La Philosophie et l`émancipation de l`humanité - UNESDOC

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Les idées et les opinions exprimées dans ce livret sont celles des
auteurs et ne reflètentpas nécessairementles vues de l'UNESCO. Les
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données qui y figurent n'impliquent de la part de l'UNESCO aucune
prise de position quant au statut juridique des pays,territoires,villes
ou zones ou de leurs autorités,ni quant à leurs frontièresou limites.
Publié en 2004 par :
Organisationdes Nations Unies pour l'éducation,la science et la culture
Secteur des sciences sociales et humaines
7,place de Fontenoy,75350 Paris 07SP
Sous la directionde Moufida Goucha,Chefde la Sectionde la philosophie
et des scienceshumaines,assistée de M
ika Shino et de FerielAit-Ouyahia
O UNESCO
Inpinié en France
Sommaire
Philosophie et émancipation
Zneiin Boni
Condition ou conséquence,histoire et émancipation
des femmes
5
15
Geneviève Fmisse
Philosophie politique critique et émancipation ?
Migziei Abemour
29
Philosophie et émancipation
Tanella Boni
Il faut d‘abord questionner l’intitulé((La philosophie
peut-elle créer les chemins menant à l’émancipationde
l’humanité? )) et voir par quel(s) chemin(s) aborder la
série de questions qui se présentent d’emblée.I1 est, en
effet, question de chemins,et plus précisément de Chemins )) à créer, comme si le rôle fondamental à assigner
ici à la philosophie était la création d’objets nommés
chemins,qui,contrairement à ce qu’on pourrait penser,
ne mènent pas nulle part. Ils seraient orientés vers (< l’émancipation de l’humanitéaujourd’hui ». Le rôle de la
philosophie qu’il faut donc questionner concerne une (<
transformation )) et non pas une (( interprétation )) de
l’humanité.L‘émancipation est une dynamique,le passage
d’un état où toutes les potentialités existent et ne donnent pas la pleine mesure d’elles-mêmes à cause de
contraintes multiples,à un autre état où le passant quitte
(
(
le moment de la minorité pour accéder à la majorité,là
où il peut délibérer,choisir,penser et créer par soi-même.
I1 nous faudra donner des exemples et montrer que
l’émancipation n’estpas toujours ce que l’oncroit.Mais
les termes du débat ainsi formulés nous conduisent à
aller plus loin car l’émancipation dont il s’agit ne
concerne ni un individu,ni un groupe donné mais bien
l’humanité. Qu’est-ce que l’humanité aujourd’hui ?
Peut-êtrele mot s’applique-t-ilà quelques êtres humains
et non à d’autres.Peut-êtreles humains participent-ilsde
manière inégale à l’humanité.Des lois sociales pourraient en être la cause.Car il n’ya d’égalité que devant la
loi. Mais la loi est-elle la même pour tous ? Nous n’échapperons pas à ces questions après avoir fait un détour
par les idées de philosophie et d’émancipation.
Créer des chemins
Attribuer un sujet dans un premier temps au verbe
créer ))qui apparaît dans l’intituléde notre débat,telle
est la première tâche que je m’impose.I1 m e semble qu’il
faut toujours nommer celui ou celle qui pense et agit, car
cela nous permet de mieux saisir les caractéristiques
essentielles de l’actionenvisagée.Or,ici,cette action est
création,acte de faire à partir d’autres matériaux préexistants ou à partir de ((rien D. C’est comme tracer un che(
(
6
min. Mais trace-t-onun chemin à partir de rien ? Tout
traceur n’a-t-ilpas besoin de matériaux et d’instrument?
Ne doit-ilpas se soumettre aux injonctions de son art ?
Cet art est, en effet,le seul ordre qui lui impose des lois
à partir desquelles il peut se frayer un chemin.Ici,le sujet
qui crée a pour nom philosophie.O n pourrait dire d’elle
(de la Philosophie) qu’elle est à la fois indéterminée et
diverse,une et plurielle.Elle est située dans le temps et
dans l’espace,car elle est histoire,culture et géographie,
langue et civilisation.La philosophie a des lieux et des
temps différents,des cartes différentes,mais elle est toujours singulière,ce qui justifiel’emploidu mot au singulier. En effet, la philosophie pourrait aussi bien parler
grec, latin,chinois,japonais,une langue soudanaise ou
bantoue,elle n’en demeure pas moins la philosophie. Et
je me pose la question : le mot (( chemin )) et ses différentes significations ne forment-ilspas le fond du mot
philosophie )) ? Car que fait toute philosophie si ce
n’est d’abord aller (( au fond )) de toute chose,de tout
être, de tout objet, de toute parole, de tout mot ?
Atteindre en effet ce qui subsiste et résiste par delà la langue,l’histoire,la géographie,toutes les sciences particulières,tous les arts et toutes les cultures,n’est-cepas là le
rôle premier de toute philosophie ? En ce sens,on pourrait mettre l’accentsur cette activité particulière qui ne
ressemble à aucune autre et qui,pourtant,se préoccupe
(
(
7
de toutes les autres activités humaines, les regarde avec
curiosité dans un grand marché où tous les acheteurs et
les vendeurs se spécialisent dans l'achat et dans la vente
de quelques matières premières non encore transformées
par la pensée. Pythagore,dit-on,à la question de savoir
ce qu'est la philosophie,aurait donné à Léon,souverain
de Phlionte,une réponse de ce genre.
Si l'histoire de la philosophie occidentale,de Socrate'
à Aristote', de Descartes à Kant, et au-delà,est une histoire de voie,de route,de chemin,le débat qui nous occupe aujourd'hui place l'essentielnon dans la poursuite ou la
manière d'emprunter le chemin,mais bien dans la ((création du chemin ». Ainsi l'essentieln'est pas tant la philosophie impersonnelle, désincarnée, repérable dans des
systèmes de pensées qui se suivent ou s'opposent, mais
1. Pensons à l'ironie socratique,méthode d'interrogation par
laquelle Socratejette ses interlocuteurs dans l'embarras comme fait la
torpille.Or être dans l'embarras,c'est perdre son chemin initial,traverser un nœud de difficultés,être dans une voie sans issue (aporia).
2.Chez Aristote,la méthode est essentielle au philosophe biologiste qui fait des classifications animales,reconstruit l'ordre de la
nature.Or,la méthode n'est-ce pas la manière d'emprunter un chemin ? Quant à Descartes,n'a-t-ilpas codifié des (( Règles pour la
direction de l'esprit D et écrit un Discours de la méthode ? Quant à
Kant,la petite histoire fait de lui l'emprunteur,dans la vie quotidienne,du même chemin ; en outre,ne s'est-il pas posé la question :
Comment s'orienter dans la pensée ?
8
bien le philosopher,qui est tout un art,celui de tracer des
chemins dans le chaos,le désordre,les violences et toutes
les souffrances endurées par les humains dans le monde.
Interroger le monde,les faits et gestes des humains,passer des épreuves, aimer l’autre,s’aimer soi-même sont
autant de chemins à créer. Ici,philosopher doit servir à
quelque chose. Les chemins tracés doivent aboutir à l’émancipation de l’humanité.Tracer des chemins,n’est-ce
pas aussi une manière de vivre ? Comment envisager le
rôle de la philosophie aujourd‘hui en dehors de la vie réelle
des individus et des communautés ? Or,les individus et
les communautésont des droits qui sont souvent bafoués.
La communauté politique ou État dans certaines régions
du monde, en Afrique par exemple,ne cesse d‘être sous
tutelle. Tout se passe comme si la gestion des affaires
publiques était dictée soit par des instances extérieures
(ancienne métropole, institutions financières internationales), soit par des puissances occultes (pouvoirs traditionnels,religieux). Quant à la liberté d‘expression, elle
semble être le droit le plus menacé non seulement en
période de conflits, mais aussi dans la vie quotidienne.
Dans ces conditions,comment parler d‘émancipation ?
Émancipation et liberté d‘expression
Toute émancipation n’est-elle pas en effet passage
d’un état de sujétion ou de contrainte à un état de pleine
9
conscience et de responsabilité ? Tout être émancipé,
pensons-nous,est capable de répondre de ses actes, de
dire devant la loi :je suis coupable ou j’ai raison car il a
le droit de penser qu’ila raison ou qu’il a tort.Avoir raison ou avoir tort, en son âme et conscience,et avoir le
droit de l’exprimerdevant la loi,tel est, il m e semble,le
premier signe d‘émancipation d‘un être humain. O n a
pu parler d’émancipation à propos d’esclaves affranchis,
auxquels on a reconnu des droits devant la loi.Avant l’émancipation, tout esclave se soumet aux ordres dun
maître. Après,il obéit à la loi,peut avoir une parole.O n
a pu parler aussi d’émancipation des peuples noirs au
moment où, après la colonisation,ils sont entrés dans
une autre phase de leur histoire :celle des indépendances. Mais l’émancipation renvoie t-elle seulement à la
libération des chaînes de l’esclavageou des cordes de la
colonisation ? II semble que,pour certains peuples et certains individus,les chaînes et les cordes soient plus nombreuses ou plus difficiles à rompre quand elles ont été
intériorisées.Les individus n’osent pas prendre la parole
en leur nom propre. Les peuples perdent leurs propres
points de repère à cause de la rencontre violente avec
l’autreculture et de la relation de domination dune part,
de soumission de l’autre,qui perdurent. Et les États,
comme nous le constatons aujourd‘hui, sont loin d‘être
autonomes,et ils fonctionnent de manière irrationnelle.
10
Il faut aller plus loin car les territoires hérités de la colonisation sont le résultat d’autresformes de violence :celle
de la séparation en plusieurs morceaux d’unités linguistiques et culturelles, et celle de leur rattachement arbitraire à d’autresunités qui ont été aussi morcelées. D e s
morceaux de territoires ont été mis ensemble par la
volonté des puissances colonisatricespour créer des États
qui ont du mal à se constituer en Nations. Pour comprendre les nombreux conflits en cours en Afrique,peutêtre faut-il remonter à 1885 où, à la Conférence de
Berlin, l’Afrique fut morcelée sans la volonté des
Africains. Comment alors s’affranchir d’une tutelle
quand elle est inscrite dans la niémoire collective et individuell ? Et en quels termes parler d’émancipation
quand, en Afrique, après la colonisation,l’histoire des
hommes et des États a été une succession de chaînes plus
ou moins intériorisées ?
Pays mineurs et humanité en souffrance
Pour subsister en tant qu’États souverains,la plupart
des pays africains ne sont-ilspas soumis à des injonctions
venant de l’extérieur? Ancienne métropole et Institutions
financières internationales restent les maîtres à penser et
à diriger ces pays qui, dans les faits, malgré leur indépendance, restent des pays mineurs. Ont-ils droit à la
parole sur l’échiquier international ? S’ils intéressent le
11
marché mondial,c'est en tant que producteurs de matières premières. Les conflits armés qui naissent et perdurent en Afrique ne peuvent se comprendreen dehors des
liens économiques qui lient l'occidentet l'Afrique.En
tant que pays producteurs, peuvent-ils avoir une réelle
volonté politique ? Ce sont des terres fertiles, des sols
riches et une main d'œuvre bon marché à exploiter... La
situation se complique à partir du moment où ces États,
qui n'ont pas cessé d'être sous tutelle,se disent démocratiques en droit,mais les faits montrent à l'évidenceque
les individus,et parfois des peuples entiers, se trouvent
mis à l'écart de la gestion des affaires publiques,comme
s'ils n'avaient aucun droit politique.
Bien plus,à partir de situations vécues en Afrique,on
peut se poser la question : qu'est-ce que l'humanité
aujourd'hui ? La communauté des êtres humains vivant
sur la Planète Terre ? Une telle communauté est inexistante,car ce sont des intérêts économiques qui priment
dans les rapports entre les êtres dits humains. L'humanité
pourrait être dun autre point de vue la qualité d'être
humain,à part entière,et la dignité qui s'ensuit.Là aussi,
des situations exceptionnellesviennent confirmer la règle
générale : des êtres humains sont exclus de l'humanité
par l'histoire,la géographie,les intérêts politiques et économiques. Aujourd'hui, de nombreux humains vivent
dans l'extrêmedénuement,il ne s'agit même pas de pau12
vreté économique (car souvent ils vivent dans des pays
qui regorgent de ressources naturelles). Exclus de l’humanité, ils deviennent objet de l’humanitaire ; l’attention accordée à la perte de l’humanité.
Que peut la philosophie aujourd‘hui pour l’émancipation de l’humanité ? Peut-être la transformation de
quelques individualités en penseurs par eux-mêmes,
capables de braver toutes les lois du silence,dans les pays
de non droits. Si la philosophie est aussi manière de
vivre, alors la création artistique est un moyen d’échapper au règne de la pensée unanime et monolithique (
( la voix de son maître )
) - qui règne dans ces pays de
non-droits,où les nécessités de la vie sont loin d’être
satisfaites. Alors, dans l’urgence,il faut créer, car c’est
une manière aussi de vivre, et de philosopher.
