un bouleversement complet des pulsions de vie et de mort La sexualité inconsciente du Panthéon égyptien BIOGRAPHIE ET ŒUVRE DE MOÏSE Le pré-texte du don de la Torah à Moïse Un essai de reconstitution biographique Un essai de reconstitution de l'oeuvre syncrétiste de Moïse L'AMBIVALENCE DE MOÏSE VIS-À-VIS DU SOLEIL 129 129 130 136 143 151 YAHVEH SUR LE ROI-DIEU AKHENATON Le sens de la querelle théologique qui oppose Moïse à Akhenaton 151 La victoire de Yahweh sur les fondements du Roi-Dieu Akhenaton 156 Le meurtre des dieux et de leurs représentants 159 LA VICTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE LA TORAH Le paradigme de la vie la mort comme enjeu théologique . La voie pharaonique de la restauration d'Amon . L'invention prophétique de la religion d'Adonaï Du "système Osiris" à la nouvelle eschatologie de YHWH La traversée de la Mer des Roseaux L'écriture de la loi Le sens de la Genèse 167 167 168 169 170 173 177 187 Après Moïse Retour à l'histoire L'arrivée de Josué La néantisation des croyances et l'avènement du nouveau monde Pourquoi Canaan? Conclusion 191 191 193 .196 201 204 CONCLUSION 209 215 229 Index Entre les livres 8 INTRODUCTION Le soleil perce encore, lorsqu'en cette soirée de septembre 2002, la foule se presse aux portes de l'Opéra National du Rhin, où l'on donne Akhnaten, opéra en deux actes de Philipp Glass, un rendez-vous de l'étrangeté et des images d'Epinal, de l'altérité et du bien connu, de la création et de la répétition. On y revit les sentiments monistes du dieu Aton qui s'opposent aux pluralistes du panthéon fédéré par le dieu Amon. Glass veut-il nous faire regretter que l'histoire ait enseveli la vraie vie d'Akhenaton sous un épais manteau ? Veut-il la restaurer dans son intégralité? Caresse-t-il le secret espoir que nous aimions à nouveau ce pharaon près de 3 340 ans après sa chute? Souhaite-t-il nous réconcilier avec le destin de ce roi maudit, comme le firent Sophocle, lorsqu'il écrivit OEdipe-Roi, puis Shakespeare, lorsqu'il donna vie à Hamlet? Ambivalent désir que celui de camper un personnage pour le temps présent, à condition qu'il n'existât que dans le temps passé. Autant de questions qui me viennent, au moment d'écrire cet ouvrage. Car Moïse a aussi sa "pièce", quatre Livres, peutêtre cinq, de la Bible, et un auteur oh combien prestigieux: Dieu. En outre, à la différence de tous ces rois déchus, il est assuré d'avoir des sujets, parce qu'il ne cesse de vivre dans le coeur de tout un peuple. Après avoir publié deux livres sur les rapports entre l'Egypte ancienne, la psychanalyse et le judaïsmel, le projet de faire le portrait d'un Moïse biblique compatible avec l'archéologie s'est 9 MOÏSE ET LE RETOUR DES DIEUX imposé à moi. Le jeu de son absence et de sa présence invite en effet à camper la "figure scripturaire" 2 biblique d'un Moïse qui réside dans la déconstruction et la maîtrise du retour des dieux ancestraux attesté par l'Histoire et l'archéologie. Je voudrais d'emblée souligner que mes recherches explorent le contenu de l'enseignement de Moïse tel qu'il est transmis par le judaïsme. Moïse est d'abord la figure scripturaire de "l'invention de la liberté" 3 , contraignant Pharaon à ouvrir les portes aux Juifs pour qu'ils quittent l'Egypte, les Juifs qui, comme l'affirme Raphaël Draï, "par ce mouvement sans précédent, rejettent pour la première fois l'ordre esclavagiste qui semblait pourtant inscrit dans la nature des choses; ils proclament la primauté de l'Etat de droit sur l'arbitraire idolâtrique; ils récusent, en offrant une alternative politique et religieuse, la cosmocratie pharaonique dans son principe et ses mythologies extrémistes; ils dénoncent la folie de l'exercice absolu du pouvoir qui peut se porter jusqu'au génocide". Pour autant, c'est aussi et surtout un initiateur théologicopolitique. Nul ne peut comprendre sa vie et son oeuvre sans tenter d'imaginer ce que fut le