GRoTTES ET TomBES : LES AFFINITÉS DES NĀTH

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GROTTES ET TOMBES :
LES AFFINITÉS DES NĀTH YOGĪS
AVEC LE MONDE SOUTERRAIN*
Véronique Bouillier
Exploring what links the Nāth Yogīs to the subterranean world, this
articles focuses on the relationships between two underground chambers : the guphā, the meditation cave, and the samādhi, the burial place
(where the Yogī is supposed to remain eternally in ecstatic state). It looks
also at the different myths connecting Gorakhnāth and the Yogīs to the
subterranean serpent-deities, the Nāgas. Relying on texts, myths and
current Nāth practices, the article shows how these manifold connections take their meaning from common references to body symbolism.
L
es ascètes, les ermites, ont choisi souvent la solitude de grottes ou
de cavernes retirées du monde pour s’adonner à leurs pratiques méditatives. Anachorètes chrétiens, religieux bouddhistes et ascètes hindous
partagent la même quête du « désert », d’un lieu à l’écart des hommes et proche de la nature, que l’abri de rochers, la caverne symbolisent à merveille.
La présence de la rhétorique de la grotte chez ces ascètes hindous shivaïtes que sont les Nāth Yogīs est plus fondamentale encore. Ce sont eux qui
offrent l’ensemble le plus complexe et le plus articulé de croyances mettant
en relation pratiques ascétiques et spatialité, eux qui donnent le mieux à
voir le sens caché derrière des comportements souvent spectaculaires. Si
certains usages ou croyances sont partagés par l’ensemble des ascètes hindous, comme l’inhumation, ce sont les Nāth Yogīs qui, me semble t-il, les
incarnent de la façon la plus exemplaire.
Nous verrons ainsi ce thème de la grotte associé à tout un ensemble de
croyances qui ont trait au monde souterrain, aux conceptions du corps, de la
* Une première version de ce texte fut exposée lors du colloque « Sand, Stones, and
Stars. Nature in the Religious Imagination » organisé en avril 2006 à Yale University
(Council on East Asian Studies) par Phyllis Granoff: je la remercie vivement ainsi que
tous les participants au colloque.
Rivista di Studi Sudasiatici iII, 2008, 33–48
34 riss iII, 2008 ∙ articoli
mort et de l’au-delà. Nous éclairerons réciproquement la grotte par la tombe,
la guphā (terme qui s’applique aussi bien aux cavernes naturelles qu’aux
caveaux construits), par le samādhi, en progressant par association. Nous
évoquerons successivement le lien des Nāth Yogīs à la Terre, et du premier
d’entre eux, Gorakhnāth, avec le monde souterrain du Pātāla, un monde
peuplé de divinités-serpents, les Nāga, avec lesquels Gorakhnāth et les Yogīs
ont bien des affinités. Nous envisagerons ces affleurements du monde souterrain que sont les grottes et les cavernes et leurs rapports métaphoriques
au corps du Yogī : la grotte, matrice initiatique et projection de la voûte
crânienne, lieu du Vide où naît l’Illumination. Pour le Yogī plongé dans
l’extase, la grotte devient tombeau, selon le double sens du mot samādhi.1
Enseveli vivant, il atteint l’immortalité. Le culte rendu aux tombes des Yogīs
y affirme leur éternelle présence, leur retour au sein de la terre comme infinie absorption en eux-mêmes.
CORPS ET NATURE : LA TERRE
La cohérence et la richesse des représentations liées au motif de la grotte chez
les Nāth Yogīs tient à mon sens à la spécificité de leur imaginaire du corps
et à la centralité de cet imaginaire dans leur univers rituel, métaphysique ou
légendaire. Leur système corporel repose sur le Haṭha Yoga dont leur fondateur, Gorakhnāth, passe pour le propagateur. Les Nāth Yogīs sont en fait les
héritiers de tout un courant shivaïte hétérodoxe qui s’est incarné à partir du
XII ou XIIIe siècle dans la figure quasi légendaire de Gorakhnāth ; les ouvrages en sanskrit ou en langues vernaculaires qui lui sont attribués, détaillent
les conceptions du corps et décrivent les exercices physiques et mentaux pour
lesquels les Yogīs sont bien connus et qui se diffuseront ensuite plus largement dans tout le monde mystique médiéval, allant plus tard s’épanouir dans
les innombrables centres de Yoga de notre univers contemporain globalisé.
De ces conceptions du corps, je ne vais rappeler que ce qui importe à mon
propos ici. C’est d’une part l’homologie entre microcosme et macrocosme et
la porosité des frontières : le corps appartient à la nature et est constitué des
mêmes éléments, toute action sur le corps peut avoir des conséquences sur
le cosmos et inversement. Nombre des pouvoirs attribués aux Yogīs ont leur
1. En hindi comme en sanskrit. L’étymologie sanskrite est la suivante, en résumant
Monier-Williams (1899, 1159) : « sam-ādhi, m., putting together, joining or combining with
[...], fixing the mind on, attention [...], concentration, profound meditation (eighth and last
stage of Yoga) […], a sanctuary or tomb of a saint ».
bouillier ∙ grottes et tombes
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source dans ce contrôle opéré sur la nature, telle qu’elle est présente dans le
corps. D’autre part, selon la physiologie mystique popularisée par le Haṭha
Yoga, le corps est parcouru d’un réseau de canaux dans lesquels circulent les
souffles vitaux, prāṇa. Le principal de ces canaux, la suṣumnā, allant de la
base du tronc au sommet du crâne, porte un ensemble de centres étagés, les
« roues » ou cakra, dont le nombre varie selon les traditions et les textes. Or
le premier des cakra, le mūlādhāra cakra à la base de la suṣumnā, est associé à l’élément Terre (Pṛthvī). Le mūlādhāra est d’ailleurs appelé également
bhūmaṇḍala, le maṇḍala de la terre (Briggs 1973, 311). Et on doit le visualiser
comme un carré jaune au centre d’un lotus à quatre pétales. La terre contenue
dans le corps du Yogī, présente dans le mūlādhāra cakra, constitue la base, le
socle de tout le système du corps imaginal, du corps mystique du Yogī.
Or le mūlādhāra est aussi le lieu où se trouve endormie, enroulée sur
elle-même comme un serpent, la « déesse lovée », la Kuṇḍalinī, l’énergie
divine présente dans le corps du Yogī. Selon les termes de la GheraṇḍaSaṃhitā 3.44–45, « la Suprême Déesse, l’énergie du soi (ātma-śakti) réside
dans le mūlādhāra où elle repose sous la forme d’un serpent, enroulée trois
fois et demi autour d’elle-même » (Michaël 1974, 206). Le but de toute pratique yogique est de l’éveiller, de la faire remonter le long de la suṣumnā,
tout en perçant les cakra, jusqu’au sommet du crâne, jusqu’au sahasrāra
cakra ou padma, le « lotus aux mille pétales », point ultime où s’opère la
conjonction de Śakti et de Śiva, de l’énergie et de la conscience et où le Yogī
jouit de la félicité suprême et obtient l’immortalité.
C’est ce système corporel, ce corps-paysage, ce corps-monde que nous
allons retrouver exprimé dans les croyances et les pratiques rituelles et
méditatives des Yogīs.
LES YOGĪS ET LE MONDE SOUTERRAIN : MYTHES FONDATEURS
Gorakhnāth est, dans la cosmogonie des Nāth Yogīs, fortement associé à la
Terre dont il assure la stabilité et parfois même la création.
Il le fait à partir de sa résidence qui est constamment décrite dans les
textes Nāth comme étant dans le Pātāla, c’est-à-dire dans l’un des sept mondes souterrains de l’œuf cosmique. Loin d’être « infernal », le Pātāla est « le
domaine des Nāga et d’autres êtres mythiques, égal au ciel en beauté ».2
2. Comme l’écrivent Renou et Filliozat (1985, I, §1126), « la moitié inférieure [du
brahmâṇḍa ou œuf de Brahman] se divise parallèlement [à la moitié supérieure] en les sept
étages du pâtâla ou ‘régions souterraines’ (connu depuis l’épopée, le mot désigne aussi l’une
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C’est depuis le Pātāla que, selon les Nāth, Gorakhnāth devient l’auxiliaire de Viṣṇu dans le processus de recréation qui suit le pralaya, la grande
dissolution qui rythme la succession des ères. Tout d’abord, contrairement
aux récits purāṇiques et épiques, Gorakhnāth est toujours présent dans le
Pātāla malgré le pralaya. Or « quand la fin du yuga est arrivée, le feu du
Temps brûle le monde, montagnes, mers, îles, rochers, forêts et bois, consumant le monde des Serpents et les habitants du Pātāla » (Mahā-Bhārata
3.272, cité in Biardeau 1976, 126). On pourrait imaginer Gorakhnāth résidant avec toutes « les âmes qui ont, grâce aux pratiques yogiques, obtenu
leur libération, reste[r] dans le tapoloka et le brahmaloka », « les mondes
les plus hauts dans l’œuf cosmique [où] résident durant le pralaya les âmes
des adeptes qui ont réalisé l’absolu » (White 2002, 200). Mais c’est pourtant
bien dans le Pātāla que Viṣṇu se rend : « When Vishnu came out from the
lotus [sic] at the creation of all things, Gorakhnâth was in Patâla [sic] or
the lower regions. Vishnu, terrified at the waste of waters, went to Patâla,
and implored the aid of Gorakhnâth, who, in pity for the deity, gave him a
handful of ashes from his eternal fire (dhuni) and told him that, if he sprinkled the dust over the water, he would create the world » (Crooke 1896, III,
153, article « Kanphata »).
«Viṣṇu vit le monde vide » (MBh 3.272.41a). Le récit épique ne le fait
pas « implorer Gorakhnāth » mais « se mettre en état de concentration
pour créer » (MBh 3.272.43, cité in Biardeau 1976, 128) : la concentration
du dieu yogin, Viṣṇu Nārāyaṇa, devient chez les Nāth, matériel appel à
Gorakhnāth. Quant à la pincée de cendres créatrice prise au feu ascétique,
elle évoque la combustion du pralaya.
Or ce sont les « restes » de cette combustion, ces cendres, qui forment le
corps de Śeṣa, le serpent originel flottant sur l’océan cosmique et sur lequel
dort Viṣṇu entre deux périodes de création. Śeṣa est, en effet, « le reste »,
formé du « reste » de l’incendie cosmique, que M. Biardeau (1981, I, 241)
décrit comme un immense sacrifice funéraire, Śeṣa étant comme « le reste
sacrificiel du monde », « promesse de la renaissance à venir ». Mais M. Biardeau (1976, 127) le dit aussi : « Śeṣa est blanc, et les comparaisons poétiques
qui décrivent sa blancheur ne sauraient faire oublier qu’elle ressemble avant
tout à celle de Śiva et des ascètes śivaïtes au corps enduit de cendres ».
Ce Śeṣa cendré c’est aussi celui qui, toujours selon l’épopée (MBh,
Ādiparvan), s’adonne à l’ascétisme de telle façon que « Brahmā, pleased
de ces régions), domaine des Nâga et d’autres êtres mythiques, égal au ‘ciel’ en beauté. Sous
le pâtâla, [se trouve] le naraka, l’enfer proprement dit ».
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with so great devotion, enjoined Śesha to bear the earth. From that moment
Śesha carries the earth on his head, enveloping her with his endless coils »
(Vogel 1924, 292).
Cette série d’associations entre le Pātāla, Gorakhnāth, Śeṣa, les cendres, la création et la destruction trouve une expression englobante dans
un petit livret édité par les Nāth, qui explique que « Śrīnāthjī [Gorakhnāth]
ayant placé ses empreintes de pied (caraṇ pādukā, sandales) au septième
Pātāla, plaça sur ces sandales Śeṣa Nāga, sur Śeṣa Nāga un taureau blanc,
sur le taureau blanc un lion, sur le lion un trident et sur les pointes du trident il fixa la terre » (Cet Machandar 2004, 11).
L’association est plus directe encore dans l’affirmation rapportée par
H.A. Rose (1919, I, 191) du Panjab selon laquelle Gorakhnāth serait la forme
prise par Śeṣa Nāga au Kali Yuga.
YOGĪS ET NĀGA : KUṆḌALINĪ ET ŚEṢA NĀGA
Le lien des Nāth Yogīs et du premier d’entre eux Gorakhnāth, avec les Nāga,
les divinités-serpents, n’est néanmoins pas dépourvu d’ambiguïté : la proximité se dit le plus souvent en termes de contrôle.
Précisons tout d’abord que le Pātāla est aussi le domaine des Nāga.
Divinités gardiennes des trésors, les Nāga sont associés aux mondes souterrains et aquatiques, des mondes qui cachent des richesses tant matérielles
que spirituelles. Les joyaux sans nombre dont sont ornés leurs palais au
fond des eaux ont aussi une dimension symbolique. La dévotion populaire
que révèlent les nombreux sanctuaires qui leur sont dédiés, notamment
en Inde du Sud, voit dans les Nāga des détenteurs de pouvoirs occultes.3
Ces pouvoirs, qui sont aussi ceux que briguent les Nāth Yogīs, peuvent
être suggérés par leur particularités physiques : changer de peau, c’est jouir
d’une vie renouvelée, maîtriser le temps, être immortel.4
Cependant ces Nāga détenteurs et potentiellement dispensateurs de
richesses et notamment de la fertilité qu’assurent les eaux terrestres ou
3. Cf. Younger 1995, 171 : « South Indian often set up small shrines called nākarācas
[sic] or snake-kings under grand trees, near natural rock formations, and beside anthills.
These shrines are thought to provide a channel of communication with what is considered
an underground world of hidden power. The snake in this context is a symbol not only of
hidden power but also, and more specifically, of the power of sexuality and fertility ».
4. Vogel 1924, 284 : « [...] the belief that this casting off of the old skin meant a renewal of life. In a Brāhmaṇa text which is quoted by Winternitz it is said : ‘For this reason the
snakes cast off their old skin for they have conquered death’ ».
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célestes, sont aussi venimeux. Ce venin que Śiva peut absorber et maîtriser,
« ce viṣa, est du feu sous une forme liquide, celui du Temps destructeur,
Kālāgni, qui émane de Śiva lors de la dissolution des mondes » (Bhattacharya 2007, XVI). L’ambivalence des Nāga dans leur rapport à la nature
n’est pas sans lien avec les pouvoirs dont sont crédités les Nāth dans les
nombreux récits légendaires qui les montrent faisant reverdir la végétation
desséchée ou au contraire noyant leurs ennemis sous le feu ou l’eau.
Les Nāga dispensateurs de pluie figurent dans un des récits fondateurs
du culte de Gorakhnāth au Népal. Pour se venger des habitants de la Vallée de Kathmandu qui l’avait mal reçu, ou bien dans le désir d’obliger son
guru Matsyendranāth à venir — les versions diffèrent (Locke 1973 et 1980)
— Gorakhnāth aurait rassemblé les neuf principaux Nāga qui d’ordinaire
apportaient pluies et fertilité à la Vallée, et les auraient immobilisés en faisant d’eux son siège ! La sécheresse sévit pendant douze ans, jusqu’à ce que
Matsyendranāth, imploré par les habitants et leur roi, apparaisse et que
Gorakhnāth se lève pour l’accueillir, libérant ainsi les Nāga.
Ce pouvoir sur les Nāga n’est pas réservé au seul Gorakhnāth. Les Yogīs
dans leur ensemble sont réputés remédier aux morsures de serpents et certains groupes apparentés aux Nāth comme les Kālbeliyā ou les Sepala sont
connus comme charmeurs de serpents (Briggs 1973, 59–61). Mais le héros
Nāth le plus célèbre de ce point de vue est sans conteste Gogā : bien que
son épopée soit consacrée avant tout à ses hauts-faits martiaux, la dévotion
populaires d’adresse de préférence à celui qui est présenté comme « divinité
des serpents » (sārpon ka devatā, Simha s.d. 10) et qui protège de leurs morsures. Or Gogā a une naissance compliquée : promis par Gorakhnāth à la
reine Bachal, il se trouve être la réincarnation de Janamejaya dont le père fut
tué par le Nāga Takṣaka et qui veut en tirer vengeance. L’hostilité entre les
Nāga et le futur Gogā est telle que ceux-ci essaient de le tuer avant même sa
naissance : il sort alors du ventre de sa mère et menace le roi des Nāga d’aspirer tout son venin. Le Nāga se soumet et promet à Gogā son aide (Temple
1885, I, 121 ; Lapoint 1978, 290). Gogā est toujours représenté comme l’est Śiva
dans l’iconographie populaire, un serpent autour du cou, le protégeant de
son capuchon. Maître des Nāga, on l’appelle parfois le dieu-serpent.