13
Condition ou conséquence,histoire
et émancipation des femmes
Geneviève Fraisse
De l’histoirelinéaire,on ne sort pas simplement.La
figurede l’émancipationsouffre de l’image du progrès,
du sentiment de la conquêteassurée,de la représentation
de l’accès vu comme chemin continu. Cette linéarité
affecte l’idéed’émancipationd’unevaleur moderne,celle
de l’histoirede la liberté et de l’égalité.En même temps,
l’affirmation de l’émancipation s’éclaire toujours d u n
moment précis, passage dun état un autre. Ce passage
peut sembler naturel,transformationde l’enfanten adulte.
I1 est, cependant, structuré socialement par l’âge fixé
dune majorité légale,civique ou sexuelle.La citoyenneté,
la responsabilité pénale, l’âge du mariage, l’orientation
sexuelle,tous ces états potentiels d’un individu ont des
seuils d’âge variables suivantles pays,et aussi à l’intérieur
d’un même pays. Mais seuil il y a. Les images de continuité progressive, en même temps que de seuil fixe,
seraient donc les deux repères quelque peu opposés de la
représentation spontanée de l'émancipation.
L'émancipation politique contemporaine a été calquée sur le modèle de l'émancipation individuelle,lui
empruntant ainsi les corollaires du progrès et du passage.
Les temps à venir seront toujours meilleurs ; un moment
particulier,passage,seuil ou rupture,sera le plus souvent
nécessaire. O n pense notamment à l'émancipation des
peuples et la future révolution,ou ((grand soir », à préparer, ou l'émancipation des nations et la proclamation
d'indépendance des colonies, ou révolution nationale.
L'émancipation des femmes est le troisième volet de la
trilogie ((peuple,race,sexe ))(ou ((peuple,nation,sexe )))
qui structure l'époquecontemporaine ; émancipation et
libération étant des termes superposables sans pour
autant pouvoir se confondre.O n parle effectivement d'émancipation des femmes,mais la rupture à venir,point
de non retour,révolution,n'a,ici,pas vraiment de pertinence.La pensée d'une rupture radicale n'est jamais réellement un projet politique construit.Si cette rupture est
évoquée, elle reste imaginaire, telles les amazones prenant le pouvoir. Quant au rêve dune rupture, il fonctionne en général sur le mode de l'inversion,dun retournement des rapports hommes-femmes, asservissement
des hommes doublée d'une prise de pouvoir des femmes.
16
Le schéma de l’émancipation des femmes est donc
original : on la pense progressive en lui accordant une
historicité spontanéeet naturaliste :il est entendu que la
démocratie occidentale avance,et les droits des femmes
avec. O n la pense ainsi sans (( passage )) ou seuil, sans
révolution ou renversement brutal. Fausse confiance
dans le progrès,ou au contraire lucidité quant à une illusoire fin de la domination masculine ? L‘imprécision de
ces images illustrant l’émancipationdes femmes est troublante. Le schéma politique n’estni un mouvement programmé, ni une dialectique réglée, comme le furent
d’autres théories émancipatrices.Le trouble vient de ce
qu’unehistoire des femmes reste à élaborer dans la pensée comme dans l’action et de ce qu’un rapport du
conflit entre les sexes paraît irréel.
D’oùl’intérêtde l’intitulé de l’atelier féministe des
altermondialistes à Florence,en novembre 2002 : (( un
conflit nécessaire pour un futur commun ». Un conflit
nécessaire entre les sexes exprime l’idée que la guerre des
sexes doit se traduire en pratique politique ; le futur
commun indique l’utopiepartagée entre les sexes d’une
résolution de ce conflit. L‘émancipation des femmes
pourrait donc être une histoire comme toutes les histoires, une histoire politique, et elle aurait un but,comme
toutes les utopies...
17
Il nous faut rappeler maintenant comment cette
émancipation s’accrocheaux autres,en est un symptôme,
ou un corollaire.O n laissera momentanément de côté le
travail de l’acteur,plutôt de l’actrice,sur le chemin de l’émancipation sociale ou de l’émancipation nationale.
D’aucunschantent régulièrement le ((rôle ))des femmes,
lors d’une guerre de libération par exemple,ou lors d‘une
insurrection politique. Chanter consiste à exhumer l’histoire oubliée de la participation des femmes ou à colorier
en teintes féminines l’histoiredes grands hommes. Plus
difficile est de savoir quel chemin emprunte l’émancipation des femmes comme objectif politique. Elle ne se
pense jamais seule,elle s’accrochedonc aux autres émancipations,peuple, race, nation. O n ne reprendra pas la
polémique sur le mépris qui entache en général la revendication féministe,dévalorisantainsi son sens.O n regardera plutôt comment cela fonctionne. Plusieurs positions s’affrontentdès le XIX‘siècle. La formule classique,
sous la plume de Michelet par exemple, du retard des
femmes au regard des pionniers de la démocratie,ainsi
de leur nécessaire éducation pour accéder à l’émancipation,les laisse à la porte de la nouvelle histoire en train
de se faire. Elles seront citoyennes, par exemple, lorsqu’ellescesseront de vivre sous l’influencede la religion,
ou lorsqu’elles seront suffisamment instruites... Le
temps historique est suspendu à leur transformation ;
18
leur participation à l’histoirese mérite. La seconde formule, selon laquelle la révolution sociale,ou la révolution nationale,entraînera defacto un changementdans la
vie des femmes,est une illustrationde l’affirmationmarxiste qui insiste sur la hiérarchie des contradictions du
système capitaliste.Le rapport de classe est une contradiction primaire, le rapport de sexe une contradiction
secondaire.L‘émancipation des femmes,la résolution de
la domination masculine est une conséquence du
dénouement de la contradiction principale, capitalisme
et lutte des classes.
Ainsi,si les femmes sont assignées à une place retardataire, elles piétinent à l’orée du chemin de l’histoire
émancipatrice.Mais si elles sont assurées de recevoir l’égaiitt dans la corbeille de la révolution,elles sont les invitées d’un processus historique qui les dépasse. Dans le
premier cas l’histoirene les attend pas, dans le second,
l’histoireles fait attendre.
Nos deux siècles précédents ont abondammentusé de
ces figures politiques de l’émancipation.Pourtant,d’autres schémas,plus rares,ont cours,notamment celui de
Charles Fourier qui formule l’utopie d’unesociété nouvelle en posant l’émancipationdes femmes comme une
condition de la subversion et de la liberté des peuples.Ni
en deçà de l’histoirepar leur retard, ni remerciées par
l’histoireaprès la Révolution à venir, les femmes sont
19
inscrites au cœur de l'histoire nouvelle : ((Les progrès
sociaux et changements de période s'opèrent en raison
du progrès des femmes vers la liberté ; et les décadences
d'ordre social s'opèrent en raison du décroissement de la
liberté des femmes )I. Thèse fouriériste célèbre, résumée
quelques lignes plus loin :((l'extension des privilèges des
femmes est le principe général de tous progrès sociaux ».
Pas de chemin de l'émancipation, ici de la libération et
de l'utopie, si les femmes, comme catégorie sociale pouvant rêver d'égalité entre les sexes, sont mises de côté ou
marginalisées. Elles sont au cœur du processus de l'émancipation ; elles sont même nécessaires à celle-ci.La
radicalité de cette thèse tient à la reconnaissance de cette
nécessité. Mais, plus encore, cette théorie implique,par
voie de conséquence, un rapport d'historicité entre les
sexes.L'histoire s'écrit, dit Charles Fourier,dans et avec
le rapport entre les sexes.Cette position tranche doublement avec les deux représentationsprécédentes :les femmes sont nécessaires à la liberté des peuples ; les sexes
écrivent l'histoire ensemble.Certes, Fourier affirme clairement,et assume sans ambages,que ce sont les hommes
qui ont besoin de la liberté des femmes,que leur bonheur en dépend,le bonheur des nations aussi.Une inter1. Charles Fourier, Théorie des quatre mouvements et des destinées
générales, édition établie par Simone Debout-Oleszkiewicz, JeanJacques Pauvert, 1967,p.
147.
20
prétation instrumentalistede cette figure de l’émancipation s’impose.L‘homme a besoin de l’émancipationdes
femmes pour sa propre émancipation.Cette interprétation est-elle pour autant problématique ?
Avant de répondre à cette question,il est intéressant
d’en lire une version actuelle,moins utopiste peut-être,
et plus pragmatique sûrement,que celle de Fourier ; et
pourtant tout aussi radicale. L‘économiste Amartya Sen
met les femmes au centre d’un développement possible
des pays les plus pauvres. Avec la référence aux écrits
féministesde Mary Wollstonecraftde 1792,il souligne le
double aspect du droit des femmes, lorsqu’elles sont
patientes », susceptibles de recevoir des droits, et
(
( agentes D, lorsqu’ellessont en situation d’être actrices
du développement. Par cette double signification, il
introduit les femmes au centre de la dynamique du développement des pays pauvres : ((elles ne sont plus les destinataires passives d’une réforme affectant leur statut,
mais les actrices du changement, les initiatrices dynamiques de transformations sociales, visant à modifier
l’existencedes hommes aussi bien que la leur n’. Amartya
Sen parvient à cette assertion après une longue démonstration,de livre en livre,consistant à relativiser l’analyse
(
(
2.Amartya Sen, lin noZueriii niadèle écoTzomique, r(évrloppenzent,
justice, liberté, editions Odile Jacob,2000,p. 253.
21
des inégalités de revenus et à insister sur les inégalités de
(
(capacités », capacité au bien-être,à la santé,à l’éducation... ; car seules les inégalités de capacité peuvent rendre compte de la forte disparité sociale entre hommes et
femmes, peuvent expliquer,par exemple, le phénomène
des ((femmes manquantes », c’est-à-diredune mortalité
féminine disproportionnée par rapport à celles des hommes. Plus clairement que Fourier,il accepte de parler en
termes d’efficacité sociale,donnant aux femmes un rôle
à la fois pour elles-mêmeset pour les autres ; l’exemplele
plus simple est celui des enfants, qui sont les premiers
bénéficiaires d’un meilleur bien-être des femmes. C’est
une instrumentalisation lucide des femmes et de leur
émaiicipation. N Je ne vois, à l’examen,aucune priorité
aussi brûlante pour l’économiepolitique du développement qu’unereconnaissancepleine et entière de la participation et du leadership féminins dans les domaines politique,économique et social. C’est un aspect crucial du
“développement comme liberté” ». Cette instrumentalisation passe par la reconnaissance des femmes comme ((
agents », dit-il,sujets et actrices de l’histoire,dirionsnous.Le rapport entre les sexes prend un sens historique
; et les femmes elles-mêmes sont dans l’histoire,contemporaines de l’histoireen train de se faire.
Charles Fourier et Amartya Sen sont très proches, à
deux siècles de distance.Ils expriment une idée de l’his22
toire des sexes peu commune,idée qui inscrit I’émancipation des femmes au cœur de toute histoire en train de
se faire. Ils reconnaissent aussi le caractère actif de leur
participation à l’histoire.Pour l’économiste d’aujourd’hui,il s’agitde toutes les femmes,de leur droit à la capacité d’agir pour leur bien-être.Pour Charles Fourier,cela
signifiait que les femmes déjà émancipées se devaient de
servir l’émancipationde toutes les femmes : ((Les femmes
avaient à produire non pas des écrivains,mais des libérateurs ; des Spartacus politiques,des génies qui concertassent les moyens de tirer leur sexe d‘avilissement». C o m m e
une avant-garde,quelques femmes éclairées devraient
changer le cours de l’histoire.
Personne ne doute plus aujourd’hui de l’importance
des femmes comme actrices et sujets de leur histoire et de
l’histoireen train de se faire. Reste à comprendre comment elles agissent,comment la pensée de I’émancipation est devenue leur.Une des thèses de Pierre Bourdieu
est de comprendre comment l’histoire a produit une
représentation déhistoricisée de la domination masculine,
comment elle a masquée l’historicité de cette domination. M o n accord avec cette thèse est essentiel, et seule
cette thèse permet une pensée historique de l’émancipation des femmes. I1 a été dit plus haut combien cette
émancipation pouvait être pensée hors de l’histoire,I’invalidant par là même.
23
Mais la démonstration de Pierre Bourdieu souffre
d’une étrange facilité dans le traitement des actrices du
changement. Ses brèves remarques sur le féminisme,sur
l’histoiredu féminisme témoignent dune sorte de refus.
