162
—
Critique internationale
n
o
26 - janvier 2005
vité des choix par-delà les différences entre les contextes de décision, sans
présupposer la possibilité de parvenir à la résorption des différences – et des
éventuelles contradictions – entre les valeurs qui feraient l’objet de l’adhésion
subjective des individus.
L’auteure démontre ensuite que ce courant de pensée spécifique, en opérant
une synthèse entre le libéralisme politique (« classique ») de l’entre-deux-
guerres et le libéralisme économique des « néoclassiques », a été à l’origine
d’une modification des termes du premier, argument original dans la mesure
où c’est au second qu’il est plus communément associé. Elle souligne notam-
ment que des théoriciens comme Buchanan, Tullock, Harsanyi ou Rawls se
sont rapidement démarqués de l’ « ultrasubjectivisme » d’un Kenneth Arrow
pour adopter une position plus proche de celle des libéraux classiques, en par-
tant du principe que les individus peuvent, par l’échange, accéder à un état de
sympathie (au sens smithien d’intercompréhension) minimale. Dans le
contexte de la guerre froide, que la jonction ainsi opérée entre le pragma-
tisme des libéraux classiques et l’individualisme méthodologique des néoclas-
siques débouche, au plan politique – soit pour ce qui concerne la définition
des valeurs communes – sur un plaidoyer en faveur du libéralisme apparaît
alors comme une évidence.
Amadae échappe toutefois au risque de la tautologie en mettant en évidence
l’engagement de ces libéraux d’un nouveau type dans les joutes intellectuelles
de l’époque, à travers leur critique de l’État planificateur et leur célébration
des vertus démocratiques de la décentralisation et de l’économie de marché.
L’exemple le plus probant est ici celui de la Public Choice Society, fondée à
la fin des années 1960 par Buchanan et Tullock, alors que la figure de Arrow,
elle, apparaît un peu en porte-à-faux
1
. Buchanan et Tullock défendent âpre-
ment le modèle de décision décentralisé que permet le marché, proches en
cela des positions d’un Milton Friedman. Ils entendent répondre à la critique
formulée par les économistes néoclassiques socialistes (Abba Lerner, Oskar
Lange) à l’encontre des néoclassiques libéraux de l’entre-deux-guerres (John
R. Hicks), critique selon laquelle le planificateur soviétique, opérerait tel un
commissaire priseur « rationnel », au sens où, par opposition au commissaire
walrasien tâtonnant dans le noir, il optimiserait la distribution des biens du
point de vue de l’utilité collective. À cela les membres de la Public Choice
Society objectent que, dans un pareil système, les individus se trouveraient
1. Pour Kenneth Arrow, aucun système institutionnel n’est à même de permettre aux individus d’échanger leurs vues
– concernant la hiérarchie de leurs valeurs – en même temps que leurs biens. Il n’existe donc pas de bonnes
institutions : aussi bien une économie de marché décentralisée qu’une planification à la soviétique finiront inévita-
blement par présenter un caractère despotique.