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Association Terre d'Eveil Méditation Vipassana à Paris
Textes choisis
L'AUTRE DANS LE BOUDDHISME - par Daniel Millès
Cet article est paru dans la revue Approches 126 éditée par le Centre Documentation
Recherche ; 104 rue de Vaugirard, 75006 Paris. Mars 2006. Il s'agit d'un compte-rendu
d'un exposé dispensé lors d'une rencontre inter-religieuse qui s'est déroulée au Forum
104 en 2005.
Introduction de Marie-Françoise de Billy, directrice du Forum 104.
C'est le bouddhisme qui est la plus ancienne voie de sagesse ici représentée, et nous allons
écouter son représentant en premier. Nous aurions aimé inviter d'autres voies de sagesse,
et nous regrettons particulièrement que le judaïsme ne soit pas représenté. Il se trouve
qu'il n'y a pas d'association juive au Forum. Aucune personne ne peut représenter à elle
seule une tradition: à chacun de préciser sa propre histoire dans son rapport à sa
tradition.
J'ai étudié et pratiqué le bouddhisme sous trois ses formes les plus répandues en Occident
: le Bouddhisme tibétain, le Theravada (aussi appelé "bouddhisme des Anciens"), et le zen.
J'ai été moine pendant quelques années au monastère de Tharpa Choeling (aujourd'hui
Rapten Choeling) une institution créée par Tenzin Gyatso, le XIVè Dalaï lama, en Suisse,
en 1977. En 1981 mon cheminement m'a conduit aux Etats-Unis, auprès de Jack Kornfield,
Joseph Goldstein et Sharon Salzberg pour y accomplir une longue retraite. J'y ai pratiqué
la forme occidentalisée du Theravada connue sous le nom de vipassana, une forme de
pratique à laquelle je m'étais déjà excercé en Inde en 1975 auprès du maître indien S.N.
Goenka. Enfin en 1986 j'ai fait la connaissance du maître vietnamien Thich Nhat Hanh, au
Village des Pruniers. J'ai fréquenté sa communauté pendant une quinzaine d'années. Je ne
pourrais pas vous dire quelle voie a ma préférence ; j'ai l'impression d'intégrer en moi ces
trois traditions. L'association que j'ai créée en 2001, Terre d'éveil, pour faire connaître la
voie bouddhiste, fait appel à des enseignants de toutes ces écoles, indifféremment.
N'étant pas moi-même un enseignant, je parle rarement du bouddhisme. Pour introduire
cet exposé, j'ai donc choisi de vous faire méditer à partir d'un texte d'un enseignant que
nous invitons régulièrement, Stephen Batchelor, qui reprend lui-même un ouvrage de
Shantideva, le très célèbre poète et érudit indien bouddhiste du VIIIème siècle.
1ère partie :. Un exemple de méditation bouddhiste sur "l'autre".
Ce qui suit est un exemple de contenu d'une méditation très traditionnelle chez les
tibétains et dans le bouddhisme des Anciens. Il est extrait du chapitre 4 du livre cité de
Stephen Batchelor, Le bouddhisme libéré des croyances, adapté pour cette rencontre.
Imaginez trois personnes assises devant vous: un ami(e), un ennemi (c'est-
dire une personne avec qui vous avez une relation conflictuelle), et un inconnu,
un étranger.
(Ne vous souciez pas des détails, ressentez simplement leur présence comme
s'ils étaient et que vos yeux étaient fermés). Considérez-les à tour de rôle,
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en remarquant combien l'image que vous en avez vous met dans un état
particulier. Si l'ami(e) vous rend serein et calme, l'ennemi (au cours de cet
exposé je vais l'appeler William) vous met mal à l'aise et vous rend nerveux,
tandis que l'étranger (par exemple la femme à la caisse du supermarché) ne
vous inspire qu'un désintérêt courtois.
Qu'est-ce qui, chez eux, provoque ces impressions? Peut-être qu'un incident -
quelque chose qu'ils vous ont dit ou fait, la façon dont ils vous ont regardé -
devient un instant déterminant, et l'image que vous conservez d'eux se fige en
une photographie.
Pour ceux que vous connaissez bien, l'image est retouchée et constamment
mise à jour, mais pour ceux que vous admirez ou dédaignez, et ceux auxquels
vous n'attachez aucune importance, une brève entrevue peut les réduire à une
image qui devient toujours plus inflexible avec le temps.
À chaque fois, votre impression sur les autres se fonde sur la manière dont ils
vous ont fait vous sentir: vous aimez ceux qui vous font vous sentir bien, et
vous détestez ceux qui vous mettent mal à l'aise. Pour les autres vous
n'éprouvez généralement qu'indifférence.