Lorsqu’on passe du rôle de Śeṣa Nāga dans le macrocosme au microcosme du corps se dessine une forte analogie entre ce dernier et la Kuṇḍalinī,
l’énergie lovant ses huit anneaux5 à la base de la colonne vertébrale. Comme
5. Gorakṣa-Śataka 30 (Michaël 2007, 43). La Gheraṇḍa-Saṃhitā parle, nous l’avons
vu, de trois anneaux et demi de même que la Śiva-Saṃhitā 5.57.
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le dit la Haṭha-Yoga-Pradīpikā (HYP 3.1, cité in Michaël 1974, 163) : « De
même que le Chef-des-Serpents [Śeṣa] est le support des diverses régions
de la Terre avec ses montagnes et ses forêts, de même Kuṇḍalinī est le support de toutes les méthodes du yoga ». G.W. Briggs (1973, 311) est plus clair
encore : « She [Kuṇḍalinī] is the support of the body as Śeṣā of the earth
». Continuant les analogies, il précise : « She is to be meditated upon, here
[in the mūlādhāra cakra] as a girl of sixteen in full bloom (Bālāsūndarī) »
; or Bālāsundarī est la déesse qui préside aux rites d’initiation et aux rites
funéraires des Nāth Yogīs. Figurée par une lampe continûment allumée
(akhaṇḍ jot), placée au centre du maṇḍala tracé lors de ces rituels, elle est
aussi appelée Yogmāyā ; elle représente la voie d’accès à l’illumination.
Peut-on voir dans la relation entre Gorakhnāth et Śeṣa Nāga, entre
Gogā et les Nāga, entre les Yogīs en général et les serpents, une métaphore
de la relation entre le Yogī et la Kuṇḍalinī, du contrôle qu’il doit exercer
sur la Kuṇḍalinī lovée à l’intérieur de son corps, qu’il doit « éveiller » pour
la faire se dresser et s’élever le long de la suṣumnā jusqu’au point ultime de
sa fusion avec Śiva ? « En le saisissant par la queue, [il] doit éveiller ce reptile assoupi. Par le Haṭha Yoga, la Śakti est forcée de quitter son sommeil
et se dresse vers le haut » (HYP 3.111). Comme l’énonce la Yogakuṇḍalinī
Upaniṣad 74 : L’énergie-lovée monte ensuite / jusqu’au centre aux mille
pétales ; / elle abandonne alors les huit éléments / l’Eau, la Terre, l’Air, le
Feu, l’Ether / la Pensée, l’Intelligence, l’Ego, / s’emparant de l’Oeil, de la
Pensée et du Souffle / Les tenant étroitement embrassés, elle atteint Śiva ;
/ s’emparant enfin de Śiva lui-même / elle se dissout dans le Centre aux
mille pétales ! » (Varenne 1971, 102). Kuṇḍalinī assoupie « obstrue de sa
tête l’entrée de la voie qu’il faut emprunter pour gagner le séjour du Brahman » (HYP 3.106), éveillée, elle permet « d’ouvrir de force la porte de
la libération » (HYP 3.105). Elle a ainsi « la double fonction du serpent
gardien des trésors. Accorder le bien suprême à ceux qui sont dignes de la
conquérir, et écarter les fous et les ignorants » (Michaël 1974, 206).
DU PĀTĀLA AUX GUPHĀ : GROTTES INITIATIQUES
Remarquons que pātāla peut être aussi un nom commun et avoir le sens
de « excavation, hole in the earth » (Monier-Williams 1899, 616). Par un
glissement parallèle, passons du Pātāla en tant que Séjour souterrain, domaine partagé par Gorakhnāth et les Nāga, aux multiples lieux que les
Nāth Yogīs aussi bien dans leurs légendes que dans leurs pratiques actuelles se trouvent fréquemment occuper : ces guphā qui sont grottes, passages
souterrains, cavernes rocheuses ou caveaux maçonnés.
40 riss iII, 2008 ∙ articoli
Nombreuses sont les légendes dans lesquelles les héros Nāth passent
par des sorte d’ordalies et sont ensevelis, disparaissent dans des trous, des
puits, sont recouverts de sable, de terre, de fumier, ou bien s’enferment
eux-mêmes. Ils se cachent ou bien sont dissimulés, enfouis, ils disparaissent en tous cas pour un temps avant d’être, le plus souvent, découverts,
mis au jour, par Gorakhnāth ou un autre guru, qui les prend alors pour
disciple. Citons en exemple le sort tragique de Pūraṇ Bhagat, accusé
injustement d’outrage par sa belle-mère, mutilé par son père qui lui fait
couper les mains et les pieds, et le fait jeter au fond d’un puits. Il en est
retiré par Gorakhnāth qui lui restitue se membres et l’initie comme Nāth.
