GROTTES ET TOMBES :
LES AFFINITÉS DES NĀTH YOGĪS
AVEC LE MONDE SOUTERRAIN*
 
xploring what links the Nāth Yogīs to the subterranean world, this
articles focuses on the relationships between two underground cham-
bers : the guphā, the meditation cave, and the samādhi, the burial place
(where the Yogī is supposed to remain eternally in ecstatic state). It looks
also at the dierent myths connecting Gorakhnāth and the Yogīs to the
subterranean serpent-deities, the Nāgas. Relying on texts, myths and
current Nāth practices, the article shows how these manifold connec-
tions take their meaning from common references to body symbolism.
L ,  ,  la solitude de grottes ou
de cavernes retirées du monde pour s’adonner à leurs pratiques médi-
tatives. Anachorètes chrétiens, religieux bouddhistes et ascètes hindous
partagent la même qte du «sert », dun lieu à lécart des hommes et pro-
che de la nature, que labri de rochers, la caverne symbolisent à merveille.
La présence de la rhétorique de la grotte chez ces ascètes hindous shi-
vaïtes que sont les Nāth Yogīs est plus fondamentale encore. Ce sont eux qui
orent lensemble le plus complexe et le plus articulé de croyances mettant
en relation pratiques ascétiques et spatialité, eux qui donnent le mieux à
voir le sens caché derrière des comportements souvent spectaculaires. Si
certains usages ou croyances sont partagés par l’ensemble des astes hin-
dous, comme linhumation, ce sont les Nāth Yogīs qui, me semble t-il, les
incarnent de la façon la plus exemplaire.
Nous verrons ainsi ce thème de la grotte associé à tout un ensemble de
croyances qui ont trait au monde souterrain, aux conceptions du corps, de la
    , , –
* Une première version de ce texte fut exposée lors du colloque « Sand, Stones, and
Stars. Nature in the Religious Imagination » organisé en avril  à Yale University
(Council on East Asian Studies) par Phyllis Grano: je la remercie vivement ainsi que
tous les participants au colloque.
  ,   
mort et de l’au-delà. Nous éclairerons ciproquement la grotte par la tombe,
la guphā (terme qui s’applique aussi bien aux cavernes naturelles qu’aux
caveaux construits), par le samādhi, en progressant par association. Nous
évoquerons successivement le lien des Nāth Yogīs à la Terre, et du premier
dentre eux, Gorakhnāth, avec le monde souterrain du Pātāla, un monde
peuplé de divinités-serpents, lesga, avec lesquels Gorakhnāth et les Yogīs
ont bien des anités. Nous envisagerons ces aeurements du monde sou-
terrain que sont les grottes et les cavernes et leurs rapports métaphoriques
au corps du Yogī : la grotte, matrice initiatique et projection de la voûte
crânienne, lieu du Vide naît l’Illumination. Pour le Yogī plongé dans
lextase, la grotte devient tombeau, selon le double sens du mot samādhi.
Enseveli vivant, il atteint limmortalité. Le culte rendu aux tombes des Yogīs
y arme leur éternelle présence, leur retour au sein de la terre comme in-
nie absorption en eux-mêmes.
   :  
La corence et la richesse des représentations liées au motif de la grotte chez
les Nāth Yogīs tient à mon sens à la spécicité de leur imaginaire du corps
et à la centralité de cet imaginaire dans leur univers rituel, métaphysique ou
légendaire. Leur système corporel repose sur le Haha Yoga dont leur fonda-
teur, Gorakhnāth, passe pour le propagateur. Les Nāth Yogīs sont en fait les
héritiers de tout un courant shivaïte hétérodoxe qui s’est incarné à partir du
XII ou XIIIe siècle dans lagure quasi légendaire de Gorakhnāth ; les ouvra-
ges en sanskrit ou en langues vernaculaires qui lui sont attribués, détaillent
les conceptions du corps et décrivent les exercices physiques et mentaux pour
lesquels les Yogīs sont bien connus et qui se diuseront ensuite plus large-
ment dans tout le monde mystique médiéval, allant plus tard sépanouir dans
les innombrables centres de Yoga de notre univers contemporain globalisé.
