UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE ÉCOLE DOCTORALE IV Laboratoire de recherche : CLEA, EA 4083 CLEA 2 : « SEMH-Sorbonne : Séminaire d’études médiévales hispaniques de Paris-Sorbonne » THÈSE pour obtenir le grade de DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE Discipline : Etudes romanes. Espagnol Présentée et soutenue par : Julie MARQUER le 29 novembre 2014 Propagande politique et Islam d’Occident sous le règne de Pierre Ier de Castille (1350-1369) Sous la direction de : M. Georges MARTIN – Professeur émérite, Université Paris-Sorbonne Membres du jury : Mme Maribel FIERRO – Directrice de recherche au CSIC (Madrid) M. Jean-Pierre JARDIN – Professeur des Universités, Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3 M. Georges MARTIN – Professeur émérite, Université Paris-Sorbonne Mme Patricia ROCHWERT-ZUILI – Professeur des Universités, Université d’Artois Mme Hélène THIEULIN-PARDO, Professeur des Universités, Université Paris-Sorbonne 1 Tout au long du Moyen Âge, la Péninsule Ibérique a été le théâtre d’une complexe interaction entre les différents groupes confessionnels, chrétien, juif et musulman. Durant les huit siècles de contact entre Islam et Chrétienté, la perception de l’Autre a évolué en fonction de la configuration des rapports de force. Cependant, les conflits politiques ainsi que la nécessité de se définir culturellement et religieusement par rapport à un Autre antagonique, n’ont pas empêché les alliances et les multiples échanges entre ces différents groupes. En ce sens, le règne de Pierre Ier de Castille (1350-1369) constitue un paradigme de la complexité et de la richesse de ces rapports interconfessionnels. En effet, ce roi constitue l’exemple le plus abouti d’une proximité, certes ambiguë, avec ses voisins musulmans, ainsi qu’avec la culture artistique d’al-Andalus, comme le montrent les palais qu’il fit construire à Astudillo, Tordesillas et surtout Séville, palais qui reprennent les codes esthétiques de tradition islamique. Le contact prolongé entre chrétiens et musulmans dans la péninsule a, certes, fini par engendrer une flexibilité de la frontière politique et culturelle, mais le contexte politique particulier du règne de Pierre Ier joue également un rôle important dans la mesure où il incite les protagonistes à faire preuve d’un certain pragmatisme politique dans leur rapport à l’Autre, tant du côté chrétien que musulman. En effet, durant ce règne, plusieurs tensions ou crises politiques ont une incidence claire sur la configuration des rapports entre les différents groupes et engendrent une certaine instrumentalisation de l’Islam d’Occident dans la propagande politique, textuelle et artistique, d’Henri de Trastamare, mais aussi de Pierre Ier. L’Islam d’Occident renvoie ici à la puissance politique et militaire que constituent le royaume de Grenade – vassal du roi de Castille – et le royaume des Mérinides de Fès. C’est aussi l’Islam en tant que communauté de croyants partageant la même foi et unis par leur culture. En premier lieu, les tensions internes à la Castille, ou entre la Castille et l’Aragon, expliquent en partie l’attitude de Pierre Ier envers le royaume de Grenade et son sultan Muḥammad V, vassal en qui le castillan trouve un précieux allié. En effet, la rivalité entre le roi et la noblesse ralliée à Henri de Trastamare, fils illégitime d’Alphonse XI et d’Aliénor de Guzmán, débouche sur une guerre civile en 1366. Environ trois ans plus tard, en 1369, le demi-frère de Pierre Ier parvient à usurper le trône en commettant un régicide à Montiel. Afin de légitimer cette révolte contre le roi en place et justifier la prise de pouvoir par Henri II, la propagande trastamare s’efforce de discréditer Pierre Ier en le présentant comme un tyran cruel et sanguinaire, ennemi de Dieu. Cette propagande a