contenu de la querelle théologico-politique qui l'opposa à Pharaon et que l'on ne saurait réduire à une interprétation théologique interne à l'histoire d'Israël ni à une invention tardive. Mon livre tente de reconstituer les éléments théologicopolitiques qui, entre Hébreux 4 et Egyptiens, se situent à la naissance de ce que l'on a appelé le "monothéisme" (culte d'un seul dieu excluant l'existence d'autres) juif et qui, nous le verrons, est davantage, du moins à l'époque pharaonique, une "monolâtrie" (culte voué à un seul dieu et dont la religion accepte l'existence d'autres dieux) hébraïque. 10 INTRODUCTION Mon enquête vient confirmer l'hypothèse que la figure scripturaire de Moïse n'a pas été une pure invention littéraire, mais la narration de la vie et de l'oeuvre d'un acteur éponyme de l'histoire qui, au XIVe siècle avant notre ère, a connu la révélation du dieu unique Adonaï et des commandements moraux, puis s'est érigé en premier monolâtre de l'histoire théologico-politique pour finalement élaborer une oeuvre syncrétiste qui a consisté à vaincre puis sublimer tous les dieux égyptiens. Cette étape fut essentielle pour qu'ultérieurement d'autres dieux, notamment assyriens, soient à leur tour métabolisés dans ce qui devait devenir, sous le roi Josias et le prophète Isaïe, un monothéisme juif absolu (réussi, à la différence de celui d'Akhenaton). Cette enquête tient compte de la problématique que I. Finkelstein et N.A. Silberman exposent dans La Bible dévoilée et qui éclaire de manière décisive les rapports existant entre la Bible et l'Histoire. Ces auteurs ont démontré que Josias, l'obscur souverain d'un minuscule royaume couronné en l'an 639 avant notre ère, "dans l'ombre des grandes puissances, (est) devenu - consciemment ou non - le protecteur d'un mouvement intellectuel et spirituel, qui est à l'origine de certains des enseignements éthiques majeurs de la Bible et de sa version spécifique de l'histoire d'Israël" 5. Ils ont également montré que l'histoire de l'Exode est devenue "particulièrement signifiante pendant et après l'exil. Le récit de cette libération devait exercer une fascination sur les exilés de Babylone" 6. Enfin, ils rappellent que "l'intégrité de la Bible et, en fait, son historicité ne se fondent pas sur les preuves historiques d'événements ou de personnages donnés, comme le partage des eaux de la mer Rouge... le pouvoir de la saga biblique repose sur le fait qu'elle est l'expression cohérente et irrésistible de thèmes éternels et fondamentaux" 7 . 11 MOÏSE ET LE RETOUR DES DIEUX Aussi, posent-ils la question suivante à propos de l'Exode : "Y aurait-il un noyau plus ancien de vérités historiques, ou bien le fondement même des histoires fut-il inventé à cette époque (seconde moitié du VIIe siècle et première moitié du VIe siècle avant notre ère)" 8 ? Et ils y répondent en ces termes : "la saga de l'Exode d'Israël hors d'Egypte n'est pas une vérité historique, mais elle n'est pas non plus une fiction littéraire"9. C'est précisément cet entre-deux que j'ai voulu étudier dans ce livre. En effet, il est impossible que la figure scripturaire d'un Moïse vivant peu avant ou pendant l'époque ramesside (au XIVe siècle ou au XIIIe avant notre ère) soit réduite au seul résultat d'une construction littéraire datant du roi Josias. Il ne suffit pas d'expliquer que Josias ait voulu rehausser sa propre action en la décrivant comme la digne héritière de celle d'un haut personnage mythique originaire et fondateur auquel il aurait donné le nom de Moïse. S'il raconte l'histoire de Mosché Rabbenoul 8 comme celle de l'inventeur d'une monolâtrie et non d'un monothéisme, c'est bien parce que, pendant les siècles qui précèdent son arrivée dans l'histoire des Juifs, les patriarches et les rois d'Israël sont monolâtres. Certains rois vont même jusqu'à vouer un culte à d'autres dieux qu'à Adonaï. C'est d'ailleurs pourquoi Adonaï et le peuple d'Israël