La date du 11 septembre a marqué l’islam au fer
rouge de l’infamie. Et le terrorisme en est devenu
le synonyme. Il n’y a pas de monotisme non
violent par nature. Tous ont connu leurs épisodes
de fanatisme, de persécution et de massacre. Ces
dernières années, c’est un certain islam qui s’est
trouvé sur le devant de la scène. Un islam nourri,
dans le sillage des décolonisations, dun rejet et
d’une haine de l’Occident, souvent instrumenta-
lisé par des tyrans locaux, dans certaines régions du monde, quand
faisaient cruellement défaut les réformes sociales et économiques
qui auraient pu endiguer la misère, l’ignorance et leurs corollaires.
Cet islam terroriste sest ramifié et renfor, avec l’appui de pays
vivant sous un régime islamique, pour mener et incarner la lutte
contre les puissances occidentales. Dans cette évolution, l’identifi-
cation des musulmans aux combats mes par les Palestiniens, dans
une sorte de destin partagé, face à Israël, vu comme une excroissance
de l’Occident, a joué son rôle. Ces dérives ont malheureusement
été perçues sous langle du « choc des civilisations » et projetées,
entre crainte légitime et aberration totale, sur la scène occidentale.
L’islam, nouvel axe du mal. LOccident et la chrétienté, dun côté ; de l’autre,
l’islam et les musulmans. Les bons ici, les méchants . Civilis
LOccident et la chrétien versus l’islam et les musul-
mans. Civilisés contre barbares. Voilà la guerre qui
serait engagée aujourd’hui en France. Ce nest pas
ce manichéisme primaire qui résoudra le problème
posé par les extrémistes islamistes.
s Esther Benbassa est historienne,
directrice de recherches au CNRS de
1989 à 2000. Elle a été élue sénatrice
EELV du Val-de-Marne le 1er octobre
2011. Elle a étoffé pour RAVAGES ce
texte publ dans De l’impossibilité
de devenir français (Les Liens qui
Libèrent, 2012).
Le musulman
la bête noire
Guillaume Bresson. Sans titre, 2008. Courtesy galerie Nathalie Obadia, Paris – Bruxelles.
36 TOUS BOUCS ÉMISSAIRES
contre barbares, voila guerre qui s’est engagée. Ce schéma est
ancien. L’Occident sen était déjà servi comme alibi de la coloni-
sation, avec sa « mission civilisatrice ». Certes, rien ne justifie les
milliers de morts causés par le terrorisme islamiste, ce fléau qui
frappe aveuglément au niveau international. Mais ce nest pas ce
manichéisme primaire qui résoudra le problème. Les causes en
sont multiples et les remèdes pour le moment difficiles à trouver.
En attendant, on a dessiné un axe du mal immuable, dont l’islam
et l’islamisme constituent l’essentiel. Un essentialisme crétinisant dont
les percussions pour les musulmans d’Occident, en particulier en
Europe, ont été catastrophiques 1. Par chance, si l’on peut dire, le
judaïsme et les juifs sont sur l’axe du bien. Ainsi parlera-t-on sans
cesse de cette civilisation « judéo-chrétienne » à défendre contre les
assauts de l’islam. Le rapprochement n’était pas si fréquent dans les
riodes d’antisémitisme. Au dernier dîner du Crif, où sest comme
de coutume bousculé le Tout-Paris politique, de gauche comme de
droite, le président Sarkozy nen a pas moins insis aussi bien sur les
« racines juives » que sur les « racines chrétiennes de la France ». « La
psence du judaïsme est attestée en France avant même que la France
ne soit la France, avant même quelle ne soit christianisée », dira-t-il.
Lengrenage des haines. Les juifs sont ainsi devenus les alliés de l’Occident
dans sa lutte contre l’islam. Projetant le conflit israélo-palestinien
sur leur vécu en diaspora, prenant parti, parfois de manière incon-
ditionnelle, pour les
Israéliens et contre les
Palestiniens, considérés
comme des ennemis,
de nombreux juifs de
France ont aisément pu
développer une forme
ou une autre de rejet
des musulmans. Ces
derniers, à leur tour, s’identifiant aux Palestiniens, ont pu trouver
dans le combat et dans la résistance de ces derniers de quoi sauver
l’honneur des immigrés et des enfants d’immigrés séggués et
discriminés en Europe et dans le monde. Cet engrenage na pas été
étranger au développement d’un antisémitisme dans ces milieux.