Gorakhnāth lui-même naît d’une poignée de cendres jetée dans une fosse
par une femme stérile que le grand Siddha Matsyendranāth voulait favoriser. Méfiante et mal conseillée, elle jette le don du Siddha dans la fosse aux
déchets du village. Revenant douze ans plus tard, Matsyendranāth fait sortir l’enfant du fond de sa fosse et l’emmène avec lui. Quant à Jālandhara,
tout guru qu’il soit, il est jeté par son disciple récalcitrant, Gopī Cand,
au fond d’un puits, recouvert de crottin de cheval, mais y séjourne sans
encombre, par la force de son yoga.
Les grands sanctuaires Nāth sont tous associés à des grottes, des
chambres souterraines qui auraient abrité les grands gurus de la secte : au
Népal, à Gorkha, sous le palais royal, une anfractuosité de la roche abrite
la grotte où aurait médité Gorakhnāth et qui maintenant est le cœur du
sanctuaire. A Haridvar, dans le temple principal du monastère, la grotte
de Bhartṛhari communique paraît-il directement et souterrainement avec
l’autre grotte du Siddha à Ujjain. C’est aussi un chemin souterrain qui
part du monastère de Jhunjhunu au Rājasthān, mais cette fois en direction
d’une dargāh : nous y retrouvons les Nāga, car on raconte que le chemin
était illuminé par les Nāgas « porteurs de joyaux », māṇidhārī !
Actuellement, tous les monastères Nāth que j’ai pu visiter ont une pièce
souterraine plus ou moins secrète. On voit une volée d’escalier s’enfoncer
sous le sol depuis le sanctuaire principal, ou bien on devine un corridor
obscur menant à une pièce à demi-enfouie. Parfois, il s’agit d’un véritable
sanctuaire rupestre (comme à Kadri au Karnataka). Ces lieux peuvent être
utilisés pour les cérémonies d’initiation. Ils sont aussi associés à des rituels
tantriques, souvent dédiés à Bhairav ou à la Déesse, comme le suggère la cave
que j’ai pu voir à Fatehpur, ayant pour tout décor une tête de tigre empaillée.
C’est là aussi que se font les rites secrets propres à la secte comme certains
rites funéraires. Mais surtout c’est l’emplacement privilégié pour méditer,
pour pratiquer l’ascèse yogique. Cela s’accorde aux recommandations de la
HYP : « Le Haṭha Yogin doit [...] pratiquer à l’intérieur d’une petite cellule de
bouillier ∙ grottes et tombes
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la dimension d’un arc6 » (HYP 1.12). « La cellule doit avoir une petite porte ;
être sans fenêtre, sans trou ni fissure, ni trop haute ni trop basse » (HYP 1.13).
Je précise cependant que le texte sanskrit emploie ici le terme maṭha (qui
désigne ailleurs un monastère) pour qualifier cette cellule construite.
L’enfermement dans un espace clos, l’enfouissement dans une guphā,
qu’il s’agisse d’une grotte naturelle, d’un cave souterraine, d’un puits, renvoie de toute évidence au motif universel de la matrice et à la métaphore
de la naissance initiatique. Pénétrer dans un puits, dans une grotte évoque
le processus de regressus ad uterum dont le Yogī émerge par une nouvelle
naissance de même que le sacrifiant védique doit « se donner un corps
sacrificiel » en se soumettant dans une hutte sacrificielle à une dīkṣā, une
cuisson qui est une gestation, pendant laquelle l’homme adopte un comportement fœtal.7
Nous somme très proches ici de ces lieux évoqués par R. Stein (1988),
les « grottes-matrices », en particulier la grotte de Ca-Ri au Tibet oriental dans laquelle on pénètre par une étroite fente assimilée au yoni de la
déesse, pour pouvoir renaître purifié et accéder à la sainteté, à l’immortalité, ou à certains pouvoirs.
Très explicitement, une publication des Yogīs décrivant la grotte de
Bhartṛhari, une anfractuosité sous le principal monastère Nāth de Haridvar, la qualifie de bhūgarbha, « terre-matrice » (Vilāsnāth 2001, 12). C’est ici
que le Siddha s’adonna à l’ascèse, c’est pour lui, dit encore le document, un
tapaḥsthalī, un lieu où il s’est voué à l’ascèse.
Cependant la renaissance permise par le passage dans la grotte matricielle n’est assurée que par les pratiques qui l’accompagnent : le Yogī,
l’ascète, suit la voie du yoga jusqu’à atteindre l’ultime étape de sa méditation. Son itinéraire est semblable à celui de l’initié dans la « grotte de la
naissance » ou « matrice de l’Auguste Mère » étudiée au Cambodge par F.
Bizot : « l’odyssée intestine de l’initié puis son expulsion par l’utérus de la
montagne exprimaient donc plus qu’une simple réjuvénation » (Bizot 1980,
256). Il y apprenait des techniques psycho-physiologiques qui sont celles
du yoga, notamment les principes de « la respiration embryonnaire en circuit fermé », où « avec la respiration on descend du nez au nombril pour
6. « […] un arc équivaut à quatre hasta », ou quatre fois la distance entre le coude et
l’extrémité du doigt médian (Michaël 1974, 89).
7. Malamoud 1989, 60 : « Sous sa forme la plus élaborée, on le sait, la dīkṣā mime une
gestation : l’homme qui s’y soumet prend la posture du fœtus ; la hutte dans laquelle il est
installé, dans l’obscurité et le silence, lui est comme une matrice ».
