SEPTIEME JOURNEE PIERRE GUIBBERT - 16 FEVRIER 2011 1 PEUT-ON SE PASSER DES MANUELS SCOLAIRES ? FAIT RELIGIEUX, PARTAGE DES SAVOIRS ET MANUELS SCOLAIRES GENEVIEVE SION-CHARVET Université d’Artois Est-il judicieux de recourir à une construction et à un partage horizontal des savoirs pour enseigner le fait religieux ? Et ce faisant de se passer des manuels scolaires ? Je tenterai de répondre à cette question à partir de l’analyse du dictionnaire de l’Académie de Créteil, expérience pédagogique menée dans le primaire en 2009-2010 pour laquelle « Près de 600 classes unissent leurs efforts pour réaliser un dictionnaire d’environ 8000 mots soit environ 12 mots par classe, à raison d’une séance par semaine entre novembre et avril. »1 J’ai procédé à partir d’une trentaine d’entrées ou entrées approchantes du « Dictionnaire des faits religieux »2 susceptibles de se trouver dans le dictionnaire des élèves et j’y ai associé les occurrences trouvées dans d’autres termes. Je n’en ai retenu que l’entrée du terme relative au fait religieux. 1 2 Descriptif du projet sur le site de l’Académie de Créteil Sous la direction de Régine Azria et Danièle Hervieu-Léger, (2010) Dictionnaire des faits religieux, PUF. SEPTIEME JOURNEE PIERRE GUIBBERT - 16 FEVRIER 2011 2 PEUT-ON SE PASSER DES MANUELS SCOLAIRES ? I. Les textes fondateurs, 2002 Le 5 novembre 2002, Jacques Chirac, président de la République, parle aux congressistes par la voix de Xavier Darcos, ministre délégué à l’Enseignement scolaire3: « La laïcité est un des principes fondateurs de notre démocratie. Quel sens, quel contenu lui donnons-nous ? Comment l'école de la République doit-elle concevoir son enseignement pour faire vivre la laïcité dans la société française d'aujourd'hui et de demain ? C'est la question à laquelle vous avez entrepris de répondre en organisant, sur la base du rapport remis par Régis Debray, ce séminaire national sur l'enseignement du fait religieux. Je suis heureux de m'associer à ces travaux et d'en saluer les participants. Dans le monde d'aujourd'hui, la tolérance et la laïcité ne peuvent pas trouver de bases plus solides que la connaissance et le respect de l'autre, car c'est du repli sur soi et de l'ignorance que se nourrissent les préjugés et les communautarismes. Renforcer la connaissance des 3 Publié en juin 2003, MEN, Direction http://www.eduscol.fr/D0126/fait_religieux.htm de l’Enseignement scolaire consultable à l’adresse SEPTIEME JOURNEE PIERRE GUIBBERT - 16 FEVRIER 2011 3 PEUT-ON SE PASSER DES MANUELS SCOLAIRES ? religions, améliorer l'enseignement du fait religieux dans l'ensemble des matières concernées au collège et au lycée, suivre ses manifestations dans l'histoire, dans les arts, dans la culture de chacun, tout cela confortera l'esprit de tolérance chez nos jeunes concitoyens, en leur donnant les moyens de mieux se respecter les uns les autres. C'est pourquoi je me réjouis du coup d'envoi que constitue ce séminaire national interdisciplinaire et je salue la naissance de l'Institut européen des sciences des religions, qui réunira nos meilleurs spécialistes ». L’enseignement du fait religieux a donc bien pour objectif un vouloir vivre ensemble dans la société française. Régis Debray donne alors les trois caractéristiques du fait religieux : il est observable, neutre, pluraliste. « L’enseignement du fait religieux n’est pas un enseignement de culture religieuse mais la connaissance des religions fait partie de la culture. Le fait est plus qu’une opinion et le fait de conscience est un fait social total qui déborde le sentiment privé et l’inclination individuelle. C’est cette dimension structurante (certains disent identitaire ou collective) qui lui donne sa place comme objet