(
(L‘immense travail critique du mouvement féministe »3
qu’il conjugue au passé tient lieu d‘analyse de ce travail
lui-mêmeet cette citation montre peu de curiosité quant
à ce travail de critique. Et là encore, au prix dune
approximation dommageable (le féminismes’est intéressé
au domestique plutôt qu’àl’École ou à l’État),il convie
cette fois-ci le féminisme,non plus au passé, mais au
futur : (( c’est un champ d’action immense qui se trouve
ouvert aux luttes féministes,ainsi appelées à prendre une
place originale,et bien affirmée, au sein des luttes politiques contre toutes les formes de domination ))*.
Les luttes féministes sont convoquées dans le passé
pour leur production théorique et dans le futur pour
l’action à venir. Elles ne sont pas actives dans le présent,
au sein même de l’analyse du sociologue qui les laisse
toujours aux bords, à côté de sa démonstration.
Comment peut-on croire à sa démonstration et à sa
volonté de reconstruire l’historicité de l’histoire des
3. Pierre Bourdieu, La donzinatiolz masculine, éditions du Seuil,
1998,p. 95.
4.Ibid.,p. 10.
24
femmes quand on le voit, dans son œuvre même,très
loin d’une prise en compte du contenu du travail critique du féminisme,de son apport théorique comme de
l’impact de ses actions. L‘évoquer ne peut suffire ; I’évoquer simplement, abstraitement, dans une démonstration théorique,c’estlui dénier sa pertinence,sa fonction
historique.
Nous sommes loin de connaître le chemin de l’émancipation des femmes. Les figures rappelées ici montrent
leur limitation,et témoignent surtout de la difficulté de
penser, historiquement, l’émancipation des femmes.
Mettre cette émancipation au cceur de la transformation
d’une société et affirmer la qualité des femmes d’agent de
cette transformation sont les deux principes établis par
Charles Fourier et Amartya Sen.D’aucunsdiront que ces
principes vont de soi.Les modèles auxquels ils s’affrontent,celui du retard à combler comme celui de la conséquence assurée sont encore vivaces aujourd’hui.La difficulté de Pierre Bourdieu pour intégrer le contenu théorique et pratique du féminisme dans une pensée aussi
consciente que la sienne des difficultés à historiciser le
conflit entre les sexes est à mettre au compte de la fragilité d’une pensée de l’émancipationdes femmes.
Par ailleurs,il ne nous a pas échappé que l’inscription
des femmes au cœur du processus de l’histoirerévèle toujours l’instrumentalitéde sa participation. Sans les fem25
mes, pas de bonheur,ou de bien-être,possible concluent
Charles Fourier et Amartya Sen. Sujets de leur émancipation, les femmes sont aussi le moyen de l’émancipation d’autrui. Impossible,par conséquent,d‘échapper à
la question posée plus haut : cette instrumentalisation
est-elle problématique,vient-elleobscurcir l’espérancede
l’égalitédes sexes ? Le prix de l’émancipationserait-ilque
les femmes soient à la fois la fin et le moyen d‘une dynamique émancipatrice ? I1 est troublant que leur propre
fin,la finalité de leur liberté,s’accompagnetoujours d‘arguments concernant autrui plus qu’elles-mêmes.
Cette question est fondamentale, mais la solution
semble improbable. La liberté des femmes est-elle une
conquête pour elle-mêmeou pour le bien d’autrui? Hors
des réflexions d‘Amartya Sen,les institutions internationales se sont emparées de ses conclusions, et les métaphores abondent pour décrire le développement à venir :
les femmes en sont le (( levier », le ((gisement », bref l’élément déterminant.La remarquable revue Equilibres et
populations n’hésite pas à écrire, citant Kofi Annan :
(
( l’égalité des sexes n’est pas un but en soi mais elle est
indispensable pour atteindre les autres buts, et aucune
stratégie de développement ne saurait être efficace si elle
n’accordepas aux femmes un rôle de premier plan ))5. Et
pourtant si, il faut y insister,l’égalitédes sexes est un but
en soi !
26
Instrument,ou finalité,l’émancipation des femmes
est fondamentalement traversée par cette question. O n
peut louer la radicalité des propos de Charles Fourier ou
d’AmartyaSen,on peut creuser la manière dont les femmes peuvent être intégrées à la fabrique de l’histoire,la
question est toujours là. Les femmes sont pour ellesmêmes et pour autre chose, elles sont une fin et un
moyen. Monnaie d’échanges,ou plutôt moyen d’échange dans l’histoirepolitique autant que dans la théorie historique.Notre tâche,à moi et à d’autres,est d’élaborer
leur historicité avec cette donnée qui résiste à toute pensée d’émancipationet de subversion,cette pensée de la
femme qui reste objet,y compris en devenant sujet de
l’histoireet de sa propre histoire.
Biographie et bibliographie
Geneviève Fraisse, philosophe, est directrice de
recherche au CNRS et c( professeure associée )) à I’université de Rutgers (USA).Auteure de nombreux ouvrages,
ses travaux portent sur l’histoirede la controverse des
sexes du point de vue épistémologique et politique.
Membre fondateur, en 1974,du CRIR (Centre de
Recherches sur les Idéologies de la Révolte) qui créa en
5. Epilihes etpopuhtioiis,no 85,avril-mai 2003,p. 2.
27
1975 la revue Les Révoltes logiques autours de Jacques
Rancière. Participe en 1974 à la création du GEF
(Groupe d'Études Féministes) à l'université de Paris VII.
Geneviève Fraisse a notamment publié Clémence
Royer, philosophe et femme de sciences, La Découverte
1985,réédition 2002,Les deux gouvernements :La &mille
et La cité, 2000,Folio-Gallimard,2001,La controverse des
sexes, PUF, 2001, Les femmes et Leur histoire, FolioGallimard, 1998, La dzférence des sexes, PUF, 1996,
Muse de la raison, démocratie exclusive et dzférence des
sexes, 1989,Folio-Gallimard,1995.Geneviève Fraisse est
coéditricede l'Histoire desfemmesen Occident,Volume IV
(xIx'),collection dirigée par Georges Duby et Michelle
Perrot, 1991,Plon tempus 2002.
Geneviève a été Déléguée Interministérielle aux
Droits des Femmes de novembre 1997à novembre 1998
et Députée européenne de 1999 à 2004.
28
Philosophie politique critique
et émancipation ?
Miguel Abensour
Ce qui porte ce projet formulé de façon délibérément
interrogative est la question :à quelles conditions la philosophie politique est-elle susceptible de contribuer à l’émancipation d’aujourd’hui? Question d’autant plus
urgente que nous sommes en présence d’un retour de la
philosophie politique ou plutôt d’unretour à la philosophie politique dont rien ne prouve qu’ilvient reprendre,
à nouveaux frais,la question de l’émancipation.
Mais comment appréhender cet aujourd’hui ? Peut-on
se satisfaire de le définir en tant que renouveau de la philosophie politique ? Encore faut-ilsavoir de quel renouveau
il s’agit.Sommes-nousen présence dun retour à la philosophie politique,c’est-à-direde la restauration dune discipline académique, ou, ce qui est entièrement différent,
d’un retour des choses politiques ? Pour les tenants de la
première hypothèse, il s’agit dun mouvement interne à
l’histoirede la philosophie,même s’ils tiennent compte ou
croient tenir compte de ce qu’ilsappellent pudiquement
(
( les circonstances ». Après l’éclipse plus ou moins énigmatique de la philosophie politique,s’amorceraitun retour
à cette discipline négligée, parallèlement d’ailleurs à une
réhabilitation du droit et de la philosophie morale.
Tout autre est le retour des choses politiques. Au
moment de la dislocation des dominations totalitaires,
les choses politiques font retour.Ce n’estplus l’interprète
qui choisit de se tourner vers un discours provisoirement
délaissé pour lui rendre vie, mais ce sont les choses politiques mêmes qui font irruption dans le présent interrompant l’oubli qui les affectait ou mettant ainsi un
terme aux entreprises qui visaient à les faire disparaître.
Deux situations entièrement différentes qu’ilfaut se garder d’autantplus de confondre qu’iln’estpas interdit de
penser que le retour de la philosophie politique peut
avoir pour effet paradoxal de détourner des choses politiques jusqu’à les occulter. Déjà Feuerbach, en 1842,
dans Nécessité d u n e reforme de Lz philosophie invitait à
distinguer entre deux types de réforme :soit une philosophie qui surgit du même fond historique que celles qui
la précèdent, soit une philosophie qui surgit dune ère
nouvelle de l’histoire humaine. (( Une philosophie qui
n’estque l’enfantdu besoin philosophique est une chose ;
mais une philosophie qui répond à un besoin de l’huma30
nité est tout autre chose. »‘ Aussi devons-nousapprendre à distinguer,sous les termes de renouvemi de la philosophiepolitiqueentre le réveil dune simple discipline académique qui repart comme si rien ne s’était passé et la
manifestation post-totalitaire du besoin de politique.
Entendons, la redécouverte de la chose politique après
que la domination totalitaire a tenté d’annuler,d’effacer
à tout jamais la dimension politique de la condition
humaine bref, l’enfantd’un besoin de l’humanité.Et si
l’on nous demande de citer une chose politique qui fait
retour,ne pouvons-nouspas répondre par le retour de la
question politique même,ou bien la résurgence de la distinction entre régime politique libre et despotisme,ou
bien la question de Spinoza reprise de La Boétie :
Pourquoi les hommes combattent-ilspour leur servitude comme s’il s’agissait de leur salut ?
(
(
)
)
Si l’onen mesure bien les effets,cette distinction quant
?i la signification du renouveau de la philosophie politique
n’estpas indifférente.II apparaît,sans peine,que s’il désigne seulement la restauration dune discipline académique,ce renouveau entraîne au minimum un désintérêt
pour toute forme de pensée critique,sinon une tranche
opposition.A vrai dire,ne s’agit-ilpas pour ces ((nouveaux
~~
~~~~~
~~~~~~~~~
~~
~~~~~~~
1. L.Feuerbach, Mainnifestesphilosophiques,Textes choisis (1 839-
1845)par L. Althusser, Paris, PUF,1973,p. 96.
31
philosophes ))de la politique de supplanter,par exemple,
la théorie critique tant cette dernière a partie liée avecJ’école du soupçon - N le trio infernal Marx, Nietzsche,
Freud D - et donc avec une critique de la domination qui,
comme on le sait, devrait être évincée, puisqu’elle nous
rendrait aveugles à la spécificité de la politique.
A I’inverse,si ce renouveau est accueil des choses
politiques qui font retour,la situation théorique se présente tout autrement : pour autant que la question politique ne soit pas réduite à la gestion non conflictuelle de
l’ordre établi, mais s’ouvre à une reformulation de la
question de l’émancipation hic et nunc, le lien à la pensée critique et plus précisément à la théorie critique,en
tant que critique de la domination, s’impose dans la
mesure même ou les chemins de l’émancipation passent
nécessairement, sinon exclusivement,par cette critique.
Mieux, c’est parce qu’on marque un écart irréductible
entre politique et domination que l’on ne peut ignorer
les phénomènes qui relèvent de la critique de la domination et qu’ils’avèrelégitime d‘explorer,voire d‘inventer,
une relation peut-être inédite entre théorie critique et
philosophie politique. N’est-cepas très exactement dans
cette voie que l’on peut se lancer à la recherche d’une
philosophie politique critique, ou critico-utopique,qui
loin de nous détourner des choses politiques,de la résurgence de la question politique,nous y ramènerait d‘au32
tant plus sûrement que l’orientationvers l’émancipation
permettrait d’éviterdeux écueils aussi funestes l’un que
l’autre,l’oubli des phénomènes de domination d’une
part, la cécité à la différence entre politique et domination de l’autre.Allons un pas plus loin.
Si ce renouveau signifie le retour à une disciplineacadémique,exposée à se transformer en histoire de la philosophie
politique et donc à une occultation des enjeux politiques du
temps présent,au bénéfice d’une gestion de l’ordreétabli,
nous aboutissons à une alternative,la théorie critique ou la
philosophiepolitique.Ce qui nous mène pour finir au choix :
la philosophie politique contre la théorie critique.De même
nous avons pu lire, Pourquoi nous ne sommes pas
Nietzschéens ? n, nous pourrions lire, dans la même veine,
pourquoi nous ne sommes pas des théoricienscritiques ? Et
la scène intellectuelle française a vu des philosophes passer
dun intérêt,à vrai dire mitigé pour la théorie critique -Luc
Ferry et Alain Renaut furentjadis les auteurs d u n e préface à
la Théorie Critiquede M.Horkheimer - à une adhésion sans
réserve à la philosophie politique,conçue comme une éviction sans appel de la théorie critique et de tout ce qui touche
de près ou de loin à une critique de la domination.’
