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L’intégration de l’usine d’Anvers
dans la production de guerre nazie
La fin de la décennie, c’est-à-dire les années 1939-1940, marquée par la montée des
périls, est synonyme d’une régression des affaires, d’une augmentation du prix de l’essence, et d’une diminution considérable de la vente de voitures en Belgique. Le 10 mai
1940 débute l’invasion allemande de la Belgique, des Pays-Bas et du Luxembourg.
1. Ford Belgique insérée dans l’économie de guerre nazie
Dès le 13 juin 1940, grâce au soutien de Heinrich Albert, président du conseil d’administration de Ford Werke AG, la filiale allemande de la Ford Motor Company, entre 1937
et 1945 et bien introduit auprès des cercles dirigeants du Reich, Robert Schmidt,
directeur général de Ford Werke depuis 1938, est désigné par les autorités occupantes
comme administrateur des filiales belge et hollandaise de la compagnie. Il porte le titre
de Kommissar de Ford Belgique et de Verwalter de Ford of Holland. Dans les pays
occupés, le Kommissar était désigné par l’administration militaire (en Belgique) et le
Verwalter par l’administration civile (aux Pays-Bas). Malgré la différence de terminologie, les administrateurs de biens ennemis disposent de pouvoirs similaires. Schmidt est
nommé également Wehrwirtschaftsführer, c’est-à-dire responsable de la mise à disposition des usines Ford en Europe au profit de l’effort de guerre de la Wehrmacht.
Dès septembre 1940, sous l’impulsion de Schmidt et Albert, la filiale allemande
de Ford supervise et réorganise la plupart des filiales de Ford en Europe occupée, de
manière à gommer l’influence britannique sur l’organisation industrielle de la
compagnie, au profit d’une hégémonie allemande dans le cadre d’un grand espace
économique européen. Dans le cadre de cette intégration industrielle coordonnée par
Cologne, les filiales belge, néerlandaise et française de Ford sont mises au service de
l’économie de guerre allemande. Les programmes de rationalisation imposés par
Cologne en France, en Belgique et aux Pays-Bas souhaitent la réorganisation de la
production pour rendre chaque usine autosuffisante et apte à satisfaire aux
commandes de la Wehrmacht sans dépendre de Ford Werke. Mais la production de
Cologne reçoit la priorité sur les autres usines du groupe. Schmidt confie même à
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FORD EN FRANCE ET EN BELGIQUE - CENT ANS D’HISTOIRE, 1903-2003
Un camion militaire Ford, 1943
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L’INTÉGRATION DE L’USINE D’ANVERS DANS LA PRODUCTION DE GUERRE NAZIE
Perry, en mai 1945, que, au cours de l’Occupation, 232 machines de production
furent prises dans les usines Ford de France, des Pays-Bas et de Belgique pour être
acheminées chez Ford Werke. En 1943, le ministre de l’Armement Albert Speer
confie à Schmidt la réorganisation sur un plan européen des usines Ford des Pays-Bas,
de Belgique, du Danemark et de France occupés.
En Belgique même, le conseil d’administration de Ford Belgique d’avant-guerre est
mis en veilleuse et n’exerce aucune responsabilité sous l’Occupation : la dernière
assemblée générale des actionnaires se tient le 26 mars 1940 et, entre 1940 et 1945,
aucun bilan financier n’est publié par la société, qui reste sous administration allemande
jusqu’à la libération du pays en septembre 1944. Elle perd le contrôle sur ses établissements au Congo belge ; en effet, le représentant pour l’Afrique centrale, A. De Decker,
est, depuis l’invasion de la Belgique en mai 1940, considéré comme le représentant de
Ford Dearborn, dont il reçoit ses instructions et sa rémunération.
À la fois représentant de l’Occupant à la tête de la firme mise sous séquestre, et cadre
chez Ford, Schmidt reste, malgré quelques décisions personnelles critiquables telles que
l’augmentation intempestive du capital de la filiale belge, désireux de maintenir
des liens avec la maison mère américaine. Dans un télégramme du 28 juin
1940, Schmidt tente de rassurer Edsel Ford, en soulignant : « Trying with
approval of authorities to safeguard your interests for plants in occupied
territory. Antwerp, Amsterdam both working. » Ainsi, Schmidt décide
de placer à la tête de l’usine anversoise James Van Luppen, entré au
service de Ford Belgique dès 1930. Comme l’usine belge n’a
subi aucun dommage au cours de la campagne de 1940, elle
redémarre dès juin la fabrication de véhicules commerciaux,
dont les pièces sont d’origine locale ou importées
de Cologne. La production est rapidement
convertie dans le montage de camions à
vocation militaire. Malgré la correspondance
qu’il entretient avec la Ford Motor Company
– jusqu’à l’entrée en guerre des États-Unis en
décembre 1941 –, Schmidt intègre bel et bien
la société belge dans la machine de guerre
économique nazie.
