Laurence LABROUCHE ARIANE MNOUCHKINE , " UN PARCOURS THEATRAL Le terrassier, l'enfant et le voyageur Préface de Robert Abirached Éditions L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique 75005 Paris - FRANCE L'Harmattan Inc. 55, rue Saint-Jacques Montréal (Qc) - CANADA H2Y 1K9 (Ç)L'Harmattan, ISBN: 1999 2-7384-8022-5 Préface Laurence Labrouche est née, à quelques mois près, en même temps que le Théâtre du Soleil: voilà qui explique, peut-être, le désir qu'elle a eu d'envisager le parcours d'Ariane Mnouchkine comme un objet d'histoire, dont elle n'observerait pas seulement la vie quotidienne et la logique intime, mais qu'elle pourrait situer aussi dans son environnement social, et, ce qui est plus original, dans une généalogie du théâtre de notre siècle. Il fallait pour cela une assez belle audace, puisqu'une telle démarche supposait de se mettre légèrement en retrait df.un personnage déjà inlassablement interrogé, cité, portraituré: omniprésente dans ce livre, Ariane n'a pas été priée d'y prendre directement la parole. Elle n'y est donc entraînée à son corps défendant ni dans un processus de fascination ni dans un devoir de commentaire. L'aventure m'a paru d'emblée mériter d'être courue, au moment où j'ai accueilli Laurence Labrouche dans mon équipe de recherche de l'université de Paris X-Nanterre. J'ai donc, sans hésitation, accepté son projet et la méthode qu'il impliquait: philosophe, metteur en scène, solidement instruite en histoire et en esthétique du théâtre, Laurence Labrouche montrait une détermination sans faille pour mener à bien son travail, avec un mélange de modestie, d'engagement personnel et d'humour qui augurait bien de l'avenir. C'est ainsi qu'en décembre 1995, au bout de six ans de travail, elle soutenait la thèse dont le présent ouvrage est issu. Voici donc une étude passionnante, où l'on saisit le cheminement d'un personnage et d'une équipe, soudés t'un à l'autre à travers toute une suite d'avatars, de surprises, d'entêtements, de passions, de ruptures, mais où surnage, invinciblement, un projet d'une clarté absolue: il s'agit ici de parler aux hommes de leur humanité, en accompagnant leur marche ininterrompue à travers un grand récit aux épisodes divers. L'histoire, dans cette perspective, est inséparable des mythes qu'elle suscite ou qui s'en- 6 trelacent avec elle au fil des siècles, mais elle est également inscrite dans la sphère de l'intimité des êtres, car ses soubresauts engagent les consciences et les âmes. Présent dans le débat social depuis ses débuts, le Théâtre du Soleil a rompu cette "synchronie", selon Laurence Labrouche, au début des années 1980 : non qu'il se soit mis délibérément à contre-courant, mais parce qu'il était conduit, pour maintenir sa vigueur, à prendre de nouveaux détours, à mieux ajuster sa distance au monde et à chercher de nouvelles façons de dire les accointances de la vie et du théâtre, quitte à revenir à l'actualité chaque fois que l'urgence le commandait, en la reliant à de grands thèmes fondateurs. Ce que montre Laurence Labrouche, d'autre part, c'est la nature du rapport avec la tradition qu'a toujours entretenu le Théâtre du Soleil: de la commedia dell'arte au jeu du clown, du travail sur le masque aux techniques du théâtre oriental, Ariane Mnouchkine a toujours puisé dans le savoir immémorial du théâtre, comme si, pour innover ou simplement parler un langage . d'aujourd'hui, il fallait d'abord découvrir les traces vives du passé et leur rendre leur efficacité. En cela comme en beaucoup d'autres occurrences essentielles, le Théâtre du Soleil obéit à la leçon de Jacques Copeau: Laurence Labrouche établit avec force les liens de filiation qui existent entre Ariane Mnouchkine et le patron des Copiaus. Elle montre que le Soleil a enfin donné corps au rêve poursuivi depuis le Vieux-Colombier et Pernand- Vergelesse et demeuré pour une bonne part inaccompli. Douée d'une légèreté, d'une allégresse et d'un esprit combatif qui est l'autre nom d'un profond plaisir de vivre, à l'opposé de l'austérité de Copeau, mais aussi obstinée et aussi méfiante que lui à l'égard des pouvoirs, Ariane Mnouchkine a su montrer que le théâtre savait transformer la vie (ou aider à l'assumer) en se nourrissant d'elle: condamné certes à un inachèvement sans cesse renouvelé, il est aussi capable de l'accomplir dans les figures du jeu et de la fiction, qui donnent accès aux joies les plus secrètes du coeur. D'où la triple métaphore du terrassier, du voyageur et de l'enfant que nous propose Laurence Labrouche, dans sa belle conclusion, pour suivre au plus près le cheminement d'une troupe changeante et toujours la même, qui est d'ici et d'ailleurs, tout entière engagée dans l'instant sans jamais s'y attarder, joyeuse d'inventer tout en se sachant servante d'un très vieux rituel. ROBERT ABIRACHED QUELQUES REPÈRES POUR UN PARCOURS De l'ATEP au Théâtre du Soleil Ariane Mnouchkine naît à Paris en 1939 d'une mère anglaise et d'un père russe, Alexandre Mnouchkine, arrivé en France en 1923 à la suite de la révolution de 1917. Au moment de la naissance de sa fille aînée, Ariane Mnouchkine a une soeur cadette, il vient de fonder une maison de production: Les Films Ariane. Alexandre Mnouchkine est d'origine juive, toute la famille quitte Paris pendant la guerre pour se réfugier à Caudéran près de Bordeaux. Ils regagnent la capitale à la Libération. Les Films Ariane rouvrent leurs portes. En 1957, à l'issue de son baccalauréat, Ariane Mnouchkine semble se destiner à une carrière de psychanalyste. Elle part en Angleterre pour effectuer une année de propédeutique à Oxford. C'est là qu'elle commence à faire du théâtre, travaillant avec John Mac Grath et Ken Loach, qui dirigent à l'époque deux troupes universitaires. Elle est également assistante sur deux spectacles: Ulysse d'après le roman de Joyce et Coriolan, mis en scène par Anthony Page. C'est à l'issue de cette expérience qu'elle envisage une carrière théâtrale. De retour à Paris en 1958, Ariane Mnouchkine s'inscrit néanmoins en psychologie à la Sorbonne et tente de travailler avec le Groupe Antique. Cantonnée à des tâches qui ne l'intéressent nullement, elle le quitte très rapidement. C'est aussi à peu près à cette période semble-t-il, entre la fin des années 50 et le début des années 60, qu'elle entame une psychanalyse qu'elle crédite, nous signale Raymonde Temkine, de la prise de conscience de ses propres capacités de création I. En octobre 1959, Ariane Mnouchkine fonde l'Association Théâtrale des Étudiants de Paris - A TEP - avec France Dijoud, Pierre Skira, et Martine Franck, qui allait signer par la suite de I Raymonde Temkine, Mettre en scène au présent, p. 107-134, La Cité-L'Age d'homme, 1977. 