(
(
2. Luc Ferry et Alain Renaut furent également responsables d’un
no des Ax-hizfes
aé Philolosohie consacré à l’Écolede Francfort,tome 54,
cahier 2.avril-juin 1982.
33
Si ce renouveau signifie,au contraire,le retour des
choses politiques après l’effondrement des dominations
totalitaires,la situation est toute autre.II ne s’agitplus de
choisir l’une contre l’autre mais de tenter une articulation entre la critique de la domination,reprise de l’École
de Francfort et une redécouverte de la politique,des choses politiques dans leur irréductible hétérogénéité,dans
leur consistance et leur dignité, au sens où elles sont
insusceptibles d‘échange.
Soit donc deux paradigmes, le paradigme de la critique de la domination issu de la théorie critique et le
paradigme politique.Comment articuler l’un à l’autre?
Quel rapport vivant nouer à la théorie critique face à la
coexistence des paradigmes ? Comment ce rapport
vivant passe-t-ilpar une articulation possible entre les
deux paradigmes ? Après une brève présentation des
deux paradigmes, il nous faudra examiner en quels termes il convient de concevoir une articulation possible.
Ne pourrait-on rechercher cette articulation en invoquant le nom de Spinoza ? En effet, ce dernier dans le
Sraité de LIAutorité Politique a essayé d‘ouvrir un chemin
non frayé,à l’écart des deux voies qu’ildécrit et critique.
D’abord,celle des moralistes qui se moquent ou se désolent des affects humains,ce qui les conduit à concevoir
une doctrine politique chimérique.Puis,celle des praticiens de la politique qui réduisent celle-cià un ensemble
34
de stratagèmesvisant à dominer les hommes.A I’inverse,
Spinoza cherche une autre voie une voie philosophique
qui se garde aussi bien de tourner en dérision les actions
i
humaines que de les réduire à une simple tactique. N
rire, ni pleurer, pas d’avantage manipuler, mais comprendre et tenter de penser une politique dans une direction indiquée par la Raison,voie très difficile de l’aveu
même de Spinoza. A I’instar de Spinoza, il nous faut
explorer une autre voie que celle ouverte par chacun des
deux paradigmes et qui s’efforced’articuler une critique
de la domination à une pensée politique ou inversement.
Pour mieux en faire comprendre la nécessité,il n’estque
d’observerque chacun des deux paradigmes limité A son
exclusivité, connaît une dérive symptomatique.
L’irénismedu côté du paradigme politique, c’est-à-dire
une représentation de la politique comme une activité
qui serait appelée à se déployer dans un espace lisse,sans
aspérité, sans clivage ni conflit,orientée vers une intersubjectivité pacifique et sans problème.Le rtltastrophisine
du côté du paradigme de la critique de la domination,
c’est-à-direcette attitude qui consiste à penser que tout
est rapport de domination,sans exception,sans possibilité d’ouvrirun espace ou un temps de liberté qui échapperait à la scission entre dominants et dominés.Qu’il s’agisse de la politique même,de la justice ou des médias,
ou de toute autre activité qui touche à la coexistence des
35
hommes,l'esprit devrait choisir entre une vision irénique
ou une vision catastrophique,comme s'il n'était pas possible d'échapper aux ((marchands de sommeil H de chacun des deux camps, comme s'il n'était pas possible de
percevoir ce qui vient compliquer et perturber l'application systématique de chacun des deux paradigmes.
Le paradigme de la critique de la domination
Quelques remarques préalables. La pensée de la domination dans la théorie critique est dune grande complexité. Elle contient,en effet,plusieurs niveaux qui s'enchevêtrent mais qu'on ne saurait confondre. O n peut distinguer au moins trois niveaux qui tous ont à voir avec la
critique de la politique ; chacun deux en effet contribue,
à sa mesure,à la domination dans le champ politique.
1) Le premier niveau et le niveau essentiel,puisqu'à l'évidence
il lui est reconnuune puissance de détermination sans pareiile,est
celui de la domination de la nature.Ce qui ouvre la voie à une
critique de la raison, car pour reprendre l'appréciationde
G.Petitdemange,((la dialectique ainsi décrite entre raison et
nature est l'avancéela plus fécondede l'Écolede Francfort.
»j
3. G. Petidemange, L'Aufklarung Un mythe, Une Tâche,
Recherches D e Science Religieuse, juillet-septembre1984, tome 72,
p. 426. Également,R.Wiggershaus,L'École de Francfort,PUF 1993,
pp. 320-321.
36
Pour avoir établi une conjonction entre libération de la
peur et recherche de la souveraineté,la raison finit par
considérer le monde comme une proie ))et donc à nier
toute altérité. C o m m e si elle abdiquait sa qualité de raison
et se faisait elle-même nature. (( La sujétion de la nature,
écrit Horkheimer,régressera vers la sujétion de l’hommeet
zk-e u e m , aussi longtemps que l’hommene comprendra
pas sa propre raison et le processus de base par lequel il a
créé et maintiendra l’antagonismequi est sur le point de le
détruire. »+ La chance du sauvetage passe par une auto
réflexion de la raison capable de discerner en elle ce mouvement vers la domination,se traduisant par une orientation vers la conservation de soi et les effets néfastes que cela
engendre.Si l‘histoirehumaine est en quelque sorte encadrée par la domination de la nature, il revient alors au
phi1 osophe de repenser cette histoire en fonction de cette
forme de domination et de son efficace.Une construction
philosophique de I’histoireuniverselle,écrit Horkheimer,
devrait montrer comment en dépit de tous les détours et de
toutes les résistances,la domination cohérente de la nature
s’imposede plus en plus nettement et intègre toute intériorité. O n pourrait égaiement déduire à partir d’untel point de
vue des formes d’économie,de domination et de culture.)5
(
(
~~
4.M.Horkheimer. Édipsr de la Rltisoii, op. cit. p. 183.
5. M.Horkheimer T.W.Adorno, La Dialectipe de Lrt Raisun,
Gallimard 1974,p. 239.
37
L‘épisode d‘Ulysse et des sirènes au cours duquel Ulysse
parvient à neutraliser le charme des sirènes, aussi bien
pour ses marins dont il fait boucher les oreilles avec de la
cire que pour lui-mêmeligoté au mât, manifeste déjà la
scission entre le travail manuel commandé et la jouissance
de l’art. Scission en rapport contraire avec la contrainte
qu’impliquela domination de la nature.Au-delàde cette
situation matricielle, la domination de la nature renvoie
à la technique et par exemple à l’ambitiondun Bacon de
permettre à l’entendementhumain de dominer la nature
démystifiée. (( Les hommes, écrivent Adorno et
Horkheimer, veulent apprendre de la nature comment
l’utiliser,afin de la dominer plus complètement,elle et
les hommes. C’est la seule chose qui compte.»6 Encore
faudrait-ildécrire la pluralité des conceptions de la technique qui traversent l’École de Francfort, celle de
Marcuse dans le texte de 1941 qui en un sens réapparaît
dans L’Homme Unidimensionnel, ou celle de
W.Benjamin qui grâce au contraste entre les deux techniques,s‘efforcede concevoir une autre technique,plus
proche du jeu que du travail et susceptible en cela de
substituer la libération de la nature à sa domination.
2) Puisque I’homme est une partie de la nature, la
domination de celle-ci entraîne nécessairement celle de
6.M.Horkheimer,T.W.Adorno,Zbid,p. 22.
38
l’hommepar l’homme.((Aussitôt que l’homme,écrivent
les deux auteurs,se sépare de la conscience qu’il a d‘être
lui-même nature, toutes les fins pour lesquelles il se
maintient en vie sont réduites à néant. ))- Une des médiations essentielles entre les deux formes de domination est
à l’évidencele travail humain.Activité de transformation
de la nature,le travail exerce au sein de la division entre
travail intellectuel et travail manuel, entre fonction de
direction et fonction d’exécution.C e serait là une continuité de la domination dans l’histoire. Les formes
sociales que nous connaissons,écrit Horkheimer,furent
toujours organisées de telle manière que seule une minorité pouvait jouir de la culture du moment,tandis que la
grande masse était contrainte de continuer à vivre dans
le renoncement aux instincts.La forme de société imposée par les conditions extérieures (la lutte contre la nature)
fut jusqu’icicaractérisée par la scission entre la direction
de la production et le travail,entre dominants et dominés. »’Cette domination de l’hommepar l’hommea eu,
selon Adorno et Horkheimer, un objet privilégié, à
savoir, le corps. De là l’idée d’une double histoire de
l’Europe,l’une officielle bien connue qui relate le processus de civilisation, l’autre,souterraine,occultée qui
(
(
7.Ibid.p. 68.
8. M.Horkheimer, Les Débuts de
/,Histoire,op. rit. pp. 41-42.
39
LI Philosophie Bourgeoise de
concerne le destin des instincts et des passions humaines
dénaturées par la civilisation.((Cette sorte de mutilation
atteint surtout les relations avec le corps.D est-il observé
dans Dialectique de La Rais0n.l Enfin la domination de la
nature intérieure.Chaque sujet doit mettre en sujétion la
nature en lui-même.Le principe de domination,après le
règne brut de la force,a fait l’objetd‘un processus de spiritualisation et d’intériorisation.C’est par cette dernière
voie que Horkheimer se rapproche de l’hypothèse de Sa
servitude volontaire. N’écrit-il pas : (( La domination
s’intériorisepour l’amourde la domination. »‘O
Si nous nous tournons vers la constitution de ce paradigme de la domination,nous distinguons trois composantes essentielles.
D’abordla domination est pensée à partir de Hegel et
plus précisément de la dialectique du maître et de l’esclave telle qu’elle est présentée dans La Phénoménologie
de I’Esprit.Prenant son point de départ dans la célèbre
phrase de Hegel, G La conscience de soi atteint sa satisfaction seulement dans une autre conscience de soi » I 1
9. M.Horkheimer, Adorno, Dialectique de In Raison, op. rit.,
p. 250.
10.M.Horkheimer, Éclipse de la Raison, Payot, 1974,p. 102.
11. Hegel, La Phénoménologie de lEpit,Aubier, 1949. T.I.
p. 153.
40
Marcuse en expose les scansions principales soit dans sa
thèse,soit dans Remon azd Revolution.“
1) la forme immédiate de la confrontation des individus dans un combat à mort ; 2)en raison du travail des
choses,le passage h un mode de médiation des consciences qui prend la forme d’une scission entre celui qui
s’approprie le travail d‘autrui- le maître - et celui qui
travaille pour autrui - l’esclave- et qui vit dans une
situation de non-liberté; 3) au-delàde cette reconnaissance (( unilatérale et inégale », la transformation de l’esclave par le travail, le travailleur devenant autonome
dans et par l’objetde son travail.Transformantla nature,
le travailleur se transforme lui-même,tandis que le maître, du côté de la jouissance,est assigné à la consornmation des choses. De par ce déséquilibre entre ce qui
demeure et ce qui disparaît l’esclaveinterrompt la puissance du maître ; 4)si la relation du maître et de l’esclave
vise la reconnaissance réciproque,il est évident que ce
rapport ne peut s’accompliret reste affecté dune inégalité déterminante. Or si la dramaturgie hégélienne est
présente dans la théorie critique on peut se demander si
elle ne sort pas aggravée de sa reprise à travers l’histoire
d‘Ulysse. En effet Adorno et Horkheimer citent bien
12. H.Marcuse, L’Ontologiede Hegel. Éd. de Minuit, 1972,
pp. 262-271.Redsotz rind Reuoliitioii, New York,1963,pp. 114-120.
41
Hegel et notamment le passage ou le maître est renvoyé
à la jouissance,tandis que l’esclavesort de sa non liberté
grâce à son faire et à son façonnement des choses. Mais
il semblerait que pour les théoriciens critiques, il y ait
blocage de la transformation de l’esclave et du même
coup de la relation dans son ensemble. Si dans un premier temps,ils lisent l’histoired’Ulysse à travers Hegel,
ils écrivent :((Ulysse se fait remplacer dans le travail. D e
même qu’ilne peut céder à la tentation de s’abandonner,
il renonce finalement en tant que propriétaire à participer au travail et, en dernière instance,à le diriger,tandis
que ses compagnons,en dépit de ce qui les rapprochedes
choses,ne peuvent jouir de leur travail parce qu’ilsl’accomplissent sous la contrainte, sans espoir, tous leurs
sens obturés de force. )) Leur conclusion s’éloigne du
mouvement hégélien, l’esclave ne connaîtrait aucune
transformation et le maître seulement la régression. Ils
continuent :<< L‘esclavereste asservi corps et âme,le maître régresse. »I3 Le résultat serait une permanence de la
domination, sa répétition récurrente dans histoire,déréliction qui aurait à voir avec le destin du pouvoir.
(
( Aucune domination,écrivent les théoriciens critiques,
n’a encore su éviter de payer ce prix, et la cyclicité de
~
~
13. M.H o r k h e i m e r et T.W.
Adorno,L a Dialectique de la Raison,
op. rit., p. 51.
42
l’histoires’expliqueen partie par cette déréliction,qui est
l’équivalentdu pouvoir.» ” Faut-ilvoir dans la particularité de la situation d’Ulysse et de ses esclaves,l’explication de l’écartpar rapport au schéma hégélien ? Ulysse,
figure traditionnelle de chef, de la domination ne s’approprie pas seulement le travail d’autrui - il est même
précisé qu’ilrenonce à diriger - mais, par les dispositions
qu’il a prises afin de neutraliser les sirènes, il protège
aussi ses esclaves. Quant à ces derniers,leurs sens obturés et donc leur rapport sensible au monde des choses
perturbé,ils restent,sous l’emprise de cette protection,
en-deçàde la transformation libératrice qu’annonçaitle
scénario hégélien.Horkheimer n’écrit-ilpas dans Raison
et Conservation d e Soi : ((La protection est l’archétypede
la domination ? )) C o m m e si l’on pouvait observer avec
la situation de protection un saut qualitatif de la domination, dans la mesure où à l’appropriation du travail
d‘autrui se substitueraitune forme de relation encore plus
aliénante, le rapport du protecteur à ses protégés, sans
ouverture possible vers une reconnaissance réciproque,
chacun des protagonistes restant prisonnier du rôle qui
lui est imparti dans un rapport figé. ((Les souteneurs,les
condottieri,écrit Horkheimer,les seigneurs féodaux,les
ligues,ont toujoursprotégé et rançonné,simultanément,
14.Ibid.,p. 51
43
ceux qui dépendaient d'eux. Ils veillaient dans leur
domaine à la reproduction de la vie. »15
Peut-êtrerencontrons-nousdans cet écart par rapport
au schéma hégélien une des raisons de la distance à Marx.
Si l'on retrouve chez ce dernier la dialectique du maître et
de l'esclave sous la forme du couple domination-servitude,
le travail de la théorie critique consiste à dissocier la
domination de l'exploitationen substituant à l'idée d'un
antagonisme nécessaire celle d'un antagonisme contingent renvoyant à d'éventuels actes arbitraires. Ce faisant
l'accès à une histoire autonome de la domination - de la
fronde à la bombe atomique selon Adorno - pousse à
sortir du quiétisme marxiste et à penser l'histoire des
hommes sous le signe dune inquiétude insurmontableau
point de se nourrir sans cesse de l'énigme de l'histoire destinée,non à être résolue mais à rester telle.
Sortie du quiétisme renforcée par le ((second élément,le
recours à Nietzsche.Par ce choix,il ne s'agit pas seulement,
de ((faire danser les catégories réifiées du marxisme »,mais
de faire pénétrer dans la sphère nocturne de l'histoiredont
se détournent classiquementles philosophespour privilégier
l'histoirerelativement transparente des deux derniers millénaires. A l'inverse, ((le psychologue ))au sens Nietzschéen,
15. M.Horkheimer,Érlipse de la Raison. op. cit., pp. 214-215.
44
en quête de l'histoireantérieure de l'âmehumaine,s'efforce
de retrouveren deCà de la naissance de la raison,ou de celle
de la civilisation,le rude texte primitif,(( le rude texte de
l'homme naturel ).lo C o m m e si ce texte tenait sous son
emprise ce qui tend à lui échapper, comme si l'histoire
humaine,histoire des troupeaux humains avait sans fin à
lutter contre le retourde l'archaïque,notamment la division
entre une majorité de sujets et une minorité de maîtres. De
la l'invocation de la part des auteurs de Ln Dirtlectiquede LI
misoii, de LLIGéiiérzlogie de ln inorde et de son orientation
vers l'ère historique et souterraine du devenir des hommes,
celle des tortures,des supplices et des châtiments qui a
contribué à faire de l'homme naturel,((oubli incarné )) un
animal prévisible,car susceptiblede devenir un être responsable et donc social. Ce problème très ancien, insiste
Nietzsche,n'a pas été résolu avec une grande délicatesse :
peut-être même n'y a-t-iltien de plus effroyable et de plus
sinistre dans toute la préhistoire de l'hommeque sa mnémotechnique. Pages dans la préhistoire des hommes dautant plus cruelles que c'est dans la douleur que les hommes
ont découvert l'adjuvant le plus efficace de I'inculcation
dune mémoire.((Ah,la raison,écrit Nietzsche,le sérieux,
la maîtrise des passions, toute cette affaire lugubre qu'on
16.Nietzsche. Par-delà bien et nid in CEnvrrsphiloso~liiq~iex
romplètex, Gallimard. 1971,p. 150.
17.Nietzsche. L'zgéizéalogie de lrr molsile., op. rit. p.254.
45
appelle réflexion,tous ces privilèges et ces attributs d'apparat des hommes :combien on les a payés chers !combien de
sang et d'horreur se trouve au fond de toutes les ((bonnes
choses !»18 Cette terreur première n'a jamais déserté l'histoire
des hommes au point que sous tout monument de culture,
il y a, selon W .Benjamin,la barbarie. Les théoriciens critiques sont jusqu'à un certain point nietzschéens, parce
qu'ils ont compris que derrière le ((vaste et lointain pays
caché de la morale H se dissimulait un pays encore plus secret,celui du pouvoir.Nest-ce pas un acte arbitraire de pouvoir que décrit le $ 17 (2dissertation) de La Généalugze de
h morah lorsque Nietzsche y rend compte de la naissance de
l'État,fruit ((d'actes de violence ouverte H de la part (( d'une
horde quelconque de bêtes de proie blondes,race de maîtres )):((l'État))le plus ancien a été une tyrannie effroyable
et une impitoyable machinerie d'oppression, jusqu'à ce que
cette matière première, le peuple, les semi-animaux,ait fini
non seulement par devenir malléable et docile mais aussi par
être formée. »19 Et cette nouvelle machine d'oppression n'a-teiie pas fait disparaître ((une prodigieuse quantité de liberté
du monde »,hypothèse sans nul doute retenue par la théorie critique pour rendre compte de la domination de la
nature intérieure.
18.Ibid.,p. 255.
19. ibid.,p. 277.
46
A cela,il convient d’ajouter,tout au moins dans le cas
de Horkheimer ce que l’onpourrait appeler, une lecture
courte de Machiavel et somme toute classique.Dans le
premier chapitre de l’ouvrage,Les débuts de laphilosophie
bourgeoise de l’histoire,Horkheimer présente l’auteur du
Prince et des Discows comme le fondateur dune science
nouvelle de la politique qui,à l’instardes savants et des
physiciens de son époque,chercherait un principe d’uniformitélui permettant de dégager des lois propres à l’histoire humaine. Or cette science, selon Horkheimer,
aurait pour objet privilégié le fait de la domination, la
division des sociétés humaines en dominants et dominés
en notant aussitôt que dans l’esprit du fondateur de la
théorie critique,le phénomène de la domination ne saurait être confondu avec celui de l’exploitation,m ê m e s’ils
sont étroitement reliés.
Pour Horkheimer,et ce dès 1930,dans son ouvrage
consacré à la philosophie bourgeoise de l’histoire,l’histoire des sociétés humaines est constituée dans et par la
division entre groupes dominants et groupes dominés,la
domination ayant pour effet de rendre possible l’appropriation du travail aliéné.C’est en effet dans le chapitre
portant sur Machiavel que Horkheimer déclare : (( Mais
cette société (la société bourgeoise) ne repose pas seulement sur la domination de la nature au sens strict, sur
l’inventionde nouvelles méthodes de production,sur la
47
construction de machines, sur l’obtention d‘un certain
niveau d‘hygiène ; elle se fonde tout autant sur la domination des hommes par d’autreshommes. )PoLe savant
de la politique dont le laboratoire serait en quelque sorte
le passe rechercherait dans la lecture de Tite-Liveou des
auteurs de l’antiquité,((les lois éternelles de la domination », en se fondant sur l’hypothèsede l’invariabilitéde
la nature humaine. La nouveauté de Machiavel ne
consisterait-ellepas en deux infléchissements ? au savoir
pragmatique et traditionnel de la domination,Machiavel
entendrait ajouter la dimension de la conscience et donc
de la réflexion,en outre,il réorienterait la pratique de la
domination en lui assignant pour but suprême la constitution d’unÉtat fort,en tant que condition du développement de l’individuet de la société.
Même si Horkheimer n’oublie pas l’insistance de
Machiavel sur l’importancede la division,même s’il perçoit chez cet auteur des sympathies démocratiques,
même s’il relate l’extraordinaire discours du chef des
Ciompi,il échoue à dépasser le point de vue de la domination et à concevoir comment Machiavel,afin de penser la liberté politique,parvient à articuler la domination
à son contraire, la volonté de vivre libre. Toute cité
20. M.Horkheimer !Les Débuts de
l’histoire,Payot, 1980,p. 16.
48
la philosophie bozrrgeoise de
humaine,selon Machiavel, est constituée de l’affrontement de deux désirs, celui des grands, de dominer et
celui du peuple de ne pas être dominé. Or il semblerait
à lire Horkheimer que seul existe le désir des grands,
comme si la scène politique était tout entière envahie par
la libido dominandi,comme si cette libido propre aux
grands ne se heurtait pas nécessairement à la négativité
du peuple,au désir de liberté qui l’anime.Machiavel ne
reconnaît-ilpas au peuple qu’ila plus qualité à prendre
soin de la liberté que tout autre classe de citoyens ?
Lecture donc unidimensionnelleque celle de Horkheimer ;
pour avoir privilégié la domination sans tenir compte de
son contraire,le désir de liberté,il échoue à percevoir en
Machiavel un penseur de la liberté politique. Plus grave
encore, Horkheimer à partir d’unetelle lecture,se voit
contraint de définir explicitementet sans réserve la politique sous le signe de la domination : (( l’ensembledes
moyens, écrit-il, qui conduisent cette domination et des
mesures qui servent à son maintien s’appellela politique.»‘I
Echec qui renvoie à une question plus générale :les pensées de la domination se donnent-elles les moyens de
penser la liberté, ou bien sont elles menacées d’y rester
insensibles et de s’en fermer à tout jamais l’accès? Ainsi
la théorie critique souffre d’un étrange silence au règne
21.Ibid.,p. 30.
49
de la liberté. A l’originede ce silence,il y aurait au-delà
de l’interdit de la représentation,l’erreur qui, dans le
couple domination-émancipation,choisit de ranger,de
situer sans hésiter la politique du côté de la domination
- en tant qu’ensemblede moyens permettant d’instaurer
et de maintenir cette domination - et nullement du côté
de l’émancipationou de la liberté. C o m m e si I’émancipation,incontestablement présente dans la théorie critique,
consistait non à instituer une communauté politique
libre, mais à se libérer de la politique,c’est-à-dire,dans
cette perspective, à transcender une organisation de la
société reposant sur la domination.
Le Paradigme Politique
La proposition centrale du paradigme politique,celle
qui le fonde pourrait être la déclaration de Rousseau
dans les Confessions,selon laquelle ((Tout tient à la politique ». C e qui ne signifie nullement comme de bonnes
âmes s’empressentde le dire que ((tout est politique »,
confondant ainsi le fait de (( tenir à )) et le fait ((d‘être ».
(
( Tenir à », (
( toucher à )
) indique un lien entre deux
instances différentes et non une identité ou une homogénéisation abolissant les différences. Dans la proposition de Rousseau,il convient d’entendre que toutes les
manifestations dune société donnée, qu’il s’agisse du
rapport à la nature, des rapports entre les hommes, du
50
rapport à soi et à l’autre,ont à voir par des médiations
diverses avec le mode d’être politique,avec le régime, au
sens large du terme, de cette société.le caractère délibérément indéterminé de cette formulation signifie que les
différentes dimensions d’une société donnée sont dans la
dépendance du mode d’institution politique de cette
société.
Cette dépendance à l’égard du système politique
posée, il s’ensuit quant au statut du politique - second
élément constitutifdu paradigme politique - que le politique doit Etre pensé comme non dérivé,mieux, comme
indérivable par rapport à quelques instances que ce soit,
l’économique,le social,le militaire, le religieux etc. Par
exemple,la démocratie,même si certaines de ses formes
historiques sont contemporainesdu système capitaliste,
ne peut être dérivée de ce dernier. I1 se peut que la
logique de la démocratie s’entrecroisepar moments avec
celle du capitalisme ; il n’empêchequ’ellene peut être
identifiée à celle-ci et qu’ellecontient par rapport au système capitaliste un irréductible reste que seule une
approche politique est susceptible de rendre intelligible.
