Recensions - Revue thomiste

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Recensions
Jacques MARITAIN, Œuvres (1912-1939) , Choix, présentation et notes par
Henry BARS, «Bibliothèque européenne », 1 vol. de 1300 p., Paris, éd. Desclée
De Brouwer, 1975.
Chaque genre littéraire a ses réussites, qui sont rares. L'anthologie est sans
doute un genre mineur ; elle n'en est pas moins difficile : elle exige de celui
qui recueille les textes qu'il s'efface devant son auteur et sache le mettre en
valeur. L'œuvre de Jacques Maritain' est si riche, elle ouvre des voies si diverses
et se développe en tant de domaines dont chacun suffit déjà à une large spécialité, qu'on peut la présenter sous des aspects bien différents. La tentation
pour une telle entreprise est toujours l'apologétique: elle conduit à prendre
pour axe le côté qui paraît mieux adapté au goût du jour et semble permettre
de mieux introduire à un auteur difficile. Dans le cas présent, on pouvait choisIr
de mettre en avant par exemple le spirituel, ou le théoricien soit de la politique, soit de l'esthétique, ou même le polémiste, critique vigoureux des engouements ou des trahisons. Henry Bars a pris le parti de l'honnêteté, c'est-à-dire de
la vérité: il s'est placé au vrai centre de l'œuvre, duquel tout découle et auquel
tout revient, la philosophie. C'est le point de vue qui fait difficulté à plusieurs
de ceux qui se disent admirateurs de J-acques Maritain ou même se veulent
propagateurs de ses vues en l'un ou l'autre des domaines que nous citions;
mais c'est lui qui domine tout et fait l'unité de l'ensemble, dans l'étendue comme
dans l'évolution temporelle. H. Bars le met excellemment en lumière dans une
brève mais très remarquable Introduction. Là encore, pour la philosophie, on
pouvait sans doute faire d 'autres choix. Je ne crois pas qu'on eût pu faire
mieux. Ce premier tome s'arrête en 1939; des textes essentiels manquent
encore et on espère que le second tome ne tardera pas à paraître ; mais la
réussite déjà nous paraît exemplaire.
1. Il est vrai que cette philosophie n'est plus à la mode; raison de plus pour
se dispenser de la travestir. Elle est ce qu'elle est, méritant assurément d'être
présentée en son jaillissement et en ses lignes maîtresses, d'être connue, même
de ceux qui pensent devoir faire autrement les options les plus fondamentales
ou conduire leur réflexion par d'autres chemins. Ce n'est pas affaire de mode,
mais d'intelligence en recherche de vérité. Philosophie « thomiste» ? Certes, en
son inspiration, en ses instruments, en l'humble docilité à recevoir une lumière,
à profi ter d'un immense acquis, avec la conviction que la philosophie, bien
loin de se réduire au travail solitaire d'un individu, est une œuvre commune
à laquelle concourent les générations. Elle ne se fait pourtant pas sur des
livres ou sur la pensée des autres, elle se fait sur le réel et elle doit être authentiquement vécue. C'était la conviction de Jacques Maritain et il en a donné
un bien remarquable exemple. A beaucoup d'égards, nul n'a été plus que lui un
philosophe « engagé» ; la courbe de sa vie le montre avec éclat ; mais préci-
RECENS IONS
127
sément sa philosophie le voulait et on ne peut la séparer de ses
engagements,
comme l'auraie nt souhaité plusieurs de ceux qui, à tel ou tel momen
t, ont été
ses amis, sans comprendre ce qu'il y avait d'incongru, au point de
vue même
de la philosophie, à lui demander d'être infidèle à ce qu'il vivait
et voyait,
sous prétexte de fidélité à des livres, fussent-ils de saint Thomas.
Néo-thomiste
pour les uns, pa/éo-thomiste pour les autres, il se riait des étiquett
es; il était
tout simplement philosophe au xx· siècle.
2. On ne peut cependant oublier que sa philosophie recevait
constamment
une inspiration qui vient de plus haut qu'elle et sans laquelle
elle n'aurait
pas été pour lui une sagesse. Selon une expression qu'il s'est efforcé
d'expliquer et de défendre, mais dont il déplora it l'insuffisance et la
permanente
ambiguïté, il vivait une «philos ophie chrétienne ». Il n'a certes jamais
accepté
que cette inspiration la dénature - ce qui eût été contraire à l'une
et à l'autre - mais il rejetait par là une conception qu'il attribuait à Descart
es (son
<J. intime ennemi »), celle de la «philos ophie séparée
» ; la foi d 'un homme
ne peut pas rester étrangère à ce qu'il vit comme une sagesse. Je
ne fais pas
précisément allusion ici à ce qu'ont été, sur quelques points précis,
des incursions dans le domaine de la théolog ie; il s'est efforcé d 'en donner
en méthode
des justifications que je n'ai jamais très bien saisies et j'avoue
avoir été de
ceux qui tout à la fois ne lisaient pas ces productions sans quelque
malaise
et cependant se seraient bien gardés de l'en détourner car, au milieu
de ce qui
nous paraissait maladroit ou franchement contestable, apparais
sait presque
toujours quelque joyau que nul autre n'aurait trouvé ou exprimé
comme lui.
Mais cela est, somme toute, resté margin al; Jacques Maritai n
a toujours
voulu être philosophe et c'est dans le chœur des philosophes qu'il
a pris place.