d’étude dans l’enseignement public. »4 Qu’en est-il de l’incarnation de cette parole officielle dans la pratique à partir de l’analyse de l’expérience de l’Académie de Créteil dans l’enseignement primaire ? II. le dictionnaire des élèves de Créteil, 2010 Morceaux choisis, juin 2010 4 Régis Debray le « fait religieux » ; définitions et problèmes juin 2003 MEN, Direction de l’Enseignement scolaire, consultable sur http://www.eduscol.fr/D0126/fait_religieux.htm SEPTIEME JOURNEE PIERRE GUIBBERT - 16 FEVRIER 2011 4 PEUT-ON SE PASSER DES MANUELS SCOLAIRES ? Cette expérience pédagogique est médiatisée par Le Figaro à partir de la problématique du fait religieux justement. La dépêche de l’AFP, datée du 25 06 2010 annonce : « Un dictionnaire rédigé par 700 classes d'écoles primaires de l'académie de Créteil et contenant quelque 7.000 mots a été mis en ligne. » Le projet officiel de l’Académie de Créteil stipule les enjeux dès septembre 2009 : « …Plus préoccupant encore, le déficit lexical finit par handicaper les apprentissages ultérieurs et par nuire à la capacité d’expression et de communication de l’enfant : ne pas avoir les mots pour s’exprimer est toujours frustrant et favorise souvent l’exclusion, le clanisme ou le recours à la violence… En visant l'élaboration d'un dictionnaire, ce projet revêt une valeur emblématique : il s’agit de réaliser et de s’approprier un outil irremplaçable, associant la manipulation des mots, leur analyse et l’élaboration de leurs définitions. Au final, ce dictionnaire sera mis au service de tous ; disponible en ligne pour toutes les classes de l’académie. Imprimé, il sera remis à chaque classe participante et offert à l’Académie française. » Le dictionnaire n’est pas resté longtemps en ligne et j’ai eu beaucoup de difficulté à en retrouver une version expurgée ces jours derniers. En effet, outre la dépêche de l’AFP, Le Figaro5 publie, assortis de quelques commentaires, quelques extraits de la version numérique : - Je suis arabe et je fais l'Aïde, avec cette erreur corrigée dans la version papier. - Juif, juive : nom commun. Ce sont des personnes dont la religion est le judaïsme. Ils ne croient qu'en un seul dieu. Exemple : Un juif va s'installer dans notre immeuble. - Les chrétiens partent en croisade pour défendre le tombeau du Christ en Terre Sainte. - le dieu Bouddha - ramadan, mois de jeun Un site web d’enseignants remarque6 : « Pape : "Chef religieux qui dirige l'Eglise catholique et qui est le représentant de Dieu sur terre. Lors des cérémonies à la Basilique Saint Pierre à Rome, il porte une mitre sur la tête et il tient une crosse dans sa main. Exemple : Le 25 décembre 800, le pape Léon a couronné Charlemagne empereur. Famille : papal / papale / papaux / papauté. Synonymes : souverain, pontife, Saint Père." Il n'y a bien sûr qu'une seule définition du mot "dieu" (sa polysémie est sans doute moins prégnante que celle du hibouc qui a droit à cinq définitions) : "C'est un être dont les croyants pensent qu'il est au ciel et qu'il veille sur nous. Exemple : Dieu protège 5 Un «dictionnaire des enfants» rattrapé par les préjugés, Natacha Polony, le Figaro, 01/07/2010 6 Site web : Neoprofs, par John, le Sam 26 Juin - 22:22. SEPTIEME JOURNEE PIERRE GUIBBERT - 16 FEVRIER 2011 5 PEUT-ON SE PASSER DES MANUELS SCOLAIRES ? notre famille." Pour Allah, Yahvé ou Bouddha, on repassera en seconde semaine : le dictionnaire m'indique que ces mots n'existent pas. "Athée" n'existe pas non plus, mais le champ lexical du mot "foi" fait apparaître "inquisition". Enfin, il y a deux définitions pour "messe" et une pour "prêtre". La messe est ainsi une "cérémonie religieuse et catholique où l'on rend hommage au sacrifice de Jésus-Christ sur la