Ainsi dans le texte,Szir La démocrrrtie:Le politique et L’iitstitution du socirrl, Claude Lefort et Marcel Gauchet
déclarent :(( S’il ne fait pas doute que l’analyse de l’insertion de tel système politique dans tel mode de production...constituele détour obligé qui assure la démar51
Che de connaissance de sa véracité, reste à franchir un
bon pas pour conclure que le statut du politique en général, est celui dun phénomène essentiellement dérivé... Pas
infranchissable. Si soucieux que l’onse montre de ne pas
ériger une instance dernière un seul réel et de ne pas restreindre par là les instances secondes à de pures apparences,de préserver les médiations,de distendre un peu plus
qu’iln’estcoutume la distance qui sépare le déterminé du
déterminant, le repliement du politique sur l’économique dissimule le fondement propre que trouve dans le
social l’institutiondun système de pouvoir. ’’
Est-ce à dire, comme cette formulation pourrait le
laisser croire que le social est le fondement du politique ?
Nullement.Le politique n’estpas plus dérivable du social
qu’il ne l’est de l’économieou de toute autre instance.
Entendons plutôt que le politique et le social forment un
couple indissoluble,dans la mesure où le politique, en
tant que (( schéma directeur )) d’un mode de la coexistence humaine est réponse,prise de position par rapport
à la division originaire du social,division qui est l’être
même du social. (( La logique qui organise un régime
politique, écrivent Claude Lefort et Marcel Gauchet...
est celle d’une réponse articulée à l’interrogationouverte
22.Claude Lefort et Marcel Gauchet,a Sur la démocratie :le pontique et l’institutiondu social )), Tmtzires 1971,no double 2-3,p. 8.
52
par l’avènement,et dans l’avènementdu social comme
tel. Au travers des formes d’organisationde la répartition
du pouvoir qui la régissent, une société communique
dune manière singulière avec le fait qu’ily ait société ;
qu’ily ait apparaître du social))”. Le social dès qu’ilapparaît, dès qu’il advient, loin d‘être une réalité massive,
substantielle,homogène et stable est aussitôt hanté par la
possibilité de sa disparition et de sa division, comme si
son avènement même portait en soi la question : pourquoi y a t-il société plutôt que rien et du même coup,la
menace du rien ou la perte de soi.A considérer cette perspective ; il semblerait que l’insociable-sociabilitéde
Kant ait été transportée dun plan psycho-sociologiqueà
un plan ontologique.Le social peut d’autantmoins être
fondement du politique au sens dun principe déterminant qu’ilne peut y avoir société sans institution politique, même si cette institution ne trouve à s’exercer
qu’en regard de la division originaire du social,de l’interrogation sur soi constitutive de l’avènementdu social.
Toute autre conception aboutirait à cette absurdité qui
consisterait 3 (< mettre la société avant la société D. Pour
le paradigme politique,si l’onsuit en l’occurrencele raisonnement de Claude Lefort,ce sont le mode d’institution du social,les principes générateurs de la coexistence
~~~
~
23. Ibid.pp. 8-9.
53
humaine,ou encore,le schéma directeur ((qui commandent une configuration non seulement spatiale mais
temporelle d‘une société. »’*
Sans nul doute,un lien relie cette singularité de l’institution politique du social et l’idée de l’irréductibilité
des choses politiques.Cela peut même en être une explication possible. Peu importe la définition que l’on en
donne, un troisième élément du paradigme politique
consiste,en partie contre le matérialisme,mais pas seulement contre lui, à affirmer le caractère hétérogène des
choses politiques et donc leur caractère non susceptibles
de réduction à tout autre ordre de réalité. Qu’il s’agisse
de l’institution politique du social,de l’articulationdes
pratiques aux opinions à travers les évaluations,ou de la
manifestation de l’actiondont la raison d‘être est la liberté,
l’enjeu pour les artisans du paradigme politique est de
faire apparaître voire de reconquérir la consistance des
choses politiques - ce en quoi elles consistent - et du
même coup de prévenir les opérations de réduction qui
peuvent s’énoncer sur le modèle (( la politique n’est seulement que...))ainsi que celles non moins néfastes de l’identification. Le paradigme politique se constitue dans
l’affirmation de la spécificité des choses politiques et
24. Claude Lefort,(( Permanence du théologico-politique? )) in
Essais sur Lepolitique, Éd.du Seuil,1986,p. 256.
54
dans la détermination de considérer le réel au lieu m ê m e
du politique en le dissociant éventuellement de toute
autre dimension qui pourrait le faire sortir de son orbite,
au point de le désaxer et de perturber la logique qui lui
est propre. Ainsi le long travail dans la modernité qui a
eu pour tâche de séparer le politique du théologique,de
mettre un terme au nexzts théologico-politique.
Or,l’undes effets et non des moindres du paradigme
politique est de refuser,grâce à la mise en lumière de la
spécificité des choses politiques,la réduction de la politique à la domination ou l’identification de l’uneà l’autre. Plus positivement,il s’agitpour le paradigme politique d‘affirmer radicalement la différence de consistance avec le fait de la domination,rompant de cette manière avec une croyance multiséculaire qui fait de la politique I’ensembledes stratagèmes et des moyens qui ont
pour visée de permettre à quelques-unsuns de dominer
la multitude, comme si cette croyance n’avait pas été
affectée ni détruite par la révolution de la cité grecque,ni
par les grandes révolutions modernes. De ce point de
vue, c’est vraisemblablement chez H.Arendt que I’on
rencontre la différenciation la plus explicite et donc la
plus révélatrice des tendances du paradigme politique.
H.Arendt, en effet,s’inspirantde la conception grecque
de la politique,assigne à chacun des deux phénomènes
un espace, une scène,un ordre de réalité distincts ; elle
55
situe le fait de la domination du côté de l’oikoset les choses politiques du côté de la cité, ouvrant ainsi un abîme
entre les deux,reproduisant du même coup le saut qualitatif qui existait entre ces deux sphères dans la cité
antique.La logique de la domination,de la scission entre
dominant et dominé, est ce qui régit la maisonnée ou
I’oikos, le père de famille y règne en despote sur
I’ensembledes membres qui composent la maisonnée,
femme, enfants et esclaves. C o m m e le souligne
H.Arendt les mots dominus (d’oùdérive domination) et
pater,fimilias étaient synonymes.Et de rappeler dans
une note que selon Fustel de Coulanges (c tous les mots
grecs et latins qui indiquent une idée de domination,
comme rex,pater, anax,basileus,se rapportent a l‘origine
aux relations familiales, c’étaientles noms que les esclaves donnaient au maître ».25
Min de satisfaire aux exigences de reproduction de la
vie, l’oikosvit sous l’emprise de la nécessité à l’intérieur
d’une relation domination-servitude.Ce n’estqu’ausortir de l’oikos,après avoir franchi les bornes qui circonscrivent l’agora que le citoyen pénètre dans un espace
politique,dont tous les membres sont égaux au sens de
l’isonomie,accède à la politique,c’est-à-direà la possibi-
--
___
25. H.Arendt, Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy,
1961,p. 41,note 3.
56
lité de l’action à plusieurs agissant de concert et dont la
raison d’être est la liberté. Dans cette constellation, la
liberté se situe aux antipodes de la domination, puisqu’elle signifie une position d’extériorité a l’égard des
relations de commandement et d‘obéissance - ((Il s’agissait de n’êtreni sujet ni chef. ))2b- et positivement la mise
en œuvre de la condition de pluralité par l’air et la parole.
Même si cette expérience de la liberté a disparu avec la
constitution des Empires, les Empereurs romains prenaient le titre de domirius,il n’en reste pas moins que la
mutation apparue avec la cité grecque est restée l’expérience matricielle de la politique qui a resurgi sous des
formes diverses, tout au cours de l’histoirediscontinue
de la liberté. Selon H.Arendt,tant que nous aurons à la
bouche le mot politique, nous nouerons que nous le
sachions ou non un rapport à la cité grecque,à la polis.
Le fait que la politique et la liberté soient intimement
liées, écrit-elle,que la tyrannie soit la pire des formes de
gouvernement, voire la plus anti-politique,traverse
comme un fil rouge la pensée et l’actionde l’humanité
européennejusqu’àl’époquela plus récente.))’-De la liaison entre politique et liberté découle nécessairement que
le fait de la domination,en dépit de l’opinionqui croît y
(
(
26. Ibid., p. 41.
27.H.Arendr, Qii ‘est-ceqzie lapolitique ?Éd.du Seuil, 1995,p. 59
57
reconnaître l'essencede la politique,n'a rien à voir avec la
politique,se situe même à son exact opposé,ou encore en
représente l'élémentdestructeur par excellence.
En termes de La Boétie,l'opposition des deux phénomènes peut se décrire au mieux dans les contrastes entre
le tous Un, situation où la relation entre les hommes se
défait pour laisser place à la figure du maître et le tous uns,
situation où la liaison entre les hommes,I'entre-connaissance,l'amitié donnent naissance à une totalité (le tous)
d'un genre particulier,dans la mesure où en tant que totalité,elle ne dénie pas la condition ontologique de pluralité,
mais en permet l'épanouissement (les uns au pluriel) au
point de laisser advenir un lien politique spécifique,
orienté à la liberté et se constituant dans le rejet continué
de la relation domination-servitude.
I1 convient de noter,telle est la prégnance du paradigme
politique que Machiavel reçoit chez H.Arendt une place
tout à fait particulière. Loin d'être comme chez
Horkheimer le penseur typique de la politique au sens de
l'ensemble des moyens de domination, il apparaît pour
H.Arendt, comme le penseur moderne qui, au-delà du
Moyen-Age,a su redécouvrirla grandeur de la politique,à
l'écart de la domination,en tant qu'expérience de la liberté
et du courage. (( Ce qui demeure surprenant, déclare
H.Arendt,c'est que le seul théoricien post-classique qui,
dans un effort extraordinaire pour rendre à la politique sa
58
dignité,entrevit cet abîme (entre lapolis et l’oikos) et quel
courage il fallait pour le franchir,fut Machiavel. »-’’
O n le voit donc,au cœur du paradigme politique se
tiennent deux relations antithétiques que l’on peut formuler comme suit : là où il y a politique c’est-à-dire
expérience de la liberté, la domination tend à disparaître; inversement là où règne la domination la politique
s’efface de l’expériencedes hommes et fait l’objetd’une
entreprise de destruction.
D e l’explicitation et de la confrontation des deux
paradigmes ressort la possibilité de deux unilatéralités,
chacune propre à chaque paradigme, et susceptible de
donner naissance à deux dérives,le catastrophisme pour
le paradigme de la critique de la domination,I’irénisme
pour le paradigme politique.
D u côté du paradigme de la critique de la domination, l’unilatéralitéconsisterait,au nom d’une focalisation sur le fait de la domination,à ignorer tant la spécificité que la consistance du politique,quelle que soit la
définition que J’onen donne,ainsi que le lien consubstantiel de la politique à la liberté,comme si la politique
se réduisait à la domination jusqu’à s’identifier à elle,
comme si le politique n’advenaitpas justement dans une
28 H.Arendt, Condition de I%oimze moderne, op. rit. p. 45.
59
lutte permanente, sans trêve entre la liberté politique et
la domination.De façon plus grave encore,le paradigme
de la critique de la domination ignorerait non seulement
la relation essentielle de la politique à la liberté, mais
aussi la question du lien politique,ou la politique instituant un Rapport entre les hommes, rapport spécifique
dans la mesure où il permet à la pluralité d‘apparaître,de
se manifester sous forme d’une relation qui ait pour particularité,non pas tant d’unir,mais de lier et séparer tout
à la fois.La séparation liante du tous uns.Or la question
du lien politique,lors de son transfert dans la problématique de la domination et de l’émancipationest sérieusement menacée den ressortir en quelque sorte mutilée,
amputée. Si la politique est réduite à la domination,l’émancipation se conçoit logiquement comme une sortie
de la domination. Mais cette émancipation,sortie de la
domination, est-elle pensée comme une entrée dans le
champ politique, dans une expérience de la liberté ? O u
bien, en raison de l’identification de la politique à la
domination, cette émancipation n’est-elle pas plutôt
conçue comme une sortie de la politique, comme si la
liberté signifiait dans ce cas être libéré de la politique.
Suffit-ild’évoquerla liberté et le bonheur pour définir la
société émancipée ? O u bien, faut-ilposer une équivalence entre émancipation et advenue de la question politique, l’émancipation n’étant plus représentée comme
60
une disparition de la politique, mais comme son avènement en tant que question,en tant que persistante énigm e et insusceptible de connaître une solution ?
