Perspective fonctionnelle de la phrase et ordre linéaire dans les

Perspective fonctionnelle de la phrase et ordre linéaire dans les textes latins tardifs
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P
ERSPECTIVE FONCTIONNELLE DE LA PHRASE ET ORDRE LINEAIRE DANS LES
TEXTES LATINS TARDIFS
1
Sándor K
ISS
Université de Debrecen
Abstract (En): Syntax has a double aspect : the structures manifesting the logico-semantic
relationships within the sentence and the means expressing its communicative perspective limit
each other mutually. These two sets of rules are linked also in the historical change of the
language. My paper presents briefly the modifications of Latin word order, from the classical
period to Proto-Romance, and shows how word-ordering rules become first looser and then
more and more bound at the beginning of the Middle Ages. At the same time, functional
sentence perspective will realize itself in the frame of a small number of fixed sentence types.
Keywords (En): Late Latin; Latin Word Order; Historical Syntax
Par définition, la phrase représente un certain nombre de relations sémantiques
qui unissent ses constituants, mais elle doit en même temps orienter la perception
de son message, pour l’insérer efficacement dans l’univers mental du destinataire.
Les deux types d’opération se réalisent dans les limites du code utilisé ; et puisque
tous les codes sont des contraintes, l’expression du contenu référentiel et son
articulation pragmatique, qui se servent nécessairement du même outillage
morphosyntaxique, se limitent mutuellement dans leur réalisation, ou, autrement
dit, elles partagent un même champ de règles prévues par le système et un même
champ de possibilités qui sont offertes par lui. Du point de vue qui nous intéresse
ici, ce double fonctionnement de la syntaxe signifie que les modes de réalisation
de la visée communicative dépendent des structures particulières qu’un système
linguistique donné met en oeuvre pour formuler la signification référentielle. Cette
dépendance implique cependant que les modifications des arrangements logico-
sémantiques se percutent sur l’économie des ressources pragmatiques et, du
même coup, l’étude de la perspective communicative (ou perspective
fonctionnelle) de la phrase s’enrichit d’une dimension historique
2
. Ce jeu
d’influences entre les deux fonctionnements de la syntaxe n’est pas unilatéral, bien
au contraire : il y a de fortes chances que les décalages qui interviennent dans la
manifestation de l’articulation communicative se trouvent parmi les principaux
facteurs capables de déclencher des changements sur le plan des manifestations
logico-sémantiques.
C’est cette imbrication des deux plans de la syntaxe qui retiendra notre
attention ici, dans un domaine qui est l’un des objets d’étude fondamentaux pour
la théorie de la syntaxe historique : il s’agit de la période de transition entre latin et
langues romanes, durant laquelle la langue latine a subi, en un laps de temps très
bref, quelques changements typologiques de grande envergure. D’une manière
1
Travail réalisé avec le soutien financier du Fonds National Hongrois pour les Recherches
Scientifiques, OTKA, K 81913.
2
Dans un article consacré à certains traits syntaxiques de l’anglais moderne, V. Mathesius a déjà
formulé cette idée de l’interdépendance entre les deux faces de la syntaxe (M
ATHESIUS
,
1928 : 64-
67). Dans le même ordre d’idées, J. Firbas remarque : « Diachronically speaking, the laws of the
interplay of means of FSP [= Functional Sentence Perspective] are flexible enough to make room for
changes in word order in the course of historical development » (F
IRBAS
, 1971 : 141).
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assez naturelle, notre investigation portera sur l’arrangement linéaire des
constituants, l’un des moyens fondamentaux responsable de la création d’une
perspective communicative l’autre moyen décisif étant le système prosodique,
que notre documentation ne laisse aborder, bien entendu, que très indirectement.
Nous devons nous rappeler, sur ce point, qu’il ne règne aucun consensus
véritable en ce qui concerne les règles de l’ordre des termes en latin classique
sinon justement pour une certitude : c’est qu’il n’y a pas de certitude, seulement
des tendances à constater dans cette langue l’arrangement linéaire apparaît
comme – nous connaissons bien l’étiquette – « libre »
3
. D’après ce qui vient d’être
dit, on sait interpréter cette soi-disant « liberté » : elle signifie que les locuteurs
utilisent l’arrangement linéaire dans une mesure assez limitée pour transmettre des
contenus référentiels, mais ils l’exploitent d’autant plus facilement pour répartir la
charge communicative entre les membres successifs de l’énoncé. Les changements
survenus à partir de la période du latin tardif ont bouleversé ces données.