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remonter ensuite jusqu’à la ‘fontanelle’ (le ‘Trou de Brahmā’) où s’ouvre
la Porte du Nirvāṇa » (Stein 1988, 54). Ainsi conclut Bizot (1980, 257) : « les
rites d’initiation qui avaient lieu dans la Grotte de la Naissance étaient
donc vécus par le Yogāvacar comme le moyen de rompre le cycle des existences, comme la préparation, l’entraînement [...] à la vraie renaissance qui
succède à la mort du fidèle ».
Que le séjour souterrain soit le lieu et le temps où se produisent l’illumination, la jouissance de l’absolu, c’est ce que dit aussi à sa manière un
petit récit hagiographique, raconté par les Nāth du Rājasthān. Le supérieur
du monastère de Jhunjhunu était un grand Yogī du nom de Cañcālnāth.
Un jour, une femme lui amena son fils atteint de la lèpre pour qu’il le guérisse. Cañcālnāth perdu dans sa méditation et se méprenant sur la phrase
de la femme, crut qu’elle lui apportait un présent et lui dit : « Jette-le dans
la guphā ». Elle obéit. Lorsqu’elle revint six mois plus tard demander des
nouvelles de son fils, Cañcālnāth comprit la méprise et fit ouvrir la grotte :
l’enfant était assis en parfaite santé. Il expliqua que tous les jours une
sucrerie et un peu d’eau apparaissaient devant lui, que lui-même était
plongé dans une profonde extase et une joie surnaturelle.
Outre la métaphore initiatique de la matrice, la grotte prend, chez les
Yogīs tout spécialement, une autre valeur qui explique davantage encore
son importance dans la quête spirituelle qu’ils entreprennent : on peut y
voir, en suivant D. White (1996, 333 ; 2002), une métaphore de la voute crânienne. C’est en effet au sommet du crâne que se trouve dans les conceptions
yogiques du corps, le dernier cakra, le sahasrāra cakra, le lotus aux mille
pétales, situé précisément au brahmarandhra, ou ouverture de Brahmā et
emplacement de la fontanelle. Là, le Yogī parvenu au terme de son ascèse,
expérimente l’union de Śiva et de Śakti (la Kuṇḍalinī), et connaît la plénitude de l’état de non-dualité. Ce brahmarandhra est qualifié dans un texte
Nāth de « brahmarandhra guphā » (Trivedī 1990, 128).
L’analogie entre grotte et voute crânienne est développé aussi dans la HYP
3.52–53 : « Au sommet du Mt Meru, est une cavité évidée à l’intérieur, recouverte de neige. C’est là, affirme le Sage, qu’est la Réalité [...] Cet espace creux est
générateur de la Connaissance [... Il est] vide immaculé (śūnye nirañjane) ».8
Le Mont Meru, l’axe du monde, correspond au niveau du microcosme à l’axe
du corps humain. « La neige ou rosée est ‘l’eau de la lune’ (somakalājala),
8. Michaël 1974, 183. La traduction de Bhatt, souvent plus proche du commentaire,
dit ceci : « On the top of the Meru (vertebral column), concealed in a hole, is the Somarasa
(nectar of Candra) » (Bhatt 2004, 42).
bouillier ∙ grottes et tombes
43
le soma ou sécrétion lunaire » (Michaël 1974, 184). Le commentaire de
Brahmānanda explique que le Soi Suprême est situé au point le plus haut de
la voute crânienne, dans cet espace vide qui est absolument pur.
Cette correspondance microcosme/macrocosme est développée par D.
White à propos des nombreuses grottes qui trouent les pics du site sacré de
Girnar au Gujarat. Et il évoque une autre association encore :
Dans les traditions médiévales des Siddha [dont les Nāth Yogīs peuvent
être les héritiers], une grotte montagneuse était la réplique macrocosmique
de la voute crânienne du yogin en méditation aussi bien que la chambre
haute d’un appareil alchimique mesocosmique à l’intérieur duquel l’alchimiste se transformait lui-même en opus alchemicum. (White 2002, 208)
On peut voir dans la grotte ou dans la cave dans laquelle le Yogī va poursuivre solitaire sa démarche méditative, un espace matriciel mais aussi la
projection extérieure, la matérialisation symbolique de l’absolu qu’il doit
atteindre, de cet espace transcendant qui est le Vide suprême, Śūnya.9 Comme le dit encore la HYP 4.56 : « Vide à l’intérieur et vide à l’extérieur, comme
une jarre vide dans l’espace. Plénitude à l’intérieur et plénitude à l’extérieur
comme une jarre immergée dans l’océan ».
C’est alors que le Yogī en méditation, ayant coupé toutes ses attaches,
« ayant l’apparence d’un mort », est libéré ou « unifié en samādhi ».
«Libre de toutes les conditions d’existence et exempt de toute pensée, le
yogin demeure immobile, ayant l’apparence d’un mort : il est libéré, cela ne
fait aucun doute » (HYP 4.107).
TOMBES ET IMMORTALITÉ
C’est avec le double sens du mot samādhi qu’il faut conclure ce voyage yogique dans et sous la terre. Le samādhi est la dernière étape dans la voie du
Yoga, l’aboutissement de toute pratique, l’état de plénitude, d’immersion
dans l’absolu, auquel parvient idéalement le Yogī au terme de sa sādhanā.
