Lectures
S. M. AMADAE
Rationalizing Capitalist Democracy:
The Cold War Origins
of Rational Choice Liberalism
Chicago, University of Chicago Press, 2003,
408 pages.
par Grégoire Mallard
e
n économie comme en science
politique, le concept de rationalité a fait
l’objet de nombreux travaux depuis les
années 1940 jusqu’aux années 1990. S. M. Amadae offre ici un tour d’horizon
éclairant des différentes définitions de ce concept chez des auteurs
a priori
aussi divers que Kenneth J. Arrow, James Buchanan, Gordon Tullock,
William Riker, John Rawls, David Gauthier ou John C. Harsanyi, qu’elle
présente comme s’inscrivant dans une tradition commune : le libéralisme des
choix rationnels (
Rational Choice Liberalism
). Ce regroupement est tout à fait
justifié. En effet, Amadae montre bien en quoi les définitions de la rationalité
adoptées par ces auteurs – entre lesquels il existe néanmoins des différences
secondaires qu’elle analyse avec finesse – se distinguent de celles que retien-
nent les grandes figures du libéralisme politique classique – de Adam Smith à
John Dewey, en passant par Karl Popper – comme de celles des néoclassiques
Léon Walras et, surtout, William Stanley Jevons, plus imprégnés de libéra-
lisme économique.
Le libéralisme politique classique, montre-t-elle, définit la rationalité comme
l’usage public d’arguments clairs, exposés de façon civile, et échangés dans le
but de parvenir à une vérité supérieure. Cette définition, qui met l’accent sur
la dimension intersubjective, processuelle et véridictionnelle du phénomène,
se maintient du reste pendant la guerre froide, puisqu’elle est reprise par
Robert Merton, puis par Jürgen Habermas. Quant aux néoclassiques, ils
considèrent la rationalité comme une propriété individuelle, identique d’une
personne à l’autre, et qui renvoie à l’usage optimal des moyens dont l’individu
dispose pour réaliser un objectif défini de manière autonome.
Les auteurs examinés par Amadae ne s’inscrivent dans aucune de ces deux tra-
ditions. Dans la perspective qui est la leur, la rationalité ne relève ni de l’éta-
blissement d’une vérité supérieure ni de l’optimisation de l’ajustement entre
la fin et les moyens. Elle résiderait plutôt dans la faculté d’établir une hiérar-
chie entre des fins (ou des valeurs) qui soit conforme au principe de transiti-
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vité des choix par-delà les différences entre les contextes de décision, sans
présupposer la possibilité de parvenir à la résorption des différences – et des
éventuelles contradictions – entre les valeurs qui feraient l’objet de l’adhésion
subjective des individus.
L’auteure démontre ensuite que ce courant de pensée spécifique, en opérant
une synthèse entre le libéralisme politique (« classique ») de l’entre-deux-
guerres et le libéralisme économique des « néoclassiques », a été à l’origine
d’une modification des termes du premier, argument original dans la mesure
où c’est au second qu’il est plus communément associé. Elle souligne notam-
ment que des théoriciens comme Buchanan, Tullock, Harsanyi ou Rawls se
sont rapidement démarqués de l’ « ultrasubjectivisme » d’un Kenneth Arrow
pour adopter une position plus proche de celle des libéraux classiques, en par-
tant du principe que les individus peuvent, par l’échange, accéder à un état de
sympathie (au sens smithien d’intercompréhension) minimale. Dans le
contexte de la guerre froide, que la jonction ainsi opérée entre le pragma-
tisme des libéraux classiques et l’individualisme méthodologique des néoclas-
siques débouche, au plan politique – soit pour ce qui concerne la définition
des valeurs communes – sur un plaidoyer en faveur du libéralisme apparaît
alors comme une évidence.
Amadae échappe toutefois au risque de la tautologie en mettant en évidence
l’engagement de ces libéraux d’un nouveau type dans les joutes intellectuelles
de l’époque, à travers leur critique de l’État planificateur et leur célébration
des vertus démocratiques de la décentralisation et de l’économie de marché.