vivent en permanence une relation de fidélité et de détournement. Aussi Josias doit-il respecter cette histoire de la relation du peuple au Dieu unique en en retraçant tous les méandres. C'est pourquoi, il confie à ses scribes la rude tâche de raconter comment Adonaï s'impose peu à peu comme dieu unique aux yeux des Bnei Israël, puis des Juifs. La découverte du "toponyme Yhw3 attesté dans les listes égyptiennes de toponymes des temples nubiens de Soleb et d'Amara-Ouest qui datent des XIV et XIIIe siècles avant 12 INTRODUCTION notre ère, et le fait qu'il était lié à un groupe de Shosou, sorte de Bédouins vivant dans le sud de la Palestine" 11 et son rapprochement avec le théonyme "Yahweh" ne nous permettent plus de douter de l'existence de ce noyau primitif yahwiste auquel Josias et ses scribes se réfèrent. Dès lors, la tâche qui se trouve devant nous est de reconstituer par l'archéologie et, si ce n'est pas possible, par la seule raison (laquelle doit nécessairement tenir compte du travail psychanalytique sur la transmission des discours narratifs), le lien existant entre le culte de Yahweh et celui d'Adonaï au sein du peuple des Bnei Israël dont l'existence est attestée en -1207, par une inscription sur la stèle de Mineptah, "la plus ancienne mention d'Israël dans un texte extra-biblique", comme l'affirment ces deux archéologues 12 . Cette tâche est ardue. Les deux archéologues nous invitent à cette conclusion malgré eux. D'abord, ils constatent une contradiction criante entre la mention d'Israël sur la stèle de Mineptah et le fait qu'il n'existe aucune preuve archéologique de son existence auparavant 13, mais sans se poser la question de la limite de la méthode archéologique, lorsque celle-ci bute sur le "disparu" dont l'existence est fermement établie. Dans un sens inverse, ils ne citent jamais la mention archéologique de Yahweh dans leur état des lieux, mais admettent, sans expliquer pourquoi, qu'à l'époque du Fer, les deux territoires d'Israël et de Juda partageaient le culte de Yahweh. Il serait tentant de penser qu'il n'y a pas plus de récit primitif de l'Exode que de "livre de la loi" ancestral, découvert, selon Josias, pendant les travaux de la rénovation du Temple de Jérusalem (en 622 avant notre ère), dans la dix-huitième année de son règne, et qui n'est en fait, les archéologues l'ont démontré, qu'un écrit rédigé par ses soins. 13 MOÏSE ET LE RETOUR DES DIEUX Mais, les rédacteurs de la Bible ne parlent pas de l'Exode comme d'un texte écrit ni redécouvert longtemps après qu'il a eu été écrit. Pourquoi? Parce que le récit tardif de l'Exode fonctionne comme un palimpseste, c'est-à-dire comme un nouveau texte qui garde les traces de l'effacement de sa première version, élaborée à l'époque d'un Moïse historique et transmise de manière orale. L'entre-deux négatif du "ni vérité historique ni fiction littéraire" des archéologues fait donc clairement apparaître une double impossibilité des rédacteurs de la Bible de se défaire de toute référence à un Exode historique, à une époque où ils n'en mentionnent pourtant aucun élément archéologique, et d'en faire le récit comme une épopée littéraire actuelle, destinée à louer les rois du peuple qui se succèdent alors. Dès lors, la rédaction de l'Exode apparaît comme la volonté de raconter - mais dans le refoulement - l'épisode fondateur du peuple d'Israël. Mon livre se veut une tentative de lever un coin de ce refoulement et de reconstituer quelques traces effacées de ce palimpseste. S'il est vain d'imaginer que nous pourrons un jour revivre l'illumination mentale de ce Moïse de chair et de sang qui a vécu dans le bruit et la fureur de l'Egypte pharaonique, il n'en reste pas moins que nous pouvons tenter de nous faire une idée de son itinéraire affectif, religieux et intellectuel qui a rendu la constitution de ce message et de cette histoire possible. Partant de la figure dominante du Moïse