L’aboutissement de cette évolution est bien connu : les langues romanes modernes
font un usage nouveau de la linéarité, pour opérer certaines distinctions
sémantiques, le point le plus connu étant l’opposition entre un sujet préverbal et un
complément d’objet postverbal, en l’absence de toute marque morphologique
(Pierre aime Marie ~ Marie aime Pierre). En nous servant du témoignage des
textes, nous voudrions tirer au clair ici quelques tendances qui modifient le statut
communicatif de l’ordre des termes en latin tardif et préparent la nouvelle
réglementation caractérisant les langues romanes médiévales, antécédent direct de
la structuration actuelle de ces langues.
Nous pouvons anticiper ici sur l’un des résultats de l’investigation : les textes
nous permettent de former l’hypothèse de deux mouvements successifs, dont le
premier va vers une « liberté » plus grande et le second vers une réglementation
plus stricte de l’ordre des termes (« liberté » signifiant, bien entendu, la capacité à
prendre en charge l’articulation communicative de la phrase). Le point de départ
de notre examen historique se situe vers le début de notre ère, à l’époque dite
« classique » du latin. La prose latine classique (il vaut mieux laisser de côté la
poésie, parce qu’elle est sujette à de nombreux écarts stylistiques voulus) nous
surprend par une tendance, variable selon les auteurs et les types de textes,
pourtant très nette : quand un rhème complexe renferme un verbe, il laisse à ce
verbe le plus souvent la dernière place de la phrase. Citons une phrase d’historien
qui est conforme à cette habitude, qu’il s’agisse de la proposition principale ou des
subordonnées (Velleius Paterculus est un auteur du I
er
siècle de notre ère) :
(1) Vell. Paterc. Hist. 1,9,3 Tum senatus populusque Romanus L. Aemilium Paulum, qui et
praetor et consul triumphauerat […], consulem creauit, filium eius Pauli qui, ad Cannas, quam
tergiuersanter perniciosam rei publicae pugnam inierat, tam fortiter in ea mortem obierat
‘Alors le sénat et le peuple romain nommèrent consul L. Aemilius Paulus, qui avait déjà reçu le
triomphe comme préteur et comme consul […], fils de ce Paulus qui, à Cannes, avait manifesté
3
Concernant les tendance de l’arrangement linéaire des constituants syntaxiques en latin, cf. la mise
au point de H
OFMANN
et S
ZANTYR
(1965 :
397-398) ;
v. également D
EVINE
et S
TEPHENS
(2006 : 79-
82).
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autant d’hésitation à engager une bataille désastreuse pour l’État que de courage à y affronter la
mort’
4
Dans les expressions rhématiques consulem creauit ‘il l’a élu consul’, pugnam
inierat ‘il a engagé une bataille’, mortem obierat ‘il a affronté la mort’, le contenu
sémantique virtuel du verbe est fortement limité par les expressions nominales qui
l’accompagnent, mais malgré cet appauvrissement sémantique du verbe, c’est lui
qui occupe la position finale, que l’on croirait réservé théoriquement à l’élément
porteur de l’information décisive (consulem, pugnam, mortem)
5
. On a beaucoup
discuté de cette tendance, et certains chercheurs ont voulu y voir une survivance
littéraire, qui ne correspondait plus à la réalité de la langue parlée
6
. Cependant
même si la langue latine classique, élaborée au I
er
siècle avant notre ère, véhicule
effectivement des conventions qui l’éloignent de l’usage oral changeant – une telle
règle, si elle était artificielle, ne pourrait se maintenir longuement ; et
effectivement, les déviations que l’on constate par rapport à la règle correspondent
généralement aux nécessités de la communication orale. Il ne peut donc s’agir
d’une réglementation de l’écrit qui ne tienne aucun compte des habitudes de
l’oral ; et nous pouvons justement essayer de recenser les motifs qui écartent le
verbe de sa position habituelle.
Le motif le plus clair du décalage par rapport à la norme, c’est-à-dire par
rapport à la position finale du verbe consiste évidemment dans le besoin de
détacher un rhème en conclusion de l’énoncé. À côté des constructions qui placent
des substantifs au sens concret devant des verbes relativement peu informatifs
(pugnam inire), nous en rencontrons d’autres, chez le même historien, qui laissent
la séquence se terminer sur le constituant fonctionnellement le plus chargé :
(2) Vell. Paterc. Hist. 1,7,2 Dum in externis moror, incidi in rem domesticam ‘En
m’attardant sur les pays étrangers, j’en suis arrivé à un fait d’histoire intérieure’
On rencontre l’ordre « verbe + complément d’objet » notamment pour
exprimer le ‘but’ d’un ‘mouvement’ :
(3) Vell. Paterc. Hist. 2,8,3 Tum Cimbri et Teutoni transcendere Rhenum ‘Alors les
Cimbres et les Teutons franchirent le Rhin’
(4) Vell. Paterc. Hist. 2,22,1 Mox C. Marius pestifero ciuibus suis reditu intrauit moenia
‘Bientôt Marius, revenant pour le malheur de ses concitoyens, entra dans la cité’
Le sujet ou l’attribut du sujet peuvent bien occuper cette position rhématique
finale :
(5) Vell. Paterc. Hist. 1,5,3 hoc enim ut hominum, ita saeculorum notatur differentia ‘en
effet, par [sc. par cette formule] se trouve notée la différence entre les hommes ainsi qu’entre
les époques’
4
La traduction des exemples pris dans cet ouvrage est basée sur celle que donne Joseph
Hellegouarc’h dans l’édition citée.
5
Cf. sur cette tendance générale les considérations théoriques de F
IRBAS
(1971 : 136-138).
6
Cf. A
DAMS
(1976 : 93-94, 97). D. G. Panhuis en se servant d’ailleurs de la notion pragoise de
« functional sentence perspective » a constaté, pour le latin préclassique, une extrême diversité de
l’ordre des termes (P
ANHUIS
, 1982). Néanmoins, P
INKSTER
(1988 : 282), à juste titre, exprime ses
doutes concernant les positions trop unilatérales.
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Un tel constituant nominal se postpose au verbe très facilement quand il
fournira par la suite un élément thématique :
(6) Vell. Paterc. Hist. 1,2,1 Athenae […] quarum ultimus rex fuit Codrus, Melanthi filius,
uir non praetereundus [ …] Codrum cum morte aeterna gloria, Athenienses secuta uictoria est
‘Athènes […] dont le dernier roi fut Codrus, fils de Mélanthe, un homme à ne pas négliger […]
Codrus acquit par sa mort une gloire éternelle et les Athéniens acquirent la victoire’
Notons à ce propos que le début de la phrase est d’emblée plus variable, ayant
un rôle privilégié dans le réglage de la progression thématique du texte ; les
renvois pronominaux successifs réalisent ce genre de connexion d’une manière
particulièrement souple :
(7) Vell. Paterc. Hist. 1,9,3-5 Tum senatus populusque Romanus L. Aemilium Paulum […]
consulem creauit […] Is Persam ingenti proelio […] castris exuit […] Ad eum Cn. Octauius
praetor […] peruenit […] Ita Paulus maximum nobilissimumque regem in triumpho duxit
‘Alors le sénat et le peuple romain nommèrent consul L. Aemilius Paulus […] Celui-ci, dans
une immense bataille, chassa Persée de son camp […] Ce dernier fut approché par le préteur Cn.
Octavius […] C’est ainsi que Paulus conduisit dans son triomphe le plus grand et le plus illustre
des rois’
Il semble donc que le latin tende à se débarrasser d’un ordre hérité, plutôt
rigide, en le remplaçant par des arrangements qui reflètent les démarches
psychologiques de l’encodeur plus directement et avec plus de flexibilité. C’est
une tendance assez naturelle dans un état de langue qui n’utilise pas l’ordre des
constituants pour distinguer des fonctions logico-sémantiques ; dans le latin, en
particulier, l’existence de cette tendance suppose que le système morphologique de
la déclinaison ne soit pas encore fortement entamé et que, d’une manière générale,
les groupements syntaxiques portent des marques explicites qui indiquent leurs
relations mutuelles. Curieusement, durant la période postclassique, qui connaît
pourtant un début de ruine de ces marques, les arrangements pour ainsi dire libres
continuent à exister, avec des constituants rhématiques placés après le verbe. Il va
sans dire que l’interprétation de ces textes est délicate : au cours des premiers
siècles de notre ère la distance entre latin parlé et latin écrit va croissant, et nos
documents reflètent la alité vivante de la langue à travers le double filtre du
conservatisme et de l’ignorance. Certes, il n’est pas surprenant que, dans les
ouvrages d’histoire par exemple, des séquences tout à fait traditionnelles (avec des
prédicats verbaux placés en fin de phrase) puissent caractériser les passages de
type « annalistique ». Citons l’« Histoire des Francs », ouvrage de Grégoire de
Tours (VI
e
siècle) :
(8) Greg. 2,2 (p. 39,1) Post haec Wandali […] cum Gunderico rege in Gallias ruunt.