Les dérapages antisémites nont pas manqué d’être soulignés,
et même délibérément exagérés, par des institutions juives comme
le Crif, qui ont trouvé dans la peur le moyen de faire revenir au
bercail leurs ouailles égarées, ayant des liens ordinairement très
distendus avec elles. Ces mêmes institutions ont d’ailleurs souvent
soutenu les prises de position et les mesures antimusulmanes de
nos gouvernants, se réclamant de la laïcité, dune laïcité finalement
naturée. Ainsi la loi du 15 mars 2004 encadre, « en application du
principe de laïcité », le port de signes ou de tenues manifestant une
appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics,
mais vise au premier chef le port du foulard par les jeunes musul-
manes. Si le grand rabbin de France de l’époque, Joseph Sitruk,
se prononçait pour lautorisation du port des signes religieux
kippa ou foulard à l’école, et demandait un meilleur respect
des identités religieuses par la République, le Crif, représentation
politique des juifs, plus laïque, en la personne de son président
Roger Cukierman, lui, s’y opposait résolument.
Le musulman d’aujourd’hui est le juif d’hier. La nouvelle percée du Front national
à la veille de la présidentielle de 2012 et laccès conjoncturel à la
« respectabilité » de sa nouvelle présidente, laquelle nous épargne
certaines des vociférations antisémites, racistes et xénophobes
– auxquelles son père nous avait presque habitués, ont paradoxa-
lement freiné le flirt du Crif avec les islamophobes.
Si, lors du dîner du Crif du 3 février 2010, son nouveau président,
Richard Prasquier, condamnait l’islamisme radical, dénonçait le
délit de blasphème et se lançait dans un panégyrique de la laïcité,
l’année suivante, le 9 février 2011, il changeait manifestement de
cap et faisait cause commune avec lislam : « La lutte contre le
racisme est notre lutte. Nous ne voulons pas que le mot islam
remplace le mot juif dans les fantasmes de diabolisation.» Son
évocation de la laïcité tenait en une phrase, même s’il noubliait
pas, comme à laccoutumée, de dénoncer le fanatisme islamiste,
avec mise en exergue du Hamas.
Environ un mois plus tard, dans Le Monde du 18 mars 2011,
Richard Prasquier publiait avec Alain Jakubowicz, président de la
Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra),
une tribune intitulée : « Le discours de Mme Le Pen menace juifs
Nous ne voulons pas que
le mot islam remplace le mot juif
dans les fantasmes de diabolisation.
Richard Prasquier (Crif)
1. Fin 2012, l’institut CSA
publie une enquête aups
de 1 029 personnes :
55 % des personnes
interrogées estiment que
les musulmans forment
« un groupe à part dans
la société ». Le racisme
antimusulman augmente
de 30 %.
BÊTE NOIRE 37
et musulmans ». La combinaison est surprenante pour qui prête
régulièrement loreille aux déclarations de ce genre d’institution-
nels juifs, surtout depuis la seconde Intifada. Je nen cite qu’un
court passage :
« Ainsi le musulman prit la place tenue hier par le juif, l’Arabe
ou limmigré dans la dialectique frontiste. Ne nous y trompons
pas : ceux qui parlent de l’islamisation de la France sont guidés
par la même obsession xénophobe que ceux qui dénonçaient la
judaïsation de notre pays dans les années 1930. L’étranger, quel
que soit son visage, reste responsable pour lextrême droite des
maux de notre société. »
Le FN veut interdire le hijab et la kippa. Quand un juif osait faire une telle compa-
raison il y a deux ou trois ans, il avait droit aux invectives publiques
du Crif. Comparaison nest pas raison… La mémoire juive de la
nophobie et de l’antisémitisme de la France d’hier ne sest donc
pas totalement obscurcie. Les juifs en connaissent les conséquences.
Ils ne peuvent pas indéfiniment fermer les yeux sur latmosphère
re qui règne dans la France d’aujourd’hui. Cette solidarité est
un signe des temps, et elle est plutôt positive. Elle pourrait avoir des
effets bénéfiques sur les juifs de France eux-mêmes. Majoritairement
issus d’Afrique du Nord, beaucoup nourrissent en effet, après leur
part consécutif aux déclarations d’indépendance dans les années
1950-1960 et au traumatisme de l’exil, un contentieux avec les Arabo-
musulmans qu’ils projettent sur le conflit israélo-palestinien. Quant
aux musulmans de France, s’ils ont un ennemi de moins, cest aussi,
bien sûr, une bonne nouvelle pour eux.
Depuis, lhistoire a don raison à la Licra. Marine Le Pen
a beaucoup inquiété républicains et démocrates quand, en sep-
tembre 2012, elle a cla dans un entretien au Monde que la
kippa soit interdite dans les rues, tout comme le hijab (le voile tra-
ditionnel musulman qui laisse le visage dégagé, à la manière « des
bonnes sœurs » catholiques). Cela au nom de la laïcité. Aussitôt,
les démocrates de tous bords se sont inquiétés : la République ne
doit donc tolérer aucun accommodement avec la manifestation
publique dune religion, au risque de bafouer les libertés indivi-
duelles, mettre des policiers dans tous les quartiers et contredire
l’article 2 de la Constitution sur la liberté de religion ?
Guillaume Bresson. Sans titre, 2007. Courtesy galerie Nathalie Obadia, Paris – Bruxelles.
BÊTE NOIRE 39
1 / 3 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !