LALIBERTÉ
VENDREDI 3 OCTOBRE 2014
8HISTOIRE VIVANTE
Ces oligarques qui noyautent le pouvoir
UKRAINE •
Lesmagnats de l’économie, qui contrôlent la moitié des richesses du pays,incarnent la corruption
dénoncéesurla placeMaïdan. Ilssont pourtant devenus indispensables au fonctionnement politique du pays.
NINA BACHKATOV
Par deux fois en dix
ans, les manifestants
de Maïdan –la place
de l’Indépendance à
Kiev –ont dénoncé les
oligarchies, symboles
à leurs yeux de la cor-
ruption et de la confusion entre le pou-
voir économique et le pouvoir poli-
tique. Pourtant, si les récents
événements ont modifié le rapport de
force entre les différents clans, ces der-
niers se savent indispensables.
C’est vers eux que le président intéri-
maire et le premier ministre ont dû se
tourner pour financer l’opération antiter-
roriste en avril. Les trois candidats les plus
connus à l’élection présidentielle de mai
dernier – Petro Porochenko (élu), Ioulia
Timochenko et Sergei Tigipko – ont fait
fortune respectivement dans l’agroali-
mentaire, l’énergie et la banque. Quant à
la composition des listes pour les élec-
tions législatives du 26 octobreprochain,
elle est baséesur un équilibre entre assise
financière et influence régionale.
Rapport incestueux
Toutes les républiques post-sovié-
tiques ont connu, et connaissent encore,
ce rapport incestueux entre la politique
et l’économie. Mais, contrairement à
leurs homologues des pays riches en
ressources naturelles comme la Russie,
le Kazakhstan ou l’Azerbaïdjan, les oli-
garques ukrainiens ont dû êtreplus
«créatifs», l’économie de leur pays repo-
sant surdes secteurs énergivores. Ils ont
vite constaté que les «directeurs rouges»
restés aux commandes de l’économie
étatique et désireux de poursuivre la
production n’avaient pas la moindre
idée de la manière dont il fallait négocier
avec les fournisseurs et les clients, en-
core moins avec Gazprom.
Ils ont donc proposé leurs services,
d’abord pour une seule entreprise, en-
suite pour des groupesou des secteurs
entiers de l’économie. Puis, ces intermé-
diaires se sont occupés de la vente de la
production et, avec l’argent accumulé, se
sont lancés dans la banque, l’immobilier
et – ultime signe de réussite –les médias
et les clubs de football.
Leurs propres partis
Il existe aussi une spécificité ukrai-
niennedans la manière dont les oli-
garques ont parallèlement investi le pou-
voir politique. Alors qu’en Russie, les
groupes industriels et financiers ont pré-
féré financer les différents partis, leurs ho-
mologues ukrainiens ont choisi de possé-
der leurs propres partis.Quant aux
présidents, les uns aprèsles autres, ils ont
développé leur propre «famille oligar-
chique». Les membres et les proches de
cette classe dominante bénéficiaient non
seulement d’un rapport de force favora-
ble dans les transactions mais aussi du
contrôle, par la «famille», des tribunaux et
des autorités fiscales et judiciaires.
C’est ainsi qu’Anders Asland, de Car-
negie, décrivait l’Ukraine comme «un
pays engagé dans une guerre civile entre
les différents clans oligarchiques», prêts
àse rallier au plus fort sans aucune réfé-
rence idéologique et finançant d’ailleurs
la majorité comme l’opposition.
Avec le temps, les très riches oli-
garques se sont graduellement désinté-
ressés de la compétition électorale. Ils
dirigent des fondations ou des organisa-
tions publiques tout en contrôlant le
pouvoir par le biais de leurs protégésau
parlement, augouvernement, dans les
agences publiques, les compagnies éta-
tiques, et bien entendu les médias.
Le plus bel exemple de «reconver-
sion»est celui de Viktor Pintchouk, le
beau-fils de l’ancien président Leonid
Koutchma qui, aprèsavoir fait fortune
dans la sidérurgie, contribue à la Fonda-
tion Clinton, possède sa fondation artis-
tique, siège dans différents instituts in-
ternationaux et organise chaque année
le Yalta European Strategy Summit, dans
l’ancienne résidence des tsars de Livadia
(cette année il a dû se replier surKiev).
Sur le plan national, l’oligarchie
ukrainienne est principalement entre
les mains d’hommes de l’est et du
sud-ouest –les régions affectées par la
rébellion –et divisée par une vieille ri-
valité entre les clans de Dniprope-
trovsk et de Donetsk (lire ci-dessous).
En tête de liste, on trouve Rinat Akh-
metov (System Capital Management,
un empire de 300000 employés), Igor
Kolomoïsky (groupe Privat dont la
banque du même nom est la clé de
voûte du système bancaire ukrainien),
Sergueï Tarouta (fondateur de l’Union
industrielle du Donbass), Dmitri Firtach
(groupe DF, énergie), Igor Sourkis (dis-
tribution d’énergie), Vladimir Boïko (Il-
lich NMK, Marioupol).
Ces oligarques n’ontpaspu rester à
l’écart des manifestations de la place Maï-
dan de 2013-2014 en se contentant,
comme dix ans plus tôt, de laisser leurs
médias couvrir les événements. Car
l’hiver dernier, la mobilisation populaire
est née de la décision du président Viktor
Ianoukovitch de choisir une alliance éco-
nomique avec Moscou plutôt qu’avec
l’Union européenne. Un choix crucial
pour une série de grands secteurs.
Plusieurs oligarques ont déjà été pa-
rachutés par les autorités comme gouver-
neurs de régions rétives en mars dernier,
en particulier Sergueï Tarouta à Donetsk
et Igor Kolomoïsky àDnipropetrovsk. Un
autre capitaine d’industrie a été nommé
second de l’administration présidentielle:
Iouri Kosiouk. Cet agro-industriel est l’un
des premiers Ukrainiens à avoir obtenu le
certificat de conformité avec les stan-
dards européens, six mois avant le som-
met de Vilnius.
Milices armées
Plusieurs personnalités de cette
classe dominante ont démontréleur pa-
triotisme en finançant les forces armées
au début de l’opération antiterroriste et
même des milices privées (Kolomoïsky
finance par exemple le bataillon Dni-
pro). Ils disposent aussi de troupes de
choc composées des fans de leurs clubs
de football en plus des dizaines de mil-
liers d’employés qu’ils peuvent mobili-
ser à tout moment. Surtout ils ont
l’argent dont manque l’Etat, ils ont des
contacts avec les entrepreneurs ukrai-
niens, russes ou autres et financent
même des milices armées dans des ré-
gions où la force et l’administration pu-
bliques ont été détruites.
To ujours plus de pouvoir
Aujourd’hui, les oligarques prépa-
rent les élections parlementaires plus ou
moins discrètement. Ils cherchent de
nouveaux rapports de force et consoli-
dent leur pouvoir régional. Certains ont
déjà obtenu quelques privilègessous
forme de monopole pour l’approvision-
nement en carburant du Ministère de la
défense ou l’importation de pièces de
rechangepour les forces armées.
Bientôt, de nouvelles privatisations
seront imposées par les investisseurs in-
ternationaux. Unemanne de crédits et
d’aides occidentales va se déverser sur
l’Ukraine pour financer la reconstruc-
tion ou la modernisation du pays. La
proximité des oligarques avec les autori-
tés et leur capacité de contrôle seront
alors primordiales. Le retour à un ré-
gime parlementaire, perçucomme un
pas vers la démocratie, va paradoxale-
ment renforcer le pouvoir des banquiers
de la campagne…
I
L’histoire des oligarchies ukrainiennes
remonte à la grande privatisation qui a
suivi l’indépendance de l’Etat, en 1991.
Son creuset se trouve àl’est du pays, où se
situait un imposant complexe militaro-in-
dustriel (mines –charbon - acier - électri-
cité) qui, aprèsl’éclatement de l’Union so-
viétique, comptait encore plus de 3500
usines et 54 instituts de recherche, em-
ployait 3millions de travailleurs et repré-
sentait 35%de l’industrie nationale.
Dans cette course au pouvoir industriel,
deux clans s’opposent dès lors à couteaux
tirés: celui de Donetsk et celui de Dniepro-
petrovsk. Tous les moyens sont bons pour
bâtir un empire. «La prise de contrôle se fait
souvent de façon ouvertement criminelle»,
raconte la journaliste Annie Daubenton,
dans l’ouvrage«Ukraine –L’indépendance
à tout prix» (Ed. Buchet/Chastel, 2014). Elle
explique: «On pousse d’abord l’entreprise à
la faillite ou le directeur àla démission. Si le
responsable ne cède pas, les forces de l’or-
dre ou les services de sécurité –achetés par
le clan –se chargent de menaces plus
convaincantes. Au milieu criminel revient
la tâche d’assurerl’éviction des fortes têtes.
Parmi les méthodes usuelles figurent les as-
sassinats de proches…»
Les entrepreneurs aux dents longues se
tournent également vers la politique
pour mieux défendre leurs intérêts éco-
nomiques. Les deux clans créent leurs
propres partis et placent des représen-
tants dans toutes les branches du pouvoir
ainsi que dans l’armée, les banques, les
médias et les syndicats. «La plupart des
premiers ministres aux affaires entre
1994 et 2004 sont issus de ces ensembles
politico-oligarchiques», observe la cher-
cheuse indépendante.