L’exemple le plus probant est ici celui de la Public Choice Society, fondée à
la fin des années 1960 par Buchanan et Tullock, alors que la figure de Arrow,
elle, apparaît un peu en porte-à-faux
1
. Buchanan et Tullock défendent âpre-
ment le modèle de décision décentralisé que permet le marché, proches en
cela des positions d’un Milton Friedman. Ils entendent répondre à la critique
formulée par les économistes néoclassiques socialistes (Abba Lerner, Oskar
Lange) à l’encontre des néoclassiques libéraux de l’entre-deux-guerres (John
R. Hicks), critique selon laquelle le planificateur soviétique, opérerait tel un
commissaire priseur « rationnel », au sens où, par opposition au commissaire
walrasien tâtonnant dans le noir, il optimiserait la distribution des biens du
point de vue de l’utilité collective. À cela les membres de la Public Choice
Society objectent que, dans un pareil système, les individus se trouveraient
1. Pour Kenneth Arrow, aucun système institutionnel n’est à même de permettre aux individus d’échanger leurs vues
– concernant la hiérarchie de leurs valeurs – en même temps que leurs biens. Il n’existe donc pas de bonnes
institutions : aussi bien une économie de marché décentralisée qu’une planification à la soviétique finiront inévita-
blement par présenter un caractère despotique.
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dépourvus d’autonomie quant à la définition et à la hiérarchisation de leurs
valeurs (ce qui rendrait leurs choix « irrationnels » selon leur nouvelle
définition). C’est donc au nom d’une autre conception de la rationalité indi-
viduelle et du pluralisme des valeurs qu’ils prennent la défense de l’économie
de marché, ce « libéralisme des choix rationnels » apparaissant alors comme
un efficace instrument idéologique
de défense de la démocratie capitaliste
dans le contexte de l’après-seconde guerre mondiale.
Cependant, la thèse – au demeurant stimulante – de l’auteure selon laquelle
cette reconceptualisation d’un libéralisme politique ainsi articulé à une nou-
velle théorie de la rationalité trouverait son origine dans une « culture de
guerre froide » n’est pas entièrement convaincante. Son analyse du rôle – selon
elle, absolument décisif – que la Rand Corporation, institution emblématique
de la « culture » en question
2
, aurait joué à cet égard n’est pas exempte de
certains raccourcis. Il est vrai que Arrow y était consultant, de même que
Buchanan et bien d’autres (dont, par exemple, Thomas Schelling). Mais
peut-on en déduire que la théorie de la rationalité dont il est question dans
cet ouvrage serait elle-même le produit d’une « culture de guerre froide » ? Il
est permis d’en douter.
En effet, s’il est un livre qui, pendant la guerre froide, a servi de référence aux
théoriciens de la dissuasion – au sein de la Rand notamment – par sa formali-
sation de la rationalité dans le cadre de la théorie des jeux, c’est bien
Theory of
Games and Economic Behavior
de John Von Neumann et Oskar Morgenstern.
Or Amadae ne lui accorde que peu de place dans sa démonstration. Sans
doute est-ce parce que l’ouvrage, publié en 1944, est antérieur à la « guerre
froide » proprement dite. Mais peut-être est-ce aussi parce que la conception
de la rationalité qui y est développée diffère radicalement du « libéralisme des
choix rationnels » identifié plus haut. En effet, pour Von Neumann et Mor-
genstern, la rationalité se définit comme la faculté de contrôle et de stabilisa-
tion des facteurs environnementaux qui influent sur les bénéfices d’une
action. Loin d’être un attribut d’individus autonomes qui pourraient opérer
leurs choix en toute quiétude, elle se manifeste au contraire lorsque ces indi-
vidus sont aux prises avec des adversaires dont les actions contribuent à déter-
miner les bénéfices de leurs propres actions. Il n’est question ici ni d’échanges
intersubjectifs dans la sphère publique comme voie d’accès à une vérité supé-
rieure ni de la libre hiérarchisation des valeurs selon un principe de cohé-
2. À l’origine centre de recherche et de développement de l’American Air Force, la Rand Corporation est le
think
tank
– financé par la Fondation Ford – où a été conçue la planification stratégique de la production d’armes
nucléaires, puis un grand nombre d’autres politiques publiques plus ou moins inspirées du modèle de la stratégie
nucléaire.
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rence interne. Dans cette perspective, la rationalité se déploie dans des
stratégies qui font la part belle au secret, au leurre et à la désinformation, stra-
tégies entièrement orientées en fonction du caractère agonistique de la situa-
tion. La figure de référence est celle du stratège préparant ses armées pour la
guerre, non celle du citoyen désireux de faire partager ses valeurs à ses conci-
toyens en temps de paix. D’où le succès de cette conception de la rationalité
auprès des « Randites » toujours en quête d’un modèle sur lequel étayer la
dissuasion, qui était alors le paradigme stratégique dominant.
Le « libéralisme des choix rationnels », lui, s’est constitué assez largement en
réaction – et en opposition – à cette approche. L’attitude de Arrow le montre
clairement. En effet, sollicité par les théoriciens des jeux de la Rand pour
modéliser la fonction d’utilité collective de l’Union Soviétique – et ce afin
d’estimer le coût qu’une attaque nucléaire américaine ferait subir à cette
dernière –, l’économiste leur oppose une fin de non-recevoir. Car s’il est pos-
sible pour un individu de définir entre ses choix un ordre cohérent, il lui est
impossible, affirme-t-il, de connaître les préférences d’un autre individu, ce
qui rend
a fortiori
« irrationnelle » la prétention d’un État à orienter son
action en fonction de l’utilité (ou désutilité) relative qui en résulterait pour
l’adversaire. En prenant ainsi ses distances par rapport aux théoriciens des
jeux, la position de Arrow – et, avec elle, le courant du « libéralisme des choix
rationnels » dans son ensemble – marqueraient donc plutôt une rupture par
rapport à la posture d’analyse la plus directement issue de la « culture de
guerre froide », qui connaît son apogée dans les années 1947-1952.
En définitive, la variante spécifique du libéralisme décrite par Amadae est
donc loin d’englober l’ensemble des reconceptualisations de la rationalité
qui se développent aux États-Unis après la seconde guerre mondiale. Si
elle rend bien compte de l’œuvre des auteurs qui ont opéré la synthèse
entre libéralismes classique et néoclassique, elle laisse dans l’ombre
d’autres courants, tout aussi importants politiquement : par exemple, celui
qui réintègre l’approche stratégique de Von Neumann et Morgenstern
dans le cadre individualiste de l’économie néoclassique – et dont John
Nash est la figure tutélaire
3
; ou encore la mouvance plus sociologique
connue sous le nom de « théorie de la modernisation » et représentée par
Walt Rostow au MIT et Talcott Parsons à Harvard, qui conçoit la rationa-
lité comme le substrat d’un déploiement historique uniforme (mais non
linéaire) et prescrivait aux pays en voie de décolonisation d’adopter le
3. Sur ce point, voir l’ouvrage complémentaire de Philip Mirowski,
Machine Dreams : Economics Becomes a Cyborg
Science
, Cambridge, Cambridge University Press, 2001.
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mode de développement caractéristique des démocraties capitalistes, dans
une perspective anticommuniste
4
.
L’ouvrage d’Amadae a le très grand mérite de proposer une grille de lecture
globale – et séduisante – à partir d’une littérature foisonnante et complexe.
On peut cependant envisager une interprétation historique sensiblement dif-
férente à partir d’autres travaux consacrés à la « culture de guerre froide »
dont sont imprégnés les
think tanks
et les différentes composantes du com-
plexe militaro-industriel. Ces travaux mettent plutôt l’accent sur la disconti-
nuité entre le libéralisme politique américain traditionnel – avec sa valorisation
du pluralisme et de la transparence – et les technologies de gouvernement de
l’époque
5
. Lorsque les autorités américaines mobilisent une rhétorique
manichéenne opposant l’empire du bien à l’empire du mal pour justifier leur
keynésianisme militaire et leur volonté de contrôler davantage l’environne-
ment interne et externe, elles se réfèrent à un modèle de la rationalité en
situation de guerre qui s’inspire plus des travaux de Von Neumann et Mor-
genstern et de leurs dérivés que des auteurs libéraux examinés par Amadae.
Quant à la synthèse entre pluralisme axiologique et pensée néoclassique
qu’elle considère, elle correspond davantage au mode de gouvernement des
néolibéraux démocrates qu’à celui des faucons de la guerre froide.
Grégoire Mallard
prépare un PhD de sociologie à Princeton University. Sa thèse porte sur
l’institutionnalisation du modèle de développement scientifique incarné par les
sciences nucléaires américaines. Il a publié notamment « What is Originality in the
Social Sciences and the Humanities ? »
American Sociological Review
(69, 2004,
p. 190-212), avec Joshua Guetzkow et Michèle Lamont, et prépare actuellement,
en collaboration avec Catherine Paradeise et Ashveen Peerbaye, un numéro spé-
cial sur les enjeux de l’internationalisation des sciences, intitulé « Sciences,
Nations et Nationalismes »,
Sociologie du travail
(à paraître, premier semestre
2006). E-mail :
4. Nils Gilman,
Mandarins of the Future : Modernization Theory in Cold War America
, Baltimore, Johns Hopkins Uni-
versity Press, 2004.
5.
Ibid.
; C. Wright Mills,
The Power Elite
, Londres, Oxford University Press, 1956 ; Paul Forman, « Behind
Quantum Electronics : National Security as Basis for Physical Research in the United States, 1940-1960 »,
Historical
Studies in the Physical and Biological Sciences
, 18 (1988), p. 149-229.
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