8 nombreuses photos pour le Théâtre du Soleil. Roger Planchon accepte d'en être le président honoraire. Entrent alors à l'ATEP la plupart des futurs fondateurs du Théâtre du Soleil: d'abord JeanClaude Penchenat, Philippe Léotard, Jean-Pierre Tailhade, puis, un an plus tard, Myrrha Donzenac, Françoise Tournafond, qui s'occupe déjà des costumes comme elle continuera de le faire pendant des années au Théâtre du Soleil, Gérard Hardy. L'ambition de l'ATEP est à la fois de proposer aux étudiants une formation pour le théâtre et de monter des spectacles. D'abord assurés par Gérard Lorin et Charles Antonetti, les cours sont d'une facture toute à fait classique~ On y travaille des scènes du répertoire. Plus originale peut-être est l'initiation à la scénographie proposée aux membres de l'ATEP par le biais d'un atelier effectué dans l'enceinte du Théâtre Sarah-Bernhardt. Durant sa première année d'existence, l'association accueille une troupe latino-américaine pour quelques représentations parisiennes. Parallèlement, afin de réunir les fonds nécessaires au montage d'un premier spectacle, Jean-Paul Sartre accepte l'invitation d'Ariane Mnouchkine, qu'il ne connaît pas, et donne une conférence consacrée à une analyse du théâtre épique et du théâtre bourgeois dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. Le premier spectacle de l'ATEP sera Noces de sang de Lorca, créé à Vincennes, évidemment pas encore à la Cartoucherie, en mars 1960 dans une mise en scène de Dominique Sérina. A cette époque Ariane Mnouchkine se consacre exclusivement à des tâches administratives. Elle ne suit pas les cours proposés par l'association et sa seule contribution à la création du Lorca sera d'en réaliser les maquettes de costumes. Elle ne manifeste pas le désir d'intervenir dans le domaine artistique et tait même son expérience d'Oxford, en sorte que personne n'imagine un seul instant semble-t-il qu'elle souhaite s'impliquer dans la réalisation d'un spectacle. Assez mécontente du travail réalisé sur Noces de sang, elle franchit le Rubicon l'année suivante et signe sa première mise en scène avec une création d'Henry Bauchau : Gengis Khan. Pendant que Monique Godard, alors professeur chez Jacques Lecoq, assure la direction des cours proposés par l'ATEP, les répétitions du Bauchau se déroulent sur un rythme beaucoup plus soutenu que celui adopté pour le précédent spectacle. Gengis Khan est créé en juin 1961 aux Arènes de Lutèce devant un public assez clairsemé. Mnouchkine venait d'assister aux représentations que l'Opéra de Pékin avait données à Paris et sa première mise en scène s'inspire du théâtre classique chinois. La méthode de travail employée demeure conventionnelle et n'augure rien de celle qui sera par la suite élaborée au Soleil. La distribution et la mise en scène sont ainsi méticuleusement conçues et arrêtées avant le début 9 des répétitions. L'A TEP continuera son activité pendant encore quatre ans, à peu près jusqu'à la fondation du Théâtre du Soleil, mais Mnouchkine quitte sa direction dès le mois de novembre 1961, et n'y assurera plus aucune mise en scène. C'est au cours du montage de Gengis Khan que l'on commence à évoquer la création d'une troupe professionnelle. Un noyau se soude autour de ce rêve qui devient peu à peu un projet arrêté. On décide cependant de repousser de deux ans la création de la troupe, le temps pour certains de terminer leurs études, pour d'autres de se dégager de leurs obligations militaires. Ariane Mnouchkine consacre la première de ces deux années à faire du montage cinématographique pour réunir l'argent nécessaire à la réalisation d'un rêve qui la tient depuis l'enfance: partir en Chine. N'obtenant pas l'indispensable visa, elle partira tout de même pour l'ExtrêmeOrient et le Sud-Est asiatique. Ses pas la mèneront notamment en Inde et au Japon. Ce voyage solitaire dure environ un an. C'est alors qu'elle découvre in situ plusieurs formes du théâtre oriental. Même si Mnouchkine était déjà attirée par cette esthétique spécifique, comme en témoigne la mise en scène de Gengis Khan, il semble que c'est à l'occasion de ce voyage que sa rencontre avec le théâtre oriental se noue véritablement, peut-être parce qu'elle le découvre à ce moment-là sur sa terre d'origine, immergé dans la culture dont il procède. La référence orientale sur laquelle se silhouette le théâtre de Mnouchkine, même si elle apparaît en pleine lumière assez tardivement, avec les Shakespeare au début des années 80, n'est ni récente, ni formelle. Pour Mnouchkine comme pour d'autres metteurs en scène, c'est en Orient qu'il faut chercher le théâtre. A son retour en France, sont effectuées les démarches administratives nécessaires à la création du Théâtre du Soleil. Ariane Mnouchkine se souvient que les futurs membres de la troupe avaient finalement choisi ce beau nom de "soleil" parce qu'il était le plus évocateur de bonheur 1. La troupe se constitue en Coopérative Ouvrière de Production en mai 1964. Ce choix fonde statutairement la gestion de la compagnie sur la collégialité : un homme vaut une voix. Le principe du fonctionnement collectif est posé d'emblée. Les membres coopérateurs qui apportent chacun une quote-part de neuf cents francs - soit entre quatre et cinq mille francs actuels - sont: Ariane Mnouchkine, Martine Franck, Françoise Tournafond, Jean-Claude Penchenat, Jean-Pierre Tailhade, Gérard Hardy, Philippe Léotard, Myrrha et Georges Donzenac. Ariane Mnouchkine est élue présidente, fonction qui I Le bon plaisir, France Culture, 1987. 