La représentation de la politique à travers le prisme
unilatéral de la domination peut sans nul doute conduire
au catastrophisme.En pensant l’histoiresous le signe de
la répétition de la domination et de la domination de la
répétition,l’histoirese présente à l’interprètecomme une
éternelle catastrophe. D u même coup, ce dernier reste
aux brèches de la liberté, ou plutôt aux moments instituants de la liberté. Moments qui dans leur succession
peuvent se lire comme une histoire discontinue de la
liberté,des expériences de la liberté dont les temps forts
sont la démocratie grecque, la république romaine, les
républiques italiennes et les grandes révolutions modernes ou se mêlent pour se renforcer sentiment de révolte
et désir de IibertP.
Enfin ne faut-ilpas voir dans ce paradigme une tendance à penser le totalitarisme simplement comme un
accroissement,voire monstrueux, de la domination,ce
qui serait un des effets néfastes du paradigme de la critique de la domination.Ceux qui en relèvent seraient,en
effet, restés insensibles au sans précédent ))de la domination totale et à son caractère le plus inquiétant, à
savoir,la destruction de la sphère politique et au-delàde
la condition politique des hommes.
(<
61
I1 est vrai que la théorie critique qui relève du paradigme
de la critique de la domination peut tomber sous le coup
de ces reproches.En faisantaussitôt deux restrictions : 1) les
théoriciens critiques sont suffisamment soucieux du nonidentique pour refuser de penser l'histoiresous le signe
d'une identité quelconque,fût-cecelle de la domination.
Ainsi W.Benjamin, sensible à la critique de l'idéologie
du progrès à laquelle avait procédé Blanqui, percevait
néanmoins dans l'ouvrage de ce dernier,L'Eternitépar Les
astres (1 871),la production d'une nouvelle fantasmagorie.
Le révolutionnaire n'engageait-il pas à penser l'histoire
sous le signe de l'identité transhistorique du désastre ?
2) II convient de prendre en compte l'ensemble de la
théorie critique,c'est-à-dire également ceux qui ne se sont
pas contentés de se réclamer de la liberté et du bonheur,
mais qui ont tenté - E Neumann et O.Kirchheimer - de
penser la différence entre État démocratique,État autoritaire et totalitarisme, bref qui ont travaillé à penser l'émancipation sous la forme de l'avènementde la question
politique et non de sa disparition.
Quant au paradigme politique,il souffrirait ou pourrait souffrir,dune autre forme dunilatéralité. La volonté
légitime de vouloir penser le politique dans sa consistance et sa spécificité se paierait chez certains dun oubli,
plus,d'une occultation du fait de la domination,comme
si l'avènementde la question politique s'effectuaitdésormais
62
dans un espace lisse, homogène sans aspérité, ni conflit.
Chez certains,avons-noussoin de préciser. Car le paradigme politique dans le temps présent,connaît semblet-il, une double orientation : soit une inspiration
machiavelienne qui soucieuse de faire sa place au conflit
entre dominants et dominés,ne saurait oublier ni occulter le fait de la domination ; soit une inspiration néokantienne qui insistant en priorité sur l’intersubjectivité,
sur une intersubjectivité douce,heureuse,sans drame ni
détour, aurait tendance à y réduire le politique et son
âpreté, comme si le politique pouvait être pensé uniquement à partir de la liberté de penser et de la liberté de
communiquer qu’elle implique. Souvenons-nous des
fameuses phrases de Kant dans Qu’est-ce q u e s’orienter
dans Lapensée ?{( Mais penserions-nousbeaucoup,et penserions-nousbien,si nous ne pensions pas pour ainsi dire
en commun avec d’autres,qui nous font part de leurs
pensées et auxquels nous communiquons les nôtres ? »”
S’ilest vrai que la liberté de penser ne peut être dissociée
de la liberté de communiquer, peut-on pour autant
accepter de restreindre la question politique à l’existence
de ces deux libertés certes essentielles ? Cela sans tenir
compte de l’action et de sa logique telle qu’elle a été
29. E. Kant, Qu’Pst-ce que s’orienter h
i
i
s La puisée ? Vrin, Paris,
1972,p. 86
63
décrite par H.Arendt dans The Human Condition, où
sans prendre en considération l’institutionpolitique de la
société toujours en rapport,selon C.Lefort avec la division originaire du social.
D e cette propension à penser la question politique à
l’écartdu fait de la domination - comme si l’espacepolitique une fois institué pouvait souverainement tenir à
son extérieur tous les phénomènes qui tendent à le perturber ou à l’anéantir- résulte la dérive de l’irénisme.O n
peut certes se réjouir de la redécouverte du politique
après que la domination totalitaire a tenté de détruire
l’expérience politique et jusqu’à la condition politique
des hommes. O n peut non moins applaudir à la détermination de penser le politique comme non dérivé ou
indérivable.Mais cette redécouverte,cette détermination
doivent-ellesnécessairement se concevoir dans un univers réconcilié,pacifié à un tel point que les sources de
conflit et les situations de domination aient disparu
comme par enchantement ? Qu’il y ait, au plan des
concepts des rapports antithétiques entre politique et
domination n’a pas pour effet de faire s’évanouirmagiquement l’enchevêtrement,au plan du social-historique,
de la question politique et du fait de la domination.La
confusion des deux plans n’a-t-ellepas pour conséquence
cette étrange tendance de la philosophie politique
contemporaine à accompagner son renouveau d’un déni
64
et dune occultation des questions politiques, des questions grossièrement politiques qui naissent de l’intrication avec le social ? A terme, cette tendance peut aller
jusqu’àprocéder a l’évacuationdu lieu de l’enchevêtrement du social-historique et à enfermer la philosophie
politique sur elle-même l’invitantà se tourner vers son
histoire interne et à l’intérieurde cette histoire à pratiquer éventuellement des synthèses entre tel au tel auteur,
dans le dédain conscientou non de l’extériorité.Et pourtant de l’enchevêtrement du politique et du fait de la
domination, on ne peut faire l’économie.Le tous uizs
n’est-ilpas exposé en permanence à se dégrader en tous
Un,le pouvoir avec les autres en pouvoir sur les autres ?
Bref la redécouverte du politique n’est pas une garantie
d’essence du politique, comme si une fois réapparu le
politique était assuré de persévérer à tout jamais dans son
être. Si,à la suite du grand livre de M.C.Nussbaum,
Thefiagiiity ofgoodness, le thème de la fragilité n’étaitpas
galvaudé ou banalisé,nous serions tentés de parler de la
fragilité des choses politiques.Une des manifestations les
plus évidentes de l’irénisme est la prédominance du
cons~mz~s,
du modèle consensualiste qui ne peut valoir
qu’en excluant le fait de la domination,susceptible en
tant que tel de réintroduire dans la sphère politique du
conflit. Il est évident que l’inspirationmachiavéllienne
ne peut tomber sous le coup des mêmes critiques.Elle se
65
constitue dans l’affirmationde la permanence du conflit,
et dans l’hypothèseque ce conflit - donc la domination
et la lutte contre elle - est le berceau de la liberté politique.
De façon quasiment sociologique peut-êtrevaudraitil la peine de s’interrogersur la dégradation présente du
paradigme politique par rapport aux conceptions des
initiateurs,comme si pour certains la pensée de la politique et de sa consistance,avait eu pour effet conjuratoire de chasser le fait de la domination de la scène du
monde,au nom de l’emprisedu droit sur la politique,ou
de la (( gouvernance D et autre gadget du jour.
L‘articulation des deux paradigmes
Les deux unilatéralités mises en lumière,la solution
de l’alternativene peut être que rejetée,car elle reviendrait à préférer une unilattralité au détriment de l’autre,
et sans raison solide pour appuyer cette préférence.Reste
donc le choix de l’articulation entre la question politique et le fait de la domination qui nous conduit sur la
voie d’unephilosophie politique critique.A bien y regarder cette philosophie politique critique existe déjà. Si
l’on considère deux penseurs parmi les plus importants
du paradigme politique,H.Arendt et C.Lefort,force est
de reconnaître dans leur œuvre des manifestations de ce
66
projet,sans pour l’instanttenir compte de l’opposition
de H.Arendt à l’idée même de philosophie politique.
L‘un et l’autrene pensent-ilsensemble le fait de la domination et le politique ? La redécouverte du politique
n’est-ellepas accompagnée, mieux, suscitée par la critique de la domination totalitaire ? I1 s’agit donc bien de
penser ensemble domination et politique,puisque nous
observons ici une même démarche en deux temps: d’abord, la critique de la domination totalitaire présentée
comme (( le sans précédent )) du 20‘ siècle, puis sur le
fond de cette critique,la redécouverte ou l’affirmation
du politique conçu comme l’antithèsemême du système
totalitaire,qui peut prendre soit la forme de la démocratie, soit celle de la république ou de l’État des conseils
pour H.Arendt. Certes dans l’un et l’autrecas aucune
(
( muraille de Chine )
) ne sépare le politique - démocratie ou république -de la domination totale.Chacune des
deux formes politiques est menacée d’une chute dans la
domination totale.I1 n’empêcheque les deux pôles antithétiques restent dans un rapport d’extériorité.La domination totalitaire est pensée comme l’autredu politique.
Ne convient-il pas dans le sillage de cette démarche,
de penser l’articulation entre le fait de la domination et
le politique,mais de façon interne,c’est-à-direse nouant,
s’effectuantau sein même du politique ? Il faut dans cette
hypothèse concevoir que la forme politique - démocra67
tie ou république -puisse être menacée de l’intérieurpar
la résurgence du fait de la domination, pas nécessaire-
ment totalitaire. Pour envisager cette hypothèse dans
toute son ampleur,il faut y adjoindre une hypothèse supplémentaire, celle de la dégénérescence, toujours possible, toujours menaçante des formes politiques.
Démocratie ou république, en tant que manifestations
du principe politique ne sont ni des formes stables, ni
des formes irréversibles.Le retour du fait de la domination les menace de l’intérieur jusqu’à risquer de les
détruire,les ruiner et de les vider de leur sens.Une des
faiblessesdu paradigme politique est de penser que l’avènement dune forme politique créerait de soi un état de
non-retour garantissant à tout jamais la persistance de
cette forme.Or cette défaillance du paradigme politique
provient de l’exclusiondu fait de la domination ou de
son renvoi à l’extérieurde la forme politique. D e là cette
vision irénique de la scène politique qui en tant que telle
serait à l’abri,on ne sait par quel miracle,du retour de la
domination. I1 est vrai qu’il ne s’agit pas dun destin et
que la version machiavélienne du paradigme politique
n’est pas exposée par principe à l’irénisme,puisqu’elle
contient à travers le couple antagoniste des grands et du
peuple une articulation entre politique et domination,
dans la mesure même où elle conçoit la liberté comme
naissant en permanence de la lutte contre la domination.
68
La liberté politique, écrit C.Lefort,s’entend par son
contraire;elle est l’affirmationdun mode de coexistence,
dans certaines frontières,tel que nul n’a autorité pour
décider des affaires de tous,c’est-à-direpour occuper le
lieu du pouvoir. do Mais à cette version, on peut se
demander si elle parvient à toujours se tenir dans le lieu
de l’articulation ? N’a-t-elle pas tendance à parfois le
déserter faute de s’interrogersur la (( corruption >) de la
démocratie ou de la république ? Ne faut-ilpas en effet
aborder la question à l’inversede la question irénique et
considérerque c’estde la lutte contre la domination que
la forme politique, démocratie ou république tire son
principe. C o m m e si en quelque sorte le fait de la domination,récurrentdans l’histoire,était le moteur de par la
lutte qu’ilengendre - celle du peuple contre les grands d’uneinstitution continuée de la politique. Dans ce cas,
il n’ya pas lieu de se détourner des pensées qui se donnent pour objet le fait de la domination pour autant
qu’ellesn’éternisentpas ce fait et qu’ellesparviennent à
en envisager la suppression.C e qui est en l’occurrencela
position de la théorie critique.Aussi le passage alternatif,
de la théorie critique à la philosophie politique contemporaine est-il un passage malencontreux et néfaste.
(
(
~~
~~~
~
30.C.Lefort,Écrire (ilPpreuve dtcpolitique, Calmann-Levy1992,
p. 171.