Par le biais de Ford Belgique, Ford
Allemagne s’assure en outre d’une certaine
forme de contrôle sur la filiale suisse de la société
belge. Après l’occupation de la Belgique, Ford Werke paye
les salaires du personnel de Ford Belgique en Suisse. En échange de quoi, Schmidt
obtient la collaboration du personnel belge en Suisse, lorsqu’il propose l’achat de pièces
Ford en Suisse à l’intention de la filiale allemande et des autres usines européennes de
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FORD EN FRANCE ET EN BELGIQUE - CENT ANS D’HISTOIRE, 1903-2003
Ford. Le gouvernement nazi garantit le paiement des importations. Les agents suisses de
Ford, qui dépendent de Ford Belgique, acceptent de réparer, à l’issue de la campagne de
1940, 2 000 camions de l’armée allemande et de les convertir au gazogène. En 1943, ces
agents fournissent pour 2 millions de marks de pièces détachées. Le maintien des relations commerciales entre le bureau de Zurich de Ford Belgique et les filiales de Ford à
Anvers et Cologne vaut à ses employés de figurer sur les « listes noires » établies par les
autorités britanniques.
Jusqu’en 1942, l’assemblage de camions à vocation militaire se monte à 40 par jour
à Anvers. Le bombardement, le 8 mars 1942, de l’usine française de Poissy, d’où
proviennent une partie des pièces, réduit le rythme d’assemblage à 7 ou 8 camions par
jour, pour remonter à 14 par jour au cours de l’été 1942. Ces chiffres, témoignant d’une
activité assez faible, proviennent de rapports transmis au gouvernement belge de
Londres par un agent du service de renseignements Zéro, l’économiste Fernand
Baudhuin, professeur à l’Université de Louvain. À cette époque, les pièces détachées
nécessaires à l’assemblage réalisé à Anvers proviennent des différentes usines Ford en
Europe, tandis qu’une partie de la Fabrique Nationale de Herstal (dans la région de
Liège), entreprise d’armement sous administration allemande, est louée par Ford
Belgique pour la fabrication de pièces détachées envoyées à Anvers par la route. Quand
Schmidt constate, en 1943, que la main-d’œuvre forcée alors employée sur le site de
Ford Cologne, qui compte des travailleurs français, belges, hollandais, italiens et russes,
s’évade lors des raids aériens ou ne revient pas à l’issue des vacances, il décide de transférer en Belgique l’assemblage et la production de pièces détachées, en engageant de la
main-d’œuvre sur place. Le personnel de l’usine belge passe ainsi de 312 au 1er octobre
1940, à 1 080 le 31 décembre 1941, pour atteindre finalement 2 200 en 1944. L’usine
anversoise est graduellement intégrée dans les plans de production décidés à Cologne,
sur un niveau européen. D’ailleurs, les usines d’Anvers et de Cologne, épargnées par des
bombardements massifs alliés, continuent la production tout au long de l’année 1944.
2. Les retombées de l’Occupation en Belgique après la paix
Le port d’Anvers est libéré au début de septembre 1944. L’usine Ford d’Anvers procède
au montage des jeeps et des camions destinés aux armées alliées. Entre décembre 1944
et mai 1945, plus de 35 000 véhicules requis de toute urgence pour le front américain
sortent des chaînes de montage. Ce chiffre est nettement supérieur à la production
effectuée sous l’Occupation. Ce travail est rendu particulièrement difficile en raison des
conditions climatiques très rigoureuses de l’hiver 1944-1945 et de l’offensive des fusées
V1 sur Anvers. Le 14 avril 1945, la compagnie belge signe un contrat avec l’armée
américaine pour désassembler et empaqueter 4 060 véhicules destinés à la guerre dans le
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L’INTÉGRATION DE L’USINE D’ANVERS DANS LA PRODUCTION DE GUERRE NAZIE
Pacifique. En décembre 1945, le Britannique Charles Thacker assure pour deux ans la
direction de l’usine anversoise, qui se limite désormais à l’assemblage de voitures et de
camions. La fonderie, la forge et la machinerie sont mises en veilleuse.
L’organisation, imposée par Schmidt, de la coopération entre les usines belge, française, hollandaise et allemande est démantelée à l’initiative de la société belge, qui
retrouve son autonomie d’avant-guerre, tandis que l’influence britannique sur le conseil
d’administration se voit restaurée. Dès l’hiver 1944, Ford Belgique reprend contact avec
ses filiales au Congo belge et en Suisse. Les responsables de ces filiales réclament la fourniture des pièces détachées manquantes et des instructions de la part de Ford Belgique,
en vue de rétablir les transferts financiers et maintenir les positions commerciales de
Ford dans ces pays, déjà prospectés par des firmes concurrentes telles que GM et
Chrysler. Les premiers bénéfices de la société sont engendrés par des ventes au Congo
belge. Dès 1946, les résultats apparaissent satisfaisants, et ce malgré les restrictions d’approvisionnement. Le premier rapport annuel d’après-guerre de Ford Belgique, publié en
1946, souligne que la gestion allemande laisse à la société une perte considérable, de
25000e véhicule militaire américain assemblé chez Ford Belgique en 1945
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FORD EN FRANCE ET EN BELGIQUE - CENT ANS D’HISTOIRE, 1903-2003
33 millions de francs belges, occasionnée notamment par une augmentation de capital
imposée par Schmidt. Des experts comptables désignés par le gouvernement belge
examinent la comptabilité de guerre de la société, pour évaluer les dommages de guerre
et établir les conditions de la collaboration économique de la société avec l’administration allemande. En 1947, année où les experts déposent leur rapport, Ford Belgique
abandonne l’espoir d’obtenir du gouvernement belge une indemnité pour les
dommages de guerre subis.