10 dans une SCOP compte plus de devoirs que de droits, le président n'étant pas en principe investi d'un pouvoir de décision supérieur à celui de n'importe quel coopérateur. Les Films Ariane prêtent un de leurs bureaux des Champs-Elysées pour que la jeune compagnie y installe son siège social. On souligne probablement à bon droit que l'engagement d'Ariane Mnouchkine dans et pour le théâtre est des plus radicaux, de même que la passion, on pourrait dire la foi, qu'elle nourrit à son égard. Par ailleurs, on a coutume de la considérer comme une figure d'une volonté inflexible, manifestant un sens, voire un goût, certain du pouvoir. Cependant, la manière dont elle a abordé sa carrière révèle une détermination qui n'est pas sans réalisme, ni sans être teintée d'une sorte de prudenc~, ou d'esprit de réserve. Jacques Copeau pensait qu'il fallait se méfier des vocations trop vives. "Une vraie vocation doit se laisser éprouver. Elle doit subir des délais, des empêchements. Elle peut rarement se passer d'une bonne éducation"I, écrivait-il. L'engagement de Mnouchkine dans la voie du théâtre semble moins le fruit d'une vocation précoce, totalement certaine d'elle-même et de son bien fondé, que celui d'un parcours et des circonstances. Il y a une expérience anglaise, presque fortuite, qui conduit à une première tentative de s'insérer d'abord dans une structure déjà existante. L'échec relatif de cette tentative conduit Mnouchkine à créer sa propre structure. Mais elle se tient d'abord éloignée de la dimension artistique, alors qu'il est très probable que c'est bien cette dimension qui déjà l'intéresse. Le fait que cet intérêt fut apparemment tu ou très discrètement exprimé laisse évidemment à penser qu'il ne s'agit pas seulement d'opérer ainsi un choix de priorité stratégique - il faut travailler à une administration pour créer une structure suffisamment solide -, mais qu'il y a là aussi comme un atermoiement, un investissement dont la nature profonde est un peu "évitée". C'est l'insatisfaction ressentie devant un premier spectacle qui semble autoriser, pour une part difficilement évaluable, une certaine libération, conduire Mnouchkine à réaliser sa première mise en scène et de là, peut-être pas à concevoir, mais à arrêter le projet de créer une troupe. Il faudra pour autant encore deux ans avant d'en arriver à la naissance proprement dite du Théâtre du Soleil. Entre son unique mise en scène pour l'ATEP en 1961 et celle des Petits bourgeois, premier spectacle du Soleil qui verra le jour fin 1964, il va s'écouler trois années durant lesquelles Ariane Mnouchkine prend un recul effectif à l'égard de la pratique du théâtre. Elle a dit de son long 1 Appels, p.44, extrait d'une conférence donnée au Laboratory Theatre de New y ork en 1927, Pratique du théâtre-Gallimard, 1974. Il voyage en Orient qu'elle l'avait fait sans l'intention d'y découvrir le théâtre oriental mais animée d'une sorte de sentiment d'urgence, de l'intuition que c'était probablement le dernier moment où elle aurait le temps nécessaire pour l'accomplir. Quelle place accorder à l'A TEP au sein de ce parcours? Le fait que Mnouchkine s'en détourne finalement avec une certaine soudaineté et n'y exerce plus aucune responsabilité dès après une unique mise en scène semble témoigner d'une position assez particulière à l'égard de cette association qu'elle avait tout de même créée de toutes pièces. On aurait pu s'attendre à ce que Mnouchkine essaie de faire évoluer l'A TEP vers le professionnalisme, et poursuive l'expérience, comme ce fut le cas pour d'autres troupes d'abord universitaires, ou plus généralement d'amateurs, depuis l'intérieur de cette structure déjà existante. Tout se passe plutôt comme si l'ATEP ne l'avait intéressée que jusqu1au moment où le Soleil devenait possible. En créant l'ATEP, Mnouchkine s'est en sorte forgée peut-être moins une structure d'apprentissage - c'est le Soleil qui va devenir la structure de son apprentissage -, qu'une structure-outil, une structure-clé. L'A TEP est un épisode fondateur, mais sa valeur n'est que transitionnelle. Les débuts: 1964-1969 La première saison du Théâtre du Soleil verra la création de deux spectacles: Les petits bourgeois de Maxim Gorki et Capitaine Fracasse, adapté très librement et en alexandrins du roman de Théophile Gautier par Philippe Léotard. A l'époque, la troupe travaille à la Maison des Jeunes et de la Culture de Montreuil où le Gorki sera donné pour la première fois en novembre 1964. Dans la foulée, la compagnie répète la pièce de Léotard, créée en juin 1965 en plein air à Gennevilliers, à l'occasion d'une fête foraine. Les petits bourgeois sont repris à Paris au Théâtre Mouffetard, de septembre à novembre 1965. Rares sont les critiques qui se dérangent mais la fréquentation publique est bonne et le spectacle globalement apprécié. Suivront une retransmission radiophonique et une tournée en banlieue. Le spectacle enfin est accueilli à la Maison de la Culture de Bourges que dirige Gabriel Monet. Deux mille neuf cents spectateurs verront Les petits bourgeois. Encouragé par ce bon début, la troupe décide de donner Fracasse à Paris au Théâtre Récamier en janvier 1966. Les critiques, cette fois plus nombreux, ne montrent pas grand enthousiasme pour le spectacle et le public manque à l'appel. Le spectacle tournera cependant dans le Sud de la France au cours 12 de l'été 1966. Il Y aura ensuite quelques représentations en banlieue. Fracasse réunira quatre mille spectateurs. La pièce n'a pas été un succès et il serait inexact de donner une importance exagérée à cette production. Pourtant, plus que le réalisme des Petits bourgeois, cette histoire épique et romanesque qui met en scène une troupe de comédiens, avec sa référence directe à la commedia dell'arte, et le décor de Roberto Moscoso fait de toiles peintes que l'on monte et que l'on descend à vue, comme plus tard dans 1789, comme le recours à des couplets commentant l'action ou annonçant la scène suivante, paraissent, avec le recul, taillés dans la même étoffe que le théâtre proposé par le Soleil dans les années 70. Après les représentations du Capitaine Fracasse au Récamier, le travail de création du Soleil marque une première pause. Chacun ressent le besoin d'une formation. Ariane Mnouchkine suit alors l'enseignement de Jacques Lecoq s'efforçant de transmettre aux acteurs du Soleil ce qu'elle-même vient d'appre~dre. La troupe prend également des cours d'acrobatie et travaille le chant et la diction sous la direction d'un ancien acteur de chez Dullin. La rencontre de l'enseignement de Lecoq est très importante. Elle participe du processus de découverte d'un langage scénique qui verra le jour en 1969 avec Les clowns et qui sera comme un point d'Archimède dans le travail de Mnouchkine. Et il Y a aussi cet apprentissage effectué d'une manière un peu inattendue, un peu incongrue pour une toute jeune compagnie de la seconde moitié des années 60, auprès d'un ancien collaborateur de Dullin. Sans donner à cet épisode une trop grande signification, il n'en reste pas moins vrai qu'il confronte les jeunes acteurs du Soleil à l'ombre portée d'un certain théâtre, d'une certaine idée du théâtre, celle de Dullin, Jouvet, et surtout de celui qui fut leur premier "patron", Jacques Copeau. Cette vision du théâtre est de celles dont Mnouchkine aujourd'hui se réclame. Au cours du début de saison 66/67, Martine Franck propose un texte à la troupe: La cuisine d'Arnold Wesker, créée à Londres quelques années avant mais jamais jouée en France. L'action se déroule dans les cuisines d'un grand restaurant, avant, pendant et après un service. La pièce dénonce centralement l'abrutissement et l'avilissement de l'homme par le travail. Mnouchkine est d'autant plus intéressée par le texte qu'il demande un travail important de la part des acteurs et du metteur en scène et cadre ainsi parfaitement avec la nécessité et l'urgence ressenties à ce moment-là d'un apprentissage. Elle parvient à rencontrer Wesker et à obtenir les droits. Léotard assure l'adaptation française. Les répétitions se déroulent à partir de mai 1966 jusqu'au printemps] 967 dans une 13 salle paroissiale de la rue de Pelleport puis au Cirque d'hiver. Le passage à Paris de Wesker qui vient assister aux dernières répétitions attire l'attention de la critique. Certains articles paraissent en avant-première. Après quelques représentations de bon augure à l'Antenne culturelle de Malakoff, La cuisine est créée à Paris le 5 avril 1967 au cirque Montmartre. Toute la critique s'est déplacée pour la première. Elle est là pour Wesker, elle découvre une troupe et un metteur en scène. Servi par d'excellents articles, le spectacle fait salle comble pour toute la durée des représentations jusqu'en juillet. Il est repris avec le même succès pendant trois mois à la rentrée 1967/1968. En décembre, la troupe entame une tournée en province dans de grandes salles: Bourges de nouveau, Marseille, Villeurbanne... La cuisine est le spectacle qui révèle le Théâtre du Soleil et Ariane Mnouchkine au grand public et aux critiques. Il comptera soixante-trois mille quatre cents spectateurs. Durant la même saison, pendant les représentations du Wesker en décembre 1967, commencent les répétitions du Songe d'une nuit d'été créé au printemps 1968 de nouveau au cirque Montmartre. L'accueil est comparable à celui du précédent spectacle. Dans le même temps, le Soleil produit un spectacle pour enfant, L'arbre sorcier, Jérôme et la tortue, écrit et mis en scène par Catherine Dasté et joué par les comédiens non distribués sur le Shakespeare. Les événements du printemps 1968 éclatent au cours des dernières représentations du Songe. La troupe les suit de près sans toutefois y participer vraiment. Lorsque le mot d'ordre de grève générale est lancé par la profession, le Soleil, alors en tournée, décide après de longs débats de ne pas s'y associer. En revanche, il interrompt les représentations du Songe pour reprendre La cuisine dans les usines occupées, se rangeant ainsi à, la proposition de Jean Dasté qui accueillait la troupe à Saint-Etienne. C'est sur ce mode que la tournée se poursuit. De retour à Paris, bien qu'une nouvelle série de représentations de la pièce de Shakespeare soit programmée à Médrano, le Soleil choisit de continuer à jouer dans les usines: Citroën, Renault, Kodak, la SNECMA... On monte à la hâte un petit spectacle de cabaret pour l'occasion. Le songe ne sera repris au cirque Montmartre qu'en juin. Le Soleil honorera ainsi tardivement le contrat établi avec Joseph Bouglione. Durant l'été, l'ensemble des engagements étant annulé à cause des événements, la troupe accepte l'invitation du Conseil Général du Doubs qui, pour compenser l'annulation des Nuits de Bourgogne, propose au Soleil de s'installer deux mois aux Salines d'Arc et Senans. C'est durant cet été passé aux Salines que la compagnie décide de renoncer au texte écrit, au texte d'auteur, pour se lancer dans la création collective. C'est aussi aux Salines que le 14 Soleil entame réellement une recherche autour, dit Penchenat, d'un "nouveau langage théâtral"l, immédiatement préhensible pour le public. C'est en ces termes que sera arrêté le projet du spectacle suivant, Les clowns. Fin septembre Jean Vilar propose à Ariane Mnouchkine de participer au festival d'Avignon 1969 qu'il veut redynamiser en s'appuyant sur de jeunes compagnies. Puis la troupe se rend à Venise où la Biennale accueille La cuisine et L'arbre sorcier. Parallèlement, les répétitions très difficiles des Clowns se poursuivent dans des lieux divers, notamment à l'Antenne culturelle de Malakoff. La troupe y donnera quelques représentations de La cuisine qui permettront de payer le loyer. Gabriel Garan offre