69
Tournons-nousmaintenant vers un penseur de l'émancipation,G.Vico auquel Horkheimer consacra un chapitre de I'ouvrage Les débuts de LI philosophie bourgeoise de
Thistoire. Selon G.Vico, l'émancipation est au cœur de
l'histoirehumaine avec un double mouvement,ascendant
et descendant. ((Les hommes pour Vico, écrit G.Navet,
font et transforment leur monde civil jusqu'à parvenir à l'égaiité et à la liberté dans les républiquespopulaires.Le problème est qu'ils se montrent incapablesde maintenir ou de
retenir ce moment,d'y persévérer durablement,afortiori,
d'y progresser. »31 O n le voit, G.Vico invite à penser
ensemble l'émancipation et son contraire, c'est-à-dire sa
dégénérescence toujours possible. Ce faisant, non seuiement il parvient à articuler le principe politique au fait de
la domination, mais il fournit de surcroît l'hypothèse à
l'aide de laquelle penser cette articulation.C'est en effet à
l'hypothèsede la dégénérescence - ignorée semble t il par
le paradigme politique -que nous devons de pouvoir engager la pensée dans la voie de l'articulation,c'est-à-diredans
la direction d'une philosophie politique critique.M
ais vers
quoi va cette dégénérescence ? Une hypothèse dun autre
ordre,non étrangère à la théorie critique permet de répondre à cette question.Plutôt que de rester enfermé dans le
31. G.Navet, Le Temps De LlÉmanripation, MHDR Université
Paris 7-DenisDiderot, Année 2001-2002.
70
couple d‘oppositions démocratie-totalitarisme,il convient
de faire intervenirun troisième terme,une troisièmeforme,
celle de l’Étatautoritaire,qui permet de penser la dégénérescence de la démocratie ou de la république,sans pour
autant faire verser ce processus du côté du totalitarisme.
L’articulation entre la critique de la domination et la pensée de la politique est concevable parce que démocratie ou
république sont en permanence exposées à se corrompre,
c’est-à-direà dégénérer en État autoritaire.Ce qui implique
de ne pas confondre cette dernière notion avec celle d’État
totalitaire ou de totalitarisme. C’est très précisément ce
qu’un théoricien critique, F. Neumann a eu le mérite de
rendre possible ; sa pensée s’ordonne,en effet, autour de
trois pôles,l’Étatdémocratique,l’Étatautoritaire,et l’État
totalitaire ou totalitarisme.A suivre son analyse dans l’ouvrage Behemoth consacré au nazisme,l’Étattotalitaire analysé dans le chapitre l de la première partie, a pour particularité d’être un non-État,dans la mesure au cette forme
de domination s’exercesans recours 2la règle de droit,dans
un État de non-droit.I1 y aurait domination directe des
groupes dominants sur le reste de la population,((sans la
médiation de cet appareil rationnel bien que coercitif
connu jusqu’ici sous le nom d‘État.P C’est en quoi le
~~
~~
~~
32. E Neumann, Behéwioth, Sttzctim et Airtique du NktiodSociulisme, I’ayot 1987,p. 438. Du m ê m e , The Democratic and the
Authoiitarian State, Edited and with a preface by Herbert Marcuse,
71
totalitarisme se distingue de l'État autoritaire où la
domination s'exerceen ayant recours à l'appareil d'État.
Les grandes lignes de l'articulation apparaissent plus
nettement,semble t il. I1 convient de penser ensemble le
principe politique et la critique de la domination,parce
que toute manifestation du principe politique, démocratie ou république,est menacée de dégénérer en une forme
qui malgré son écart par rapport à la démocratie ou la
république, reste encore étatique, à savoir,l'Étatautoritaire. Nous sommes bien dans le cadre d'une opposition
interne à la démocratie ou à la république.En ce cas,ïarticulation ne se fait plus entre la critique de la domination
totalitaire et la pensée de la politique, mais entre la critique de la domination autoritaire et le principe politique.
Précisons que dans ce cas, il ne s'agit pas tant de penser
l'articulation sous forme dune synthèse théorique entre
les deux paradigmes antithétiques, que d'apprendre à
regarder la scène politique comme le théâtre d'une lutte
sans trêve ni relâche entre le fait de la domination et l'institution politique,du fait de la dégénérescence possible de
cette institution.Si la démocratie est cette forme de société
qui se caractérise de faire accueil au conflit, le conflit
T h e Free Press,N e w York 1957,également, The Rule of Law Under
Siege,selected essays of F. Neumann and O.Kirchheimer,edited by
William E.Scheuerman,University of California Press 1996.
72
majeur, premier n’est-ilpas d’abord celui qui porte sur
son existence même et sur sa teneur ?
Conclusion
Au terme de ce parcours, il est évident que nous ne
pouvons que refuser la position de l’alternative dans sa
forme présente,c’est-à-direI’ouvertured’un choix entre
philosophie politique et théorie critique. Nous refusons
ce qui se donne comme un passage sans problème de la
théorie critique à la philosophie politique, ainsi que la
prédominance exclusive et non contestée du paradigme
politique qui repose à l’évidencesur l’évictionde la critique de la domination.C o m m e si dans la sphère politique, cette forme de critique était dépassée, dans la
mesure même où le domaine politique est conçu comme
un univers lisse d’où aurait disparu toute forme de
domination, de conflit, comme un lieu où pourrait se
donner libre cours une intersubjectivité non problématique, ce que d‘aucuns appellent une communication
non violente.
Une relation vivante à la théorie critique peut donc
prendre la voie de I’articulationentre les deux paradigmes. La théorie critique n’a-t-ellepas en quelque sorte
vocation à l’articulation,au regard des deux éléments qui
en elle la favorisent ?
73
1) A aucun moment - ce qui n’estpas le cas de toutes les critiques de la domination - la domination n’est
pensée par elle comme un destin inéluctable.Soucieuse
du non-identique,la théorie critique ne saurait céder au
pathos de la domination courant comme un fil noir à
travers l’histoireuniverselle.Aussi la domination est-elle
plutôt pensée comme une dimension complexe,certes
récurrente dans la vie des hommes, mais qui peut être
transformée, qui doit être transformée par eux. A cet
égard,il est déterminant de constater que les concepts de
la théorie critique ont une double face : critiques de la
domination,ils portent dans leur texture même l’idéede
sa suppression.C’est la raison pour laquelle la question
politique n’estpas absente de la théorie critique, mais y
reste le plus souvent ((en creux H pour ainsi dire. Encore
faut-ilapprendre à faire des distinctions entre les membres de l’Écolede Francfort qui ne parlent pas tous d‘une
seule voix. Encore faut-il savoir discerner entre deux
dispositifs contraires quant au rapport de la politique et
du couple domination-émancipation.Si Horkheimer a
une propension regrettable à rabattre la politique sur la
domination, Adorno, au contraire, l’en distingue parce
qu’ils’attacheà nouer un lien entre émancipation et politique. ((Et pourtant, écrit-il dans Minima Moralia, une
société émancipée ne serait pas un État unitaire,mais la
réalisation de l’universeldans la réconciliation des diffé74
rences.Aussi une politique qu’intéresseraitencore sérieusement une telle société devrait-elleéviter de propager même en tant qu’idée- la notion d’égalité abstraite des
hommes. ))33 Ce faisant Adorno a marqué un pas décisif,
puisqu’il a réussi à déplacer la politique,à la disjoindre
de la domination pour la faire graviter désormais vers l’émancipation, satisfaisant ainsi à une des conditions
essentielles de l’élaborationdune philosophie politique
critique.
Que l’intérêtpour l’émancipationpuisse être un intérêt pour la politique, c’est également la conviction de
E Neumann et de O.Kirchheimer,exception jusqu’àun
certain point dans la théorie critique, lorsqu’ils se sont
efforcés d‘élaborerune théorie critique de la démocratie.
2)Une des conditions du rapport maintenu à la théorie
critique serait de partir,dans la mise en œuvre de l’articulation,du paradigme politique. Pourquoice privilège ? Ne
peut-on concevoir l’articulation comme simplement
l’ouverturede chaque paradigme à son autre, en allant
soit de la domination à la politique,soit de la politique à
la domination. Mais, à vrai dire, les deux mouvements
sont-ilssymétriques ? Le paradigme de la critique de la
domination, même dans le cas de la théorie critique,
33.T.W.Adorno,Minima Moralia, op. cit. p. 99.
75
n’aurait-ilpas plus de mal à produire une pensée de la
politique pleinement développée,entravé qu’ilest par l’identification de départ entre politique et domination.I1
y aurait difficulté à remonter dune critique de la domination à une pensée de la politique,la différence de la
politique restant non pensée. I1 ne peut y avoir articulation que s’il y a au préalable reconnaissance de la spécificité et de l’hétérogénéitédes choses politiques. Tandis
que pour le paradigme politique,il suffit seulementd’admettre que,dans l’effectivité,des phénomènes de domination peuvent venir s’opposerau politique,le corrompre,même l’anéantir.La redécouverte de la politique n’autorise nullement à ignorer le fait de la domination ou à
l’occulter.C’est donc en accordant la priorité au paradigme politique,mais en se refusant à l’absolutiserque
l’on peut instaurer un rapport à la théorie critique.
Encore faut-ilque les penseurs du politique soient suffisamment avertis de sa fragilité et sachent que toute
forme de liberté est exposée à se corrompre,à dégénérer
par exemple,en État autoritaire.
Penser ensemble philosophie politique critique et
émancipation implique de se tenir à l’écart aussi bien de
l’irénisme que du catastrophisme, le grand Hôtel de
l’Abîme.Répondre au retour des choses politiques, en
mettant en œuvre une articulation des deux paradigmes,
exige de faire de l’élémentde l’inquiétudenotre séjour.
76
Ajoutons à ce programme l’esquissed‘un projet complémentaire : pour une philosophie politique critique et
utopique, dans la mesure où l’associationde l’utopie et
du principe politique constitue peut-être le meilleur
rempart pour s’opposer à la dégénérescence des formes
politiques.Ce n’estpas en se dissociant souverainement
de l’utopie,ce n’est pas en faisant jouer la philosophie
politique,discours de restauration,contre l’impulsionde
l’utopieque la démocratie peut espérer l’emporter.Mais
c’est en se tournant vers l’esprit de l’utopiequ’ellepeut
grâce à la vis utopica - le principe d‘espérance- se concevoir comme ((démocratie radicale ))ou ((démocratie sauvage ))ou démocratie contre l’Étatet du même coup lutter efficacement contre l’entropiequi ne cesse de la mettre en péril.
77
Présentation des auteurs
Tanella Boni (Côte d’Ivoire)
Spécialiste de philosophie antique, Tanella Boni est
professeur de philosophie à la Faculté des lettres, arts et
sciences humaines de l’universitéd’Abidjan,membre du
GERM (Groupe d’études et de recherches sur les mondialisations). Présidente du programme de l’UNESCO
(
( Afrique, philosophie et démocratie - APHIDEM »,
elle est l’ancienne directrice de programme au Collège
international de philosophie et ancienne présidente de
l’Associationdes écrivains de Côte d’Ivoire.
Champ d’expertise : la philosophie et les sciences
sociales en Afrique.Elle collaborenotamment aux revues
Aficultures et Motspluriels et est engagée pour un renouveau africain basé sur le dialogue et la tolérance.
Elle est également auteur de romans,poésie et littérature pour enfants.
Geneviève Fraisse (France)
Geneviève Fraisse, philosophe, est directrice de recherche au CNRS et professeure associée à l’université de
78
Rutgers (USA). Auteur de nombreux ouvrages,ses travaux
portent sur l'histoirede la controverse des sexes du point de
w e épistémologique et politique. Geneviève Fraisse a
notamment publié : ((Acôté du genre »,Mdsculin-féminin
(LaDécouverte,2004),Clémence Rqer, philosophe etfemme
desciences (LaDécouverte1985,réédition 2002),La controverse des sexes, (PUF,2001), Les deux gouvernements :
@mille et la cité,2000,Folio-Gallimard,2001,Lesfemmes et
Leur histoire (Folio-Gallimard,,
1998),La dférence des sexes
(PUE1996),Muse de la raison, dhocratie exclusiveet dzférence des sexes 1989,Folio-Gallimard,1995.
Geneviève Fraisse est coéditrice du volume IV (me)
de
I'Histoire des femmes en Occident, collection dirigée par
Georges Duby et Michelle Perrot,1991, Plon tempus 2002.
Elle a été Déléguée Interministérielle aux Droits des
Femmes (1997-1998)et Députée européenne (1999-2004).
Miguel Abensour (France)
Professeur émérite de philosophie politique à
l'universitéde Paris-VII,Ancien président de l'assemblée
du Collège Internationalde Philosophie,directeur de la collection (( Critique de la politique )) aux éditions Payot.
Auteurs de nombreux ouvrages de philosophie politique
dont récemment La démocratie contre &tat. Marx et Le
moment machiavélien, nouvelle édition, Paris, Le Félin,
2004. I1 a édité, en collaboration avec Anne Kupiec, les
Gzlvres complètes de Saint-just,Paris,Gallimard,2004.
79
Dumas-Titodet imprimeurs
42100 Saint-Etienne
Dkpôt légal :novembre 2004
N" d'imprimeur :41527 K
Imprimé en France
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