Restez un moment avec ces images et avec les sentiments correspondants.
Observez comme la façon de percevoir les gens renforce les sentiments que
vous éprouvez à leur égard.
Et remarquez comme ce que vous éprouvez à leur égard renforce la perception
que vous en avez.
L'image de l'autre finit par être un mélange flou de faits objectifs (long nez,
port de lunettes, calvitie) et d'idées que vous avez à son sujet (arrogant, bête,
ne m'aime pas ...).
Ainsi, en plus d'être une personne de plein droit, l'autre joue un rôle dans
notre propre psychodrame intérieur. Il est de plus en plus difficile de le
dissocier de cette représentation émotionnelle résultant de nos propres désirs
et de nos propres peurs.
Comment échapper à ce piège?
Certainement pas en prétendant se sentir autrement.
Mais peut-on essayer d'aborder les choses autrement?
Après tout, nous sommes libres de choisir comment nous percevons les autres
et le monde.
Après réflexion, nous allons peut-être réaliser que nos sentiments à l'égard des
autres reposent presque entièrement sur l'image que nous avons d'eux. Le
préjugé peut être créé par la couleur de la peau, la nationalité, la religion, ou
une appartenance politique particulière. Ce type de méditation questionne
directement les images figées que nous entretenons à propos des autres. En
suspendant nos jugements nous sommes en mesure de les voir sous un jour
nouveau. Mais reprenons la méditation.
Commençons par l'amie. Imaginons-la bébé, à la naissance, couverte de sang.
Imaginons ce nouveau- grandir, devenir une enfant, puis une adolescente,
une jeune femme, jusqu'au jour nous la rencontrons pour la première fois.
Essayons d'imaginer ses espoirs et ses rêves avant même qu'elle ne se doute
de notre existence.
A présent, pensons à elle comme à quelqu'un qui tient à ses idées et à ses
sentiments tout comme nous nous accrochons mystérieusement aux nôtres.
Enfin, projetons-nous dans le futur. voyons-la prendre de l'âge, tomber
malade, vieillir et mourir.
Maintenant tournons-nous vers l'ennemi et l'étranger, et faisons de même
jusqu'à ce que trois êtres humains se trouvent en face de nous, égaux devant
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la naissance et égaux devant la mort.
Cette perspective affecte-t-elle nos sentiments pour chacune de ces
personnes?
Sommes-nous capables, même un instant, de les considérer dans leur
autonomie, leur mystère, leur majesté ou leur tragédie?
Pouvons-nous les voir comme des fins en elles-mêmes plutôt que comme des
moyens à nos propres fins?
Remarquons-nous combien l'image que nous nous sommes construite d'eux est
restrictive et sélective?
Pouvons-nous renoncer à la soif d'étreindre l'amie et de chasser l'ennemi?
Pouvons-nous aimer l'étranger?
Si je trébuche et me cogne le genou sur le trottoir, ma main va instinctivement
se porter à ce genou pour soulager la douleur. Je m'assois et je le masse. Je
constate les dégâts, puis je me relève et rentre chez moi pour le soigner.
Cependant, seul le genou souffre. La main qui s'est portée au secours du
genou n'a pas été touchée ; pourquoi s'est-elle portée au secours du genou ?
Idem pour l'œil qui a inspecté la blessure
Autre exemple :
Par sa voix entrecoupée, quand ma compagne m'ouvre la porte, m'accueille
d'un sourire et m'embrasse, je sais qu'elle est troublée. À cet instant, son
angoisse me transperce, et je crois deviner que c'est à cause de ce que William
lui a dit ou fait. Je participe intimement à son angoisse tandis qu'elle me relate
les événements. Pourtant, je n'ai pas subi la souffrance qu'il lui a infligée.
Dans ces moments-là, la compassion est naturelle et immédiate : je réponds à
la souffrance de ma compagne comme ma main répond à mon genou. Mais
lorsque je croise un clochard dans la rue, peut-être ne vais-je éprouver qu'une
simple gêne ou de la pitié !
Et si j'apprends que William a subi un revers, peut-être vais-je secrètement me
réjouir, même si je prétends être vraiment désolé pour lui !
Ma compassion s'étend volontiers à ceux qui sont de mon côté par rapport à
cette barrière invisible m'isolant du reste du monde. Mon genou, mes amis, ma
famille, ma communauté, mes collègues, tous relèvent du moi ou du mien. Le
besoin d'appartenance et la peur du rejet nous font exagérer les liens qui nous
unissent - des aïeux communs ou une préférence arbitraire pour la même
équipe de foot -, et cela renforce la perception qu'il y a "nous" et "eux".