principalement été diffusée par la 2 chronique de Pedro López de Ayala1, qui était au service du monarque avant de changer de camp et rejoindre les partisans d’Henri de Trastamare. D’autres sources ont également contribué à ternir l’image de Pierre Ier : des lettres d’Henri II présentes dans cette chronique ou dans le Cartulario al Infantado de Covarrubias2, et des sources françaises telles que la chronique de Duguesclin par Cuvelier3 ou encore la chronique de Froissart4. Le but de toute propagande est de toucher l’opinion publique afin de provoquer l’adhésion à une cause en utilisant divers procédés de communications qui diffusent des normes, des valeurs, des croyances sur lesquelles repose la cohésion du groupe que l’on tente de convaincre. Parmi ces croyances et valeurs, la propagande trastamare a recours à des images familières et ambivalentes de l’Islam. Celui-ci sert de repoussoir en sa qualité « d’ennemi de la foi chrétienne », de sorte que la supposée maurophilie du roi Pierre s’interprète comme la preuve de sa trahison. Mais l’Islam représente aussi un certain nombre de valeurs et de références politiques et culturelles qui suscitent l’intérêt, voire même l’admiration, au point d’être réutilisées, assimilées ou imitées. Ainsi, s’intéresser à la place qu’occupe l’Islam dans l’entreprise de discrédit que représente la propagande trastamare, c’est analyser l’utilisation consciente de lieux communs sur lesquels repose un imaginaire collectif, mais aussi mettre en valeur une utilisation peut-être plus inconsciente qui laisse transparaître une perméabilité culturelle aboutie. Ce qu’il y a de surprenant dans la propagande trastamare, pour le lecteur d’aujourd’hui, c’est qu’elle ne dénonce pas, en soi, le fait que le roi castillan ait recours aux conseils d’un sage musulman, ni qu’il construise des palais de tradition islamique. En effet, celle-ci ne tire aucunement profit de l’attrait que pouvait éprouver Pierre Ier pour une architecture que nous qualifions, nous, d’islamique. Si l’on avait tendance à croire qu’une trop grande imprégnation des modèles islamiques pouvait constituer un argument de choix pour discréditer Pierre Ier, en fait il n’en est rien, car on ne trouve aucune accusation en rapport avec la maurophilie artistique du roi. De même, bien que la propagande trastamare insiste sur le caractère tyrannique du roi, celle-ci ne semble pas l’attribuer à ses affinités avec les musulmans. Il n’y a pas de rapport entre les accusations de despotisme et l’attrait que pouvait éprouver le monarque pour l’architecture islamique. L’absence d’une quelconque 1 Pedro LÓPEZ DE AYALA, Crónica del rey Don Pedro y del rey Don Enrique, su hermano, hijos del rey don Alfonso Onceno, Germán ORDUÑA (éd), Buenos Aires : SECRIT, 1994. 2 Luciano SERRANO, Cartulario del infantado de Covarrubias, Silos : P. Procurador, 1907. 3 CUVELIER, « Histoire de Messire Bertrand du Guesclin » manuscrit en vers par le chroniqueur, escrite en prose en l’an 1387 à la requeste de messire Jean d’Estouteville, Paris : Claude Ménard, 1618. 4 Jean FROISSART, Chroniques, 4, 1360-1369, Don Pèdre de Castille, Nathalie DESGRUGILLERS (trad. et éd.), Clermont-Ferrand : Paleo, 2004. 3 instrumentalisation de la maurophilie artistique du roi dans la propagande n’est pas anodine et en dit finalement long sur la perception que les castillans de l’époque pouvaient avoir de ce type d’architecture que nous appelons mudéjare depuis le XIXe siècle. L’adjectif « mudéjar » qui vient de l’arabe « mudajjan » et qui signifie « celui à qui l’on a permis de rester », renvoie originellement à une réalité ethnique : il sert à désigner les musulmans soumis à la domination chrétienne, qui conservent leur religion et leurs coutumes. Cependant, au XIXe siècle, José Amador de los Ríos emploie le terme « mudéjar » pour définir la synthèse de l’art chrétien et de l’art hispano-musulman comme un phénomène esthétique unitaire, distinct des traditions artistiques desquelles il s’inspire. Il le présente comme un art hybride : « un mariage de l’architecture chrétienne et de l’architecture arabe », « une association unique », ou encore « une prodigieuse fusion entre l’art d’Orient et l’art d’Occident » 5. Une raison souvent avancée pour justifier le choix de ce type d’architecture par son commanditaire, c’est la fascination et l’admiration que pouvaient éprouver les rois chrétiens pour le mode de vie, l’habillement et l’architecture arabes au point de les adopter. Ramón Menéndez Pidal est un des premiers à parler de « maurophilie » pour qualifier cet attrait qu’éprouvent les chrétiens pour la culture des musulmans et leur façon de vivre plus raffinée, en dépit de leur antagonisme sur le plan militaire et religieux6. Ainsi, le mudéjar s’affirme comme un art de cour pour les Castillans, « une option artistique » selon l’expression de María Teresa Pérez Higuera7, tant pour des raisons de goût ou de fascination que par commodité. Pierre Ier n’est pas le premier à reprendre les modèles de l’art islamique, même s’il surpasse de loin ses prédécesseurs en érigeant tout un ensemble de constructions palatines : Astudillo, Tordesillas, Carmona, Séville. Mais, après six siècles de contact entre Maures et Castillans, l’attrait initial pour l’exotisme de ces formes architecturales agit-il encore ? Depuis la conquête de Tolède en 1085, les palais chrétiens qui reprennent les schémas d’al-Andalus se développent au point qu’à l’époque de 5 Gonzalo BORRÁS GUALIS, « Introduction historique et artistique », in : L’art mudéjar, l’esthétique islamique dans l’art chrétien, Aix-en-Provence : Edisud, 2000, p. 41 ; José AMADOR DE LOS RÍOS, « El estilo mudéjar en Arquitectura. Discurso Leído en Junta Pública del 19 de Junio de 1859 », Discursos leídos en las recepciones y actos públicos celebrados por la Real Academia de las Tres Nobles Artes de San Fernando desde 19 de junio de 1859, 1, Madrid, 1872, p. 1-73. 6 Gonzalo MOYA, Don Pedro el Cruel. Biología, política y tradición literaria en la figura de Pedro I de Castilla, Madrid : Júcar, 1974, p. 193-194. 7 María Teresa PÉREZ HIGUERA, « El Mudéjar, una opción en la corte de Castilla y León », in : J. J. RIVERA BLANCO, F. J. DE LA PLAZA SANTIAGO, S. MARCHÁN FIZ (éd), Historia del arte de Castilla y León, 4, Valladolid : Ámbito Ediciones, 1994, p. 129-222. 4 Pierre Ier ces schémas sont totalement intégrés et assimilés 8 . Dans ce cas, peut-on encore parler d’emprunt conscient ou d’appropriation du système culturel de l’Autre, si le répertoire artistique et symbolique de tradition islamique fait partie intégrante de la culture castillane ? D’ailleurs, les Trastamare eux-mêmes ont continué de construire le même type d’architecture, comme le prouve la chapelle de la Mosquée de Cordoue construite par Henri II. En raison de la longue cohabitation qui a engendré de nombreuses interactions culturelles et le partage de nombreux thèmes artistiques entre chrétiens et musulmans, on parle parfois de culture de cour commune dans la péninsule ibérique médiévale, d’un système esthétique stable partagé par les différents groupes confessionnels, auquel la religion serait en quelque sorte subordonnée9. En minimisant l’importance des frontières, cette conception de la réalité culturelle en péninsule ibérique permettrait de dépasser les contradictions et polémiques, souvent liées au concept d’art mudéjar. En effet, à la fois considéré comme un style artistique nouveau, différent de l’art islamique et de l’art chrétien dont il est issu, le mudéjar est également présenté comme la prolongation de l’art islamique sous domination chrétienne, le fait historique de la Reconquête en constituant la frontière10. Si l’on adopte méthodologiquement le point de vue d’une culture de cour commune et que l’on considère que les palais de Séville et de Tordesillas, la synagogue du Transit de Tolède et l’Alhambra de Grenade, appartiennent à un même ensemble culturel, la frontière religieuse, ethnique et linguistique cesse-t-elle vraiment d’être un facteur discriminant ? N’a-t-elle pas d’incidence sur la forme et les contenus architecturaux, et donc sur le sens de la propagande véhiculée par les codes esthétiques utilisés par Pierre Ier ? Dans son ouvrage sur la sémiotique, en s’appuyant sur les propos de George Miller, Umberto Eco définit comme code « tout système de symboles qui, par convention préalable, est destiné à représenter et à transmettre une information d’une source à un point de 8 Juan Carlos Ruiz Souza montre en effet que le règne de Pierre Ier correspond au degré le plus élevé d’assimilation des codes esthétiques d’al-Andalus, Juan Carlos RUIZ SOUZA, « Castilla y Al-Andalus. Arquitecturas aljamiadas y otros grados de asimilación », Anuario del Departamento de Historia y Teoría del Arte, (UAM), 16, 2004, p. 17-43. 9 Cynthia ROBINSON et Leyla ROUHI (éd.), Under the influence : questioning the comparative in medieval Castile, Leiden : Brill, 2004 ; Jerrilynn D. DODDS, María Rosa MENOCAL et Abigail KRASNER BALBALE, The Arts of Intimacy: Christians, Jews, and Muslims in the Making of Castilian Culture, New Haven, Conn., and London : Yale University Press, 2008 ; Rosa María RODRÍGUEZ PORTO, « Courtliness and its Trujamanes : Manufacturing Chivalric Imagery across the Castilian-Grenadine Frontier », Medieval Encounters, 14 (2008), p. 219-266. 10 G. BORRÁS GUALIS, El Arte Mudéjar, Teruel : Instituto de Estudios Turolenses, Diputación Provincial de Teruel, 1990 ; Id., Mudéjar. El legado andalusí en la cultura española, catalogue de l’exposition, Saragosse : Universidad de Zaragoza, 2010 ; J. C. RUIZ SOUZA, « Le ‘style mudéjar’ en architecture cent cinquante ans après », Perspective. La revue de l’INHA, 2, p. 277-286 ; Elena PAULINO MONTERO, « Palacios y casas principales mudéjares nobiliarias de los Antiguos Reinos de Castilla, León y Toledo. Recorrido historiográfico », Anales de Historia del Arte, Volume extraordinaire, p. 273-293. 5 destination »11. Les codes esthétiques jouent donc un rôle dans la représentation du pouvoir, qui est celle qui nous intéresse ici, dans la mesure où ils peuvent transmettre une information sur ce pouvoir, en se basant sur des règles établies, convenues. L’architecture joue en effet un rôle important dans la représentation du pouvoir dans la mesure où elle reflète, de manière tangible, la puissance et la magnificence du commanditaire, à travers des prouesses techniques et artistiques qui forcent l’admiration et le respect de celui qui pénètre dans cet espace. Selon Louis Marin, la représentation intervient « pour mettre la force en signes » et faire en sorte que l’on adhère à ce qui est signifié12 ». Ainsi, à travers cette démonstration de puissance, celui qui se représente13 de manière symbolique tente d’intimider et de convaincre de la réalité de son pouvoir, afin que l’on reconnaisse son autorité et sa légitimité. La représentation sous sa forme architecturale, iconographique, rhétorique ou cérémoniale constitue donc un précieux instrument de propagande 14 qui nous permet aussi de mieux connaître les conceptions politiques du commanditaire. Ainsi, l’ambitieux projet architectural de Pierre Ier reflète cette volonté de légitimer son pouvoir, souvent remis en cause, et d’obtenir l’obéissance et le respect de ces sujets ou des visiteurs d’autres royaumes, à travers un système de représentation qui exprimerait aussi son idéologie politique. Pour l’historien de l’art Juan Carlos Ruiz Souza et l’architecte Antonio Almagro, les palais de Pierre Ier de Castille sont au cœur de son projet politique qui consiste à renforcer et centraliser le pouvoir royal15. Son désir de s’imposer face à la noblesse en mettant en place un pouvoir fort, concentré entre les mains du roi, se reflète à merveille dans l’architecture de ses palais qui s’inspire de la symbolique islamique du pouvoir : tout contribue de façon métonymique à exalter la royauté et le pouvoir absolu. En effet, au 11 Umberto ECO, La Structure absente. Introduction à la recherche sémiotique, Paris : Mercure de France, 1972, p. 13. 12 Giovanni CARERI, Louis Marin : le pouvoir dans ses représentations, Catalogue de l’exposition, Paris : INHA, 2008, p. 21. 13 Comme le montre à nouveau Louis Marin : « Représenter c’est présenter à nouveau, ou au lieu de, à la place de… Faire comme si l’autre absent était ici maintenant le même, présent, non pas présence, mais effet de présence locale », Ibid., p. 22. 14 Sur le lien entre représentation et propagande voir José Manuel NIETO SORIA, « Propaganda política y poder real en la Castilla Trastámara : una perspectiva de análisis », Anuario de Estudios Medievales, 25 (2), 1995, p. 489-515. 15 Antonio ALMAGRO GORBEA, « La recuperación del jardín medieval del Patio de las Doncellas », Apuntes del Alcázar de Sevilla, 6, 2005, p. 45-67 ; Id., « El Alcázar de Sevilla en el siglo XIV », in : María Jesús VIGUERA MOLINS (éd.), Ibn Jaldún, el Mediterráneo en el siglo XIV : Auge y declive de los Imperios. Catálogo de estudios, Grenade : El Legado Andalusí, 2006, p. 398-403 ; Id., « Un palacio musulmán para un rey cristiano », Actes du XIe Congrès d’Études Médiévales, Cristianos y musulmanes en la Península Ibérica : la guerra, la frontera y la convivencia, Léon, 23-26 octobre 2007, Léon, 2009, p. 333-365 ; J. C. RUIZ SOUZA, « Castilla y Al-Andalus. Arquitecturas aljamiadas… ». 6 XIVe siècle, les prémices de la formation des états modernes se dessinent à travers les tentatives de renforcement du pouvoir royal face au système féodal, grâce à la création d’institutions et d’organes d’État, ainsi qu’à l’apparition de signes et de symboles renvoyant à une personnalisation du pouvoir à travers l’image emblématique du roi. L’architecture joue donc un rôle important dans ce processus de transformation, en tant qu’elle permet de visualiser une nouvelle réalité selon Antonio Almagro16. Il est vrai que le projet politique de Pierre Ier se caractérise principalement par un renforcement du pouvoir royal qui s’inscrit dans la tradition de ses ancêtres, et se nourrit des différentes théories du gouvernement qui se sont élaborées dans l’Occident médiéval. Si on considère que les éléments architecturaux hérités de l’Islam faisaient partie de la culture castillane à l’époque de Pierre Ier, ce qui reste tout de même à démontrer et à expliquer, celui-ci aurait donc recours à ces codes de façon naturelle pour se légitimer et faire l’apologie du pouvoir royal. Quelle est alors la part de choix qui est réservée à Pierre Ier dans cette entreprise dont l’envergure dépasse tout de même de loin celles de ses prédécesseurs et successeurs chrétiens ? Même s’il s’inscrit dans une tradition mudéjare en Castille, son projet de construire ces ensembles palatins pour célébrer sa gloire n’a tout de même pas d’équivalent, si ce n’est l’Alhambra des sultans musulmans à Grenade. Cela requiert donc d’adopter une démarche comparatiste, même si la méthode peut s’avérer problématique dans la mesure où elle commence toujours par marquer artificiellement une frontière entre deux parties qui peuvent avoir beaucoup en commun. Toujours est-il que cette frontière religieuse et linguistique est tout de même bien réelle dans la Péninsule ibérique et elle est souvent mise en valeur dans les sources textuelles. Par ailleurs, si la propagande véhicule une idéologie à travers les symboles