Ce ne pouvait être sans dialogue et ce dialogue ne pouvait de sa
part rester
académ ique; il a été passionné. Celui-là seul s'en étonnera pour
qui la vérité
n'est pas une question vitale. On s'est parfois montré surpris de
la place qu'a
prise dans son œuvre la discussion avec Descartes. Cela tient évidem
ment à
l'histoire concrète de son esprit, à ce qu'ont été pour lui les occasion
s de se
définir, qu'elles soient nées de ses lectures ou des exigences de
son enseignement. De fait, c'est contre Descartes qu'il a voulu vider pour
lui-même la
grande querelle de l'idéalisme. Il aurait pu faire à d'autres cet
honneu r. De
mes conversations avec lui, j'ai retiré l'impression que, parmi ses
adversaires,
c'est pour Kant qu'il nourrissait l'admira tion la plus profond e, peut-êtr
e même,
malgré la fondamentale opposition, une secrète connivence, dont
je ne suis
pas éloigné de penser que certaines de ses formulations en philoso
phie morale
ont gardé la trace.
3. Mais faisons davantage connaissance avec le recueil que nous offre
H. Bars.
Ce ne peut être sans rendre un particulier hommage aux Editions
Desclée De
Brouwer, qui n'ont rien ménagé pour que la présentation soit
parfaite . La
reliure et le format de la «Biblio thèque europée nne» rendent ce
volume de
treize cents pages à la fois solide et maniable, cependant que la
typographie
claire, aérée, peut-être un peu trop large pour les textes mêmes, est
un plaisir
pour les yeux. Il faut, il est vrai, apprend re à s'en servir; l'usage
n'en est pas
l~médi atement évident, mais dès qu'on est un peu
familiarisé avtc la répartition adoptée, on s'aperçoit qu'on a sous la main tous les renseignements
souhaitables. L'« Introdu ction» dégage avec maîtrise la ligne même de la
pensée. Elle
est suivie d'une «Chron ologie », suffisamment minutieuse pour suivre
tout le
dessin de la biographie, sans être inutilement surchargée. La «Biblio
graphie »
128
REVUE THOMISTE
est ensuite donnée en trois listes, dont le jeu est des plus utiles. La première
est une simple énumération alphabétique, qui permet la présentation des sigles;
la seconde est chronologique ; sans se vouloir exhaustive, - ce qui demande
encore des recherches, - elle est dans l'ensemble assez complète pour donner
l'idée de l'évolution et guider à travers la diversité des éditions ; une troisième
liste enfin est systématique ; elle permet de prendre une vue de l'extraordinaire
étendue d'une œuvre, ici judicieusement regroupée sous neuf rubriques qui
vont de l'autobiographie (1°) à la philosophie de l'art (9°) en passant par des
études sur des auteurs (2°), l'enseignement de la philosophie (3°) et tous les
grands domaines de l'investigation philosophique ; épistémologie (4°), philosophie de la nature (5 °) , métaphysique (6°), incursions théologiques (7 0) ,
philosophie morale et politique (8°).
Viennent alors les textes. Leur réunion même les met en valeur. J'ai parlé
d'anthologie. Le mot est juste, mais il pourrait suggérer une méthode
qu'Ho Bars a heureusement écartée; celle des «morceaux choisis », brefs et
artificiellement rapprochés. Il faut parler ici d'œuvres choisies, mais choisies
de telle façon que soit suivie la courbe entière de l'œuvre complète. C'est une
extraordinaire richesse. Pour Art et scolastique, Primauté du sPirituel, Humanisme intégral, les extraits sont placés dans une analyse; on ne pouvait en
reprendre que peu. Mais beaucoup de textes significatifs, même longs, sont
reproduits intégralement, y compris des opuscules, comme Religion et cultttre et les précieuses Leçons sur l'être. L'ordre suivi est chronologique; cela
comporte beaucoup d'avantages et permet de saisir une évolution, par ellemême instructive; mais tout choix a ses implications ; celui-ci en a au moins
deux.
La première est que certaines œuvres majeures n'apparaissent plus comme
telles ; elles étaient composées d'études parues antérieurement dans d'autres
contextes. C'est ainsi que les Réflexions ,fur l'intelligence, les Degrés du savoir,
les Quatre essais sur l'esprit dans sa condition charnelle laissent la place à une
série de chapitres cités à la date où ils avaient paru séparément, mais ils sont
donnés dans le texte définitif laissé plus tard après les rééditions par cet auteur
qui ne manquait jamais de se corriger quand lui en était offerte l'occasion.
On ne peut qu'approuver un tel parti. On ne l'appréciera cependant tout à
fait que si on a remarqué la disposition, au premier abord surprenante, qui a
fait reléguer en fin de volume (p. 1279-1294) les trente-cinq Notes rattachées
respectivement aux trente-cinq « chapitres» ; elles sont extrêmement éclairantes
et utiles. Chacune en somme présente le texte correspondant, réunissant des
renseignements qui auraient surchargé soit la chronologie, soit la bibliographie.
La seule raison de ce report est sans doute que l'annotateur a voulu éviter
de se mettre trop en avant et de trop couper la suite des textes. Cela se comprend fort bien, mais je n'ai pas vu que ce soit suffisamment signalé et on peut
craindre que certains lecteurs en soient embarrassés.
Le choix de l'ordre chronologique a une seconde conséquence ; c'est que,
pour aucune des gr.andes sections distinguées dans la bibliographie systématique, le premier volume ne se suffit. Il n'en conduit aucune à son terme. Cela
aussi est parfaitement acceptable, mais à la condition que le second volume
ne tarde pas trop ; il apportera un achèvement nécessaire. Qui veut se faire une
idée sérieuse de la métaphysique de Jacques Maritain en ses intuitions les plus
fondamentales ne peut manquer de méditer les Leçons sur l'être; il les trouvera ici ; mais il est évident qu'il lui manquera des éléments essentiels s'il ne
peut prolonger sa lecture jusqu'au Court traité de l'existence et de l'existant.