En érigeant cette barrière invisible, une fois encore, la perception détermine
mon humeur : pour ce qui est de "nous", tout va bien, et pour ce qui est
d'eux, j'éprouve de l'aversion ou de l'indifférence.
Mais heureusement ce n'est pas toujours le cas. Parfois, la barrière disparaît.
Je m'émeus de la situation de ceux que je ne connais pas et que je ne
connaîtrai probablement jamais : l'enfant affamé, le chien abandonné, les
colonnes de réfugiés. Mon univers est brusquement transfiguré par le sourire
d'une vieille dame assise sur le banc d'un parc; et quand je rencontre
finalement William et qu'il me dit combien il a peur d'annoncer à quiconque
qu'il est séropositif, tout mon ressentiment à son égard s'évanouit, et je
partage son chagrin et sa peur.
Dans ces moments-là, je vis dans un monde tout ce qui vit est uni par cette
même aspiration à survivre et à ne pas être blessé. Je reconnais l'angoisse des
autres non pas comme étant la leur, mais comme étant la nôtre. C'est comme
si la vie dans sa totalité se révélait être un organisme unique : se porter au
secours d'une personne en détresse est tout aussi naturel que ma main qui se
porte au secours de mon genou blessé.
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Tant que la compassion est sous l'emprise de l'égocentrisme, elle se limite à
ceux que nous considérons être de notre côté. La force de cette emprise agit
telle une convulsion s'emparant du corps, des émotions et de l'âme. Elle est si
familière qu'on ne s'en aperçoit pas et on trouve cela normal.
Quand le regard d'une vieille dame nous libère un peu de cette emprise, le
monde est transfiguré, et nous comprenons ce que veut dire ouvrir son cœur.
Faire l'expérience, même provisoirement, d'une perspective non égocentrique
de la vie s'accompagne d'un élan affectif, d'un sentiment d'euphorie et de
chaleur, comme si la convulsion avait disparu.
La pratique bouddhiste consiste à cultiver un chemin de vie où ces instants ne
sont pas laissés simplement au hasard. Nous pouvons constamment
questionner l'existence de cette boule de soi figée, immuable, au cœur de
l'expérience. Nous pouvons remettre en cause la validité des représentations
par lesquelles nous définissons les autres. Nous pouvons, par un examen
introspectif continu, modifier les perceptions habituelles que nous avons des
autres.
La méditation est essentielle à la pratique de la voie, précisément parce qu'elle
nous mène au-delà de la sphère des idées pour arriver à celle de l'expérience
ressentie. Les idées doivent, par la méditation, être traduites dans le langage
muet du sentiment, pour dénouer ces nœuds d'émotions qui nous maintiennent
enfermés dans une convulsion égocentrique. En l'absence de désir
égocentrique, nous faisons l'expérience de la vulnérabilité d'être exposés à
l'anxiété et à la souffrance du monde. La vulnérabilité de la compassion a
besoin d'être sous la protection vigilante d'une conscience attentive. Il ne suffit
pas de vouloir éprouver de la compassion envers autrui, il faut être vigilant
face à l'invasion des pensées et des émotions qui menacent de s'introduire en
nous et de briser cette résolution d'ouverture et de bienveillance.
Un cœur compatissant ressent encore de la colère, de l'avidité, de la jalousie.
Mais il les accepte avec égalité d'humeur pour ce qu'elles sont.
Il cultive la force d'esprit de les laisser jaillir et disparaître sans s'y identifier.
Pour celui qui marche sur la Voie du Bouddha, la compassion et la relation à
l'autre sont le cœur et l'âme de l'éveil. Même si la méditation et la réflexion
peuvent nous y rendre plus réceptifs, la compassion ne peut être forcée ou
fabriquée. Quand elle surgit en nous, c'est un peu comme si elle nous tombait
dessus par hasard; et elle peut disparaître aussi soudainement qu'elle est
apparue. On l'entrevoit quand l'ego s'efface et que l'existence individuelle
capitule devant le bien-être de toute existence. Il est alors parfaitement clair
que nous ne pouvons pas atteindre l'éveil pour nous-mêmes : nous pouvons
seulement participer à l'éveil de la vie.
Ceci n'est que la première étape, appelée développement de l'équanimité, de la méditation
sur l'autre, dont la plus remarquable est sans doute celle qui nous encourage à pratiquer
l'échange de soi avec autrui (voir ci-après).
Deuxième partie :Le sens de l'autre dans les traditions bouddhistes
Comme nous l'évoquions plus haut, la plus ancienne tradition bouddhiste remonte au
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temps du Bouddha et se perpétue aujourd'hui au Sri Lanka et dans les pays de l'Asie du
Sud-est. On l'appelle "tradition du bouddhisme pali" ou "Bouddhisme des Anciens", ou
encore Bouddhisme theravada.