Progressivement, les deux clans se so-
lidarisent. Mais ils échouent à placer leur
candidat Viktor Ianoukovitch à la prési-
dence en 2004. Sous les feux de la critique
lors de la Révolution orange, à la suite de
fraudes électorales, les grandes fortunes
sortent de l’ombre. Pour se refaire une
vertu et une respectabilité, elles se met-
tent en scène, paient la presse, soutien-
nent diverses actions sociales, artistiques
et sportives, financent même la construc-
tion d’églises, de synagogues et de mos-
quées. Résultat: leur homme Viktor
Ianoukovitch gagne la présidentielle de
2010.
En février dernier, à la suite du vaste
mouvement de contestation provoqué par
la suspension d’un accord d’association
entre l’Ukraine et l’Union européenne,
Ianoukovitch est destitué par le parle-
ment. Mais en vingtans, les oligarques
sont devenus indispensables au pays. En
mai, c’est l’un des leurs, le «roi du choco-
lat» PetroPorochenko, dont la fortune est
estimée à 1,6 milliard de dollars, qui re-
prend la présidence.
Le proeuropéen a signé le 16 septem-
bre un accord d’association et de libre-
échangeavec l’UE. Et la semaine dernière,
estimant que le pire de la guerre était
passé, il a présenté unplan de réformes
économiques et sociales pour permettre à
l’Ukraine d’être candidate à l’Union euro-
péenne d’ici 2020. PASCAL FLEURY
>Voir aussi le documentaire «Où va l’Ukraine?
Un pays en état d’urgence», ce dimanche sur RTS2.
>Retrouver les émissions radio sur l’Ukraine de
RTS-LaPremière sur www.histoirevivante.ch
SEMAINE PROCHAINE
LAGUERRE
DES ONDES
Durant la Seconde
Guerre mondiale,
Pierre Dac, l’humo-
riste le pluscélèbre
de France, rejoint la
BBC et l’équipe
des Français libres
qui animent l’émis-
sion de Radio-Lon-
dres.Ses
interventions vont
dynamiter la pro-
pagande nazie.
Du lundi
au vendredi
de 20 à 21 h
Histoire vivante
Radio Télévision Suisse
Dimanche 20 h 55
Lundi 23 h 50
Guerre de clans et méthodes de truands
Un oligarque au pouvoir: le président Petro
Porochenko,«roi du chocolat». KEYSTONE
Homme d’affaires parti de rien, le milliardaire Rinat Akhmetov est aussi le propriétaire du FC Chakhtar Donetsk, plusieurs fois vainqueur
du championnat d’Ukraine (ici en 2011). Oligarque influent,il a été député du Parlement ukrainien pendant deux législatures. KEYSTONE
REPÈRES
Tiraillée entre l’Est et l’Ouest
>Indépendance
de l’Ukraine procla-
mée le 24 août 1991 et ratifiée par
90,5% desélecteurs. L’URSS cesse
d’exister. Avec la Russie et la Biélo-
russie,l’Ukraine fonde la Commu-
nauté des Etats indépendants (CEI).
>Accord de coopération
avec
l’Union européenne dès 1994 et ad-
mission du pays au Conseil de l’Eu-
rope en 1995. Traité d’amitié et de
partenariat avec la Russie en 1997.
Régulières tensions autour du réseau
gazier reliant la Russie à l’Europe.
>Révolution orange
en 2004.Le
premier ministre Viktor Ioucht-
chenko, réformateur libéral et candi-
dat àla présidentielle,est victime
d’une tentative d’empoisonnement
puis de fraudesélectorales. Il est fi-
nalement élu président en décembre.
>L’égérie de la Révolution orange,
Ioulia Tymochenko, devient premier
ministre. En 2010,elle échoue à la pré-
sidentielle face àViktor Ianoukovitch.
En 2011, elle estcondamnée à 7 ans de
prisonpour abus de pouvoir lors de
contrats gaziersavec la Russie.
> Nouveau mouvement
de protesta-
tion sur Maïdan en novembre 2013,
lorsque Kievrenonce à l’accord d’as-
sociation avec l’UE. Le président
Ianoukovitch est destitué en février
2014. Moscou met en alerte ses
troupes. La Crimée vote sonratta-
chement à la Russie.Ioulia Tymo-
chenko est libérée,mais battue à la
présidentielle de mai par l’oligarque
proeuropéen Petro Porochenko.
PFY
Plusieurs oligarques
ont démontré
leur patriotisme
en finançant
les forces armées