RECENSIONS
129
<
La vaste et capitale réflexion épistémologique commencée dès les
débuts a
d'abord donné les études échelonnées reprises dans les Réflexions
sur l'intelligence et les Degrés du savoir,. elle n'a cessé de se poursuivre, en
particulier
dans l'ordre du savoir pratique, retrouvant bien des notions passable
ment
oubliées, en proposant de nouvelles qui se sont déjà montrées féconde
s, par
exemple dans Science et sagesse. Mais cette réflexion aussi reste
inachevée si
on ne la conduit pas jusqu'aux précisions profond ément novatric
es apportées
par le livre trop peu lu : l'Intuition créatrice dans l'art et dans la
poésie. Ce
n'est pas seulement la philosophie de l'art élaborée par Jacques Maritai
n qui
trouve en cette dernière synthèse son expression la plus achevée ; sa
noétique et
son épistémologie y reçoivent un développement capital avec l'analys
e du
préconscient spirituel. Ce développement était préparé par les approch
es successives d'une meilleure notion de la connaissance par connaturalité,
en poésie
comme en morale (<< La dialectique immanente du premier acte de liberté»
analysant la «conna issance volitionnelle ») et en mystique. Il n'a été
tout à fait
explicité pour lui-même que dans ce grand ouvrage, publié d'abord
en anglais
en 1953 et, en français, pas avant 1966. Il Y a là une lumière
décisive qui
éclaire en retour tous les chemins par lesquels il l'avait recherch
ée et qui
ajoute à son épistémologie un chapitre de toute première importa
nce. Et si
nous passons à la philosophie politique on trouvera dans le présent
volume
des textes très caractéristiques: à côté d'une analyse et de trop brefs
extraits
d'Humanisme intégral, la Lettre sur l'indéPendance, la Préface au
livre de
Mendizabal sur la guerre d'Espag ne; mais où trouver l'achèvement
de cette
réflexion si on ne va pas jusqu'à lire l'Homm e et l'Etat (1953) ?
Cela dit, il serait manifestement incongru de paraître reprocher à un
recueil
d'œuvres choisies de n'être pas la collection des œuvres complètes.
Mais il est
très évident qu'il appelle cette collection. C'est qu'il fait apparaître
l'incroyable
unité qui sous-tend une production aussi riche et aussi diverse. On
est étonné,
en relisant ainsi d'affilée des textes que l'on croyait pourtan t bien
connaître,
de constater à quel point dans cette œuvre tout importe à tout. L'intégr
ité fait
ici partie, non seulement, comme toujours, de la richesse, mais de
l'intelligibilité plénière. Il n'y a rien d'univoque dans la pensée de Jacques
Marita in;
c'est cependant bien d'un même mouvement que ce regard suprêmement
intelligent s'est exercé aux différents niveaux des degrés du savoir, et non
seulement
du savoir, mais des données les plus concrètes de l'expérience ; chaque
réussite
éclaire les autres et les confirme, comme peut aussi les éclairer la
constatation
de limites ou d'échecs semblables.
Toutefois, en attenda nt ces « Œuvres complètes », qui sont une entrepri
se de
longue haleine et dont on souhaite que l'édition atteigne à la même
irréprochable qualité, rien ne pouvait mieux, je ne dis pas servir la mémoir
e, mais
assurer la présence à notre recherche et à nos débats, d'un philosophe
toujours
si soucieux de renouvellement et de progrès et si attentif aux grandes
querelles
de l'esprit.
fr. M.-Michel LABOURDETTE, O.P.
Jean DAUJAT, Y a-t-il une vérité? Les grandes réponses de la philosop
hie,
1 vol. de 608 p., Paris, P. Téqui, 1974.
• Jean Daujat pose à son lecteur le problème fondamental auquel
nul ne peut
échapp er: y a-t-il une vérité, et notre intelligence peut-elle, fût-ce
laborieusement, parvenir à la connaît re? A cette question dont dépend le
destin perRT 9
130
REVUE THOMISTE
sonnel de l'homme et celui de la civilisation, ce livre se propose de répondre
en amenant la réflexion vers ce qu'il y a de plus fondamental, c'est-à-dire vers
la philosophie. Ce n'est donc pas à proprement parler un exposé d'ensemble
de la philosophie que l'A. a voulu donner, encore qu'il ait été amené à parcourir à peu près tous les secteurs de la philosophie, c'est plutôt, selon une
démarche pédagogique qui est le fruit d'une «expérience de quarante ans
d'enseignement oral et de réactions, difficultés, objections, problèmes, soulevés
par des milliers d'élèves» (p. 16), la possibilité, offerte à tout homme qui use
droitement de sa raison, d'un itinéraire qui le conduira par étapes aux certitudes les mieux établies de la philosophie chrétienne concernant la vérité de la
pensée et de l'action.
Une première partie définit les notions fondamentales et pose les principes
essentiels de la métaphysique: elle traite de l' être (ch. 1) et des divisions de
l'être à partir du devenir et de la multiplicité (ch. Il) . L'être est objet de
connaissance: la deuxième partie étudie les moyens de connaissance de
l'homme; d'un point de vue psychologique d'abord: la connaissance sensible
(ch. 1) ; la connaissance intellectuelle (ch. II) ; la nature de la connaissance
(ch. III) ; puis critique : le problème de la vérité (ch. IV), où l'on réfute l'agnosticisme, le cartésianisme, l'idéalisme; et les limites de l 'intelligence humaine
(ch. v). L'être est objet d'amour : la troisième partie, dans le prolongement
des données psychologiques de la section précédente, traite des moyens d'action de l'homme: les inclinations de la sensibilité (ch. 1) et la volonté libre
(ch. Il). La quatrième partie remonte des étants à la Source de l'être et s'élève
à la connaissance de l'Etre par soi : l'A. y étudie tour à tour l'existence de
Dieu (ch. 1) ; ce que nous pouvons connaître de Dieu, les perfections divines
(ch. II) ; la création (ch. III). Une cinquième partie traite de «êtres immatériels » : l'âme humaine (ch. 1) et les esprits purs (ch. Il). La sixième et
dernière partie a pour objet la morale, ou la finalité de la vie humaine, dans
les perspectives d'une éthique naturelle ': il faut pour cela définir le domaine
pratique (ch. 1) et dégager les fondements de la morale (ch. II), puis préciser
en vue de la pratique les rapports entre conscien'ce et prudence (ch. III) et le
rôle et la nécessité des vertus (ch. IV).