Dès le mois de septembre 1944, un comité d’épuration s’est constitué au sein de
Ford à Anvers. À la Libération, la direction de l’usine Ford est accusée de collaboration
économique avec l’occupant. Le directeur désigné par Schmidt, James Van Luppen, est
arrêté ; emprisonné et traduit devant le conseil de guerre ; il décide d’assumer l’entière
responsabilité de l’activité industrielle de l’usine anversoise. Une personnalité clé est
alors le ministre Gutt. Exilé à Londres, en tant que ministre des Finances du gouvernement belge, l’ancien administrateur de Ford Belgique entretient tout au long de la
guerre une correspondance personnelle et amicale avec Perry. Gutt lui signale
cependant, dans une lettre du 1er mai 1942, qu’il ne peut apporter qu’un soutien moral
aux activités de Ford, car il a quitté ses fonctions au sein à la fois de Ford Belgique et de
Ford Holding depuis son entrée au gouvernement, et n’a par conséquent plus d’autorité
officielle pour parler au nom de la compagnie belge : « But you know too that my heart
has remained with the Ford Group. »
Gutt fait en effet preuve d’une grande fidélité à l’égard de la compagnie américaine,
en acceptant, après la Seconde Guerre mondiale de présider durant de longues années
le conseil d’administration de la filiale belge de Ford. Dans une lettre adressée le
19 novembre 1944 à Perry, Gutt dresse le bilan des choix de Van Luppen pendant le
conflit. D’un côté, Van Luppen est accusé d’avoir accepté de travailler sous la direction
allemande de Schmidt et d’avoir assuré la production de camions livrés directement à
l’armée allemande. De plus, l’usine anversoise ne s’est pas limitée à l’assemblage, elle a
connu un développement de ses installations industrielles : une fonderie, une forge, une
machinerie ont été ajoutées à l’usine. Mais, au crédit de Van Luppen, Gutt souligne la
faible productivité de l’usine d’Anvers, où ont été engagés de nombreux travailleurs, ce
qui leur a permis d’être nourris tout en évitant la déportation pour le travail obligatoire
en Allemagne : ainsi, Van Luppen a accueilli au cours de la guerre deux cents étudiants
anversois pour produire des camions, ce qui leur a évité la déportation. De plus, Van
Luppen serait quelque peu couvert par la correspondance échangée avec Edsel Ford
jusqu’en décembre 1941, où ce dernier a peu ou prou toléré le maintien de l’activité des
usines Ford dans les pays occupés – mais sans qu’il ait poussé à glisser vers la production
ou la réparation de matériels de guerre au profit de l’armée allemande.
En fait, si l’on considère l’analyse portée alors sur l’attitude de nombreux membres
des élites belges pendant l’Occupation nazie, le comportement de Van Luppen s’inscrit
dans la politique de « moindre mal » codifiée au cours de l’été 1940 par le gouverneur
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L’INTÉGRATION DE L’USINE D’ANVERS DANS LA PRODUCTION DE GUERRE NAZIE
de la Société générale de Belgique, Alexandre Galopin, et approuvée par le ministre
Gutt. Cette politique de moindre mal fait l’objet de vives polémiques en Belgique
immédiatement après la guerre. En novembre 1944, le ministre Gutt se refuse à juger
le bien-fondé de l’attitude de Van Luppen, et laisse à la justice militaire le soin d’établir
les limites de la politique de moindre mal. À l’issue d’une longue enquête, le procès
pour collaboration économique de Van Luppen aboutit à un non-lieu. Et, lorsque, en
1948, Henry Ford II cherche un nouveau directeur pour l’usine anversoise, il se
souvient de Van Luppen, à propos duquel feu Edsel Ford s’était montré élogieux. Après
s’être informé de l’attitude de Van Luppen, Henry Ford II le convoque et le désigne à
la fonction de directeur général de la filiale belge. À l’occasion du cinquantième anniversaire de la Chambre d’industrie d’Anvers, le 23 février 1954, Van Luppen est même
décoré de la croix d’officier de l’ordre de la Couronne, par le ministre des
Communications, Paul W. Segers, en raison de sa contribution à l’expansion de l’industrie automobile belge d’après-guerre.
James Van Luppen, directeur général de Ford Belgique (1940-1944, 1948-1959)
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