croix.", et le mot est illustré par cet exemple : "Il va à la messe tous les dimanches." Cela ne manque pas de nous être rappelé à l'article "dimanche", puisque le mot est illustré par cet exemple pris au hasard : "Le dimanche, c'est le jour de la messe". On récitera certainement le dimanche une prière, "texte qu'on lit ou dit pour prier Dieu ou une divinité. Exemple : Il est entré dans la cathédrale et a récité une prière." La croix est un "symbole religieux", mais ce n'est le cas ni du croissant, ni de l'étoile. » Cette lecture comporte des inexactitudes, puisque je trouve : « musulman Qui se rapporte à l’islam, religion de Mahomet, le prophète. Les musulmans croient en un seul dieu, Allah, et vont prier à la mosquée. Le livre sacré des musulmans s’appelle le Coran. / ex. : Les musulmans comme les chrétiens et les juifs ne croient qu’en un seul dieu. / syn. :islamique, coranique. / rem. : Ce mot est apparu au milieu du XVIe siècle. De l’arabe moslem, fidèle, croyant. » Je trouve Bouddha aussi, mais pas Yahvé. Athée est le contraire de religieux. Quant à Marianne 27 il s’insurge : « L’on a ainsi pu lire que le « pape » est « le représentant de Dieu sur terre ». Pour « chrétien », l’exemple retenu est : « les chrétiens partent en croisade pour défendre le tombeau du Christ en Terre sainte ». Pour « juif » : « un juif va s’installer dans notre immeuble ». Et « Arabe » figure avec la connotation essentialiste propre aux intégristes et aux racistes (« je suis arabe et je fais l’aïd »). Mais l’on ne trouve pas trace, dans ce dictionnaire de l’enseignement public, du mot « laïcité ». Sans parler d’«athée» ou «homosexuel». Au dire médiatique, le fait religieux est donc observable dans ce dictionnaire mais ne paraît pas traité de façon neutre et pluraliste. Morceaux choisis à la sortie du dictionnaire des faits religieux, décembre 2010 Je n’y ai pas trouvé : laïcité, martyr, mythe, pluralisme, profane. Sur 8000 entrées annoncées, les occurrences relevant du fait religieux sont très nombreuses, environ 10 pour cent, tant dans les définitions que dans les exemples ou encore dans les textes ou illustrations des élèves accompagnant ces définitions, lesquelles s’appuient sur des dictionnaires existants. Ainsi, l’exemple choisi pour le verbe assister : « / ex. : Tous les dimanches, ma grand-mère assiste à la messe. » rend-il compte certes d’une approche 7 Marianne 2 : Et après, on brûlera les dictionnaires?, Eric Conan | Vendredi 9 Juillet 2010 Lu 17911 fois SEPTIEME JOURNEE PIERRE GUIBBERT - 16 FEVRIER 2011 6 PEUT-ON SE PASSER DES MANUELS SCOLAIRES ? sociologique de la pratique religieuse mais aussi de la source, à mon avis Le Robert, qui donne comme exemple : «Assister à une cérémonie, à la messe ». Lavabo est un « Terme du culte catholique, le lavabo était la prière dite par le prêtre pendant la messe au moment où il se lavait les mains, et qui commençait par lavabo manus. Du latin lavabo, je laverai, de lavare, laver. Puis lavabo a désigné le linge dans lequel le prêtre qui disait la messe s’essuyait les mains. Dans les monastères du Moyen-Âge le lavabo désignait une fontaine d’ablutions. » Bulle est d’abord une : «Lettre du pape. / ex. : L'église a reçu une bulle papale signée par Benoît XVI. Sceau métallique apposé sur des actes. / ex. : Le pape a apposé sa bulle sur ses lettres. » Gentil, à la fois nom et adjectif, peut donner à penser que le contraire de quelqu’un « Qui veut le bonheur des autres, les respecte » c’est un chrétien. En revanche, le crétin n’a pas d’entrée propre et par conséquent pas d’étymologie même si on le rencontre à gland : « Très familièrement, se dit de quelqu’un qui semble bête, crétin. » La voix des élèves retentit avec ce poème : Lorsque les cloches ont retenti J’ai retenu mes larmes. Lorsque la vie m’a souri J’ai retenu ma flamme Lorsque mon corps s’est affaibli J’ai retenu mon âme. Le ramadan a son entrée détaillée et son encart, acronyme en forme de catéchisme : « Le ramadan est une fête religieuse musulmane. C’est un jeûne, c’est-à-dire qu’il est interdit de boire et de manger. Le jeûne dure du lever au coucher du soleil, les musulmans qui pratiquent la religion ne mangent que la nuit pendant le ramadan. / ex. : Avant l'âge de la puberté, on est trop jeune pour faire le ramadan./ rem. : Les textes de l’islam disent que Mohamed, un des prophètes des musulmans, a fait une retraite d’un mois pour retrouver une vie pure, il n’a ni bu, ni mangé, il a juste prié. C’est en l’honneur de cette retraite que les musulmans font le ramadan. » ! Le Carême n’a lui son entrée que pour son rôle d’entrée du carnaval : « C’est une fête publique liée à l’origine à l’entrée dans le carême chrétien, où l’on porte des masques, où des SEPTIEME JOURNEE PIERRE GUIBBERT - 16 FEVRIER 2011 7 PEUT-ON SE PASSER DES MANUELS SCOLAIRES ? chars défilent dans la ville, où l’on lance des confettis. » Si l’Aïd n’apparaît qu’une seule fois au mot arabe, Noël est repéré comme fête à décembre, sous une forme sécularisée : « Pour les chrétiens, le 25 décembre c’est la fête de Noël. / ex. : En décembre, nous décorons le sapin et nous recevons des cadeaux. » On rencontre 67 occurrences du mot Noël, à jouet, cadeau, père Noël, goinfre, nougat, boule, chocolat, dinde, réveillon, Playstation, indigestion, caviar, même le ventre y a droit : « Pendant le repas de Noël, j'ai tellement mangé que j'ai eu mal au ventre. » Aucun lien avec l’explication de la fête, qui est au mot repère : « !Sur une frise chronologique, une date peut aussi être un repère. « La date de la naissance de JésusChrist est un point de repère sur la frise. » Toutes les occurrences du mot prophète sont choisies avec Mahomet sauf une seule pour Moïse. Le! voile est un : « Morceau d’étoffe recouvrant les cheveux et parfois le bas du visage de la femme musulmane. / ex. : Chaïma porte le voile par croyance. » Conclusion Cette expérience pédagogique me paraît très intéressante pour toutes les personnes et institutions concernées par l’enseignement du fait religieux : car elle permet effectivement un échange des représentations entre les élèves issus de religions différentes. Elle est intéressante aussi pour évaluer à quel point le fait religieux observable, neutre et pluraliste, étudié pour sa dimension structurante, identitaire est un objet d’étude difficile à saisir. Elle permet encore d’évaluer à quel point le christianisme est décrit comme une religion du passé, sauf quand il s’agit des croisades et comment la fête de Noël, par exemple, redevenue une fête païenne du solstice d’hiver, est amalgamée à la société de consommation, aux excès en tout genre. Elle permet enfin d’évaluer l’impact de certaine loi au sein même de l’Ecole. Mais elle permet aussi de s’apercevoir du caractère primordial du manuel scolaire comme outil de référence, tant pour les élèves que pour les professeurs, les parents et les institutions. BIBLIOGRAPHIE Azria R. et Hervieu-Léger D., sld (2010) Dictionnaire des faits religieux, PUF. Debray R., (2002) le fait religieux : définitions et problèmes, colloque national interdisciplinaire « l’enseignement du fait religieux », Paris 5-7/11/2002, site web Eduscol. Eco U., (1992) Les limites de l’interprétation, traduit de l’italien par Myriem Bouzaher, Paris, Grasset. Sion-Charvet G., Bible et Coran à l’Ecole laïque, (2009) Paris, L’Harmattan. Notre Dictionnaire, 7-11 ans, Dictionnaire des élèves de l’Académie de Créteil, version électronique, 2010