L'exposé de l'A. se développe, tout au long de ces quelque six cents pages,
avec un allant, une puissance entraînante et communicative de conviction qui
jamais ne faiblit. Il y manifeste une grande maîtrise des notions qu'il manie
avec une merveilleuse dextérité, une robuste santé intellectuelle, une admirable
confiance dans l'esprit et sa capacité d'atteindre le vrai ... Peut-être cependant
trouvera-t-on que la présentation, trop diffuse et volubile, a gardé un peu trop
les redondances et les longueurs de l'exposition orale, que la simplicité et le
style direct du propos ne va pas toujours sans une certaine simplification des
problèmes et des solutions, comme aussi des systèmes philosophiques adverses,
rencontrés et prestement réfutés en chemin ? Peut-être aussi, - mais ceci est
plus délicat à dire, - estimera-t-on que, dans cette présentation doctorale et
forcément rapide d'une synthèse aux arêtes parfaitement dessinées et structurées qui a demandé des siècles d'élaboration, l'A. semble faire bon marché
des étapes et des tâtonnements qu'impose à tout homme en quête de lumière
la découverte personnelle de la vérité et la lente assimilation des notions'.
1. Voici encore quelques remarques, notées au fi l de la lecture.
La notion de philosophie de la nature que présente l'A. aux pages 152 et 153, « matériellement physique
et formellement métaphysique », me semble abandonner la conception de saint Thomas d' un saooir
onlologique de l'II,. mobile, constitué Il l' intérieur du premier ordre d'abstract" on, au bénéfice de la conception wolfienne d'une « métaphysique spéciale» de la nature et de l'homme.
RECENSIONS
131
Nous ne doutons pas cependant que ce livre, rédigé dans un esprit
d'amou r
et de service de la vérité, ne soit appelé à faire œuvre de lumière
et même
qu'il ne réponde à un besoin évident. Œuvre de vulgarisation
si l'on veut,
mais au sens parfaitement légitime et même nécessaire du terme,
que nous
remercions l'A. d'avoir eu le courage de nous donner, et qui
vient à son
heure, dans la terrible disette où se trouvent actuellement la jeunesse
étudiante,
cléricale ou non, et le public cultivé d'exposés de cette sorte.
fr. Marie-Vincent LEROY, O.P.
Jean-Toussaint DESANTI, La Philosophie silencieuse ou Critique des
philosophies de la science, « L'ordre philosophique », 1 vol. de 288 p., Paris,
éd. du
Seuil, 1975 .
Les Idéalités mathématiques de Jean-Toussaint Desanti (Paris, 1968)
sont
un essai très remarquable sur la façon dont les mathématiques sont
constituées
par l'enchaînement des concepts et l'imbrication des théories (la théorie
implicite qui sous-tend la théorie explicite) '!. C'est dans le prolong ement
de cette
réflexion que ce même auteur publie la Philosophie silencieuse dont
le soustitre, Critique des philosophies des sciences, indique très justeme
nt l'aspect
polémique. La force de ce livre vient de la culture mathématique
et philosophique de l'A., un des rares esprits qui, en France, maîtrise à la
fois des connaissances mathématiques de haut niveau et une très profond e
connaissance
de la pensée occidentale.
1. La première partie de l'ouvrage traite du rapport traditio
nnel des sciences
et de la philosophie en un long exposé critique de la philosophie
idéaliste,
qu'il conteste. Le point de départ de sa réflexion est la mort du
savant qui
mettait en œuvre un discours essentiel et premier, capable de déploye
r toutes
les possibilités du savoir et d'en dévoiler le contenu et le fondem
ent. Des
hommes comme Nietzsche, Freud, Cantor, Plank, Gôdel, «voyag
eurs nourriciers », «en leur pays maîtres de vérité », «montr eurs de choses
lointaines »,
ont redessiné le champ du savoir et condamné au silence la volonté
d'intériorisation des sciences au discours vrai .
L'A. montre les principaux moments de la démarche tendant à
introduire
Il n'est pas exact, croyons-n ous, que la spceies iff,presso soit signe
formel, ceci étant réservé au verbe
mental ou inteJ1lio intelleeta (cf. Jean de Saint-Tho mas, Cursus philosophie
"s, Logiea, n, q. 22, a. 3 : « Uttum
species impressa sit signum formale », éd. Reiser, Turin, 1970, I, p.
707-712). L'A. cite à ce propos (p. 184185) un texte de Jacques Maritain dans Réflexions SIIr l'illtellig.ne
e .. . sans prendre garde que son auteur
l'a désavoué par la suite: cf. Les D egrés du savoir , ' 1946, p. 234
en note .
Les « sentiment s» chez l'homme ne se situent pas seulemen
t ni d'abord au plan de l'affectivité
sensible (cf. p. 267-270), mais à l'intérieur de la volonté, comme
une réplique, au se in de l'affectivit é
spirituelle , de ce que sont, au plan de l'appétit sensible, les émotions
et les passions.