biblique commentée par le Talmud, je remonterai donc jusqu'à celle du Moïse égyptien pour décrire le travail syncrétiste qui, sous l'égide d'un principe unique, fut son oeuvre spécifique. En effet, l'origine du monothéisme juif ne saurait être décrit comme une naissance sans gestation préalable. Assez souvent, l'on construit l'origine du monothéisme sur le mode 14 INTRODUCTION du dogme de la création du monde ex nihilo. Ainsi, Moïse aurait-il découvert l'originel subitement, lors de la révélation, sans que rien ne l'eût préparé à le faire. Or cet événement arrive, lorsque Moïse a quatre-vingts ans. Il a donc parcouru un long chemin, notamment auprès de Jethrô, lorsqu'il était pasteur des pasteurs du troupeau. De cette expérience préalable, la Bible ne nous dit pas grand-chose. L'apport de l'enseignement de Jethrô est décrit plus tard, notamment lorsqu'il apprend à Moïse la représentativité démocratique. Or Jethrô lui apprend également le rapport au divin. C'est pourquoi, Moïse peut, à son tour, faire l'expérience de la réceptivité et de l'accueil de l'unicité de la parole divine. Voici le cheminement que je propose au lecteur de suivre. Je commencerai par restituer la figure du Moïse telle qu'elle nous est présentée par le Talmud, afin qu'il soit clair qu'il existe des zones d'ombre historique sur Moïse, au sein même de la littérature traditionnelle juive. Cette tâche est d'autant plus essentielle que, assez souvent, Moïse est devenu une image d'Epinal14. Puis, mon intérêt se portera sur les indices de son appartenance filiale, notamment sur son nom tel qu'on peut en reconstituer la signification déterminée par ses rapports avec l'hébreu et l'écriture hiéroglyphique. Parvenu à l'explication de la figure d'un Moïse égyptien comme constitutive de la narration biblique, je reconstruirai le contexte géographique et théologique qui donne sa signification à l'émergence de son personnage dans l'Histoire. Je montrerai surtout que Moïse ne saurait être un Egyptien de type polythéiste, mais que, s'adressant à un pharaon avec lequel il débat de la divinité, son combat ne peut prendre place que dans une Egypte profondément troublée par la percée de l'idée monolâtre, voire monothéiste. Indiquant les 15 MOISE ET LE RETOUR DES DIEUX incohérences qu'il y aurait donc à le penser sous le pharaon Ramsès II, je justifierai mon choix de situer son oeuvre juste après le rétablissement des dieux primordiaux égyptiens consécutif à l'effacement de l'essai monothéiste avorté du pharaon Akhenaton. Pour clarifier ce point, je détaillerai les effets du refoulement originaire du désir monothéiste du pharaon Akhenaton, tels qu'il est possible de les reconstituer dans leurs dimensions pulsionnelles et historiques ! A cet égard, la question qui porte sur la nature des éléments refoulés sera décisive et traversera ce livre de part en part. On pourra dire, par exemple: la Torah est avant tout le don de la loi morale. Donc, le monothéisme d'Akhenaton est le règne de la licence. Mais, de même que l'opinion droite - la pensée orthodoxe - s'en tient à une opposition exacerbée entre le divin (hébraïsme - judaïsme - Israël - Juif) et l'idolâtrie (Egypte) 15, elle a également une grande difficulté à penser que l'inventeur de l'idée monothéiste (et non monolâtre) ait pu avoir été un être pervers 16 et que monothéisme et immoralité puissent aller ensemble. Or dès lors que nous nous débarrassons de cette grille d'interprétation préétablie, nous sommes prêts à accueillir cette nouvelle approche qui est porteuse de nombreux fruits. Dans le chapitre suivant, cette ouverture débouchera sur un scénario événementiel que je soumettrai à la critique des documents et sur lequel je projetterai également la lumière du Zohar. L'exposition de l'ensemble de ces données aura été nécessaire avant de préciser la nature de la querelle théologique à laquelle Moïse prit part, du temps de la révolution religieuse d'Akhenaton, et celle de la victoire qu'après la chute du pharaon et de ses sectateurs, il emporta contre les dieux, lorsque ceux-ci firent retour. 