« Le yogin unifié par le samādhi ne perçoit ni odeur, ni saveur, ni forme, ni
contact, ni sonorité, il ne distingue plus soi-même d’un autre. Il n’est pas
9. Je renvoie aussi aux dialogues entre Gorakhnāth et Kabir rapportés par D.
Lorenzen et U. Thurkral (2005, 173–175), qui voient dans la Terre (ici dharatī) la guphā du
Yogī, et affirment l’identité de la Terre et du Vide : « Cual es su cueva ? [...] Se puede decir
que la Tierra es mi cueva » ; « La tierra es el vacio ».
44 riss iII, 2008 ∙ articoli
dévoré par le temps, il n’est plus ligoté par l’action, il n’est plus vaincu par
qui que ce soit, le yogin unifié par le samādhi [...] Comme le lait versé dans
du lait, comme du beurre clarifié dans du beurre clarifié, du feu dans du
feu, (ne font qu’un), de même au niveau le plus haut, le Connaisseur du Yoga
atteint la Non-dualité pour toujours » (Gorakṣa-Śataka 96–97 et 99, cité in
Michaël 2007). Mais le samādhi c’est aussi le lieu d’inhumation d’un ascète,
sa tombe. Car les Yogis, comme la plupart des ascètes, sont inhumés et non
pas brûlés. Ils ont renoncé à la vie sacrificielle de l’homme ordinaire et ne
peuvent faire cette ultime oblation qu’est la crémation. D’autre part leur
échauffement intérieur, leur tapas a déjà porté leur corps à incandescence, a
brûlé toutes leurs impuretés et leur corps n’a pas besoin de cette ultime purification qu’est le bûcher. Enfin et notamment chez les Yogīs dont la quête
spirituelle est dite en termes d’immortalité, on considère que le corps transmué n’est pas véritablement mort, que le Yogī dans un éternel présent jouit
de la béatitude que lui assure son entrée dans un permanent samādhi.
Ces deux acceptions de samādhi se combinent dans l’usage attesté chez
les Yogīs du jīvit samādhi, du « samādhi vivant », au sens d’ensevelissement
fait du vivant du Yogī. Je suis ici la description du manuel rituel édité par
l’association des Nāth Yogīs basée à Haridvar et intitulée Jīvit (jindā) thal
(bhūmi) men samādhi.10
Quelques Siddha Yogīs prennent leur samādhi en terre vivants. Pour cela
on creuse à six pieds de profondeur et on aménage une cavité (guphā)
de quatre pieds sur quatre. Au moment choisi, les disciples et dévots se
rassemblent. Le Yogī (qui va prendre le samādhi) s’approche de l’orifice
de la fosse, donne à tous sa bénédiction et au moment auspicieux pénètre
dans la guphā. Il s’y assied en padmāsana. Par la puissance de sa respiration yogique, il décide de porter son souffle dans la trikuṭī [au point]
au milieu des sourcils.11 Là son corps passe de l’état grossier à l’état subtil. Il oublie tous les sens. Il détruit guṇa et samskāra. Tout étant oublié
(vismaraṇ), il demeure dans l’état de vacuité et obtient la réalisation du
Soi. A ce moment s’achève toute activité du Yogī dans le monde. Disciples
10. « Samādhi vivant en terre », cité in Vilāsnāth 2004, 16–17.
11. Āpne bhūmadhya [sic pour bhrū] trikuṭī men prāṇa, trikuṭī étant « the three-crested
peak, located in the cranial vault, which is the culminating point of the three channels [nāḍīs]
» (White 1996, 506) ; « Dans la région du triple pic se trouve le monde de Śakti. C’est là que la
Śakti transcendante, la divinité de toutes les créatures femelles, habite le corps en tant qu’omniprésence et causalité universelle » (Siddha-Siddhānta-Paddhati 3.5, cité in White 2002, 194).
Cette trikuṭī étant au milieu des sourcils (bhrūmadhya) se trouve donc à l’ājñā cakra.
bouillier ∙ grottes et tombes
45
et dévots comprennent que leur guru n’est plus, ils s’inclinent et ferment
l’ouverture de la fosse (guphā ka mukh). Puis à cet emplacement les dévots
érigent un samādhi mémoriel et lui rendent hommage.
Le texte évoque ensuite une variante de cette pratique d’ensevelissement.
Une fosse analogue est creusée, le Yogī y prend place mais s’y installe plus
longuement en méditation et fait fermer la fosse de son vivant même. Un
trou est aménagé par lequel on fait passer un petit tuyau par lequel une ou
deux fois par jour on donne de l’eau ou du lait au Yogī reclus. Au bout de
quelques jours les disciples qui restaient rassemblé autour de la fosse et de
l’orifice du tuyau s’aperçoivent que leur maître n’aspire plus eau ou lait. C’est
le signe qu’il a atteint la Délivrance, qu’il a réalisé la nature de son ātman.
Cette réclusion souterraine peut ne pas être définitive mais être une
épreuve ascétique à laquelle se soumettent certains Yogīs. J’en ai connu un
dont les disciples disaient qu’il avait passé une année ainsi enfermé sous
terre, nourri de la façon décrite précédemment par un petit tuyau. Il avait
réapparu au moment annoncé et jouissait d’une considérable réputation.