L'A. nous a semblé concevoir de manière bien platonisan te la connaissa
nce naturelle de l'âme séparée
(p. ~26 ss), comme si la condition présente d'union au corps était
p our
matière, et la séparation un éveil Il la pure lumière de la spiritualit elle un enseveliss ement dans la
é.
Je ne crois pas que, « selon Jacques Maritain et Olivier Lacombe
», ce soit à l'auto-inte llection de
SOI de l'esprit pur que « tendent certaines formes
de mystique naturelle que 1'00 reocontre notammen t
dans l'Inde» (p. 449).
Relevons encore, pour ln regretter, ln note de la p. 397 : même
si on entre dans l'hypothèse de l'A.
« qu'i] paraIt invraisem blable que le monde de la résurrecti on
ne comporte pas de végétaux et d'animau x",
comment Dieu pourrait-il « ressusciter)} des animaux dont la mort
a été pur et simple retour au néant?
La «résurrec tion des corps» est inconcevnblc sans la survie de leur
principe formel d'animati on .
Enfin, peut-on signaler 1\ l'A. (et à son imprimeu r) que déjà porte
un
L Cf. R T LXxn, 1972, p. 304-309. Le titre complet de l'ouvrage accent grave sur l'a final?
est celui-ci: Les M!o/i"s moth/mot/ql/u, Rechercbu épistélllologiqlleJ sur le dé.eloppement d. la /hforie
des fonc/iolls de .ariobles réelles.
132
REVUE THOMISTE
les sciences dans le discours totalisant de la philosophie. Il en analyse quatre :
1 ° Intériorisation à l' Bidos dans la philosophie de Platon; 2° Intériorisation
à 1'« Entendement» classique (Spinoza) ; 3° Intériorisation au « sujet» (Kant) ;
4° Intériorisation au «concept» (Hegel).
Il «prend le penseur au mot» (p. 23) en se gardant de quitter le lieu où
s'engendre son discours. Parmi ces pages, celles consacrées à Hegel sont très
minutieuses. Dans la Science de la logique, Hegel traite de l'infini mathématique et du calcul infinitésimal en un double mouvement d'assomption et de
reproduction. La philosophie se nourrit du travail déjà accompli. Elle intègre
dans un domaine épistémologique déjà constitué une considération sur les
objets mathématiques. Cette intégration ne peut s'effectuer sans transposition
ni distorsion ; c'est une trahison. L'A. la dénonce.
Ces quatre formes traditionnelles d'intégration des sciences au champ de la
philosophie donnent lieu à un héritage culturel d'idées reçues qui sont devenues normatives pour la philosophie telle qu'elle se transmet dans le système
scolaire et universitaire.
Après cette quadruple étude, l'A. poursuit sa réflexion par une critique de
la phénoménologie transcendantale dont il est pour une part héritier. Cette
critique était implicite dans les Idéalités mathématiques; elle est ici reprise
explicitement. Elle se déploie à partir de trois textes de Husserl: a) Philosophie
de l'arithmétique (pour le point de départ) ; b) Logique formelle et logique
transcendantale (pour la maturité) ; c) L'origine de la géométrie (pour les
problèmes posés par l'épistémologie phénoménologique).
Tout au long de sa recherche Husserl a approfondi le projet de tracer les
contours d'un champ thématique auto-fondateur, au sein duquel il devrait
être possible de dessiner à neuf et d'une manière originale les modalités de
constitution des sciences avec les critères de rationalité qui les habitent.
L'A. admire le travail de Husserl, car il hérite du mouvement qui, de Frege
à Hilbert, a réalisé la connexion explicite et indéchirable de la mathématique
à la logique.
La Logique formelle et logique transcendantale respecte rigoureusement le
statut des objets, les Iltisse se manifester, en s'interdisant toute adjonction. Mais
la phénoménologie pense conduire une expérience, muette encore, à la pleine
expression de son sens. C'est une erreur, car rien ne se tait: la logique a déjà
parlé, la mathématique aussi, C'est donc une erreur de mettre de côté ce qui
est déjà dit et de vouloir contourner le langage de la science. Il faut donner
à la science la parole. Il faut non seulement annuler tout discours intériorisant
et reproducteur, mais aussi s'installer dans la science, la pratiquer. C'est cette
pratique qui donne naissance à une interrogation.
2. Ce que J.-T. Desanti a fait pour la philosophie idéaliste (se placer en son
sein pour en voir la syntaxe, en dégager les modes de production, en démystifier la rhétorique) doit être fait pour la science, par la science. Il le fait
dans la deuxième partie de son ouvrage où il rassemble divers articles et
conférences.
La première étude pose la question: «Qu'est-ce qu'un problème épistémologique ?» Pour y répondre l'A. se place à l'intérieur du mouvement
de formulation et de résolution des problèmes posés par la science. Les expressions de la science sont-elles toutes du même type? Exigent-elles toujours pour
être remises à neuf la même démarche, la mise en œuvre de la même espèce
de discours ? Ou, au contraire, les sciences produisent-elles en leur sein des
RECENSIONS
133
systèmes d'expression qu'on ne peut rendre pleinement explicites
qu'en utilisant d'autres ressources que celles qui sont utilisées à l'intérie ur du
corps de la
science elle-même ?
Pour répondr e clairement à une telle question, l'A. développe longuem
ent
un exemple : la première théorie des ensembles et les problèmes
posés par
son élaboration. Il y a trois types de problèm es: - des problèm
es internes,
formulés dans le langage élaboré à l'intérie ur de la théorie, à l'aide
des seuls
signes de relation indéfinis en elle ; - des problèmes sur les matéria
ux et les
limites de la théorie ; - enfin, des problèmes posés par la construc
tion de
la théorie qui déborde nt la langue formelle de la théorie. Ce troisièm
e type
de problèmes donne naissance à l'épistémologie. Ces problèmes
présents à la
théorie ne s'y laissent cependant pas réduire.
La seconde étude a pour titre: «Matér ialisme et épistémologie.
» Si dans
la première partie l'A. se démarquait de toute traditio n idéaliste
, il se situe
maintenant face à son contraire le matérialisme. Il écarte, pour
les mêmes
raisons, toute idéologie qui ferait de l'épistémologie un moyen
de vérifier
son bien-fo ndé dans le contenu effectif des sciences . L'épistémologie
est dans
la science, dans son tissu, dans sa pratique. Cette pratiqu e renvoie
à autre
chose. Pour l'A., ce n'est en aucun cas une transcendance. Son effort
de réduction et de critique est en ce sens «matéri aliste ».
La troisième étude: « Disparitions, structures et mobilité », s'interro
ge sur le
changement dans les sciences. Le langage mathématique est en
perpétuelle
évolution. C'est un fait que ce qu'écrivait Euclide ne s'écrit plus.
Et pourtant, rien de ce qu'il disait n'est invalidé. Pourqu oi? Les structur
es mathématiques sont mobiles parce que, si elles sont productrices, elles
sont aussi le
produit d'une théorie plus vaste. Le mouvement d'extension est aussi
un mouvement de déracinement. Les énoncés produits sont arrachés à leur
lieu d'origine et reproduits sous la forme spécifique exigée par les extensio
ns obtenues
aujourd'hui. Il y a donc un déplacement du noyau producteur.
Cette même question se prolong e dans la cinquième étude : «Réflex
ions sur
le concept de mathesis. » L'A. Y démystifie les généralités qui ont
cours à propos de «la mathématique », comme s'il existait un savoir intempo
rel qui
échapperait aux vicissitudes de la découverte et de la remise en question
. Quelle
est la réalité désignée par le mot mathes ls? C'est l'appare il capable
d'assurer
et de régler la production des théorèmes et de leurs démonstrations
. L'étude
d'une proposition d'Euclide permet à l'A. de faire apparaî tre
un système
explicite de procédure de production et de contrôle qui assuren
t les admissions d'objets ou d'énoncés, organisent les corps des propositions
compatibles
et, dans les limites ainsi fixées, en règlent la reproduction. Une
mathesis se
caractérise donc autant par ce qu'elle permet que par ce qu'elle exclut,
autant
par sa puissance de créativité qu'elle confie aux gestes mathématiques
que par
les impuissances qu'elle inscrit dans leur champ.
J.-T. D. pose alors la question de l'unité ou de la pluralité des
mathesis.
Certes les mathématiques sont habitées par le désir d'unité. Mais
il n'empêche
qu'elles connaissent des périodes et des temps divers. Il n'y a pas
de continuité
parfaite entre Euclide et les recherches actuelles. On peut, comme
le fait
Nicolas Bourbaki dans les Eléments d' histoire des mathématiqttes,
reformuler
le donné ancien dans le langage moderne. Il n'empêche que le mathém
aticien
moderne doit réinterpréter l'acquis antérieur. Il traduit des domain
es différents ; l'arithm étique euclidienne reste vraie aujourd 'hui, mais la
mathesis qui
a présidé à sa naissance et à son développement ne fonctionne plus.
134
REVUE THOMISTE
La quatrième étude sur « la production des concepts en mathématiques» interroge la mathématique à sa naissance. L'A. prend pour exemple le concept de
nombre entier naturel tel qu'il est produit dans les Fondements de l'arithmétique de Frege qui se distingue de la construction ensembliste de Cantor. Ce
dernier dégage progressivement le concept général d 'ensemble dont il a besoin
pour résoudre certains problèmes de la théorie des fonctions : la logique sousjacente reste dans l'ombre. Frege au contraire commence par rendre explicite
la logique nécessaire pour édifier correctement la théorie des entiers naturels et
engendrer leur système. Le concept d'ensemble abstrait se trouve ainsi produit
comme le matériau indispensable à une telle construction. On voit par là
qu'un même concept peut être délimité dans des champs de productivité
distincts.
La production du concept mathématique implique l'élaboration d'un contenu théorique dans le champ ouvert par l'exigence de la mathématique. Produire des objets mathématiques a toujours consisté à édifier du même mouvement, et l'une dans l'autre, mathématique et logique.
Nous avons deux exemples de cet enveloppement réciproque dans deux
études reproduites en appendice sur le fondem ent des mathématiques et l'infini
mathématique2 • L'évolution des idées montre comment l'objet mathématique,
pour devenir opératoire et rigoureux, s'écarte de toute implication métaphysique,
de toute question de finalité. La place de la logique y devient de plus en plus
importante.
Une sixième étude enfin, sur «l'épistémologie et son statut », répond aux
questions de Juliaa Kristeva à propos des Idéalités mathématiques.
L'ouvrage dont je viens de présenter l'essentiel est d'une lecture difficile.
Le lecteur est cependant séduit et partage cette admiration que tout esprit ne
peut s'empêcher d'avoir face au savoir mathématique. J.-T. Desanti ne s'écarte
pas de la tradition philosophique occidentale qui a toujours été fascinée par la
beauté et la fécondité des mathématiques.
La valeur de son ouvrage vient du savoir mathématique maîtrisé et du sens
de l'histoire et de l'enchaînement des idées; elle vient aussi du souci de « minimaliser », c'est-à-dire d'être près de ce qui se dit, de ce qui est produit. L'interrogation philosophique n'est pas un commentaire extérieur: elle vise à
laisser paraître ce qui est inscrit dans la réalité. Ici, c'est la réalité mathématique. L'A. cherche ainsi à rejoindre ce qui est certain; il se défie des conflits
d'opinion, ce terrain mouvant où se rencontrent les philosophies générales
constituées en corps de doctrines.
On ne peut que se réjouir de l'humilité du philosophe qui respecte ainsi le
réel. Il refuse tout effort d'intégration des mathématiques dans un corps de
doctrines constitué tant dans la tradition idéaliste que dans le matérialisme
maximal. Il renoue ainsi avec une attitude d'esprit « aristotélicienne ». Il
n'est d'épistémologie mathématique possible qu'installée dans la mathématique elle-même. Sens du réel, modestie de l'intégration, souci de la genèse,
souci de marquer les différences, de déterminer le champ du possible et les
limitations qui en découlent: c'est là une méthode féconde.
Mais c'est là aussi, sans doute, que son projet trouve sa limite. Car, s'il
fait l'éloge de la raison à l'œuvre dans les mathématiques, il n'en reste pas
2. I I s'agit de deux articles publiés auparavant dans l'Enrydopaedia Univ,rsa/ù : cf. Jean-Toussaint
D nsANTl, art. MalhimaliqNu (Fondem'tli des), vol. 10, p . 619-625 ; rD., Infini malhilf,aliqNe. vol. 8, p . 994-1000.
RECENSIONS
135
moins que la raison n'explique pas la raison. La preuve en est que pour se
faire comprendre il est obligé de recourir à un langage qui franchit le cadre
de la raisop.. Quand il dit que les mathématiques ne sont pas du « ciel »,
qu'elles ne sont pas non plus de la « terre », quand il conclut par « une fable»
Imaginons, écrit-il, une bibliothèque ... »), il fait appel à autre chose qu'à
l'enchaînement des concepts et à la rigueur. Tant il est vrai que la communication n'est pas seulement confrontation avec des chaînes de raison et des
procès logiques, mais fait appel sans cesse à l'intuition et à l'imagination.
Certes J.-T. D. a bien raison de critiquer toute subjectivité et toute philosophie de la conscience. La personnalité d'Euclide n'a rien à voir avec ses
Etéments, et pour en montrer le sens il n'est que de déchiffrer la mathesis qui
habite l'exposé et le rend possible. Mais cette lecture n'est-elle pas trop restrictive ? N'est-ce pas amputer le savoir que de l'enfermer dans le seul domaine
où la raison est à elle-même sa norme? L'exigence de formalisation de tout
discours, et d'abord de la logique, n'est-elle pas aussi une prison pour
l'homme?
Il me paraît important de mettre en œuvre la différence classique qu'il y a
entre la raison et l'intelligence. Une raison qui s'érige en seule fin déterminante de ses méthodes et de ses cheminements, est stérile. Que l'intelligence
déborde la raison, je n'en veux pour preuve que l'usage du symbolisme. Certes,
le symbolisme mathématique est pour une part arbitraire, il est éloigné de toute
intuition première et immédiate. Il n'empêche qu'il donne à la fois un
enchaînement logique et une prise à l'intuition.
Ignorer la part que le symbolisme tient dans tout discours c'est se condamner
à un discours purement répétitif et totalitaire. C'est ignorer que l'intelligence
est faite pour se convertir à l'être. Renoncer à cette conversion, c'est sans
doute se condamner à bâtir scientifiquement un monde inhumain, car on prend
pour but du changement le changement lui-même.
«(
fr. Jean-Michel MALDAMÉ, O.P.
Roland SUBLON, Le Temps de ta mort, Savoir, parole, désir, « Hommes et
Eglise, 7 », 1 vol. de 244 p., Strasbourg, Cerdic-Publications, 1975.
L'ouvrage qui se cache sous ce titre énigmatique peut être rangé parmi les
essais de confrontation entre la foi théologienne et la psychanalyse, plus précisément parmi ceux d'entre eux qui font effort pour assumer la critique freudienne de la religion et du discours religieux. Doyen de la faculté de théologie
catholique de Strasbourg et psychanalyste praticien, l'A. possède tous les titres
voulus pour risquer et réussir une pareille entreprise, et reprendre ainsi le
flambeau d'une lignée de penseurs chrétiens cherchant à penser non pas contra
Freud, mais post Freud. Et l'on ne peut que se réjouir, a priori, de cette intrépidité. L'originalité que réclame pour elle cette tentative de dialogue (p. 5659) réside dans le choix de l'orthodoxie psychanalytique prise pour repère.
Le Freud servant ici de partenaire n'est pas le Freud « classique» d'E. Fromm
ou de K. Stern, mais un Freud revu, corrigé, dépoussiéré, rendu de nouveau
« scientifique» et « virulent» par les soins de J. Lacan. Après avoir tracé
u~ rapide (tI'ès rapide) tableau de l'avènement de la psychanalyse dans l'hist?lre des affrontements séculaires entre la foi et l'esprit scientifique, l'A. se
~lvre à une élaboration synthétique visant à présenter l'outil conceptuel forgé
a partir de l'expériencè clinique (ch. 2 et 3). L'application de cet outil au
domaine du discours religieux occupe la fin du livre (ch. 4 et 5).
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REVUE THOMISTE
C'est parce que j'étais curieux du contenu de cette dernière partie que j'ai
consenti à faire l'effort de lire les autres. Je ne nie pas avoir rencontré,
chemin faisant, quelques satisfactions (p. 136-153), mais je confesse finalement
ma fatigue, ma surprise et ma déception. Il est plus que probable que bien
des choses m'ont échappé: et je n'ai pas honte d'avouer n'avoir jamais lu
Lacan. Toutefois si l'on me disait que ma « confession» n'offre pas le moindre
intérêt, je n'en conviendrais pas aisément. Après tout, une Revue peut bien se
payer le luxe, de temps à autre, de donner la parole, une parole de recenseur,
au petit peuple de ceux qui n'entendent pas Lacan. Car si j'en crois la
rumeur publique, ils sont légion.