Quibus ualde uastatis, Spanias adpetunt. Hos secuti Suebi […] Gallitiam adpraehendunt
‘Après cela, les Vandales […], avec leur roi Gundericus, se précipitent en Gaule. Après l’avoir
fortement dévastée, ils se dirigent vers l’Espagne. En les suivant, les Suèbes […] occupent la
Galice’
Nous rencontrons cependant d’autres constructions les compléments
qu’ils soient munis ou non d’une préposition se trouvent postposés au verbe ; le
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rôle rhématique de ces compléments est presque toujours évident dans le texte. Un
verbe de ‘mouvement’ au sémantisme général peut précéder des éléments
nominaux ayant un sens plus particulier :
(9) Greg. 2,3 (p. 43,2) posuit manum super oculos eius ‘il posa sa main sur les yeux [de
l’homme]’
Cette fonction de rhème est souvent confirmée par la suite du texte,
l’élément en question revêtira déjà le rôle du thème :
(10) Greg. 2,3 (p. 40,16) Legimus tamen quorundam ex ipsis martyrum passiones, ex
quibus quaedam replicanda [var. republicanda] sunt ‘Nous lisons pourtant [les récits de] la
passion de quelques-uns de ces martyrs, récits dont certains doivent être publiés de nouveau’
La fréquence du rhème postverbal est manifestée par sa présence dans le credo
des chrétiens, formule déjà traditionnelle à l’époque de Grégoire, qui la reproduit :
(11) Greg. 2,3 (p. 43,14) Credo Deum Patrem omnipotentem, credo Filium Dei Christum
Iesum aequalem Patri [etc.] ‘Je crois en Dieu, le Père tout-puissant, je crois en Jésus-Christ,
Fils de Dieu, égal du Père’
Dans ce même texte, le verbe introduisant les citations en style direct, ait ‘dit-
il’, trace un cadre qui sera rempli dans la suite de la phrase par les constituants
nominaux désignant les participants de l’acte de parole : nous aurons ainsi les
types « ait + sujet », « ait + complément » ou leur combinaison, comme dans
(12) Greg. 2,1 (p. 37,27) ait ad eum episcopus ‘l’évêque lui dit’
En effet, le sujet peut également jouer le rôle de rhème :
(13) Greg. 2,3 (p. 43,17) oritur inter eos sancta contentio ‘il naît entre eux une sainte
rivalité’
(14) Greg. 2,3 (p. 42,6) Erant enim tunc temporis cum sancto Eugenio uiri prudentissimi
atque sanctissimi ‘Se trouvaient alors en la compagnie d’Eugenius, ce saint personnage, des
hommes très sages et très saints’
En marge de cette répartition qui augmente la charge communicative vers la
droite, pour ainsi dire, il faut remarquer une particularité : les formes verbales à
valeur jussive (les impératifs et certains subjonctifs) tendent à monter vers le début
de la phrase. En effet, nous avons un type de phrase qui ne communique pas
d’information objective ; en revanche, il possède une charge affective, portée par
le verbe, qui se signale dans cette fonction dès le commencement de l’énoncé :
(15) Greg. 2,3 (p. 42,13) Adquiesce nunc his quae praecipio ‘Consens maintenant à ce que
je t’ordonne’
(16) Greg 2,1 (p. 37,26) Adferte, inquid, infantem ad me ‘Amenez, dit-il, l’enfant près de
moi’
Pourtant, dans les textes qui ne cherchent pas expressément la varié
stylistique, les débuts d’une nouvelle réglementation deviennent perceptibles dès
le V
e
siècle. Le changement concerne avant tout la place du sujet, qui, d’une part,
tend à prendre le rôle du thème et à occuper ainsi la première place de la phrase,
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