Je voudrais évoquer un petit sanctuaire au Panjab qui résume bien
ces différentes acceptions de samādhi. Il est dédié à un certain Kalunāth
qui aurait vécu au XVIe siècle. Kalunāth aurait décidé de se faire enfermer vivant dans un petit caveau dans lequel il recevait air et nourriture
par quatre petites ouvertures pratiquées aux angles. Il y serait resté douze
ans à pratiquer donc une discipline rigoureuse et y a connu l’extase du
samādhi. Il est mort dans cette pièce souterraine mais a été enseveli audessous, dans une fosse creusée à cet effet. Nous avons donc superposées
ici, la tombe proprement dite où est enterré Kalunāth, la guphā, la cave
où il pratiquait le yoga et a connu l’extase du samādhi, et maintenant un
monument mémoriel, un cénotaphe, appelé aussi samādhi, une sorte de
plate-forme en ciment muni d’une porte qui donne directement accès à la
chambre souterraine. C’est sur ce cénotaphe que l’officiant rend hommage
à Kalunāth par une pūjā quotidienne.
Ces samādhi sont l’objet de pratiques cultuelles et de croyances qui ne
sont pas toujours dépourvues d’ambiguïté.
Les sépultures des Yogīs ordinaires sont souvent regroupées dans des
sortes de cimetières à proximité de monastères ou bien disposées un peu
au hasard au bord de rivières et sont considérées par les passants avec une
crainte révérencieuse. Nul ne sait exactement dans quel état se trouve l’ascète
enterré et l’idée d’un être éternellement vivant en samādhi, avec son corps
toujours présent et son esprit libre de se déplacer tout autour — du moins
c’est ainsi que la plupart des gens se représentent cette immortalité — ne
46 riss iII, 2008 ∙ articoli
laisse pas d’inquiéter. Les Yogīs déjà redoutés de leur vivant en raison de
leurs supposés pouvoirs exceptionnels, sont encore plus effrayants dans cette
condition de « mort-vivant » : les précautions à prendre évoquent, dans les
croyances populaires, un glissement vers le statut du mauvais mort, le mort
de malemort (également enterré), le mauvais esprit (bhūt-pret).
Mais ce n’est certes pas le cas des « grands » Yogīs, de ceux qui étaient
révérés de leur vivant et dont la sépulture devient le centre d’un culte régulier. Leur éventuelle présence souterraine éternelle attirent les dévots qui
pensent que la Śakti du Yogī imprègne toujours les lieux, que son pouvoir
demeure et que donc il est toujours possible de venir solliciter protection,
bénédiction, faveur. Souvent ces tombes deviennent le cœur d’un établissement monastique. La lignée des descendants spirituels du fondateur
assoit sa légitimité sur la transmission de son pouvoir qui s’ancre autour
du culte de sa tombe. La grande fête votive du monastère célèbre le jour où
le fondateur a prit le samādhi (samādhi lenā) et les foules de fidèles réunis
à l’occasion se pressent autour du sanctuaire central qu’est le tombeau : à
la fois lieu où il est effectivement enseveli et construction mémorielle en
forme de liṅga, de pyramide tronquée ou parfois une simple plate-forme.
Certains de ces samādhi en forme de demi-cylindres évoquent les tombes musulmanes de même que ces monastères offrent des analogies avec
les dargāh sufi, ces lieux saints qui se sont développés autour de la tombe
de célèbres mystiques et que fréquentent des milliers de fidèles venus chercher la baraka du saint, son pouvoir de bénédiction. Comme les utsav des
monastères, les fêtes anniversaires de la mort du fondateur, de son entrée
en samādhi, les urs commémorent dans les dargāh les noces mystiques du
fondateur, sa mort comme union avec Dieu.
La relation complexe avec l’Islam et l’ambivalence avec laquelle est
considérée la pratique de l’inhumation sont à la base de l’étrange histoire
de la mort du héros Nāth Gogā. Nous avons évoqué sa naissance grâce à
la bénédiction de Gorakhnāth et son rapport aux Nāga. Ajoutons que, au
terme de nombreux épisodes guerriers, il est obligé de combattre ses cousins
alliés aux rois musulmans. Il les tue et est alors maudit par sa mère. Désespéré, il demande à la Terre de l’engloutir mais celle-ci refuse arguant que,
en tant qu’hindou il doit être brûlé, que seuls les musulmans sont enterrés.
S’il veut être enterré, il doit apprendre la kalimā, la profession de foi musulmane, avec un saint lui-même ambigu, Hajji Ratan , alias Ratannāth. C’est
ce qu’il fait et la Terre l’avale finalement, lui et sa jument.12 Dans une autre
12. Selon la version de Temple 1885, I, 121 sqq. Voir aussi Bouillier 2004.
bouillier ∙ grottes et tombes
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version, la Terre répond plus logiquement, car, comme nous l’avons vu les
Nāth, à leur mort, sont inhumés et il n’y a donc pas d’impossibilité à leur
mise en terre : « Si tu veux être en terre, ou bien deviens musulman, ou bien
apprends le yoga avec Ratannāth ! » (Rose 1919, I, 181). Nous avons ici une
série étonnante d’équivalences entre enterrement et initiation, entre mort
et initiation et entre la pratique yogique et l’adhésion à l’Islam, toutes deux
en relation avec l’inhumation.
Une légende rapportée par G.W. Briggs montre qu’il s’agit aussi de rivalité : « There was once a dispute between Hindus and Musalmāns as to who
were masters of the earth. To disprove the claims of the latter, Gorakhnāth
sat on the ground, placing his food and belongings beside him, and called
upon the earth to yield to him if he had a share in her. The earth opened and
he sank below the surface of the ground » (Briggs 1973, 39).
On voit au terme de ce parcours que les Yogīs fréquentant un monde
souterrain, aménageant un espace au sein de la Terre, jouant ou luttant
avec les Nāga, manipulent également un univers métaphorique à l’intérieur d’eux-mêmes.
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