alors de coproduire Les clowns, qui seront créés au Théâtre de la Commune fin avril 1969. L'accueil du public et de la critique est mitigé. Vient Avignon. L'idée de Vilar était de parvenir à sensibiliser le public populaire avignonnais à l'événement et de décentraliser le festival en donnant des représentations hors des remparts. La troupe rencontre différentes associations locales et promène ses clowns dans la cour du lycée Saint Joseph, puis en proche et grande banlieue d'Avignon, à Champfleury et Sorgues. Le spectacle sera mieux accueilli à l'occasion de ces représentation~ qu'à sa création. Il sera repris à la Commune à la rentrée, puis à l'Elysée Montmartre en janvier 1970. C'est durant quelques représentations des Clowns en ce début de saison 1969/1970 que Mnouchkine joue pour la première et, jusqu'ici, dernière fois dans un spectacle du Soleil, tenue de remplacer à la dernière minute une comédienne souffrante. Après des représentations apparemment assez mornes des Clowns, suivront de février à avril les ultimes représentations de La cuisine à l'Ely sée Montmartre. Pendant que la troupe travaille d'une manière assez informelle le Barbe bleue d'Offenbach sous la direction de Penchenat, Mnouchkine se retire pour essayer de définir le projet du prochain spectacle. Comme il en avait été décidé aux Salines, il s'agira d'une création collective. Mnouchkine sait aussi qu'elle souhaite continuer à travailler à partir de la forme scénique découverte avec Les clowns, mais elle cherche un sujet qui appartiendrait à un patrimoine largement partagé. Les contes du terroir un moment envisagés sont rapidement écartés et c'est l'histoire de France qui est retenue. Mnouchkine pense d'abord traiter de la Commune, mais un premier travail révèle qu'on ne peut en saisir les fondements sans remonter à la période de la 1 Jean-Claude Penchenat et Richard Monod, "La vie d'une troupe: le Théâtre du Soleil", Le théâtre, Bordas, 1989. 15 Révolution française. C'est à elle que sera consacré le prochain . spectacle. Au cours de la période qui débute avec le séjour aux Salines d'Arc et Senans, se poursuit avec la création et les représentations des Clowns et s'achève avec la formulation du projet sur la Révolution, apparaissent les principaux éléments sur lesquels vont se fonder la pratique et l'esthétique scénographique et dramaturgique du Soleil durant la majeure partie des années 1970. Un chemin commence à se dessiner fermement, celui de la création collective, de l'improvisation, celui aussi d'un théâtre de l'histoire, de la mémoire des hommes et, au travers du clown, de la foire, du masque, un théâtre de la mémoire du théâtre, de la tradition. Au même titre que les germes d'une pratique et d'une esthétique théâtrale sont apparus entre 1964 et 1969, la troupe du Soleil s'est peu à peu constituée durant la période. Dès le montage des Petits bourgeois, le nombre des coopérateurs passent de neuf à treize. C'est avec ce premier spectacle que Roberto Moscoso, qui restera le décorateur attitré du Soleil pendant une dizaine d'années, commence sa collaboration avec Ariane Mnouchkine. Fracasse nécessite un nombre important d'acteurs. A ce moment-là entrent notamment dans la compagnie Joséphine Derenne, Françoise Joxe, Daïna Lavarenne, Nicole Félix. Pendant le montage de La cuisine, certains comédiens, manquant de confiance dans l'entreprise, quittent la troupe. Pour la première fois, un comédien est renvoyé du Théâtre du Soleil pour avoir refusé de jouer un rôle qu'il juge trop court. D'autres arrivent, Serge Coursan, René Patrignani, Anne Demeyer, Françoise Jamet. Guy-Claude François, rencontré à l'occasion des représentations de Fracasse au Récamier, devient directeur technique du Théâtre du Soleil à partir du Songe d'une nuit d'été. Il succédera à Roberto Moscoso à partir de L'âge d'or et signe encore aujourd'hui les scénographies des spectacles de Mnouchkine. Sont ainsi réunis la plupart de ceux qui seront les artisans des spectacles des années 70. C'est aussi au terme de ces cinq premières années que certains des membres fondateurs les plus actifs s'en vont, comme Philippe Léotard et Jean-Pierre Tailhade. Les débuts du Soleil n'ont été ni extrêmement difficiles ni particulièrement aisés. D'un côté, la troupe accède très vite à la reconnaissance du public, de la critique et d'une partie de la profession. Elle bénéficie également, avec une rapidité qui laisse aujourd'hui rêveur, d'une subvention des Affaires culturelles: cinq mille francs 1 en 1965 et 1966, vingt mille francs en 1967, cent mil1 Les sommes sont données en francs courants. 16 le pour Le songe, auxquels viennent s'ajouter cinq mille francs pour L'arbre sorcier, trente mille francs en 1969, la chute brutale de la subvention étant motivée par l'apport de la coproduction de Garan. D'un autre côté, ce financement est accordé au titre de l'aide au spectacle. Il est donc par nature précaire et aléatoire. Il ne permet pas, en outre, de faire face aux frais générés par le fonctionnement d'une troupe permanente qui rapidement compte une trentaine de membres pour avoisiner la cinquantaine tout au début des années 70. Pour Les petits bourgeois les répétitions ne sont pas payées et seuls les non-coopérateurs reçoivent un cachet versé à la représentation. L'ensemble des membres du Soleil travaille donc ailleurs pour vivre. Dès le montage de Fracasse, la compagnie doit contracter un emprunt bancaire. Aux charges de création et de fonctionnement, s'ajoutent celles occasionnées par la location des lieux de répétitions et de représentation. L'échec de Fracasse au Récamier endette lourdement la troupe. La cuisine est montée dans des conditions financières assez catastrophiques, d'autant que le loyer qui doit être versé pour la location de Médrano s'élève à neuf cents francs. L'enjeu des représentations de La cuisine relève un peu du "tapis" des joueurs de poker. Le beau succès du spectacle permet d'éponger toutes les dettes et de rémunérer l'ensemble