De ces conceptions du corps, je ne vais rappeler que ce qui importe à mon
propos ici. C’est dune part l’homologie entre microcosme et macrocosme et
la porosité des frontières : le corps appartient à la nature et est constitué des
mêmes éléments, toute action sur le corps peut avoir des conséquences sur
le cosmos et inversement. Nombre des pouvoirs attribués aux Yogīs ont leur
. En hindi comme en sanskrit. Létymologie sanskrite est la suivante, en résumant
Monier-Williams (, ) : « sam-ādhi, m., putting together, joining or combining with
[...], xing the mind on, attention [...], concentration, profound meditation (eighth and last
stage of Yoga) [], a sanctuary or tomb of a saint ».
source dans ce contrôle opéré sur la nature, telle quelle est présente dans le
corps. D’autre part, selon la physiologie mystique popularisée par le Haha
Yoga, le corps est parcouru d’un réseau de canaux dans lesquels circulent les
soues vitaux, pa. Le principal de ces canaux, la suumnā, allant de la
base du tronc au sommet du crâne, porte un ensemble de centres étagés, les
« roues » ou cakra, dont le nombre varie selon les traditions et les textes. Or
le premier des cakra, le mūlādhāra cakra à la base de la suumnā, est asso-
cié à lélément Terre (Pthvī). Le mūlādhāra est dailleurs appelé également
bhūmaala, le maala de la terre (Briggs , ). Et on doit le visualiser
comme un carré jaune au centre dun lotus à quatre tales. La terre contenue
dans le corps du Yogī, présente dans le mūlādhāra cakra, constitue la base, le
socle de tout le système du corps imaginal, du corps mystique du Yogī.
Or le mūlādhāra est aussi le lieu où se trouve endormie, enroulée sur
elle-même comme un serpent, la « esse lovée », la Kualinī, lénergie
divine présente dans le corps du Yogī. Selon les termes de la Gheraa-
Sahitā .–, « la Suprême Déesse, lénergie du soi (ātma-śakti) réside
dans le mūlādhāra où elle repose sous la forme d’un serpent, enroulée trois
fois et demi autour delle-même » (Michaël , ). Le but de toute pra-
tique yogique est de l’éveiller, de la faire remonter le long de la suumnā,
tout en perçant les cakra, jusquau sommet du cne, jusquau sahasrāra
cakra ou padma, le « lotus aux mille tales », point ultime s’opère la
conjonction de Śakti et de Śiva, de lénergie et de la conscience et où le Yogī
jouit de la félicité suprême et obtient limmortalité.
C’est ce système corporel, ce corps-paysage, ce corps-monde que nous
allons retrouver expridans les croyances et les pratiques rituelles et
méditatives des Yogīs.
      :  
Gorakhnāth est, dans la cosmogonie des Nāth Yogīs, fortement associé à la
Terre dont il assure la stabilité et parfois même la création.
Il le fait à partir de sa résidence qui est constamment décrite dans les
textesth comme étant dans le Pātāla, cest-à-dire dans lun des sept mon-
des souterrains de lœuf cosmique. Loin dêtre « infernal », le Pātāla est « le
domaine des Nāga et dautres êtres mythiques, égal au ciel en beauté ».
. Comme lécrivent Renou et Filliozat (, I, §), « la moitinférieure [du
brahmâa ou œuf de Brahman] se divise parallèlement [à la moitié supérieure] en les sept
étages du pâtâla ou régions souterraines’ (connu depuis lépopée, le mot désigne aussi lune
     
  ,   
C’est depuis le Pātāla que, selon les Nāth, Gorakhnāth devient lauxi-
liaire de Viu dans le processus de recréation qui suit le pralaya, la grande
dissolution qui rythme la succession des ères. Tout dabord, contrairement
aux récits purāiques et épiques, Gorakhnāth est toujours présent dans le
Pātāla malgle pralaya. Or « quand la n du yuga est arrivée, le feu du
Temps brûle le monde, montagnes, mers, îles, rochers, forêts et bois, consu-
mant le monde des Serpents et les habitants du Pātāla » (Mahā-Bhārata
., cité in Biardeau , ). On pourrait imaginer Gorakhnāth rési-
dant avec toutes « les âmes qui ont, grâce aux pratiques yogiques, obtenu
leur libération, reste[r] dans le tapoloka et le brahmaloka », « les mondes
les plus hauts dans lœuf cosmique [] résident durant le pralaya les âmes
des adeptes qui ont réalisé labsolu » (White , ). Mais cest pourtant
bien dans le Pātāla que Viu se rend : « When Vishnu came out from the
lotus [sic] at the creation of all things, Gorakhnâth was in Patâla [sic] or
the lower regions. Vishnu, terried at the waste of waters, went to Patâla,
and implored the aid of Gorakhnâth, who, in pity for the deity, gave him a
handful of ashes from his eternal re (dhuni) and told him that, if he sprin-
kled the dust over the water, he would create the world » (Crooke , III,
, article « Kanphata »).