16 INTRODUCTION L'ouvrage se poursuivra par la description de la nouvelle oeuvre eschatologique de Moïse qui travaille en silence l'écriture des cinq premiers livres de L'Ecriture. Je conclurai sur la problématique actuelle d'un retour des dieux annoncé par André Malraux dont je discuterai chaque terme : en quoi ces dieux seraient-ils nouveaux? En quoi s'agit-il encore de dieux? En quoi Moïse est-il parti? En quoi les dieux l'attendent-ils et est-ce le fait de le désirer qui fait d'eux des dieux? En quoi tarde-t-il à venir? Si Moïse revenait, ce ne serait assurément pas la première fois. En effet, à ce que racontent les savants biblistes, ce serait au quinzième ou au treizième siècle avant notre ère que Moïse serait apparu dans l'Histoire. Or à peine commence-t-il à se manifester qu'il est obligé de s'exiler, dans une région du désert, appelée Madian, pour échapper à la peine de mort à laquelle Pharaon l'a condamné pour avoir tué un maître d'oeuvre égyptien qui voulait frapper un maître d'oeuvre hébreu. Souvenons-nous. Dieu lui fait alors savoir qu'il peut et doit réapparaître en Egypte, La finalité de son retour est de conduire le peuple hébreu jusqu'à la montagne sainte où Dieu lui donnera la Torah. Une deuxième fois, Moïse revient, mais cette fois de la montagne où il a reçu les tables de loi, pour se trouver confronté à un événement majeur: le retour des dieux écartés. Enfin, s'il fait retour une troisième fois, c'est, si l'on en croit le Talmud, lors d'une scène tout à fait étrange, qui se déroule à la fois lorsque Dieu écrit la Torah (l'enseignement de la Loi) pour la lui transmettre, et de ne nombreux siècles plus tard, lorsqu'elle est enseignée dans une école juive. En effet, la même scène nous révèle que, tandis que Dieu écrit la Torah dans le saphir, Moïse s'étonne qu'il trace des couronnes, nouées aux lettres. Il lui en fait la remarque. Pour lui 17 MOISE ET LE RETOUR DES DIEUX expliquer l'intérêt de ces couronnes, Dieu fait alors défiler le film de son retour sur terre, bien longtemps après sa mort. En voici le synopsis : après des générations et des générations, le rabbin Akiba (50-135) enseigne la Torah de Moïse à ses disciples. Moïse s'assied à la huitième des rangées dans l'Ecole du Rabbin et l'écoute. Or, surprise des surprises, il ne reconnaît pas "sa" Torah Akiba s'appuie, en effet, sur ces couronnes, pour forger des pensées qui paraissent totalement nouvelles à l'esprit de Moïse. Puis, le film s'arrête; Moïse ne peut alors s'empêcher d'interroger Dieu et de lui demander ce que cela signifie. Et Dieu de lui répondre qu'il est dans l'essence de la Torah de parler à chaque siècle le langage de chaque siècle. La pensée est la même, mais l'expression s'adapte. D'innombrables retours de Moïse ont suivi : chrétiens, musulmans, rabbiniques..., mais aucun n'a jamais douté de sa présence. Le principe de ce livre est, au contraire, de partir de l'idée que Moïse s'est éloigné du monde (certains diront: en a disparu) et de nous demander à quelles conditions il pourrait revenir. Depuis sa mort "sur le mont Nébo", des dieux d'Etat ont fait leur apparition, puis sont morts, en Egypte, bien sûr, mais aussi en Assyrie, chez les Aztèques, en Grèce, à Rome ou ailleurs dans un lointain passé, tandis que Yahweh devenait l'otage du Djihad islamique (à distinguer du message du Coran) puis de l'inquisition catholique (à distinguer du message des Evangiles). Quand Moïse est absent, les dieux dansent. Et si Moïse a réussi jadis l'intégration des dieux, depuis son départ, ces dieux se sont déchaînés à volonté, urbi et orbi et sous différentes formes. Comme je l'ai dit plus haut, je "ferai" revenir Moïse, mais comme un haut personnage qui est vraiment parti, et non comme s'il était une