des membres de la compagnie, coopérateurs compris, pour un salaire versé uniquement pendant les représentations qui s'élève modestement à mille cinq cents francs par mois. Le montage et les premières représentations du Songe se déroulent donc dans d'assez bonnes conditions. Toutes les représentations sont payées. Pour la première et dernière fois au Théâtre du Soleil les acteurs perçoivent un salaire dont l'importance est proportionnelle à celle de leur rôle. Cependant, les annulations successives des contrats de l'été 1968 et le choix de jouer dans les usines occupées coûtent cher à la compagnie et déséquilibrent de nouveau son bilan. Il est malgré tout décidé, à la rentrée 1968/1969, de salarier mensuellement les membres de la troupe. Ce salaire est fixé à deux mille francs, mais il va rapidement au cours de la saison descendre jusqu'à neuf cents francs. Le relatif insuccès des Clowns n'améliore pas la situation comptable du Soleil. C'est dans ce contexte que tout au début des années 70 une partie du public va créer l'Association des Amis du Théâtre du Soleil. Elle a pour vocation d'aider la compagnie notamment en lui consentant des prêts ou en lançant des bons de souscription. Elle restera active pendant cinq ans. Au terme de ses premières années d'existence, le Soleil se débat dans des difficultés financières importantes et n'a toujours pas pu s'implanter dans un lieu fixe. Mnouchkine avait fait en 1968 une proposition laissée sans suite par Joseph Bouglione pour Médrano. En 1969, la com- 17 pagnie avait pensé aux Halles de Baltard. Le Soleil était alors entré en contact avec quelques conseillers municipaux, là encore vainement. A la fin des années 60 le Soleil est une troupe prometteuse, mais nullement" installée", qui peut tout aussi bien se développer, végéter ou purement et simplement disparaître. Au moment du montage, de 1789, Ariane Mnouchkine évoquait dans un entretien avec Emile Copfermann une tension qui était apparue deux ans après la création du Soleil entre Fracasse et La cuisine. Elle en parlait comme l'expression d'une méfiance, de "l'impression que l'opinion d'une personne (il paraît évident que Mnouchkine fait, ce disant, allusion à elle-même) pouvait s'imposer comme la seule pour tous."l Il semblerait que, durant la période 64/69, il y ait eu sur la question du leadership de Mnouchkine une certaine ambiguïté. D'un côté, c'est elle qui est élue présidente de la SCOP. Même si l'on sait que les fonctions de ce type peuvent être appréhendées de manière très informelle dans des groupes jeunes, le fait demeure significatif. Au même titre, elle occupe tout de suite la place de metteur en scène de la troupe. La position de Mnouchkine que le succès vient rapidement confortée ne semble pas être véritablement contestée, mais on peut se demander si elle est, pour autant, considérée comme la seule hypothèse envisageable pour la troupe. On peut noter qu~ L'arbre sorcier n'est monté ni par elle, ni par un membre du Soleil, et c'est Penchenat après les représentations des Clowns qui dirige un travail autour du Barbe bleue d'Offenbach. Il semble un peu difficile d'imaginer que c'était dans le seul but de patienter en attendant que Mnouchkine décide du prochain spectacle. La troupe est toute jeune, composée de personnalités fortes et créatrices, elle est un projet collectif et sa situation reste encore très incertaine. Rien n'y est évidemment écrit, ni dû, par avance. Les grands travaux: 1970-1976 Les répétitions de 1789, premier volet du diptyque révolutionnaire du Soleil, commencent le 15 juillet au Palais des Sports de Paris, que la compagnie loue pour quatre cents francs par jour, charge élevée dont on voit mal comment le Soleil peut continuer longtemps à l'assumer. La compagnie vient d'obtenir du ministère une subvention annuelle qui lui est attribuée en tant que troupe permanente et par là un statut un peu plus sûr. Cette I Entretien avec Émile Copfermann, Différent, le Théâtre du Soleil, p. ] 5, Travail théâtral, numéro spécial, 1976. 18 subvention est d'un montant de cent quatre-vingt mille francs. Mais la somme est insuffisante pour couvrir à la fois les frais de montage du spectacle, les salaires et l'arriéré de dettes qui court toujours. Malgré une rallonge de cinquante mille francs que le ministère finit par accorder, il faut recourir au mécénat du public par le biais des Amis du Théâtre du Soleil et de la générosité de quelques supporters de renom (Béjart, Brel, Miro). La situation demeure pour autant inquiétante. En août, Christian Dupavillon, alors étudiant en architecture et collaborateur de Jack Lang au festival de Nancy, informe la troupe d'une proposition émanant de Madame Alexandre-Debray. Elle est à l'époque conseillère à la Ville de Paris et présidente de l'Association pour le Rayonnement de l'Horticulture Française, ARHF, (l'actuel Parc Floral depuis 1985). Le détail a son importance car il se trouve que les locaux désaffectés de l'ancienne cartoucherie du bois de Vincennes viennent d'être rétrocédés à la Ville de Paris et dépendent depuis peu de l'ARHF. Madame Alexandre-Debray propose de les mettre provisoirement à la disposition du Théâtre du Soleil afin qu'il puisse y répéter à moindres frais. C'est Ariane Mnouchkine, accompagnée de Guy-Claude François, qui se rend sur place. Ils choisissent trois bâtiments, dont l'un sera occupé par la salle de répétitions, l'autre par l'équipe technique, le troisième, les anciens bureaux, par l'administration au premier étage (comme c'est toujours le cas aujourd'hui) et la couture au rez-de-chaussée. En septembre 1970, on régularise la situation par la signature d'un bail de trois ans consenti contre un loyer modique de mille cinq èents francs par trimestre. Entre 1970 et 1973, les bâtiments de la Cartoucherie seront, peu à peu, investis par d'autres compagnies. Très vite après le Soleil, durant l'hiver 70, Jean-Marie Serreau s'installe dans le hangar voisin, qui deviendr,a le Théâtre de la Tempête. En 1971, Antonio Diaz-Florian et l'Epée de Bois, alors un groupe restreint de six personnes, entrent par la petite porte et investissent quelques baraques. Puis viendront, au printemps 1972, l'Atelier Neuf (créé l'année précédente par Tanith Noble et quelques autres) à l'invitation de Jean-Marie Serreau - ce sera le Chaudron - et quelques mois après l'Aquarium, cette fois, c'est Ariane Mnouchkine qui fait office de marraine, en février 1973. Chacune de ces compagnies contactera, avec Mme AlexandreDebray, le même type d'accord que celui signé par le Soleil en septembre 1970 et sera à la fois le maître d'oeuvre financier et l'artisan effectif de sa propre installation. 1789, la révolution doit s'arrêter à la perfection du bonheur est créé le Il novembre 1970 à Milan à l'invitation de Paolo Grassi et du Piccolo. C'est un triomphe. Cependant la compagnie n'est pas 19 parvenue à obtenir un nombre de contrats suffisant en France. A l'issue d'une réunion de la troupe, il est décidé d'aménager la cartoucherie pour en faire un lieu de représentation. Le coût de l'opération s'élève à deux cent mille francs, prélevés sur des caisses déjà déficitaires de sept cent mille francs. Il faudra trois semaines de travaux effectués par toute la troupe et des ouvriers engagés pour l'occasion. L'installation pare au plus urgent. Seul le bâtiment devant accueillir les représentations est remis en état: réparation de la toiture, installation des sanitaires, mise en conformité vis-à-vis des normes de sécurité, éclairage. On renonce au chauffage, beaucoup trop onéreux, malgré le froid sibérien de l'hiver 1970. Quant à l'extérieur, boueux terrain vague planté de marronniers, il restera tel qu'il est. Aux alentours de Noël, la Cartoucherie de Vincennes ouvre pour la première fois ses portes au public. 1789 y sera donné sans interruption pendant six mois jusqu'au 14 juillet 1971. Le triomphe de la création italienne se confirme, le Soleil entre glorieusement dans la "cour des grands". Les représentations reprennent à la rentrée puis le spectacle entame une tournée à l'étranger - notamment à Berlin, Belgrade et Londres - et en France. Partout, le spectacle est accueilli par un public ébloui, venu en masse. En novembre 1971, les répétitions du second volet du diptyque commencent. 1793, la cité révolutionnaire est de ce monde est créé à la Cartoucherie le 12 mai 1971. Le spectacle remporte un très bon succès mais insuffisant pour que son exploitation soit totalement viable financièrement. Durant la saison 1972/1973 il est donc repris en alternance avec 1789. Sur l'ensemble de ses représentations, 1789 réunira deux cent quatrevingt-un mille trois cent soixante-dix spectateurs, et 1793 cent deux mille cent. En janvier 1973, Ariane Mnouchkine évoque le projet d'une création collective prenant pour cadre la période le l'histoire française de déroulant entre 1936 et 1945. Elle aurait pour décor une grande salle de bal. Le projet est assez avancé. Guy-Claude François travaille déjà au plan d'aménagement du lieu, les comédiens commencent à travailler les danses de l'époque et à se documenter sur la période. Mais Mnouchkine finalement abandonne l'idée. Penchenat s'en souviendra probablement quelques années plus tard lorsqu'il montera Le bal avec le Théâtre du Campagnol. Le Soleil marque une nouvelle pause dans la création pour se consacrer à l'apprentissage. On travaille la commedia dell'arte. Toute la troupe part en tournée outre-mer durant une partie de l'été 1973. A la rentrée, Mnouchkine formule le projet du prochain spectacle: une création collective traitant de la réalité sociale contemporaine et utilisant comme forme la 20 commedia dell'arte. 1789 et 1793 quittent le répertoire. Les répétitions de L'âge d'or commencent. Le spectacle, et encore ne s'agit-il comme le mentionne son sous-titre que d'une première ébauche, verra le jour le 4 mars 1975. Il est donné jusqu'à l'été à la Cartoucherie, cycle de représentations entrecoupé par une tournée à l'étranger. Après des représentations en plein air à Venise pour la Biennale en septembre 1975, le spectacle est repris à la Cartoucherie pour trois mois. Suivra, de janvier à mai 1976, une tournée sous chapiteau qui conduira la troupe en France, en Belgique et en Italie. Il y aura sur l'ensemble des représentations de L'âge d'or cent quarante mille spectateurs. Concernant la vie de la troupe, la première moitié des années 1970 est une période à fois féconde et orageuse. D'une part, le Soleil a enfin trouvé un lieu d'implantation, point fondamental à la fois pour la survie d'une troupe et pour sa liberté de création et de programmation. Il est d'ailleurs probable que c'est l'existence de la Cartoucherie qui autorise le Soleil à mener à bien un véritable travail d'accueil des collectivités et des scolaires, politique à laquelle la compagnie consacre beaucoup d'énergie, répondant ainsi à une des exigences d'un théâtre populaire, celle d'être ouvert au plus grand nombre, tout en s'assurant un réservoir important de spectateurs. De 1970 à 1975, la subvention du Soleil augmente régulièrement: cent quatre-vingt mille francs, auxquels s'ajoute une rallonge de cinquante mille francs, en 1970, trois cent mille francs en 1971, trois cent cinquante mille en 1972. L'année suivante, la compagnie passe hors commission, il lui est alloué quatre cent cinquante mille francs de subvention annuelle, cinq cent mille francs en 1974, un million en 1975. Cependant, les dettes s'élèvent à un million de francs au moment du montage de 1789. Elles sont tout juste épongées par les recettes du spectacle, en sorte que les caisses de la compagnie sont à peu près vides au début des répétitions de 1793. La situation nécessite un nouvel emprunt et engendre un endettement qui se monte à huit cent mille francs en mai 1972. La subvention qui est censée prendre en compte le statut de troupe permanente du Soleil ne couvre en fait qu'une partie des besoins du Soleil. Les frais générés par le paiement mensuel des salaires, qui ne progressent que très peu - la troupe compte à l'époque une cinquantaine de membres qui touchent mille cinq cents francs par mois, puis mille sept cent cinquante francs pour la saison 1972/1973 -, la location de la Cartoucherie, l'entretien du lieu sont à la charge de la compagnie et dépendent pour une bonne part des recettes. Dans l'approche de cette situation, il faut tenir compte de deux facteurs importants. Le temps de montage des spectacles du Soleil est très long, beaucoup 21 plus long en tout cas que celui généralement en usage, le record absolu restant à ce jour détenu par L'âge d'or. Ces périodes de répétitions sont évidemment des moments où l'on dépense beaucoup sans qu'aucune recette entre en caisse. Ce rythme particulier de travail s'explique à la fois par le mode de production collectif en usage au Soleil, par la difficulté de maîtriser les formes de jeu utilisées, et par la haute exigence de qualité imposée par Mnouchkine. Par ailleurs, le Soleil pratique à l'époque les mêmes tarifs, abordables pour le public, que ceux de grandes institutions comme le TEP ou le TNP dont la subvention est largement supérieure. Les comptes du Soleil attestent un déficit chronique qui avoisine le million de francs, neuf cent mille francs exactement, en 1974/1975. La compagnie ne peut plus assurer le paiement des salaires et l'ensemble de la troupe se met au chômage entre septembre 1973 et juin 1974. A cette date, le versement des salaires prend trois mois de retard, les membres de la compagnie ne toucheront leur dû qu'à partir de février 1975. Durant cette très longue période de "vaches maigres", les uns bénéficient des allocations chômage, d'autres sont obligés d'effectuer ici ou là quelques travaux alimentaires. Conjointement, les Amis du Théâtre du Soleil apportent quelques fonds. On vend également à l'avance les places de L'âge d'or. Les répétitions du spectacle se poursuivent coûte que coûte, mais leur rythme s'en ressent: pendant un certain temps, la troupe ne peut plus répéter qu'un jour sur deux. Ceci se conjugue à la grande difficulté du spectacle: le jeu masqué est un art complexe, par surcroît acteurs et metteur en scène ont du mal à prendre le recul nécessaire pour traiter de l'actualité immédiate. La date de sortie du spectacle est repoussée, sa rentabilisation aussi. En 1975, le ministère finit par prendre en compte l'endettement de la compagnie. La subvention allouée pour 1976 demeure à un million de francs mais elle est assortie d'un versement de trois cent mille francs reconductible sur trois ans. C'est probablement durant cette période que les relations entre le ministère et le Soleil seront les plus tendues, tension qui atteindra son point culminant lors du bref passage de Maurice Druon à la Culture, entre 1973 et '1974. "Je ne donne pas d'argent à ceux qui tiennent la sébile dans une main et le cocktail Molotov dans l'autre" dira-t-il. Le Soleil réagira immédiatement à cette déclaration, qu'il entend comme une volonté clairement exprimée de censure, en organisant une manifestation à Paris. D'une manière générale, la tactique adoptée par le Soleil à cette époque consistera à informer régulièrement le public qui vient assister à ses spectacles de la situation de la compagnie et de ses démêlés avec les pouvoirs publics, tactique évidemment payante étant donné le 22 renom dont jouit la troupe depuis la création de 1789 et l'énorme impact public de chacun de ses spectacles. Il est important de situer le contexte de l'époque. Après l'électrochoc de mai 1968, de Gaulle lui-même se retire en 1969, suivi par André Malraux, mythique ministre des Affaires culturelles. Le pouvoir reste donc aux mains d'une droite gaulliste, ou déclarée telle, dont la caution historique commence à s'effacer, et qui semble, à quelques exceptions près, fortement réactive à la montée de sève de la société civile I. En ce début des années 1970, il est clair que le Soleil, tant par le contenu de ses spectacles, que par le mode de fonctionnement et de production de la troupe, est très mal vu du pouvoir politique, qui le considère probablement, et à juste raison de toute évidence, comme procédant de l'esprit de mai 1968. Analyse encore renforcée par le fait que la Cartoucherie accueille à cette époque de nombreuses réunions et manifestations politiques, qui font écho à la plupart des grandes revendications de l'époque: droits de la femme, engagement contre la guerre du Viêt-nam, pour le retour du Chili à la démocratie etc.. Entre la fondation du Soleil et les années 1972/1973, une centaine de personnes ont fait partie de la troupe pendant des périodes plus ou moins longues. Un noyau compact s'est formé: Ariane Mnouchkine, Roberto Moscoso, Guy-Claude François, Jean-Claude Penchenat, Myrrha Donzenac, Daïna Lavarenne, Joséphine Derenne, René Patrignani, Nicole Félix, Françoise Toumafond, Martine Franck, Alain Rey, Gérard Hardy, Mario Gonzales, d'autres. Certains sont là depuis la création, d'autres sont arrivés vers la fin des années 1960. A ce groupe de base, vont s'ajouter tout au début des années 1970 des acteurs ou des collaborateurs dont les noms restent attachés à celui du Théâtre du Soleil. 1789 verra notamment l'arrivée de Clémence Massart. Sophie Lemasson, gui n'est pas encore devenue Sophie Moscoso, jeune étudiante en Etudes Théâtrales qui prépare une maîtrise sur la troupe, suit les répétitions du spectacle. Rebaptisée" aide mémoire", elle entame à ce moment-là son travail d'assistante auprès d'Ariane Mnouchkine, fonction qu'elle occupe toujours aujourd'hui. C'est au cours des représentations londoniennes de 1789, que l'on rencontre Jonathan Sutton qui rejoint la compagnie. Philippe Hottier, Philippe Caubère, Maxime Lombart, Jean-Claude Bourbault, notamment, entrent dans la troupe tout au début des I Pour citer un exemple significatif, il ne faut pas oublier qu'à cette époque la télévision, précisément l'information télévisée, est contrôlée d'assez près par le pouvoir.