La seconde traditions est apparue environ cinq siècles après le paranirvana [mort
physique] du Bouddha, à la suite de dissensions au sein de la communauté bouddhique;
elle est connue sous le nom de Mahayana ou Grand Véhicule. Elle recouvre aujourd'hui
les pays himalayens, la Chine, le Japon, le Vietnam, la Corée.
Une des raisons principales des divergences de vues entre les Anciens et ceux qui vont se
considérer comme des réformateurs est notamment la place accordée à l'autre. Je vais
donc examiner comment était perçu l'autre dans chacune de ces traditions pour terminer
par quelques considérations sur la perception de l'autre au sein de la communauté
bouddhique occidentale.
La quête du prince Siddhartha, le futur Bouddha
Quand on lit la vie du Prince Siddhartha, depuis l'abandon du palais jusqu'au moment de
l'Eveil sous l'arbre de la Bodhi, on ne trouve pas beaucoup de références à l'autre. Poussé
par les quatre visions (le malade, le vieillard, le mort et enfin le moine ascétique), l'âme de
l'aspirant à l'Eveil est tendue vers un seul but: trouver la vérité, comprendre les causes de
la naissance et de la mort et, si possible, s'en libérer. Sa quête le pousse à abandonner
femme et enfant. Après six années de quête et d'austérités Gotama atteint l'Illumination
sous l'Arbre de la Bodhi.
Après l'Eveil
Ce n'est qu'après son Eveil que Gotama, maintenant le Bouddha (qui signifie l'Eveillé), se
demande ce qu'il va faire de cette profonde et sublime réalisation qu'il a obtenue. Le
Bouddha hésite: l'humanité sera-t-elle capable de comprendre la profondeur de sa
réalisation? Alors lui apparaît un dieu, qui lui dit que même si la majorité des gens ne
comprendra pas son éveil, il en est dont les yeux ne sont recouverts que d'un peu de
poussières et qui comprendront son message, et pour eux il doit révéler la vérité qu'il a
découverte. C'est ainsi que le Bouddha s'engage dans la prédication, une prédication qui
durera jusqu'à sa mort presque un demi siècle plus tard.
Le bouddhisme des cinq premiers siècles
Pendant les cinq siècles qui suivent la mort du Bouddha, l'idéal bouddhique consiste à
atteindre l'état de libération pour soi-même, le nirvana. La préoccupation principale du
pratiquant est de comprendre les causes de la souffrance et, les ayant comprises, à agir sur
les causes pour surmonter la douleur et ainsi parvenir au nirvana ; l'ascèse est très stricte
et elle est indivifuelle. Le Bouddha historique, Sakyamuni, est le modèle à imiter. Etre
bouddhiste signifie refaire le chemin que le Bouddha a tracé et lui-même parcouru, dont il
est l'aboutissement. L'Arhat est celui qui a vaincu le cycle des morts et des renaissances,
qui est libéré de la souffrance et réside dans le nirvana. Mais il est seul.
Cette tradition met l'accent sur la réalisation personnelle. Pourtant l'autre n'est pas
totalement absent de sa pratique. Voyons comment la relation à autrui est enseignée et
vécue.
En premier lieu, cette forme de bouddhisme porte une grande attention à l'éthique, qui est
une manière de régler les rapports à l'autre. Ne pas tuer, ne pas voler, ne pas mentir, ne
pas s'engager dans une conduite sexuelle inappropriée, ne pas ingérer de drogue, tels sont
les cinq préceptes observés dans tous les pays bouddhistes. D'autre part, moines et laïcs
vivent en symbiose. Les laïcs soutiennent les moines en leur prodiguant des dons matériels
de nourriture, les robes et autres nécessités. Les moines prêchent la doctrine et assurent la
cohésion sociale, morale et spirituelle de la société.
Le but de la pratique, aussi bien pour les laïcs que pour les moines, étant de surmonter les
trois poisons de l'attachement, de la haine et de l'ignorance, des pratiques sont enseignées
pour contrecarrer ces afflictions négatives. Il s'agit par exemple des méditations appelées
les Quatre Demeures de Brahma :
1. Méditation du développement de l'amour bienveillant, de l'altruisme (metta)
2. Méditation du développement de la compassion (karuna)
3. Méditation du développement de la sympathie pour la joie des autres(mudita),
4. Méditation du développement de l'équanimité, de la sérénité, de la non différence
(uppekha).
Un des textes de prière les plus souvent récité est le Metta Sutta, le Sutta de l'Amour
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