«Viu vit le monde vide » (MBh ..a). Le récit épique ne le fait
pas « implorer Gorakhnāth » mais « se mettre en état de concentration
pour créer » (MBh .., cité in Biardeau , ) : la concentration
du dieu yogin, Viu rāyaa, devient chez les Nāth, matériel appel à
Gorakhnāth. Quant à la pincée de cendres catrice prise au feu ascétique,
elle évoque la combustion du pralaya.
Or ce sont les « restes » de cette combustion, ces cendres, qui forment le
corps de Śea, le serpent originel ottant sur locéan cosmique et sur lequel
dort Viu entre deux périodes de création. Śea est, en eet, « le reste »,
formé du « reste » de lincendie cosmique, que M. Biardeau (, I, )
décrit comme un immense sacrice funéraire, Śea étant comme « le reste
sacriciel du monde », « promesse de la renaissance à venir ». Mais M. Biar-
deau (, ) le dit aussi : « Śea est blanc, et les comparaisons poétiques
qui décrivent sa blancheur ne sauraient faire oublier qu’elle ressemble avant
tout à celle de Śiva et des ascètes śivaïtes au corps enduit de cendres ».
Ce Śea cend c’est aussi celui qui, toujours selon lépopée (MBh,
Ādiparvan), s’adonne à lascétisme de telle façon que « Brah, pleased
de ces régions), domaine des Nâga et dautres êtres mythiques, égal au ciel’ en beauté. Sous
le pâtâla, [se trouve] le naraka, lenfer proprement dit ».
with so great devotion, enjoined Śesha to bear the earth. From that moment
Śesha carries the earth on his head, enveloping her with his endless coils »
(Vogel , ).
Cette série dassociations entre le Pātāla, Gorakhnāth, Śea, les cen-
dres, la création et la destruction trouve une expression englobante dans
un petit livret édité par lesth, qui explique que « Śrīnāthjī [Gorakhnāth]
ayant placé ses empreintes de pied (cara pādukā, sandales) au septième
Pātāla, plaça sur ces sandales Śeaga, sur Śeaga un taureau blanc,
sur le taureau blanc un lion, sur le lion un trident et sur les pointes du tri-
dent il xa la terre » (Cet Machandar , ).
Lassociation est plus directe encore dans larmation rapportée par
H.A. Rose (, I, ) du Panjab selon laquelle Gorakhnāth serait la forme
prise par Śea Nāga au Kali Yuga.
   :    
Le lien des Nāth Yogīs et du premier dentre eux Gorakhnāth, avec les Nāga,
les divinités-serpents, n’est néanmoins pas dépourvu d’ambiguïté : la proxi-
mité se dit le plus souvent en termes de contrôle.
Précisons tout dabord que le Pātāla est aussi le domaine des Nāga.
Divinités gardiennes des tsors, les Nāga sont associés aux mondes souter-
rains et aquatiques, des mondes qui cachent des richesses tant matérielles
que spirituelles. Les joyaux sans nombre dont sont ornés leurs palais au
fond des eaux ont aussi une dimension symbolique. La dévotion populaire
que vèlent les nombreux sanctuaires qui leur sont diés, notamment
en Inde du Sud, voit dans les Nāga des détenteurs de pouvoirs occultes.
Ces pouvoirs, qui sont aussi ceux que briguent les Nāth Yogīs, peuvent
être suggérés par leur particularités physiques : changer de peau, cest jouir
dune vie renouvelée, maîtriser le temps, être immortel.
Cependant ces ga tenteurs et potentiellement dispensateurs de
richesses et notamment de la fertilité qu’assurent les eaux terrestres ou
. Cf. Younger ,  : « South Indian oen set up small shrines called nākarācas
[sic] or snake-kings under grand trees, near natural rock formations, and beside anthills.
ese shrines are thought to provide a channel of communication with what is considered
an underground world of hidden power. e snake in this context is a symbol not only of
hidden power but also, and more specically, of the power of sexuality and fertility ».
. Vogel ,  : « [...] the belief that this casting o of the old skin meant a rene-
wal of life. In a Brāhmaa text which is quoted by Winternitz it is said : ‘For this reason the
snakes cast o their old skin for they have conquered death’ ».
     
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