pure figure de l'esprit qui n'était jamais 18 INTRODUCTION partie (ce sentiment rassurant que, s'il est parti, il est quand même là-haut sur la montagne). Je prends ainsi le risque de penser que Moïse a abandonné notre monde et d'examiner ce que signifie le fait de penser aujourd'hui sa réalité d'alors, au moment même où je pense son retour. Les Anciens Egyptiens pensaient que le mort était comme s'il était vivant. Et bien, autant il fallait rompre avec ce déni de la mort, autant il faut aujourd'hui ouvrir les yeux sur la mort de Moïse. Il s'est éclipsé et, finalement, a disparu de la scène pendant des siècles et des siècles. Pendant tout ce temps, il était ce Moïse qui était mort sur le mont Nébo. Aujourd'hui, disons qu'il revient; mais il est sans doute différent de cette image du Moïse biblique. Moïse n'est plus le même, et pourtant, il s'agit toujours de Moïse, de l'homme qui a reçu et enseigné la Torah. Du même coup, j'invite le lecteur à penser sa vie et son oeuvre sans l'instrumentaliser, sans utiliser son enseignement pour justifier a priori quelque cause que ce soit, bref, sans en faire un alibi. Il me semble, en effet, que c'est la seule manière de savoir si le commandement "Tu n'assassineras point" a bien joué et jouera encore un rôle dans l'histoire des hommes. Cette démonstration nous permettra d'explorer dans un autre livrer la raison pour laquelle le fait que ce commandement ait été édicté ne semble pas avoir changé grand-chose au déferlement du meurtre dans l'Histoire. On pourrait penser, en effet, que cette inefficacité serait due à un vice de forme qui a surgi au moment du don de la Torah. Cette assertion, blasphématoire aux oreilles des commentateurs superficiels, est, en fait, pleine de sagesse. Remarquons, en effet que dans la Bible, si Dieu choisit de donner sa Torah au peuple hébreu par l'intermédiaire de Moïse, on ne peut pas dire qu'il fasse le meilleur choix. 19 MOÏSE ET LE RETOUR DES DIEUX Rappelons que Moïse est d'abord quelqu'un qui "a la langue embarrassée". Certes, il révèle son aptitude à communiquer avec Dieu, avec Pharaon, avec les autres Seigneurs et avec le peuple hébreu. Mais, chacun sait que lui-même a recours à son frère Aaron pour délivrer ses messages. Aaron lui sert d'"organe". Alors, si Dieu a voulu le faire parler, le psychanalyste peut vraiment dire qu'il a commis un curieux acte manqué. Il s'y est vraiment mal pris, il n'a pas mis toutes les chances de son côté; peut-être souffrons-nous d'ailleurs tous, encore aujourd'hui, des effets de cet acte ! Un ami m'a récemment posé la question suivante: "tu as une idée derrière la tête. Alors, c'est toi Moïse" ? A quoi j'ai répondu ceci: je suis Moïse et je ne le suis pas. Dans Un été rue des prophètes, le conteur David Shazar met en scène un "vieux Turc" qui se perd dans ses imaginations, "à propos de tout et surtout de Moïse, notre Maître qui fit sortir un peuple d'un peuple. Qu'a-t-il fait Moïse, questionne-t-il? Il a pris la pègre, la canaille, tout un ramassis d'esclaves et de ces fils d'esclaves, il a fait sortir une grande nation. Pourquoi les a-til traînés quarante ans dans une terre aride, à l'ombre de la mort, dans un désert où un être civilisé n'aurait jamais mis les pieds? Écoute ce que je te dis: je dis que s'il a agi ainsi, Moïse, c'est qu'il avait honte d'être vu par des gens civilisés dans la compagnie de cette populace de vauriens qui venaient tout juste d'être libérés du jougu18 Et Shazar de comparer le Pharaon et le boutiquier galicien du coin de la rue, le chef des magiciens et le Rav Yitzhok, et de mettre dans la bouche du "Vieux" l'amer constat qu'il lui manque une femme noire comme celle de Moïse. Je suis comme Shazar. Je me raconte des histoires. Or voici la dernière : et si c'était cet acte manqué plutôt que la toute-puissance de Dieu qui avait peu à peu convaincu Moïse qu'il fallait fonder la loi morale et la transmettre ? 20