architecturaux, et cherche à convaincre ou faire adhérer, quel pouvait être l’impact des inscriptions arabes sur ceux qui pénétraient dans l’ensemble palatin, puisque la majorité de la population ne parlait pas cette langue ? L’insertion, dans un contexte autre que celui de la Dar al-Islam, d’éléments ayant une forte connotation islamique entraîne-t-elle une perte de sens, une acculturation du message, une laïcisation ou une « castellanisation » des contenus? Doit-on alors aller au-delà de l’origine de ces codes de représentation et considérer que ceux-ci n’ont plus aucune dimension islamique17 ? 16 A. ALMAGRO, « La recuperación del jardín medieval… », p. 55. C’est ce que proposent d’une certaine manière Cynthia Robinson et Leyla Rouhi dans leur définition de mudéjar en introduction au volume Under the influence : elles suggèrent d’effacer plus que de mettre en valeur l’origine du mudéjar et son rattachement à l’Islam, C. ROBINSON et L. ROUHI, Under the influence…, p. 5. 17 7 Il s’agira donc de montrer comment les schémas architecturaux hérités de l’Islam ont été intégrés et réinterprétés dans les constructions de Pierre Ier. Cela ne saurait se faire sans procéder auparavant à une sorte d’archéologie de la transmission expliquant les étapes intermédiaires qui ont rendu possible l’aboutissement que constituent les constructions du Roi Cruel. Nous devrons pour cela nous appuyer sur les travaux d’architectes et d’archéologues spécialistes de la question. Nous verrons également comment les grands thèmes culturels, politiques et théologiques de tradition islamique sont recyclés, voire réinterprétés, dans la sémiologie du pouvoir de Pierre Ier. De quelle façon cet Islam assimilé, et en quelque sorte refondu, sert l’idéologie du pouvoir de Pierre Ier ? La place faite à l’Islam est, certes, bien plus importante, plus originale et plus complexe dans la propagande de Pierre Ier que dans celle d’Henri de Trastamare, mais tous deux utilisent et réinventent, à leur manière, des lieux communs sur l’Islam ou avec l’Islam dans le but de se légitimer et de renforcer leur pouvoir. L’objet de cette thèse sera donc en partie d’analyser ces lieux-communs – renvoyant chacun à leur façon à une forme d’instrumentalisation de l’Islam – d’expliquer leur présence et leur sens dans les différents types de propagandes du règne de Pierre Ier, ainsi que leur rôle dans le renforcement du pouvoir des protagonistes. Cette démarche consistant à réunir les différents faisceaux convergents vers le thème du rapport à l’Autre en montrera les paradoxes et les ambiguïtés. Confronter entre eux mais aussi à la pratique, les différents registres de propagande, comparer les différents types de sources et de points de vue permettra de mieux cerner les mécanismes ou les facteurs qui conduisent à un rapport incluant ou excluant avec l’Islam et donc d’avoir une vision plus complète de ce que représente l’altérité à cette époque. L’Islam est utilisé tantôt comme une altérité positive, tantôt négative, mais il cesse parfois aussi de représenter une forme d’altérité. Cette relation dialectique18, plus subtile et ambiguë qu’il ne semble, apparaîtra à différents niveaux d’analyse, tant sur un plan pratique que symbolique. 18 Ce rapport dialectique entre Islam et Chrétienté renvoie par ailleurs, de façon plus générale, à la problématique de l’inclusion ou du rejet de l’Islam dans la construction de la culture castillane puis espagnole. Comme l’affirme Mercedes García Arenal, inclure ou non le passé arabo-islamique, cette « altérité », dans l’historiographie hispanique a toujours été une question empreinte de considérations idéologiques renvoyant à diverses conceptions de la nationalité espagnole. Mercedes GARCÍA ARENAL, (éd.), Al Andalus allende el Atlántico, Grenade : Ed Unesco/ El Legado Andalusí, 1997, p. 23. 8