J'ai déjà dit ma fatigue devant le charabia d'obédience lacanienne de cet A.
(cf. RT LXXV, 1975, p. 687 et 691). Quitte à l'irriter une nouvelle fois, je
la redis. Son style est trop souvent accablant. Pour les exemples, j'ai l'embarras
du choix. Au hasard: « Le signifiant, situé à l'extrême limite du jaillissement et
de la retombée où il se fige en un mot, fût-il bon, voire en une chose, presse
le sujet de son pressentiment à l'assumer dans l'impératif de son incomplète
complétude» (sic, p. 80). Voilà pour la syntaxe. En ce qui concerne le lexique, est-ce trop demander à un A. qui s'impatiente de voir encore contestée la
« scientificité» de sa spécialité de bien vouloir nous expliquer une bonne fois
quelques-uns des termes les plus fréquents de son jargon, comme «se soutenir
de... », « sidération », « scotomiser », etc. ? L'A. semble convaincu de la préexistence du langage. Faut-il que l'illumination psychanalytique soit puissante pour
lui faire oublier celle de la langue française !
Ma surprise est d'un autre ordre. J'attendais un débat, ou, comme je l'ai dit
au début, une confrontation. Mais ces deux mots impliquent un échange, un
aller et retour de la balle d'un camp à l'autre, ou du moins la simple possibilité de réciprocité. Sauf erreur de ma part, cette attitude de dialogue, dont
l'A. relève très justement l'absence chez d'autres (p. 52), est absente de son
livre. Il semble aller de soi, pour Sublon, que la théologie n'a rien à donner
à la psychanalyse, et tout à en recevoir. Seulement voilà : on ne prête qu'aux
riches. Et si jamais l'ouvrage profite à la psychanalyse, ce que je suis incapable d'apprécier, je doute qu'il soit d'un grand apport pour la théologie.
C'est forcé: elle n'a eu ici que le droit de comparaître en jugement, et de
s'entendre rappeler ses péchés. Péchés capitaux: la théologie est narcissique,
elle SUTURE. C'est vraiment ignoble. Péché originel: d'être plus vieille que la
très fameuse « rupture épistémologique ». C'est sans rémission, et cela explique
sans doute qu'elle n'ait plus droit à la parole, surtout pas à une parole sur
la psychanalyse, située, elle, du bon côté de la barrière. Je ne dis pas que
l'assistance au procès ne donne pas à penser, et sur bien des points. Mais c'est
très décevant.
Ma déception vient de la mise en scène. A ce procès tous les acteurs sont
grimés. Sublon apparaît nimbé de gloire et d'autorité: pensez, il siège dans
la chaire de Freud, qui est aussi celle de Lacan. Je m'en veux d'ironiser ainsi,
mais comment rester impassible quand je lis sous la plume de l'A. qu'après
des siècles de culture visuelle, nous devons à Freud d'avoir montré le rôle
de l'entendre (sic, p. 17, n. 10), et qu'« avant Freud, ce sujet dont la psychanalyse décrit l'avènement comme sujet de la parole, en était réduit à crier dans
le désert sans que personne ne l'écoutât ou du moins ne pût comprendre ce
qu'il disait...» (p. 61) ? D'après ce que je comprends, la théologie, avant
Freud ou maintenant encore sans lui, n'est pas en mesure d'écottter le S1tjet de
la parole. C'est un peu fort, et l'A. a raison: la pertinence du soupçon freudo-
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RECENSIONS
lacano-sublonien m'échappe (p. 60). Comme m'échappe le sens de cette réprimande générale adressée par lui à la théologie. Il lui fait les gros yeux parce
qu'il a tout vu. Il l'a surprise en flagrant délit, la main dans le sac. Et la voilà
coupable, démasquée (p. 206), enfin convaincue de narcissisme (p. 154) par ce
procureur incorruptible alliant les qualités du fin limier à celles d'un adorateur de Lucidité! Ah si seulement tout le gang théologique avait pu être
pincé! C'est là le malheur: le coup de filet n'a guère ramassé que du menu
fretin, la gnose et la néo-scolastique (et quelle néo-scolastique !).
Non. Quitte à me rétracter, je répète que c'est très décevant. Et pour conclure, je voudrais que l'on me dise pour quelle mystérieuse raison un certain
nombre d'esprits, dont Sublon, s'acharnent à entendre le discours religieux in
pejus, et à s'en prendre avec prédilection aux courants théologiques les plus
médiocres, après avoir extrait le plus médiocre de ce plus médiocre. Comme
si la théologie, et le discours religieux en général, ne véhiculait pas autre
chose, d'autrement plus précieux ... Ce qui est profondément désagréable, dans
le livre de Sublon, ce n'est pas qu'il démonte le désir à l'œuvre dans les élaborations gnostiques ou les preuves de l'immortalité de l'âme, mais c'est qu'il
laisse un peu partout entendre qu'après ses analyses, la cause du discours religieux et de toute théologie qui ne serait pas négative est entendue: coupables.
A cause de cela, et tout en me souvenant de mon incompétence, je ne puis
partager l'impression très positive produite par ce livre sur un de mes confrères,
le Père J.-c. Sagne (cf. Bulletin du Centre Thomas More, nO 12, déc. 1975,
p. 52-56, et Recherches et Documents du Centre Thomas More, 8, déc. 1975).
Le lecteur pourra cependant s'y reporter s'il désire connaître un autre son de
cloche, venant de quelqu'un d'initié.
fr. François-Dominique
BOESPFLUG,
O.P.
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