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trelacent avec elle au fil des siècles, mais elle est également
inscrite dans la sphère de l'intimité des êtres, car ses soubresauts
engagent les consciences et les âmes. Présent dans le débat social
depuis ses débuts, le Théâtre du Soleil a rompu cette "synchronie",
selon Laurence Labrouche, au début des années 1980 :non qu'il se
soit mis délibérément à contre-courant, mais parce qu'il était
conduit, pour maintenir sa vigueur, à prendre de nouveaux
détours, à mieux ajuster sa distance au monde et à chercher de
nouvelles façons de dire les accointances de la vie et du théâtre,
quitte à revenir à l'actualité chaque fois que l'urgence le
commandait, en la reliant à de grands thèmes fondateurs.
Ce que montre Laurence Labrouche, d'autre part, c'est la
nature du rapport avec la tradition qu'a toujours entretenu le
Théâtre du Soleil: de la commedia dell'arte au jeu du clown, du
travail sur le masque aux techniques du théâtre oriental, Ariane
Mnouchkine a toujours puisé dans le savoir immémorial du
théâtre, comme si, pour innover ou simplement parler un langage
.d'aujourd'hui, il fallait d'abord découvrir les traces vives du passé
et leur rendre leur efficacité. En cela comme en beaucoup d'autres
occurrences essentielles, le Théâtre du Soleil obéit à la leçon de
Jacques Copeau: Laurence Labrouche établit avec force les liens
de filiation qui existent entre Ariane Mnouchkine et le patron des
Copiaus. Elle montre que le Soleil a enfin donné corps au rêve
poursuivi depuis le Vieux-Colombier et Pernand- Vergelesse et
demeuré pour une bonne part inaccompli. Douée d'une légèreté,
d'une allégresse et d'un esprit combatif qui est l'autre nom d'un
profond plaisir de vivre, à l'opposé de l'austérité de Copeau, mais
aussi obstinée et aussi méfiante que lui à l'égard des pouvoirs,
Ariane Mnouchkine a su montrer que le théâtre savait transformer
la vie (ou aider à l'assumer) en se nourrissant d'elle: condamné
certes à un inachèvement sans cesse renouvelé, il est aussi capable
de l'accomplir dans les figures du jeu et de la fiction, qui donnent
accès aux joies les plus secrètes du coeur.
D'où la triple métaphore du terrassier, du voyageur et de
l'enfant que nous propose Laurence Labrouche, dans sa belle
conclusion, pour suivre au plus près le cheminement d'une troupe
changeante et toujours la même, qui est d'ici et d'ailleurs, tout
entière engagée dans l'instant sans jamais s'y attarder, joyeuse
d'inventer tout en se sachant servante d'un très vieux rituel.
ROBERT ABIRACHED